Référence électronique
Rouvarel M., (2023), « J’ai encore mon passé de grosse dans la peau », La Peaulogie 10, mis en ligne le 28 octobre 2023, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/passe‑grosse
Maguelone ROUVAREL
Doctorante en sociologie, SanT.E.Si.H UR_UM211, Université de Montpellier.
Référence électronique
Rouvarel M., (2023), « J’ai encore mon passé de grosse dans la peau », La Peaulogie 10, mis en ligne le 28 octobre 2023, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/passe‑grosse
Résumé
Les femmes qui perdent beaucoup de poids font face à des transformations corporelles comme celles des excès de peau ou des marques de l’amaigrissement. Se pose alors pour elles la question de la chirurgie réparatrice comme celle d’une nouvelle transformation corporelle nécessaire – par ablation ou remodelage cutané – pour se rapprocher des normes actuelles de la beauté : une peau lisse, un corps mince, signe de bien‑être et de réussite sociale.
À partir d’entretiens et d’une observation sur un réseau social, ce travail questionne le vécu de ces femmes par rapport à leur peau d’obèses amaigries puis celle de leur relation au surplus cutané et à son ablation chirurgicale tant au niveau corporel ou de santé qu’au niveau des usages de soi ou des bénéfices sociaux. Car, si cette nouvelle transformation génère des implications individuelles et collectives de normalisation, comment ces femmes vivent l’acorporation et l’esthétisation de leur nouveau corps ?
Mots-clés
Perte de poids, Transformations corporelles, Cicatrices, Normes esthétiques, Gouvernement des corps
Abstract
Women who lose a lot of weight face the situation of body transformations such as excess skin or marks of weight loss. And they ask about reconstructive surgery as transformative surgery for a new body ‑ by removal or skin remodeling. This transformation seems necessary to get closer to current standards of beauty: smooth skin and slim body, sign of well‑being and social success.
Based on interviews and an observation on a social network, this work raises the question of the experience of women in relation to their excess skin after a significant weight loss and then, that of their relationship to this skin and its surgical removal, both in terms of body or health and in terms of self‑use or social benefits. Because, if this new transformation involves individual and collective implications of normalization, how do these women live acorporation and aestheticization of their new body?
Keywords
Weight loss, Body transformations, Scars, Aesthetic norms, Government of bodies
La question de la considération esthétique et celle de l’apparence des femmes corpulentes ayant perdu du poids grâce à la chirurgie bariatrique[1] s’entend souvent dans leurs discours. Car les techniques chirurgicales, au‑delà de la perte de poids massive et rapide[2] qu’elles induisent, changent la taille, le volume et la forme de leur corps de femmes. Ces modifications permettent alors de tendre vers les normes[3] corporelles actuelles dans nos sociétés, c’est‑à‑dire les modèles d’esthétique corporelle et de santé qui valorisent la minceur (Poulain, 2009 ; Vigarello 2010) et l’esthétique de la minceur (Vigarello, 2012), signe de bien‑être et de réussite sociale.
Au‑delà des transformations corporelles visibles, qui dans un premier temps rendent possible une certaine normalisation de l’apparence extérieure, cette perte de poids laisse aussi des marques corporelles moins visibles ou mieux cachées comme les cicatrices de la chirurgie, les vergetures, les plis ou les excès de peau. Et la femme « obèse amaigrie »[4], tiraillée entre sa victoire sur les kilos et la vision de ses zones cutanées vidées et relâchées se retrouve à nouveau dans une situation hors norme : celle d’un corps dont l’IMC se normalise mais aussi celle d’une enveloppe corporelle qui, en gardant en mémoire le souvenir d’un corps gros reste excédentaire et distendue.
C’est dans ce contexte que s’inscrit cet article dont le but est d’illustrer les bifurcations biographiques (Bessin, Bidart et Grossetti, 2010) qui jalonnent le parcours de perte de poids et de reconstructions cutanées de ces femmes initialement inscrites dans une démarche d’amaigrissement.
En effet, à travers la recherche de l’accès aux caractéristiques corporelles qu’il convient de suivre pour prétendre à une position visible et conforme à celle du groupe social, l’idée du façonnage des corps minces prend alors tout son sens. Ce qui permet de voir émerger, à la suite de la phase d’amaigrissement proprement dite, un nouveau désir de transformation corporelle, celui de la chirurgie réparatrice[5] comme une étape ultime dans la quête d’une minceur morphologiquement correcte. Autrement dit, une « adéquation à un standard esthétique [où la femme] cherche à se rapprocher d’un idéal corporel » (Pol, 2010, 31). Donc, in fine, ce processus de socialisation par la recherche d’une minceur esthétique mobilise un rapport à l’aspect extérieur ou au « capital apparence[6] » (Le Breton et al., 2013, 121) voire par analogie au capital peau comme un élément fort d’une construction du bien‑être, des relations intersubjectives et de la réussite sociale.
La peau est donc bien à mon sens et pour m’inscrire dans la continuité de la pensée de David Le Breton] « l’évidence de la présence au monde. Elle est le lieu du corps qui se donne à voir au jugement des autres » (Le Breton, 2010, 85). Organe sensoriel, elle engendre aussi des expériences distinctes de la réalité (Howes, 2003) et permet aussi d’accéder à une vie sociale de la perception tactile – composante du sensorium[7] – en constante évolution. Organe du toucher, frontière entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas, l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors, le soi et l’autre, cette peau est finalement une interface d’ouverture ou de fermeture (Le Breton, 2010), un lien qui « joue un rôle complexe de masque et de révélateur […] qui modèle les apparences, [et] les rend intelligibles » (Claudot‑Hawad et Lafargue, 2007, 14). Comme s’accordent à le souligner les auteurs cités ci‑dessus, la peau garde de facto un rôle déterminant dans les relations interpersonnelles et dans les divers espaces de socialisation car « elle cristallise quelque chose du lien social » (Le Breton, 2010, 87) et du contact social de la communication par corps.
