Corps de mère, corps de femme. Des peaux de plainte en post-partum

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  • Description

    Philippe CORNET

    Médecin généraliste, professeur des Universités-Émérite à Sorbonne-Université, romancier, docteur en sociologie

    Orlane DUPONT

    Médecin généraliste

    Meg FURTDO-LEAL

    Médecin généraliste

    Référence électronique
    Cornet P., Dupont O., Furtdao-Leal M., (2023), « Corps de mère,corps de femme. Des peaux de plainte en post‑partum », La Peaulogie 10, mis en ligne le 28 octobre 2023, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/peaux-post-partum

    Résumé

    Quel est le vécu des femmes face aux modifications cutanées en post-partum ?

    Notre travail de terrain, par une approche qualitative phénoménologique, s’intéresse aux regards personnels et sociaux que des femmes, ayant accouché récemment, portent sur les stigmates corporels, plus particulièrement cutanés, de leur grossesse. En croisant différentes approches méthodologiques par entretiens, association verbale et jeu de silhouettes nous avons pu mettre en avant des faits, des émotions, des plaintes, des espérances chez ces femmes, à commencer par les difficultés face à l’excès de peau comme héritage expérientiel de la grossesse. Trois stigmates émergent, qui viennent s’ajouter à l’excès de poids : la ptose des seins, l’excès de ventre et les vergetures comme marques indélébiles.

    Si le miroir constitue une épreuve délicate, c’est surtout au travers du regard des conjoints, de l’entourage et de l’environnement social que les femmes témoignent de leur vécu difficile face à leur corps remanié. Mère ou femme, mère et femme, le dilemme reste difficile, sinon à trancher, du moins à équilibrer. Notre travail explore les ambivalences émotionnelles des femmes que nous avons rencontrées, prises entre les stéréotypes qui régissent l’image de la mère et ceux, tout aussi puissants, qui interpellent la femme. Plasticité psychique et plasticité de peau se rejoignent dans les diverses injonctions, à commencer par celles des femmes elles-mêmes à se plier aux règles de l’hégémonie des apparences.

    Mots-clés

    Excès de peau, Post-partum, Corps de femme, Corps de mère

    Abstract

    How do women feel about post-partum skin changes?

    Taking a qualitative phenomenological approach, our research focuses on the personal and social views that women who have recently given birth have on bodily stigmata, specifically relating to their skin.
    By combining different methodological approaches through interviews, verbal association and visual aids, we were able to pinpoint facts, emotions, complaints and hopes of these women, starting with the difficulties faced with excess skin as a result of pregnancy. In addition to excess weight, three more stigmas emerge: breast ptosis, excess belly and permanent stretch marks.
    Looking in the mirror comes with its challenges, but on top of that it is the looks from husbands, partners, friends and within the immediate social environment that women find more difficult facing their reshaped body of their reshaped body.

    Mother or woman, mother and woman, it is a difficult balancing act. Our work explores the emotionnal ambivalences experienced by the women we have met, who find themselves caught between the accepted stereotypes attached to a woman’s body having given birth, and the powerful push back from societal expectations about women’s bodies in general.
    Psychic plasticity and skin plasticity come together in the various injunctions, beginning with those of women themselves who must comply with the rules of the hegemony.

    Keywords

    Excess skin, Post-partum, Woman’s body, Mother’s body

    Elle est l’orée de notre être, elle délimite les contours de notre corps biologique, changeante, plastique, capable d’adaptation, la peau est bien plus qu’un organe étendu sur près de 2m2 et lourd de 3 kg. Elle est le garant d’une intégrité physique et de notre identité, « la peau enclot le corps, les limites de soi, elle établit la frontière entre le dedans et le dehors de manière vivante, poreuse, car elle est aussi ouverture au monde, mémoire vive » (Le Breton, 2017 : 24). C’est au titre de sa capacité à inscrire et porter les stigmates des péripéties d’une vie, de pouvoir en témoigner longtemps après que les faits ont eu lieu – mais sans jamais les prescrire – que nous nous proposons de cheminer avec un certain nombre de femmes pour découvrir leur vécu du corps, plus précisément de leur peau, en post‑partum. Pour en saisir les causes nous reviendrons sur les mécanismes principaux qui agissent sur la peau au cours de la grossesse, après avoir rappelé quelques généralités concernant l’histologie de la peau. C’est dans un second temps que nous approcherons les témoignages de femmes ayant récemment accouché à propos des traces séquellaires de leur grossesse sur leur peau. Les données relatées sont le fruit de travaux de recherche dans le cadre de deux thèses complémentaires de médecine menées par les autrices de cette contribution (Dupont, 2023 ; Furtado‑Leal, 2023).

    LA PEAU ET LA GROSSESSE

    La peau est un organe complexe structuré en trois couches successives. De la profondeur vers sa surface nous retrouvons l’hypoderme, le derme et l’épiderme. L’hypoderme est un tissu riche en cellules graisseuses (adipocytes) qui assure un rôle de protection thermique et mécanique. Sa capacité de stockage de réserves lipidiques sous forme de triglycérides est considérable. Au cours de la grossesse ce mécanisme est majoré sous l’effet des hormones et les réserves augmentent dans les parties basses du corps (cuisses et fesses). Ce sont les graisses dites glutéales. Dans le processus de prise de poids au cours de la grossesse, ou dans le surpoids jusqu’à l’obésité le mécanisme de stockage est identique. Après que les adipocytes se sont remplis de triglycérides (hypertrophie), de nouvelles cellules sont recrutées. Elles sont capables de se remplir à leur tour (hyperplasie). Les phénomènes d’hypertrophie et d’hyperplasie coexistent et concourent à l’augmentation de la masse grasse chez un individu qui grossit.

