Dans la peau d’un acteur

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    Dans la peau d’un acteur

    Roques S.

    Roques S., (2015), Dans la peau d’un acteur, Paris : Armand Colin, 188 p., ISBN : 9782200294441

    Compte rendu de Pierre PHILIPPE‑MEDEN

    Maître de conférences en cirque (histoire et esthétique), RiRRa21 (EA4209), Université Paul‑Valéry Montpellier 3.

    Référence électronique

    Philippe‑Meden P., (2023), « Dans la peau d’un acteur », La Peaulogie 10, mis en ligne le 28 octobre 2023, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/peau-acteur

    Dans le champ des arts du spectacle vivant (cirque, danse, théâtre, etc.), et spécialement des études théâtrales, les articles et/ou ouvrages scientifiques qui prennent la peau pour objet d’étude sont peu nombreux. L’ouvrage que nous analysons ici montre combien le métier d’acteur développe une « compétence artistique » et une « sensibilité visuelle » ou une expertise esthétique spécifique pour le traitement de sa propre peau et dans la perspective de l’offrir au public (p. 77). Sylvie Roques y présente sa recherche en cinq chapitres, respectivement sur l’apparence, le maquillage, le costume, le rôle et l’émotion. Ils sont variables en quantité, composés de deux sous‑parties pour le maquillage, de sept pour les effets du rôle. Sans doute est‑il vrai que les études consacrées au maquillage sont plus abondantes que celle, très originale, des influences réciproques de la peau et du rôle dans le travail de l’acteur. Métier connu par l’autrice au plus près, comme en attestent les remerciements à un certain nombre de comédiens plus ou moins connus (Didier Bezace, Michel Boujenah, Hippolyte Girardot, etc.). On pourra regretter, au fil de la lecture, que l’anonymat des performeurs interviewés soit conservé dans cette étude : seuls les prénoms apparaîssent, alors que les identifier clairement par leurs noms et prénoms aurait permis peut‑être de contextualiser leurs propos, dans leur culture personnelle du métier, et d’apporter ainsi des éléments complémentaires de signification. Outre l’introduction et la conclusion, classiques, l’ouvrage présente une bibliographie suffisante, d’articles et ouvrages en anglais et en français. Mais la littérature scientifique antérieure sert en définitive assez peu à l’analyse menée par l’autrice dont l’intérêt repose surtout sur les entretiens qu’elle a menés selon un mode semi‑directif — grâce au support d’un questionnaire élaboré avec l’aide de la sociologue Évelyne Ribert —, auprès de vingt‑cinq acteurs, âgés de 27 à 74 ans (p. 23‑24). Le fait qu’il s’agisse uniquement d’acteurs introduit un biais dans l’analyse dans la mesure où les enjeux masculins de la peau apportent une place considérable dans l’ouvrage au visage rasé, à la barbe de trois jours ou au look faussement négligé des acteurs pour le repos de leur peau. En fin d’ouvrage, une notice spéciale dédiée à l’Observatoire NIVEA explicite la ligne éditoriale de cette collection dans lequel s’inscrit l’ouvrage : « Dans la peau de », dont il se recommande pleinement, notamment d’un point de vue méthodologique : « (…) nous avons effectué, selon le projet spécifique de cette collection, “une suite d’entretiens qualitatifs poussés (…) où chaque personne s’exprime sur ce rapport privilégié entretenu avec sa peau, selon sa profession, son âge, son lieu de vie (…).” » (p. 23). Une préface rédigée par Georges Vigarello, membre de l’Institut universitaire de France, couronne l’ensemble. Celle‑ci inscrit d’emblée le propos de l’ouvrage dans une vision typiquement russo‑euro‑américaine du travail de l’acteur : « [l]e plus brillant des acteurs, le plus convaincant aussi, est celui qui sait entrer “dans la peau” d’un personnage, s’y installer, agir le plus simplement du monde comme s’il devenait tout simplement cet “autre”. » (p.9) ; en effet, dans le cas du performeur de kathakali (forme spectaculaire vivante du Kérala, improprement nommée théâtre indien[1]), par exemple, le travail ne consisterait en aucun cas à entrer psychologiquement dans la peau d’un personnage, mais à incarner aux yeux du public un personnage par des techniques qui met le psychologisme à distance. Or, comme l’atteste la lecture de l’ouvrage, « entrer dans la peau d’un personnage » s’ inscrit ici dans la tradition des recherches menées par l’École russe de théâtre, notamment Constantin Stanislavski (1863‑1938)[2], telle qu’elle a été prolongée aux États‑Unis par les travaux de Lee Strasberg (1901‑1982) à l’Actors Studio[3] (p.10). Néanmoins, outre cette tradition théâtrale pour la formation de l’acteur, et l’empirisme qu’elle induirait pour tout rapport concret d’un acteur à sa peau, des influences « asiatiques » percent dans les pratiques en usage ; l’un des acteurs interviewés en témoigne : « Guy évoque des savoirs acquis “ailleurs”, des influences venues de loin : Il fait partie du travail d’acteur. Dans les grandes traditions d’acteurs japonais, tous font ça. J’étais au Théâtre du Soleil, on apprenait à se maquiller. (Guy, 50 ans). » (p.76). Peut‑être, dans une perspective d’anthropologie théâtrale[4], et pour ne pas essentialiser l’expérience de la peau au théâtre ou pour éviter l’écueil d’un théâtrocentrisme qui consisterait à ne pas saisir la diversité des rapports de peau dans « les théâtres du monde », serait‑il intéressant de comparer l’expérience de la peau des acteurs « occidentaux » à celles de performeurs de kyôgen ou de kathakali ? Si les vingt‑cinq acteurs franciliens interrogés, résidant tous à Paris ou sa région, pouvaient être représentatifs d’une tendance dans le rapport que l’on entretient à la peau au théâtre, il est remarquable qu’aucun n’avait été conduit à s’interroger vraiment sur sa/la peau d’acteur ; et, sans doute est‑ce significatif, ils soulignent « la difficulté extrême à dissocier peau et corps dans leur globalité » (p. 118). Qu’en est‑il de la peau de l’acteur dans des régions du monde où la conception du corps, du performeur et de la relation scène/salle sont radicalement autres ? Le grand intérêt de l’ouvrage est donc d’ouvrir des pistes de réflexions pour des recherches à poursuivre systématiquement.