Mais cette peau est également, dans sa dimension biologique, une barrière, une enveloppe, un organe élastique (Favre et Egloff, 2005) complexe qui, à son tour, cristallise quelque chose de l’architecture organique vivante originelle. Tégument capable d’absorber, dans une certaine limite, les variations du volume corporel liées à une variation de poids, qu’en est‑t‑il alors de la peau de la femme obèse amaigrie ?
Souvent flasque, fripée, déformée, elle « s’écarterait plus des critères de beauté actuelle que la peau plus ou moins tendue, tenue et lisse des individus en situation d’obésité. [Après une chirurgie bariatrique] l’excès de peau remplace l’excès de graisse » (Troisoeufs, 2020, 21). Cet excès de peau comme le souligne Troisoeufs est alors considéré par ces femmes comme une nouvelle « contrainte à vivre » (p. 21) ou une nouvelle représentation négative visible (Voirol, 2005) de leur apparence dans les espaces sociaux. Et, sous cette apparence – dissimulée le plus souvent par des vêtements – se cache encore un attribut stigmatisant, parfois plus contraignant que l’obésité dont la visibilité (ibid) varie en fonction de son contexte de production (Troisoeufs, 2020) assimilable à une nouvelle forme de stigmate, au sens de Goffman (1975). Les femmes obèses amaigries se trouvent alors dans une situation où quelque chose – leur peau – les disqualifient, les empêchent d’être pleinement acceptées par la société et les transforment en personnes discréditables ou discréditées. Il s’agit donc d’un processus de mise à l’écart qui s’opère de manière plus ciblée dans certaines situations comme le sport ou la vie intime, dans les espaces où les normes en vigueur peuvent encore être discriminantes[8] et où « le sentiment de répulsion, d’embarras et de dégout [des corps] » (Memmi, Raveneau et Taïeb, 2011, 7) se ravive, comme un élément régulateur des pratiques sociales intimant de fait de nouvelles frontières au groupe. Alors, à travers la transformation de l’enveloppe corporelle, celle de la gestion du capital apparence et du capital peau visible, en quoi la question de la relation au corps peut être posée comme celle d’une relation à un corps objet nourrissant une représentation de soi dans laquelle le sujet ne se réduit qu’à sa surface (Le Breton, 2011) ? D’autre part, peut‑on se questionner sur l’idée que les femmes amaigries, en tant que « co‑autrices de leur corps » (p. 5) pourraient prendre le pouvoir sur leur corps au moyen de diverses transformations corporelles des excédents de peau ?
La demande de transformations corporelles par exérèse des excédents cutanés a tout d’abord une finalité fonctionnelle et psychosociale avant d’être narcissique car elle améliore la perception individuelle et sociale du bien‑être et de la qualité de vie (Favre et Egloff, 2005). Dans cette période complexe où l’amaigrissement questionne encore l’image du corps mise à mal par des excès de peau, le corps « d’avant l’opération [avec une peau plus tendue peut être parfois] est regretté » (Perera et al., 2020, 333). Cette période peut aussi être vécue comme une transition incontournable dont il faudrait limiter l’ampleur, une étape assimilée à un rite de passage[9] (Van Gennep, 1981 ; Meidani, 2005) intime, un changement de statut corporel initié par l’organisation d’un rituel ici chirurgical et une étape marquante, irréversible et structurante dans le parcours de perte de poids des femmes obèses amaigries.
Bref, cette chirurgie réparatrice enclenche de fait un nouveau processus de transformation corporelle : celui de la normalisation de l’enveloppe cutanée en créant une cicatrice, signe cutané plus ou moins visible inscrit dans la chair comme un moment clé de l’existence (Le Breton, 2006). Acte chirurgical non dénué de souffrances (Favre et Egloff, 2005), ce geste renvoie donc à la perspective d’un changement corporel et identitaire par perte cutanée ainsi que par ajout de cicatrices.
De plus la mise en œuvre de ces modalités – corporelles, identitaires et sociales – de la relation à soi et aux autres dans un cadre défini par les codes, les normes et les valeurs défendant la minceur comme un élément du bien‑être et de la réussite sociale entraînent une modification des trajectoires de vie et de socialisation (Fassin et Memmi, 2004). Cette modification se matérialise alors par un désir de reconstruction corporelle et un objectif légitime pour s’épanouir, c’est‑à‑dire une normalisation de l’enveloppe charnelle corporelle qui reste cependant marquée par des cicatrices plus ou moins visibles, en somme un contenant recousu à la taille d’un contenu interne. Au sein de cette chirurgie du mieux‑être, la suture chirurgicale est là pour reconstituer le plus discrètement possible, une cohérence de l’image du corps en ôtant les différences qui perturbent les interactions sociales (Meidani, 2005).
In fine, la peau est bien un élément fort d’exploration du monde (Andrieu et Berthoz, 2010), car c’est une enveloppe élastique, un organe sensoriel, une interface essentielle dans les relations interpersonnelles au sein des divers espaces sociaux. Et l’ablation cutanée devient aussi, dans les histoires et les parcours des femmes obèses amaigries, la matérialisation d’une balise (Bidart, 2009) dans le processus de transformation corporelle qui peut être rapportée à plusieurs points fixes : la chirurgie réparatrice ou chirurgie des excès cutanés, la création de différentes cicatrices par dissection cutanée puis la gestion au quotidien de ces cicatrices, marque indélébile d’une réorientation et d’un changement corporel.
Alors, à ce titre, comment se construit le rapport des femmes au surplus de peau laissé par l’amaigrissement en termes d’apparence, d’image ou d’usages corporels ? Comment vivent‑elles les bénéfices sociaux et de santé liés à l’exérèse chirurgicale de leurs excès de peau et finalement, comment s’approprient‑elles cette expérience corporelle et sociale de normalisation plastique genèse de leur « nouveau corps » ?