    Le derme, couche intermédiaire de la peau, héberge de nombreuses terminaisons nerveuses, des vaisseaux, des lymphatiques et les glandes sudoripares. Sa structure n’est pas modifiée de façon majeure lors de la grossesse. L’épiderme quant à lui est composé de plusieurs couches, dont deux majeures, la basale ou germinative et la superficielle ou cornée. La première renferme la mélanine qui teinte la peau en fonction de sa teneur initiale génétiquement déterminée.

    Au cours de la grossesse nous voyons apparaître la ligne brune (linea nigra). Elle se colore grâce à la mélanine dont la production est stimulée sous l’effet de sécrétion placentaire. Elle disparaît après l’accouchement. Il existe une autre manifestation pigmentaire faciale fugace au cours de la grossesse, le chloasma (ou masque de grossesse) qui dessine de larges tâches brunâtres puis disparaît au cours de la grossesse.

    Enfin, La peau est composée de deux types majeurs de fibres, le collagène et les fibres élastiques. Ces dernières contiennent de l’élastine en proportion variable qui confère à la peau sa plasticité, ce dont témoigne sa capacité de distension ; distension dont on est témoin lors de la grossesse avec l’hypertrophie des seins et de l’abdomen. Leur capacité d’allongement est supérieure à 100% pour revenir ensuite à leur longueur initiale. Toutefois cette capacité admet des limites et peut subir des ruptures fibrillaires irréversibles. Collagène et fibres élastiques coulissent dans une sorte de gel, très riche en protéoglycane et en eau, qui assure la plasticité de la peau. L’eau est captée par les protéoglycanes capables de stocker jusqu’à 1000 fois leur poids en eau. Au cours de la grossesse la composition en eau augmente dans le corps du fait de l’environnement hormonal.

    Nous avons mesuré combien la grossesse, par ses modifications mécaniques, hormonales et hydriques, agit sur la peau. Mais comment se traduisent‑elles sur la morphologie des femmes d’un point de vue physiologique, que laissent‑elles apparaître, et qu’en reste‑t‑il en post‑partum ?

    Avec la grossesse la silhouette est progressivement modifiée avec un processus d’accélération au cours du troisième mois. Outre la prise de poids, l’augmentation de volume utérin se traduit par la proéminence du ventre. Le phénomène concourt à modifier le centre de gravité du corps accentuant la cambrure lombaire pour le rétablir, et assurant un ballant des membres supérieurs plus en arrière. Bien que parfois pénible ce n’est pas ce que les femmes redoutent au cours de la grossesse, ce sont les stigmates cutanés : les vergetures, la ptose des seins et des fesses ainsi que la perte du tonus musculaire de la sangle abdominale (« le ventre »). C’est au travers des récits de femmes que nous allons approcher leurs représentations et leurs vécus des modifications corporelles en lien avec leur grossesse récente.

    MATERIAU ET CHOIX MÉTHODOLOGIQUES

    Nous nous sommes inscrits dans une démarche phénoménologique en nous appuyant sur trois méthodes qualitatives complémentaires : des entretiens compréhensifs (Kaufmann, 2011), une confrontation à un jeu de silhouettes de différents indices de masse corporelle et une approche par association verbale (Moliner, Lo Monaco, 2017). Les échantillons ont été constitués, soit au fur et à mesure par échantillon raisonné théorique pour une partie dans le cadre d’une théorisation ancrée, soit par échantillon raisonné homogène pour une seconde partie approchée par la phénoménologie interprétative. Les personnes avaient toutes plus de dix‑huit ans (21‑40 ans), primipares ou multipares, allaitantes pour la plupart et étaient à moins d’un an de la naissance de leur enfant (dernier enfant pour les multipares) (fig. 1 ; fig. 2).

    C’est ainsi que nous avons pu conduire 26 entretiens, recueillir 192 induits par association verbale auprès de 65 répondantes (14 lors d’entretiens et 51 par un échantillon complémentaire) avec comme choix d’inducteur « excédent de peau » et enfin proposer une confrontation à un jeu de silhouettes à 12 femmes.

    Échantillon 1. Entretiens compréhensifs

    Échantillon 2. Entretiens compréhensifs

    RÉSULTATS

    LE JEU DES SILHOUETTES

    Le jeu des silhouettes (fig. 3) permet de confronter pour une personne donnée la représentation imaginaire de son corps à sa corpulence réelle. Cette corpulence est calculée par l’indice de masse corporelle (IMC) par la formule suivante : IMC = Poids(kg)/Taille(m)2 (la maigreur se situe en dessous d’un IMC de 18,5 et l’obésité au‑dessus de 30). Notre échantillon n’avait de valeur qu’exploratoire, du fait que la confrontation aux silhouettes n’a pas été proposée à l’ensemble des femmes rencontrées lors des entretiens ou de l’association verbale. Toutefois elle nous a permis de conforter une notion déjà connue qui montre que le plus grand nombre de gens, confronté à ce test, ne fait pas correspondre avec justesse sa représentation de corpulence avec celle calculée de son IMC réel. Cet écart entre représentation et réalité peut se faire par surévaluation ou par minimisation de sa corpulence. Les déterminants sont multiples mais mettent en évidence les différences entre corps réel, corps perçu et parfois corps rêvé. A titre indicatif, les deux tiers de notre échantillon ont choisi une silhouette en inadéquation avec leur corpulence réelle calculée (IMC).

    Jeu de silhouettes féminines
    (Freepik)

    L’ASSOCIATION VERBALE

    La méthode d’association verbale permet de mettre en lien dans le plus bref délai un inducteur (mot ou courte phrase) avec une série de mots (induits) venant à l’esprit. Dans notre travail nous avons choisi une association libre continuée, c’est‑à‑dire sans contrainte de forme de l’induit (ex : un verbe, ou une émotion …) et de façon continue pour trois induits. 64 femmes en post‑partum de moins d’un an ont accepté de se prêter à cette investigation. Nous avons ainsi pu recueillir 192 induits à la suite de la proposition de l’inducteur suivant : « Excès de peau ». Contrairement aux entretiens compréhensifs qui peuvent souffrir d’un biais de désirabilité sociale, l’association verbale s’en libère par la spontanéité des réponses (fig. 3). Lorsque le sens de l’induit n’était pas évident il était demandé à l’informatrice de commenter son choix.

    Tableau récapitulatif des induits (femmes non interviewées)

    Les femmes rencontrées lors des entretiens ont débuté leur rencontre par l’association verbale (fig. 4).Figure 4. Association verbale des femmes vues en entretien.

    Association verbale des femmes vues en entretien.

    À la suite du recueil des induits nous leur avons affecté une pondération dégressive (de 3pts à 1pt) en considérant que l’association la plus forte était la première et la moins forte la dernière. A partir du tableau initial des induits ont été créées des catégories. Nous avons trouvé 4 catégories qui, une fois pondérées par les induits, se classaient ainsi de la plus à la moins prégnante : Faits (la réalité du corps avec les conséquences de la grossesse dont les stigmates cutanés et le poids), Émotions (positives avec la naissance, la maternité, la gratitude, la fierté et négatives telles que la disgrâce, la honte, le dégoût, la mésestime …), Traitements (quelles sont les possibilités envisageables pour se réparer), Espérance et perspective (les moyens de résoudre les conséquences dans les mois à venir, les projections).

    LES ENTRETIENS COMPRÉHENSIFS

    Les entretiens ont été menés en face à face, enregistrés avec l’accord de l’informatrice. Chaque entretien a fait l’objet d’une transcription intégrale. Puis, de la même façon que pour l’association verbale, nous avons codé chaque entretien avant d’en catégoriser les contenus. Cette étape, indispensable à la structuration des données, met en évidence 5 catégories (le vécu du corps avant la grossesse, le corps douloureux, le regard sur soi et des autres et son impact, les relations avec les soignants et le retentissement de la grossesse sur le corps).

    L’ensemble des résultats de nos enquêtes permet d’éclairer quatre axes qui intègrent les catégories et structurent la discussion : La conformité à un idéal du corps comme injonction sociale, les modifications d’apparence dans un avant‑après la grossesse, les difficultés d’habiter dans un nouveau corps et se satisfaire d’un corps remodelé et accepté comme corps de mère.

    DISCUSSION

    CORPS DE FEMME, CORPS EXPOSÉS, CORPS REPRESENTÉS

    L’IDÉAL DU CORPS, UNE INJONCTION SOCIALE

    L’idéal du corps concernant le corps féminin ne relève pas que du seul parti pris esthétique, il recouvre une notion de corps désirable dans sa dimension de corps sexuel. « Si les corps féminins et masculins sont toujours conçus à travers le prisme de leur sexuation, dans le cadre de la binarité à perpétuer, l’opération ne revêt absolument pas le même sens pour les uns que pour les autres. Pour résumer cette disparité d’une formule, on peut dire que les corps des femmes deviennent et demeurent sexués‑sexuels quand les corps des hommes s’imposent comme sexués‑universels.[…] La sexuation est pour les filles synonyme de sexualisation […] C’est leur condition sexuelle qui leur est signifiée, une condition de passivité et de dépendance qui les prive de la puissance d’agir inhérente au fait d’être son corps » (Froidevaux‑Metterie, 2021 : 141). L’injonction sociale est bien celle d’avoir, sinon d’être, un corps idéal. Toutefois elle repose sur un quiproquo car si de très nombreux traités ont été écrits sur les canons esthétiques du corps masculin depuis celui de Polyclète et de son fameux Doryphore (440 av. JC) il n’en est pas de même en ce qui concerne le corps féminin. A la Renaissance seul le canon esthétique féminin de A. Dürer nous est connu, alors que les artistes de son époque ne s’en préoccupaient pas, voire étaient méprisants à l’image de C. Cennini, alors qu’il rapportait une conversation avec un ami qui lui demandait les proportions idéales du corps féminin, en disait : « Remarque, avant d’aller plus loin, les mesures exactes de l’homme que je vais te donner. Celles de la femme, je n’en parlerai pas, elle n’a aucune mesure parfaite ».[1]

    Pour appréhender le vécu des femmes à propos de leur corps en post‑partum il convient d’esquisser les lignes de force qui conduisent à la construction des représentations du corps féminin dans les sociétés post‑modernes. Si l’enfance confronte les fillettes aux germes de ce que nous appellerons schématiquement « féminité », c’est à l’adolescence que le corps devient un lieu de convergence des regards ce dont témoigne Julie : « En fait adolescente je n’étais pas grosse mais à 13‑14 ans j’avais déjà le corps d’une femme de 20 ans. Quand, à cet âge‑là des hommes te regardent, tu ne comprends pas trop… Je me disais que j’étais une enfant, je m’habillais comme une enfant, mais j’étais déjà hyper sexualisée dans le regard des autres à cause de mes seins, de mes fesses et oui ça finit par créer des complexes. Je me demandais pourquoi on me regardait autant ». Alors comment s’accommoder de l’incommodant ? Par construction progressive vers un corps accepté ou à défaut acceptable, ce qui est le cas de Clara : « Là ça me plaisait, j’aimais ce que je voyais devant le miroir, j’étais bien dans mon corps et je me trouvais bien. J’étais à l’aise même psychologiquement », ou Laura, plus mitigée : « Ce n’est pas un corps que j’assumais plus que ça […], ça a toujours été le cas depuis mon tout jeune âge ». Le reflet du miroir cristallise les enjeux du regard. C’est le lieu sans appel de la confrontation. Il permet l’épreuve initiale avant de se soumettre aux regards des autres. Et même si nous n’en approfondissons pas le concept il est bon de rappeler que pour J. Lacan, le stade du miroir est une transition majeure vers la construction identitaire et la conscience du corps (Lacan, 1949).