Ce travail exploratoire s’intéresse à l’excès de peau après amaigrissement qui est encore peu questionné dans le champ de la sociologie. En effet, la chirurgie bariatrique est une chirurgie jeune dont le nombre de patientes évolue de manière exponentielle depuis environ vingt ans. C’est aussi une chirurgie où ces patientes sont confrontées à un changement rapide de leur corps, de leur rapport à leur corps qui maigrit et de leur image corporelle, ce qui n’est pas toujours simple. Il ne s’agit pas ici de questionner le rapport au corps obèse ou le désir de minceur mais de questionner le corps qui maigrit ainsi que les problématiques spécifiques à cette nouvelle corporéité – celle d’un corps fortement aminci – mais avec une surface cutanée qui reste excédentaire, c’est‑à‑dire le déséquilibre biopsychosocial entre un contenant et un contenu corporel que l’on choisit ou pas de reharmoniser. Le corps du texte reviendra donc de manière chronologique sur l’évolution et la gestion de ce déséquilibre poids peau pendant la perte de poids (1), lors de l’accès à la chirurgie réparatrice entre amélioration de l’apparence et gestion des cicatrices liées à cette chirurgie (2) et enfin la reconfiguration identitaire et sociale des corps reconstruits (3).
Ce texte est réalisé à partir d’une recherche doctorale en sociologie de type ethnographique (Olivier de Sardan et Mouchenik, 2018) menée depuis trois ans avec une méthodologique plurielle : entretiens non directifs et observations directes d’un réseau social (voir plus bas). Ce travail de terrain questionne les usages, les modalités d’engagement, de résistance des femmes obèses amaigries inscrites dans une démarche de reconstruction cutanée par chirurgie plastique. Il s’intéresse ensuite au sens et à la place que les femmes donnent individuellement ou collectivement aux transformations corporelles post chirurgicales, à la culture de l’apparence et à l’investissement dans ce parcours.
Pour ce faire, des entretiens approfondis de type récits de vie et de pratique (Bertaux, 2014) ont été réalisés auprès de ces femmes obèses amaigries : des femmes en attente de chirurgie plastique, des femmes ayant bénéficié d’une chirurgie plastique et des femmes ne pouvant pas ou ne souhaitant pas y recourir. Retranscrits, ces entretiens m’ont permis de saisir les trajectoires d’accès à la chirurgie plastique des sujets dans leurs dimensions cutanée, corporelles, identitaires et sociales.
Une observation directe sur le réseau Facebook[10] a été réalisée au sein du groupe privé dédié à la chirurgie bariatrique[11] d’une durée d’un an. Pour accéder au groupe, j’ai rempli le questionnaire demandé à tout membre potentiel qui se composait de trois questions : 1) être vous de nationalité française, j’ai répondu oui, 2) avez‑vous été opérée d’une chirurgie bariatrique, j’ai répondu non, 3) pourquoi voulez‑vous nous rejoindre, j’ai répondu que je réfléchissais à la décision d’avoir recours à la chirurgie bariatrique pour maigrir. Une des trois modératrices m’a accepté. J’ai donc pu suivre le fil d’actualité de mon groupe et 15 post spécifiquement lié à la chirurgie réparatrice dans lesquels je pouvais lire entre 20 et 50 réponses ou commentaires de femmes (de classe sociale plutôt modeste et dont la classe d’âge se situait entre 28 et 55 ans mais principalement autour de la trentaine et de la cinquantaine).Cette observation ethnographique virtuelle (Theviot, 2014) m’a permis de m’imprégner du mode de fonctionnement du groupe (Laplantine et Singly, 2015), d’accéder et de lire les post en lien avec la chirurgie réparatrice. Elle m’a permis également de reconstituer avec plus de précision les pratiques sociales en lien avec la chirurgie réparatrice en étant présente sur les post où les femmes du groupe s’expriment, c’est‑à‑dire en utilisant la description ethnographique « en tant qu’écriture du visible » (p. 8). J’ai fait le choix de ne pas participer aux différents post et je suis donc restée dans une simple posture d’observatrice.
Mes données ont été recueillies sous forme d’un journal de terrain reconstitué à partir des captures d’écran réalisées in situ (voir figures ci‑dessous) et systématiquement anonymisées (Theviot, 2014).
Capture d’écran page 1
Capture d’écran page 2
J’ai choisi cette double approche méthodologique car elle va me permettre de mieux comprendre les dispositifs qui initient et impactent la bifurcation biographique de l’accès à la chirurgie plastique puis d’identifier les remaniements et les réajustements corporels identitaires et sociaux qui les construisent. À travers une analyse thématique, je repère les verbatim pertinents en lien avec mon objet de recherche c’est‑à‑dire la peau, la chirurgie plastique et les cicatrices après une perte de poids. Je cherche dans un second temps, à déterminer des points de convergence, à tracer des parallèles ou à documenter des oppositions ou des divergences entre ces différents verbatim de manière à « faire parler » les extraits de témoignage et à en construire un panorama discursif holiste.
« Je ne souhaite à personne d’être obèse j’ai l’impression d’être enfermée dans mon propre corps … Entre la sueur, la cellulite, les furoncles qui me laisseront des cicatrices à vie…. Pourquoi est‑ce que ça m’est tombé dessus […], je veux maigrir »(Domi[12], 39 ans, préopératoire d’une chirurgie bariatrique, observation sur le réseau Facebook (OFB)[13], 01/12/2021).