    Le corps exposé des femmes trouve son écho à l’envi sur les réseaux sociaux. C‘est la grande foire de l’image où se font et se défont les canons de l’idéal du corps. Poids, peau, cheveux, visage, fesses, lèvres, seins, ventre … vaste machine à fabriquer les stéréotypes, marché sans limite de la tyrannie de l’apparence.[2] Emma confie ceci : « Je faisais vraiment partie des gens qui ont envie de ressembler à ce qu’ils voient sur les réseaux ». C’est également le cas de Laura : « Peut‑être qu’on idéalise un peu les choses. Peut‑être que c’est à cause des mannequins qu’on voit dans les magazines. Elles portent bien les vêtements, tout leur va donc pourquoi pas moi ? ». Et même si Julie relativise, elle en reconnait le piège : « Et puis les réseaux sociaux c’est à double tranchant… Autant je peux suivre des comptes qui vont vraiment me motiver avec des filles qui proposent des séances de sports, des recettes saines, etc. Autant tu peux tomber sur des filles super magnifiques et tout, ça peut te complexer encore plus ». De ce canon esthétique du corps comme injonction sociale, les femmes que nous avons rencontrées en témoignent lorsqu’il s’agit de nous confier leur ressenti à propos des conséquences cutanées de la grossesse. Elles soulignent combien le regard de l’Autre (de l’homme en premier lieu) les saisisit dans la totalité de leur être sexué et les contient comme des « corps à disposition » (Froidevaux‑Metterie, 2022 : 9). Le regard masculin façonne à l’envi le corps féminin en le désignant comme corps désirable. M. Cholet reprend la question du regard désirant des hommes par une interpellation paradoxale : « Le désir masculin est censé passer par le regard. Flügel [psychanalyste anglais] interprète ce voyeurisme traditionnellement attribué aux hommes comme une compensation de l’interdit auquel se heurte leur propre désir d’exhibition « le désir d’être vu » se mue en « désir de voir » (Cholet, 2019 : 66). Tout se passerait comme s’il existait un renversement d’un fantasme du « voyeur‑vu ».

    VIVRE DANS LA PEAU D’UNE AUTRE

    Si le poids est une préoccupation constante, ce sont les seins, le ventre et les vergetures qui mobilisent l’attention des interrogées. La perception générale se résume par l’usage de mou, flasque ; ou comme le reconnait Clémence : « franchement là je ne suis plus trop skinny ! ». Dans une société de l’hégémonie de l’image, la grossesse apparaît comme une parenthèse de tolérance quant à l’idéal du corps – parenthèse qui ne dispense pas les femmes d’un contrôle de l’apparence, en témoignent les réseaux sociaux – et qu’il convient de refermer au plus vite, car « la fécondité n’est plus aussi monolithiquement et intensément valorisée […] elle n’est plus le noyau central de la féminité » (Fischler, 2007). Il s’est effectué un abandon du corps d’Ilithyie vers la toute‑puissance du corps d’Aphrodite.

    Les seins

    Pour Louise : « Mes seins n’étaient plus du tout comme avant […] J’ai la peau des seins qui pend vraiment plus qu’avant, ce n’est pas forcément agréable, ça, ça me dérange un petit peu après je n’ai jamais aimé ma poitrine, donc j’ai toujours ce regard pas terrible dessus mais ça n’a pas changé particulièrement par rapport à avant ». La ptose mammaire est source de surprise pour Clara : « « Après le dernier truc ce sont mes seins, je n’avais pas du tout conscience avant de tomber enceinte qu’il y avait autant de changements […]. Ça pour le coup ce n’est pas quelque chose avec lequel je suis du tout à l’aise je ne trouve pas ça très chouette ». Clara est rejointe par Julie, Laura et Clémence : « Ma poitrine est complètement relâchée, au début ça a été difficile », « c’est plus flasque, ma poitrine est beaucoup moins ferme qu’avant », « Mes seins ils étaient assez fermes, après un an d’allaitement plus du tout ». Seule Emma y a trouvé la consolation d’avoir une poitrine plus grosse après la naissance de son enfant.

    Le grand nombre de femmes allaitantes parmi les interrogées lie la transformation morphologique de leur poitrine au fait d’allaiter. Malgré ce choix assumé c’est un sentiment de perte de seins plus juvéniles et esthétiques qui dominent : toutes n’ont‑elles pas « donné » le sein ? Le contrat social dans lequel s’inscrirait ce don supposerait comme contre‑don la seule satisfaction d’avoir souscrit à l’injonction qui fait de l’allaitement au sein le primum maternel nourricier. L’ambivalence entre sein nourricier et sein érotisé accompagne la réflexion de ces femmes, entre satisfaction et inquiétude ; elles qui certainement frissonneraient d’horreur en lisant : « Ces seins sont lourds de fatigue et quand des seins tombent de fatigue, il n’y a plus qu’à les laisser tomber, car ils ne servent plus à rien. […], Tes seins (…) ne sont plus que la nourriture sèche de mon penchant pour toi » (La Serna (de), 1995 : 66). La tension entre les deux fonctions du sein ne permet pas de choix réel ; « Ce problème d’un sein simultanément sexuel et maternel est en quelque sorte originel, puisque les seins sont bel et bien le lieu d’une double fonction pouvant être considérée ou éprouvée comme antinomique » Froidevaux‑Metterie, 2020 : 121). A propos de la jouissance physique lors de l’allaitement A. Paré écrivait : « Chatouillant le tétin, la matrice se délecte […] et sent une titillation agréable parce que ce petit bout de la mamelle a le sentiment fort délicat »[3]. Un courant féministe des années 70 souligne également le caractère sexuel de l’allaitement en lui conférant en plus une dimension de réappropriation du corps par les femmes : « l’allaitement est sexuel parce qu’il est agréable, sensuel et épanouissant » (Boston Women’s Health Book Collective, 1976 : 311)[4]. Ces dernières décennies l’organe sein disparait en partie du discours féministe au profit du vagin, c’est ce que souligne C. Froidevaux‑Metterie lorsqu’elle écrit : « dans ce bouillonnement d’aspirations et de luttes, un organe féminin se trouve curieusement oublié. Cet organe c’est le sein […] » (Metterie‑Froidevaux, 2022 : 13). Pourtant de ses seins – l’autrice signale non sans malice qu’ils vont par paire – « elle [la femme] ne pourra s’en défaire, sauf à ce faire opérer. Têtue, leur présence figure l’évidence d’une condition sexuée définie à l’aune de l’ordonnancement phallocratique du monde » (p. 15).

    Pour nous dégager de l’opposition des deux modes alternatifs d’allaitement au sein ou au biberon il est possible de s’intéresser plus particulièrement à l’interaction symbolique nourrisseur/enfant comme source d’une satisfaction réciproque. Lorsque l’enfant est nourri les deux fonctions, nourricière et érogène, sont comblées, « le sein ou le biberon viennent apaiser la faim‑soif du nourrisson, mais ce qui reste ce n’est pas cet apaisement momentané, c’est la trace de la satisfaction qui va persister comme appel, avant même que la faim renaisse, et qui s’ajoutera désormais comme attente distincte, à l’exigence renouvelée du besoin. Toutefois, pour qu’une satisfaction s’inscrive ainsi, de façon tranchée, comme foyer d’un appel sans réponse, un facteur supplémentaire est nécessaire : que par les yeux d’un Autre, le nourrisseur en l’occurrence, l’apaisement soit regardé, comme jouissance. Ainsi le nourrisson demande le sein/biberon pour retrouver la sensation liée à la satiété et aussi au plaisir de la mère » (Ringenbach, Cornet, 2014). A la lumière des querelles sans fin à propos de l’allaitement au sein et de la double fonction de ce dernier, le débat, s’il reste ouvert, peut être déplacé dans le registre d’une jouissance qui s’opère indépendamment de l’objet du nourrissage (sein/biberon) mais bien davantage dans la relation entre l’enfant et le nourrisseur (nous devrions plutôt dire la nourrisseuse).

    Comme il ne suffisait pas aux hommes de s’approprier le sein comme objet de leur satisfaction érotique, c’est encore le fantasme masculin qui surgit dans un contrepoint provoquant et vampirique du corps féminin lorsque P. Roth, dans son ouvrage « le sein » (Roth, 1985), nous propose une métaphore totalisante du corps qui s’opère par une métamorphose venue frapper un professeur de littérature. Celui‑ci, tel le cancrelat héros du roman de F. Kafka, se transforme en sein pour devenir l’Éros, mais aussi la Déméter, de toute relation. P. Roth fait du sein non pas un organe de toute puissance, généreux et nourricier mais, par une dépossession radicale, une source d’avidité absolue pour lui‑même dans une phagocytose sans retour.

    Le ventre

    Si les seins ont été source de préoccupation pour les femmes que nous avons rencontrées, il en est tout autant du ventre. Réalisons que la distension de la peau est considérable à mesure de la croissance de l’enfant, et de l’augmentation de volume du liquide amniotique intra‑utérin, mettant à forte contribution la capacité des fibres élastiques et collagènes à se distendre – il en est de même des fibres musculaires de l’utérus jusqu’à environ cinq fois leur longueur. Au cours de la grossesse on constate combien le ventre est source de toutes les attentions ; combien de mamans le caressent dès que celui‑ci devient visible ? Les mains soulignent sans cesse les contours de l’enveloppe de l’enfant à naître, mélange de douceur et de protection. Après la naissance l’une des émotions principales est un sentiment de vacuité. Il s’établit une sorte de paradoxe entre un ventre intérieur vide et un surplus extérieur qui signerait l’abandon d’une place jusqu’à là si pleinement occupée. Laura en dit : « mon ventre m’a choquée, je pensais perdre vraiment plus que ça rapidement et je me suis dit que j’allais encore être prioritaire au supermarché au monoprix […], j’ai vu mon ventre et je me suis dit ah oui quand même j’ai encore un gros ventre. Je vous avoue que je n’avais pas du tout réfléchi à ça pendant la grossesse », et de poursuive « Enfin oui j’avais un peu de gras mais pas à ce point‑là. C’est même pas vraiment du gras, la peau elle est détendue c’est pas joli à voir je trouve ». Lorsque l’enfant à naître occupe l’espace en se signalant par la proéminence du ventre il est source de satisfaction pour la mère. Le ventre tendu au cours de la grossesse ne dit pas un « trop plein », alors que le ventre détendu d’après la naissance signale un « trop de vide » jugé inesthétique et incongru. Clara fait le même constat que Laura : « Ce qui me choque c’est vraiment mon ventre », tout comme Greta qui déplore la dégradation de son image lorsqu’elle regarde son ventre : « mon ventre […], là avec la cicatrice ça fait un tablier ». Si Clémence constate de façon satisfaite : « Franchement mon ventre il est resté pareil » elle reste minoritaire et c’est Laurence qui résume le mieux la plupart des remarques : « la peau qui passe par‑dessus mon pantalon qui est accentué par les vergetures, ça fait une espèce de petit pli bizarre, vraiment pas beau ». L’enjeu en post‑partum serait d’effacer toutes traces de la grossesse pour recouvrer un état antérieur ravalant la grossesse à une péripétie sans séquelle du corps de la femme. Bénédicte cherche la parade face au regard réprobateur potentiel par un trompe l’œil : « Je vais prendre des vêtements moins moulants au niveau du ventre », signant là l’impératif d’un retour vers le monde d’avant où le ventre plat était un Graal esthétique. Les résultats de l’association verbale mettent en lumière, comme nous l’avons vu, une sémantique péjorative lorsqu’il s’est agi de qualifier l’excès de peau jugé comme moche, disgracieux, jusqu’à la mésestime de soi, la honte voire le dégoût. Le préjudice, même avec l’acceptation au nom de la maternité, est considéré comme un sacrifice. Mais de quel sacrifice s’agit‑il si ce n’est pas celui fait à l’image de soi, au regard d’un canon esthétique du corps féminin qui hante les représentations des femmes que nous avons écoutées ?