Être obèse, souffrir d’obésité (sévère ou morbide) et choisir de perdre du poids via la chirurgie bariatrique confronte la personne corpulente à la difficulté de faire face aux conséquences induites par les bouleversements corporels et identitaires désirés et liés à une perte de poids souvent rapide et massive. En effet, la chirurgie bariatrique n’est pas corporellement neutre car elle induit des variations, des pertes du volume corporel. « Je faisais [plus de 100 kilos] et maintenant 72, [du 46] je suis passée à un 38 » (Gladys, 30 ans, entretien à 1 an post chirurgie bariatrique, 12/10/2021). C’est ce qu’exprime Gladys dans cet extrait fière de sa perte. Mais qu’en est‑il de sa peau maintenant qu’elle a maigri ? « Regarde, mes bras, ça va, ça ne pend pas [elle sourit], j’ai de la chance avec ma peau ». Elle exprime ici une forme de fierté, plus que celle d’avoir maigri, celle d’avoir bien maigri, celle qui facilite l’acceptation corporelle de la perte de poids ainsi que sa reconstruction identitaire et corporelle. Bien sûr, elle prend soin de sa peau, elle l’hydrate et elle en prend soin tous les jours puis elle la montre aux autres. Car sa peau élastique dont elle est fière matérialise ici une nouvelle communication par corps dans ses relations interpersonnelles et sociales (Le Breton, 2010). Gladys commence à mesurer le plaisir d’avoir une représentation positive de son apparence d’obèse amaigrie loin de toute possibilité d’exclusion de la catégorie des personnes dites de corporéité normale que somme toute des excès de peau auraient pu produire (Goffman, 1975). Pour Olivia, c’est un peu la même histoire : « Je n’ai pas de problèmes de peau [mais] j’ai eu une perte lente [30 kilos] sur un an » (Olivia, 40 ans, entretien à 1 an post chirurgie bariatrique, 14/10/2021). Sa peau s’est rétractée suivant de fait sa perte de poids, elle a absorbé les variations à la perte de son volume corporel (Favre et Egloff, 2005) en favorisant, par son retour élastique, un nouvel accès à une vie sociale de la perception tactile (Howes, 2006). Et maintenant « [la nuit, pour son mari, elle est] plus que la mère de ses enfants … ». Organe du toucher ou organe qu’on touche, sa peau est également son interface d’ouverture envers son mari, dans une intimité retrouvée. Elle se sent déstigmatisée (Goffman, 1975), et, à travers ce retournement de situation, elle se sent belle et en bonne santé.
Pour Gladys comme pour Olivia, la transformation corporelle cutanée liée à l’amaigrissement ne pose que partiellement la question de la gestion du capital apparence (Le Breton et al., 2013) car elles bénéficient d’un capital peau qui s’est adapté à la perte de poids. Alors pour elles, la question de la chirurgie plastique ne se pose pas, c’est leur compliance cutanée et la mise en conformité de leur peau après la perte de poids qui s’inscrivent alors comme un élément fort de leur néo‑construction sociale du bien‑être, de la bonne santé et de la réussite par la minceur (Vigarello, 2012).
Si pour certaines la peau « s’est bien retendue » (Marie, 43 ans, 3 ans post chirurgie bariatrique, OFB, 12/10/2021) sans recours à la chirurgie plastique, pour d’autres, la perte de poids s’est accompagnée d’une perte plus ou moins importante de l’élasticité cutanée.
« J’ai un problème, je maigris !!! Le 18 septembre j’ai été opérée d›une sleeve. J›ai perdu 17kgs depuis (soit 24kgs depuis le début de mon parcours). Le problème c’est que je flétris !!! Et oui… » (Lauri, 32 ans, 4 mois post chirurgie bariatrique, OFB, 04/04/2020).
C’est pleine d’humour que Lauri décrit ses excédents cutanés liés à sa perte de poids. Effectivement, sa peau déformée s’écarte de certains critères de la beauté actuelle, ceux d’une peau lisse et tendue (Troisoeufs, 2020), ce qui questionne ici le rapport à son capital apparence au regard d’un capital‑peau potentiellement limité. Après sa perte de poids, elle se pose à nouveau la question de la transformation de son apparence mais surtout celle du façonnage de son corps aminci. « Je me trouve pas belle du tout, ma peau a perdu son élasticité […] depuis que j’ai maigri, je me trouve plus vieille [c’est à dire plus ridée] » répond (Laeti, 40 ans, 14 mois post chirurgie bariatrique, OFB 12/10/2021). Pour Lauri comme pour Laeti, la perte de poids laisse des marques corporelles visibles, leur peau devient flasque ou « se flétrit » (Troisoeufs, 2020) et à travers leur verbatim, elles posent la question de l’accès à une nouvelle culture esthétique, celle du morphologiquement correct (Le Breton et al., 2013) car, malgré leur perte de poids, elles restent encore hors norme au regard de leurs enveloppes corporelles excédentaires et palpables. Pour d’autres comme Sadi (48 ans, 1 ans post chirurgie bariatrique, OFB, 10/11/2020), sa « peau n’est plus pareille », ses sensations ont changé et le fait d’être touchée ou de toucher engendre pour elle une nouvelle expérience de la réalité, une évolution de sa perception tactile qui impacte sa vie sociale (Howes, 2006). « Moi [ma peau] fait flop flop ! Je me console en faisant rire mes enfants quand je bouge mes bras » explique alors Marianne (42 ans, 2 ans post chirurgie bariatrique, OFB, 10/11/2020) « Et malheureusement la peau ne nous fait pas toujours de cadeaux » lui répond Caro (37 ans, 18 mois post chirurgie bariatrique, OFB, 10/11/2020) dont la peau des bras « tombe ». Nouvelle contrainte, nouvelle représentation négative de l’apparence – qui fait suite à celle de femme grosse – la femme obèse amaigrie fait alors face à une nouvelle forme d’anormalité marquée par les nouvelles difficultés de sa relation aux autres qui en découlent (Goffman, 1975) : celle de la peau en trop. Mémoire d’une transformation corporelle, d’un intérieur amaigri associé à un extérieur cutané excédentaire, cette peau en trop agit donc bien comme le révélateur d’un nouveau mal‑être, mal‑être derechef déterminant dans les relations interpersonnelles qui entraîne une fermeture (Le Breton, 2010) ou un retrait des divers espaces de socialisation.