    Les vergetures

    Les vergetures sont des fractures fibrillaires qui signent le dépassement de leur capacité à se distendre. Dépendantes de la composition individuelle de chaque peau elles sont les stigmates indélébiles de la grossesse. Ne laissant aucune espèce d’espérance à la réparation – malgré les vaines tentatives d’application de crèmes et onguents – les femmes rencontrées les vivent comme un soulagement d’y avoir échappées ou un préjudice de les constater. Emma se dit abîmée en déclarant : « Mon premier ressenti quand je les ai vues apparaître c’est cette sensation d’être abimée […], j’ai l’impression d’avoir pris 20 ans d’un coup. Je dis abimée dans le sens où ça fait corps vieilli », alors que Louise est soulagée : « j’’ai la chance de ne pas avoir de vergetures du tout […]. Vraiment les vergetures m’ont épargnée tant mieux ! » et Mathilde se dit tout aussi chanceuse : « Des vergetures je n’en ai pas eu, et je n’aurais pas du tout aimé en avoir », enfin Amélie trouve son sort injuste malgré ses prières et ses applications incessantes de beurre de karité et d’huile d’amande douce, c’est à la fin de sa grossesse que ses vergetures sont apparues : « j’ai des vergetures sur le ventre qui sont très foncées […] J’ai prié pour ne pas en avoir, mais bon ça n’a pas fonctionné […]. Je trouve ça anormal ou alors c’est plus chez des personnes qui ont eu une perte de poids importante » ; la grossesse et l’accouchement ne seraient‑ils pas l’expérience d’une prise et d’une perte de poids importantes ? Il s’attache au fait d’avoir ou non des vergetures comme un sentiment de providence ou de malédiction selon ce que les femmes constatent au sortir de leur grossesse. La hantise des vergetures explique le marché florissant des crèmes ou des onguents censés les prévenir alors que nous savons combien le résultat est décevant.

    A propos de ce stigmate cutané, une très jolie patiente qui, après avoir vécu une grossesse non désirée, a eu de nombreuses vergetures. Proprement désespérée elle a contraint son mari à lui offrir, du fait du préjudice moral extrême, un bijou pour chacune d’entre‑elles.

    La scarification des vergetures sur l’excès de peau du ventre, majore le vécu péjoratif des femmes que nous avons écoutées. C’est le cas de Marie, qui envisage l’image qu’elle proposera en maillot de bain : « ce n’est pas très joli en maillot », évocation qui renvoie à l’idée de la bouée et « ce n”est vraiment pas beau, ce n’est pas harmonieux, je ne vois pas comment on peut mettre ça en valeur » nous dit Iris. Bourrelet pendant, basculant au‑dessus de la ceinture pantalon, dégoulinant de partout, autant d’images troublantes pour les femmes.