Pour Lauri comme pour Laeti, Sadi ou Caro, la transformation corporelle liée à l’amaigrissement pose la question de la gestion du capital apparence (Le Breton et al., 2013) et du toucher (Howes, 2006) car leur capital‑peau ne s’est pas adapté à leur perte de poids et leur sensorium reste perturbé. Obèses amaigries, pour elles, la question des excédents de peau visibles reste centrale comme celle d’une nouvelle forme d’identité abimée ou marquée par corps et visible (Voirol, 2005) qu’il va falloir maintenant combattre. Cet engagement deviendra nécessaire pour pouvoir prétendre à une certaine normalisation ou néo‑construction corporelle et sociale du bien‑être, de la bonne santé, de la réussite et de l’estime de soi à travers un désir de corps mince (Vigarello, 2012) et sans surplus, un corps encore fantasmé à ce stade.
« J’ai perdu 40 kilos, il reste encore 15 à perdre et regardez mes bras c’est une catastrophe, j’aime pas les voir, j’ai envie tellement de faire la chirurgie réparatrice au moins pour mes bras je ne sais pas si ils vont accepter de me la faire à 7 mois post op. Je suis dégoûtée (émoticône qui pleure) … Je fais du sport je bois beaucoup d’eau mais ça n’a rien changé » (Rym, 28 ans, 7 mois post chirurgie bariatrique, OFB, 15/09/2021).
Rym se regarde, elle regarde son corps qui se transforme et elle se juge. Certes, elle a maigri mais quand elle se regarde, elle ne voit que ses clavicules bien visibles ainsi que sa peau en trop et à ce stade, son corps de mince la dégoute (Memmi, Raveneau et Taïeb, 2011). Elle ne vit cet excès dermique que comme un nouvel attribut déviant qui l’écarte du chemin de l’esthétique corporelle qu’elle recherche d’une part et, d’autre part, elle subit cette nouvelle contrainte cutanée sur laquelle elle ne peut pas agir même par la pratique sportive qu’elle s’impose trois fois par semaine dans son club de gym. Visible, son excédent de peau devient une nouvelle frontière pour le groupe ou pour la place qu’elle s’octroie dans le groupe. La chirurgie réparatrice semble son unique recours. Son désir de transformation corporelle semble clair comme une étape ultime dans la quête du morphologiquement correct en adéquation avec l’image corporelle qu’elle a d’elle‑même (Pol, 2010).
Cette transition, Jade l’a vécue, elle s’est rapprochée des critères cutanés en vigueur actuellement. Dans l’interaction avec Rym, en lui répondant, elle lui ouvre les portes de cette communauté de femmes obèses amaigries et reconstruites par exérèse des excédents de peau et la socialise au groupe privé traitant de la chirurgie bariatrique auquel elles adhèrent déjà toutes les deux. Juliette (45 ans, 2 ans et demi post chirurgie bariatrique, 6 mois post chirurgie réparatrice, OFB, 15/09/2021) aussi partage son expérience sur Facebook : « Pareil, je suis passée par la chirurgie pour le bras car je voulais juste être mince normale ». Même si la perte de poids a transformé et renormalisé le corps pondéral de Juliette, son enveloppe corporelle lui a posé problème car, en fin de parcours d’amaigrissement, elle s’est sentie à nouveau différente et à l’écart de « la minceur normale » c’est‑à‑dire mince avec une peau excédentaire et distendue invisible sous ses vêtements mais visible dans son miroir. Elle a donc commencé à vivre le déplacement du stigmate de son poids en trop à celui de sa peau en trop comme une forme de crise identitaire d’obèse amaigrie en attente de chirurgie réparatrice (Perera et al. 2020). Elle fait partie de celles qui ont passé le cap, le seuil (Meidani, 2005 ; Van Gennep, 1981), elle porte sur elle les marques cutanées, les cicatrices, de cette étape clé de son parcours comme signe d’un changement nécessaire à son processus renormalisation corporel et identitaire, signe également d’une nouvelle « renaissance[16] » alors que d’autres, certes en minorité, ne sont pas dans cette démarche.
C’est le cas de Maddi (52 ans, 8 mois post chirurgie bariatrique, OFB, 15/09/2021) qui écrit : « Mes bras pendouillent un peu aussi j’ai perdu 41 kilos mais je ne ferai pas de chirurgie, j’ai repris le sport en salle et cela s’améliore un peu, avec le temps je pense que ça ira mieux ». Donc, si Maddi a choisi la chirurgie bariatrique pour maigrir, elle ne souhaite pas en traiter les conséquences cutanées par chirurgie. Elle préfère à ce stade, espérer que cela aille mieux en utilisant d’autres techniques comme le sport. Car, pour elle, le temps de la séparation de son corps d’obèse amaigrie avec des surplus cutanés n’est pas venu, elle reste encore à la marge et au seuil d’une chirurgie réparatrice qui ne se conçoit pas – elle le sait, elle a vu des photos sur le réseau – sans cicatrices.
« Le plus embêtant reste les cicatrices [de la brachioplastie] qui sont malgré tout très visibles notamment au niveau des aisselles et de la pliure du coude » (Sandrine, 53 ans, 3 ans post chirurgie bariatrique, 1 ans post brachioplastie, OFB, 20/12/2021).
En effet, la chirurgie réparatrice laisse des traces cutanées, les cicatrices. Invisibles dans certaines interactions sociales parce que cachées au regard des autres, elles restent par contre corporellement visibles dans d’autres interactions ou le corps se montre. « [Oui] les séquelles de la perte de poids se voient[surtout] celle du body lift[17] qui bien que fine [reste] très visible car très récente aussi » (Emma, 32 ans, 3 ans post chirurgie bariatrique, 6 mois post brachioplastie, 3 mois post body lift ». Et, comme l’excès de peau que les femmes obèses amaigries pouvaient vivre comme une contrainte ou l’objet d’une réprobation sociale, les cicatrices deviennent, à leur tour, la marque d’une nouvelle représentation corporelle négative visibles dans certains espaces sociaux (Troisoeufs, 2020). En effet, si « le prix à payer [pour perdre du poids] est dur », Adie, (32 ans, 2 ans post chirurgie bariatrique, en attente de chirurgie plastique, OFB, 16/10/2021) n’attend pas sans impatience cette dernière étape de son processus de transformation corporelle. Car elle vit cette étape de correction des séquelles de son amaigrissement comme un point de passage incontournable et assimilable à un moment clé de son existence. Alors, même si la suture chirurgicale est là pour reconstituer une certaine cohérence de l’image du corps et un mieux‑être global, vivre avec des cicatrices n’est pas toujours si facile et certaines femmes émettent le souhait de les cacher. « Jamais je ne serai assez bien [avec mes cicatrices] »dit Sandrine (53 ans, 3 ans post chirurgie bariatrique, 1 an post brachioplastie, OFB, 20/12/2021) en espérant encore dans la médecine esthétique pour invisibiliser et faire disparaitre ses cicatrices alors que Stéphanie (35 ans, 4 ans post chirurgie, 18 mois post body lift, OFB 20/12/2021) a dans l’idée, « [en tant que] passionnée de tatouage, de faire recouvrir ses cicatrices [le plus possible en tout cas] dès que la cicatrisation [de la chirurgie réparatrice] sera parfaite » comme le font de nombreuses femmes opérées.
Le recours à la chirurgie plastique n’est finalement pas si anodin car, au‑delà d’une certaine normalisation du capital apparence ou du capital peau, se pose la complexité de la question de l’identité corporelle et sociale de la femme obèse amaigrie ainsi que sa nouvelle culture esthétique, celle du morphologiquement correct (Le Breton et al., 2013). Ce recours pose également la question de la visibilité de la marque – la cicatrice – comme une étape, la fin d’une forme d’ostracisme associée à « l’émergence [d’une nouvelle] dynamique du voir et de l’être vu dans une rencontre en face à face » (Cefaï, 2017, :123) en lien avec un nouvel état de corps.
Même si la chirurgie réparatrice a pour vocation de restituer une forme d’intégrité corporelle aux corps amaigris, en s’attaquant aux corps « abimés » par la perte de poids pour en corriger les excès de peau, elle marque chirurgicalement ces corps de manière indélébile. Elle signe là, la réalité d’un retour impossible à une peau d’avant la perte de poids ou même d’avant la prise de poids, bref : la réalité d’une peau différente. « Même réparée, les cicatrices de la chirurgie réparatrice restent bien visibles, il reste toujours quelque chose qui vous rappelle votre passé d’obèse et qui vous bloque » (Sandrine, 53 ans, 3 ans post chirurgie bariatrique, 1 an post brachioplastie, OFB, 20/12/2021). Son vécu, son parcours de vie d’obèse reste quelque part inscrit dans son corps réparé. Sa peau, frontière maintenant mal définie (Le Breton, 2010) oscille entre ce qui se voit, ce que nous voyons, une peau réparée, et ce qui ne se voit pas parce seulement présent à l’intérieur, une femme souffrant d’obésité‑maladie et qui se soigne. Et cette part d’ombre laissée par le souvenir d’un corps gros signe de souffrance, ce « sentiment de répulsion, d’embarras et de dégout » (Memmi, Raveneau et Taïeb, 2011, 7) se ravive parfois et impacte les pratiques sociales de ces femmes dans le groupe ainsi que celles du groupe envers ses femmes. « Jamais je ne serai assez bien [avec ma peau] » ajoute Sandrine qui finalement réduit sa représentation d’elle‑même à celle de sa surface, à celle de sa consistance physique et de sa physicalité et impacte par son « embarras cutané » ses pratiques sociales.
Sandra (37 ans, 3 ans post chirurgie bariatrique, 1 an post body lift, OFB, 09/09/2021) s’exprime de manière similaire sur le sujet « Petit souci, je bloque sur le fait de ne pas « être parfaite » physiquement. J’entends par là que oui, j’ai un corps avec aujourd’hui une forme qui pour moi est parfaite 90/70/91 en mensurations, plus de peau qui pend grâce au bidylift, je n’ai pas à me plaindre. Je prévois le recouvrement de mes cicatrices [mais en attendant] du coup ça me bloque ». Elle précise ensuite, l’interaction sociale dans laquelle elle se sent en difficulté. « Étant célibataire, je me suis inscrite sur un site de rencontres […]. J›ai un mec canon qui voudrait me rencontrer, et moi, je me dis que jamais je ne serais assez bien… ». Les contraintes actuelles en vigueur en matière de séduction, de rencontre ou de relation intimes sont celles d’un corps mince, lisse (Vigarello, 2012) et non estampillé par une quelconque cicatrice, témoignage d’un passé d’obèse. Et, c’est là que tout reliquat cicatriciel peut s’assimiler à une forme de disgrâce physique inhabituelle voire détestable associée à un passé d’obèse, contre‑valeur de la beauté et de la bonne santé par la minceur, qu’il faut soit cacher soit assumer. « Je vais lui en parler et voir s’il ne fuit pas mais, c’est quand même compliqué de sauter le pas ». Sandra choisit d’assumer même si elle craint, en faisant cela, de mettre fin à son idylle naissante. Et son choix questionne à nouveau la place de la marque cicatricielle comme celle du reliquat d’une différence pensée comme honteuse dans les interactions sociales avec ceux qui ne connaissent pas son passé d’obèse. En effet, dans cette interaction, elle a « l’impression de toujours être rattaché à [son] passé » et recouvrir ses cicatrices elle en est certaine sera « libérateur » pour elle. Finalement, c’est la disparition des marques cicatricielles identitaires signature d’une différence initiale – celle de l’obésité – ou pour le dire autrement l’invisibilisation des cicatrices qui régénère le capital apparence, cette ressource de plus en plus mobilisée dans les stratégies relationnelles (Le Breton et al.2013).