    CORPS DE MÈRE, CORPS DE FEMME, CORPS D’APRÈS

    « Ce qui me choque c’est mon ventre […], c’est mon ventre qui m’a toujours dérangé » confie Clara. A quelle chimère devait‑elle s’ajuster ? A un ventre nubile quoiqu’il arrive dans sa vie de femme, ou bien est‑ce la gageure impossible de maîtriser son corps dans des rets insupportables qui fait dire à Élisabeth, « ce corps en fait qui ne me plait pas, en fait que je trouve un peu paupiette quoi ». Le canon esthétique enclos le corps féminin comme un bondage psychique afin de satisfaire les appétits du désirable. La grossesse serait bien devenue un épiphénomène corporel dont il conviendrait de gommer les affres, une tâche parmi d’autres enclose dans une temporalité dédiée. Et si les femmes n’avaient le droit d’affichage flamboyant de mère qu’au cours de la grossesse, mais devaient se réinventer au plus tôt dans un corps « d’avant » ? Une mère dit à sa fille Hanna : « ah bah moi quand je suis sortie de la maternité je remettais mes jeans d’avant ». C’est aussi le cas de Laurence « Souvent les gens sont focus sur le ventre quoiSurtout les mamans, les tantes, etc. […] la famille est toujours là à me dire Ah ! ton ventre ». Le jean c’est le vêtement‑étalon d’une minceur affichable, et Delphine, qui a pris un peu de poids, s’en réjouit : « maintenant je fais du 38, j’aime bien. J’aime bien faire du 38, je trouve que les jeans me vont mieux ». Le vestimentaire, lorsqu’on ne peut satisfaire les impératifs de minceur et du ventre plat, permet le subterfuge, Louise dit que « les vêtements que je me suis racheté après la grossesse ne sont pas forcément ceux que je mettais avant, j’essaie de me cacher un peu quand même ». D’autres coupes de pantalon, de jupe, des hauts plus amples ou plus retombants sont autant de choix possibles. Delphine le raconte ainsi : « je prends un T‑shirt ample, pas trop près du corps », ou Joyce « je ne vais pas me permettre les mêmes vêtements quavant, ils étaient un peu plus serrés quoi », quant à Iris elle y a renoncé : « je ne veux même pas aller dans un magasin pour me racheter des fringues en fait […]. A me regarder dans le miroir tout ça j’ai du mal ». L’habillage devient un jeu dont on ne sait plus qui est la dupe. Bien sûr certaines femmes ont décidé de lutter contre ce diktat et de s’en affranchir. C’est le cas de Marie qui se satisfait de son apparence et déclare que « mon corps n’est pas mal, donc je n’ai pas de complexe. Le regard des autres m’importe peu » mais d’ajouter sans conclure : « si j’étais complexée … » Alors que serait‑il arrivé ? Les femmes mentionnent la place du regard sur elle‑même avec bien souvent de l’incertitude quant au résultat de la confrontation. Peu sont satisfaites de leur image corporelle face au miroir. Le miroir, c’est le lieu originel où s’exerce la duperie des enjeux de l’apparence : « miroir mon beau miroir, dis‑moi qui est la plus belle ? »[5]. Mais une fois sortis de ce huis clos c’est dans l’altérité que nous construisons notre identité, les yeux des autres nous édifient socialement.

    Regard du conjoint[6], regard des proches, regard social, réseaux sociaux, tous renvoient une image subjectivée aux femmes interrogées. Images qui s’imposent comme autant d’injonctions à des stéréotypes d’apparence mais aussi de valeurs. Comment retrouver une cohérence de soi entre « femme désirable » et « mère attentive », entre pouvoir sur soi et dévouement pour l’enfant ? Les femmes nous ont fait part de leur désarroi face à ce dilemme. Claire constate « Enfin c’est fou comme tout le monde à un avis sur ton corps […] notre corps ne nous appartient pas au final ». Au nom de quoi se fait cette confiscation ? Au nom d’un recouvrement d’un corps idéal pense Clara lorsqu’elle déclare : « Vis‑à‑vis de la société j’ai pris un coup quand même, Sur les réseaux sociaux le nombre de femmes qui viennent d’accoucher et on a l’impression qu’elles sont toutes “fit” […]. Bon la première chose qu’on voit c’est leur ventre plat ». Dans une étude sur l’usage des réseaux sociaux, il apparaît qu’en post‑partum la mésestime de soi et l’aggravation des complexes en lien avec l’idéal de minceur s’accroissent proportionnellement au nombre de consultations des réseaux (Nagl, Jepsen, al., 2021). Les réseaux sociaux opèrent comme des miroirs virtuels de la gouvernance des corps et imposent leurs canons au travers des figures iconiques sensées représenter la norme. Le post‑partum devient une période de mise en conformité par effacement des stigmates d’une grossesse qui n’existerait plus que par l’entremise de sa finalité : un nourrisson. Il s’agirait de faire table rase d’un passé récent, pour générer un corps immuable exempt de tout récit. Ce constat n’est pas propre à notre étude et pourrait être généralisé tant la question de l’apparence saisit nos sociétés post‑modernes. J‑F. Amadieu en fait la démonstration dans son ouvrage Le poids des apparences (Amadieu, 2011, 34), et se référant à P. Perrot, le cite lorsqu’il s’agit d’évoquer les stigmates sur le corps : « L’indigence, le labeur, la maternité, la maladie, marquent, usent, tordent les corps, les plient, les voûtent, les rident précocement […] Se déposent ou s’impriment ainsi dans les chairs – et jusqu’à l’os – le texte de leur histoire, les stigmates de leur origine, les empreintes de leur trajectoire, voire les indices de leur destinée ». Le regard social post‑moderne valorise des corps sans histoire pour ne garder de la grossesse que la maternité en majesté, et que les représentations sociales et culturelles « veulent nous persuader que le bonheur de la maternité […] éclipserait tous les maux et que parler desdits maux reviendrait à souiller l’idée de la maternité » (Weizman 2021 : 55), à commencer par l’immaculée perception de la peau. Dégoût, honte, autant d’induits retrouvés dans l’association verbale à propos de l’excès de peau qu’elles associaient au post‑partum, jusqu’à Delphine qui, parlant de la peau de son bas‑ventre, nous dit : je n’aime pas la sentir en fait, toute cette partie‑là je n’aime pas trop la sentir », et de conclure à propos de son corps tout entier : « je me sens souillée ».