Si le choix de l’invisibilisation des cicatrices reste une des stratégies de reconfiguration du capital apparence, cette technique n’est pas parfaite. En effet, « jusqu’à présent, on ne sait pas retirer les cicatrices […] il n’y a pas de gomme, la marque existe, définitive ; on peut certes essayer d’arranger, de dissimuler, de modifier, mais jamais on efface » (Mimoun, 2006, 150). Donc, Il y aura toujours un avant et un après, une trace aussi silencieuse et discrète que possible mais une trace de cette cicatrice avec laquelle il faudra vivre. « J’aimerai qu’on soit amis. J’aimerai te regarder [toi mon corps porteur de cicatrices] et me dire : c’est pas si mal » Mary, 40 ans, 5 ans post chirurgie bariatrique, 3 ans post body lift, brachioplastie et cruroplastie, OFB, 20/02/2022). En apprenant à s’accepter, Mary recherche une cohérence avec l’image de son corps tel qu’il est désormais. Et si la relation à soi ou aux autres est bien définie par des codes et des valeurs défendant la minceur et une peau lisse et sans marque comme un élément du bien‑être, Mary cherche maintenant à s’adapter. Elle ajoute : « j’aimerai te parer de beaux vêtements et voir peut‑être de la beauté dans les yeux de quelqu’un [qui me regarde] ». Elle recherche une forme d’épanouissement personnel en s’affichant telle quelle, puis, elle imagine ses propres stratégies pour y parvenir en immersion dans un monde social. Elle engage alors une modification de sa trajectoire de vie et de socialisation (Fassin et Memmi, 2004) pour « dépasser tout ça et oublier son passé [d’obèse] » même si le spectre de l’obésité‑maladie n’a pas totalement disparu. « Dis‑moi que tu ne chercheras pas à te venger…, je t’aime malgré tout… ». Mary reste inquiète comme toutes les personnes porteuses d’une maladie chronique. Elle sait qu’en tant qu’obèse amaigrie et porteuse de cicatrices, elle a encore son obésité‑maladie dans la peau même si celle-ci reste invisible, silencieuse et sous contrôle pour le moment et finalement elle espère se stabiliser, ne pas regrossir et rester en accord avec son corps.
Alors, au‑delà du désir d’invisibilisation des marques de la perte de poids ainsi que de celles de la chirurgie réparatrice qui régénèrent le capital apparence, ce sont bien l’ensemble des divers mécanismes de modification de la trajectoire de vie et d’acceptation par corps du processus d’amaigrissement chirurgical qui détermine la mise en œuvre des reconfigurations identitaires et sociales.
Dans ce travail, j’ai abordé la question des modifications corporelles induites par une perte de poids massive et rapide chez les femmes obèses. J’ai donc questionné, dans un premier temps, l’apparition des surplus de peau, signes de la perte pondérale puis, dans un second temps les différents modes opératoires mis en place pour gérer ou supprimer ces surplus cutanés et pour terminer la construction et l’appropriation corporelle ou identitaire des nouveaux corps qui résultent de ce processus de transformation.
Les transformations corporelles liées à la perte de poids se décompose donc en plusieurs temps identifiables de manière chronologique et intimement liés au parcours de vie des femmes opérées quel que soit leur âge[18]. En effet, j’observe tout d’abord, le temps de la perte de poids qui normalise pour partie la corporéité des femmes opérées par soustraction des kilogrammes en trop puis, celui de l’apparition de surplus de peau, effet secondaire visible inhérent au traitement par chirurgie bariatrique. J’étudie ensuite le temps de la suppression des excès cutanés dont le « prix à payer » sont les cicatrices, les traces laissées par la chirurgie réparatrice. Je m’intéresse enfin au temps de l’atténuation de la visibilité des marques cicatricielles laissées sur le corps de ces femmes Il s’agit bien ici d’une cascade thérapeutique[19] à laquelle ces femmes doivent faire face et dont le déclenchement est initié, en amont, par la décision de perdre du poids grâce à la chirurgie bariatrique. Elle s’articule ensuite autour de plusieurs balises communes et identifiables même si chaque cascade reste unique et nourrie par des réponses cliniques, épidermiques et épigénétiques spécifiques. Ce processus de transformation corporelle est donc bien assimilable à un changement de paradigme et à une modification profonde de la façon d’agir par peau, par corps et dans un environnement social reconfiguré. Alors comment en déterminer la prégnance et le résultat ?
De manière globale, il existe bien une multitude de postures possibles au regard du nombre de femmes inscrites dans ce parcours de normalisation corporelle et cutanée ainsi qu’une multitude de bifurcations de trajectoires de poids, de peau ou de vie. Pourtant, deux tendances se dégagent de l’ensemble de leurs histoires.