    Les femmes interviewées témoignent volontiers des maladresses de leur entourage. « Ouais t’as grossi […] ta poitrine est tombée. […] Fais attention tu ne vas pas rester comme ça, t’es une jeune maman, il suffit juste de reprendre le sport […] il ne faut pas que ton ventre reste comme ça », raconte Lila, quant à Amélie elle cite sa mère : « Elle a eu l’occasion de me dire qu’il fallait reprendre le sport ». Le sport ce n’est pas seulement un moyen c’est le signe d’un dynamisme, de la reprise en main de son corps par la discipline, c’est la représentation de la santé, de la tonicité. Les conjoints sont des figures bienveillantes pour un grand nombre des femmes rencontrées. Les transformations corporelles au cours de la grossesse ne sont pas sans conséquence sur le regard qu’ils portent sur le « corps d’après » de leur compagne : « Il me dit que j’ai un beau corps, que j’ai porté un enfant » témoigne Julie, « physiquement j’ai changé mais je ressens du positif dans ses yeux, d’ailleurs c’est motivant pour moi » renchérit Clara. Quant à Louise elle remet le regard de son compagnon dans la perspective de la grossesse : « Il voit que mon corps est redevenu un petit peu comme avant, je pense qu’il n’a plus du tout le même regard qu’avant, il a vu la difficulté de la grossesse, tous ces changements de corps. Il m’a vu dans les pires moments juste après l’accouchement, je me détestais, c’était dur ». Parfois le regard semble neutre au grand regret d’Amélie : « Je n’ai pas vraiment l’impression que son regard a changé. Il n’a jamais rien dit, donc je pense que c’est plutôt positif. Bon c’est vrai que j’aurais aimé des remarques positives ». Il ressort des entretiens beaucoup de bienveillance entre les partenaires, même si Laura se trouve dans la position d’un « peut mieux faire » lorsque son compagnon lui dit : « qu’il y a encore du travail mais que ça s’améliore. Il me dit que ça s’améliore mais que je n’ai pas encore le corps d’avant ».

    L’APOLOGIE DU CORPS MATERNEL OU LE RENONCEMENT À FAIRE PEAU NEUVE

    Elles sont puissantes les femmes que nous avons rencontrées, elles disent, non sans une certaine stupéfaction, la force de leur corps avec l’étonnement face à une performance dont elles ne pensaient pas être capables : « quand je vois mon corps et ma fille je me dis que ce que mon corps a fait c’est quand même puissant » nous dit Marie. La fierté de Mathilde s’exprime sans fard à propos de ce qu’elle ressent : « c’est de la fierté parce que ce n’est pas rien. Je trouve ça dingue d’avoir créé un être humain ». Quant à Karine, elle porte les traces sur sa peau comme des témoins de son partage avec son enfant de leur aventure commune : « J”ai fait la plus belle chose au monde à mes yeux donc d’avoir une trace de mes enfants sur moi ça ne me dérange pas ». Le constat d’un prodige dont elles ne supposaient pas être capable les aide à accepter de faire peau neuve.

    AU TERME DE NOS RENCONTRES

    Ce travail nous a permis d’éclairer le vécu du post‑partum de quelques femmes quant aux effets de la grossesse sur leur peau. Peau qui constitue les limites spatiales et symboliques de notre être biologique et social. Nous avons saisi combien les représentations sociales du corps désirable pèsent sur les femmes, quelles que soient les péripéties de leur vie par un diktat impossible : « deviens ce que tu étais ». La réparation « à l’identique », au mépris de l’évolution de l’identité, se dresse comme un impératif moral lorsqu’il s’agit de la gouvernance de son corps. Au travers des témoignages nous avons constaté l’ambivalence émotionnelle des femmes que nous avons rencontrées, prises entre les stéréotypes qui régissent l’image de la mère et ceux, tout aussi puissants, qui interpellent la femme. Plasticité psychique et plasticité de peau se rejoignent dans les diverses injonctions, à commencer par celles des femmes elles‑mêmes à se plier aux règles de la dictature de l’apparence jusque dans les replis de l’intimité cutanée. Sur ce point Nous laisserons le mot de la fin à Clémence quant à ses aspirations immédiates :

     « En fait laissez‑moi ! Laissez‑moi dormir quoi ! Ton corps il a pris cher »

    De façon plus large ne peut‑on pas considérer que les traces laissées sur notre peau de notre aventure humaine seraient autant de « plaques commémoratives » d’être et d’avoir été au monde ?

    BIBLIOGRAPHIE

    Amadieu J‑F., (2011). Le poids des apparences. Amour, beauté et gloire, Paris : O. Jacob.

    Boston Women’s Health Book Collective, [1970], 1976, Our bodies ourselves, a book by and for the women, New‑York : Simon et Schuster.

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    Weizman I. (2021), Ceci est notre post‑partum : défaire les mythes et les tabous pour s’émanciper. Vanves, France : Marabout.


    [1].. Cennini C. (1437) il libro dell’arte, 1437 : 70 ; 50. « Nola che, innanzi più oltre vada, ti voglio dare a littera le misure dell’ uomo. Quelle della femmina lascio stare, perchè non ha nessuna perfetta misura ».

    [2].. Si nous parlons ici des femmes, il ne faut pas penser que les hommes en sont exclus, même si les pressions sociales de l’apparence sont moindres sur le corps des hommes.

    [3].. Cité par C. Froidevaux‑Metterie dans Seins. 2022, P116 en référence à un ouvrage de Yvonne Knibiehler, Catherine Fouquet, L’histoire des mères du Moyen Âge à nos jours, Paris : Montalba, 1980, p. 86

    [4].. Le collectif encore informel distribue le premier manifeste sous le titre Women and their bodies en 1970, puis en change le titre en 1971 pour Our bodies, Our‑selves, a course by and for the women. Une deuxième édition de 1973, alors que le collectif s’est officiellement constitué, est publiée chez Simon et Schuster sous le titre Our bodies ourselves, a book by and for the women. Une troisième édition augmentée est publiée en 1976. Neuf éditions seront publiées aux USA soulignant la force de ce courant féministe autour de l’appropriation du corps par les femmes. Signalons l’édition française de 2020 chez Hors d’atteinte : Notre corps, Nous‑mêmes.

    [5].. Ce questionnement n’est pas l’apanage des femmes et nombre d’hommes se confrontent à leur miroir à l’envi. Toutefois il existe un gradient d’intensité dans le regard social porté sur le corps des femmes et celui des hommes.

    [6].. Notons que dans nos échantillons nous n’avons pas rencontré de couple de femmes. Leur regard en aurait‑il été changé ?