La première, celle que je pourrais rapprocher du concept psychanalytique du Moi peau d’Anzieu[20] qui reprend les trois fonctions de la peau de sac, de limite et de moyen d’échange et qui renvoie à la notion de « self » au sens de « moi différente des autres » et de personne unifiée par sa peau et dans sa peau. En effet, chaque femme de mon étude est unique comme chaque histoire de poids, de perte de poids ou de chirurgie réparatrice. Car les rapports de ces femmes à la corporéité, aux autres et à leurs histoires en face à face s’appuient sur leur peau soit tendue soit flasque, cicatricielle ou marquée mais unique : leur peau, interface d’échange primaire (Anzieu, 1985) et élément fort d’exploration du monde (Andrieu et Berthozs, 2010) qui permet de rendre compte de la variabilité du rapport à la transformation corporelle. La seconde est celle de la réappropriation corporelle et de l’écoute corporelle (Carof, 2017) en lien avec une décision de perdre du poids par chirurgie bariatrique explicitement assumée. Point de convergence discret en début de processus mais qui tend à s’intensifier au fur et à mesure, cette réappropriation qu’elle soit par corps ou bien identitaire devient un élément fort voire une clé nécessaire à la constitution d’un socle, base d’une néo‑constitution identitaire et corporelle qui s’appuierait sur les représentations sociales du corps sain mince, lisse et sans marque.
Et finalement, à travers toutes leurs histoires, ces femmes ne disent‑elles pas simplement qu’elles choisissent maintenant d’être co‑autrices de leur corporéité, en collaborant avec leur corps biologique, à sa reconfiguration biopsychosociale. Donc, à travers leur processus de transformation pris dans sa globalité, elles souhaitent participer activement à leur remodelage corporel – unique et propre à chacune – dans toutes ses étapes et, par ailleurs, s’investir dans le nouveau rôle que leur corps – réparé et reconstruit selon les normes corporelles de la minceur esthétique et lisse – leur permet de jouer dans l’ensemble des interactions sociales.
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[1].↑. La chirurgie bariatrique ou chirurgie de l’obésité modifie le système digestif. Ses objectifs sont une perte de poids durable et une amélioration de la qualité de vie (HAS, 2009).
[2].↑. La perte de poids peut aller jusqu’à 50% du poids du corps.
[3].↑. Entendre la norme dans le sens que lui donne George Canguilhem (2013), c’est‑à‑dire un mode de fonctionnement où, dans le cas normal, les normes sont les lois de la situation normale, elles sont effectives, sans obstacles et sans complications en respectant une marge de tolérance. Ces lois s’effacent lorsque les complications sont trop grandes, on parlera alors de réaction pathologique ou de fonctionnement anormal.
[4].↑. Terme émique, terrain ethnographique septembre 2018.
[5].↑. La chirurgie réparatrice ou plastique est la chirurgie de reconstitution de l’apparence dégradée.
[6].↑. Comprendre ici le capital apparence comme une des métamorphoses du capital à la suite de la conceptualisation du capital culturel proposée par P. Bourdieu.
[7].↑. Appareil perceptuel total et complexe composé des cinq sens originels (Howes, 2006)
[8].↑. Par analogie avec les notions de stigmatisation et de discrimination des personnes obèses décrite par Solène Carof (2021) dans son ouvrage « Grossophobie, sociologie d’une discrimination invisible ».
[9].↑. Van Gennep définit, notamment, le rite de passage comme celui du franchissement d’un seuil.
[10].↑. Pour réaliser cette observation, j’ai utilisé mon propre profil Facebook donc mon pseudo qui diffère de mon nom.
[11].↑. Le groupe Chirurgie Bariatrique (Anneau, Sleeve, Bypass) groupe privé francophone de 28.6 K membres.
[12].↑. Pour garantir l’anonymat, l’ensemble de tous des prénoms ont été modifiés
[13].↑. Toutes nos références à mon observation sur le réseau Facebook seront notées : OFB de manière à les différencier des entretiens.
[14].↑. Une cruroplastie ou lifting de cuisse est l’intervention chirurgicale qui traite le relâchement cutané, les excès graisseux et les frottements au niveau des faces internes des cuisses.
[15].↑. La brachioplastie ou plastie de la face interne du bras est une chirurgie visant à retirer l’excès de peau et de graisse au niveau des bras (bras en chauve‑souris).
[16].↑. Terme très souvent employée par les femmes opérées d’une chirurgie bariatrique. En effet, ces femmes vivent leur opération « comme une renaissance » et une seconde chance.
[17].↑. L’intervention de body lift redessine la silhouette de façon spectaculaire le tiers moyen de la silhouette. L’intervention va notamment agir sur le relâchement cutané à travers une exérèse des tissus sur toute la circonférence du bas du tronc. Cette intervention va permettre de remodeler et de remettre en tension les hanches et l’abdomen pour un affinage marqué de la silhouette.
[18].↑. A ce stade de mon étude, l’âge n’apparaît pas encore comme un élément important du corpus en tant que tel. La comparaison entre les paires d’âge (la trentaine et la cinquantaine) mériterait d’être requestionnée dans le cadre d’un suivi longitudinal qui serait alors centré sur l’évolution au long cours des modifications corporelles liées d’une part à l’évolution de la peau cicatricielle et de la peau saine et d’autre part à l’âge.
[19].↑. Processus médico‑chirurgical ou les nouveaux symptômes sont les effets secondaires du traitement précèdent
[20].↑. En référence au concept de Moi‑peau définit par le psychanalyste Didier Anzieu.
La notion de Moi‑peau a pour but d’expliquer comment se construit le sentiment d’existence, d’identité du bébé. Ce concept renvoie entre autres à la notion de Self (le Moi). Il s’agit de comprendre comment se constitue le Moi au sens de « moi différent des autres ». Pour Anzieu, ce sentiment d’être une personne unifiée, distincte du reste des phénomènes s’appuie sur la peau, et sa théorie permet d’offrir une plus grande place au corps.
Le Moi‑peau trouve son étayage sur trois fonctions de la peau : 1) c’est le sac qui retient à l’intérieur le bon et le plein de l’allaitement, 2) c’est la surface qui marque la limite avec le dehors et contient celui‑ci à l’extérieur, 3) c’est un lieu et un moyen d’échange primaire avec autrui.