    Des différentes dimensions que recouvre le théâtre : dimension performative (du côté de l’acteur), dimension spectaculaire (du côté du public), dimension dialogique (rapport scène/salle), la contribution de l’autrice intéresse d’abord pour l’art de l’acteur (dimension performative). Or, la dimension spectaculaire de la peau, qui n’existe en fin de compte que dans l’œil du public, n’en est pourtant pas moins prise en compte ; notamment, partant de ce constat, que la peau de l’acteur peut être perçue différemment au théâtre ou au cinéma[5]. Ce qui, jusque récemment aurait impliqué des traitements différenciés pour la peau (p. 16) ; en effet, l’autrice observerait que, les technologies évoluant, théâtre et cinéma seraient de moins en moins distincts notamment en ce qui concerne le maquillage (p. 93). Au fil de son traitement du sujet, l’autrice appréhende donc par ses interviewés au moins deux strates intrinsèquement liées, celle des préoccupations professionnelles d’une peau offerte à la représentation, celle des préoccupations personnelles d’une peau qui reste la sienne (p. 17). D’après les acteurs interrogés, la peau est difficile à penser autrement qu’en terme de corps ou en tant qu’organe à part entière. Or, l’attention de l’acteur et du public se concentre sur le visage, sur le cou aussi, de sorte que la peau de ces parties du corps est soumise à une gymnastique faciale (p. 62) ainsi qu’à des massages (p. 68). Hormis les mains, les autres parties du corps semblent ne pas exister. La qualité de vie de la peau du visage, du cou et des mains est nettement observée, son vieillissement (p. 56), son élasticité, son épaisseur, son relâchement, ses tâches, rougissements, fissures, marbrures (p. 59)…, mais surtout sa transpiration (p. 73) et parfois ses cicatrices et ses tatouages (p. 82). Ainsi la peau est‑elle organe d’investissement personnel avant d’être prise en charge par les professionnels du maquillage, pratique qui au théâtre serait un rituel plus qu’au cinéma, où la transformation physique de l’acteur peut atteindre une durée de cinq heures pour un effet spécial à l’écran qui n’excède pas quelques minutes (p. 154). Le maquillage trouve là d’abord son utilisation pour dissimuler ou, au contraire, valoriser toutes imperfections de la peau suivant les besoins des rôles ou personnages à tenir. Il est assez peu question du métier de maquilleur de théâtre et de cinéma ; en revanche, l’on appréhende très bien sa complexité, au‑delà d’un soutien esthétique pour l’acteur, dans la création ou la recréation de l’acteur lorsque lui est demandé, par exemple, « l’apparence d’un personnage historique » ou quand est nécessaire de lui « changer son âge, son sexe ou son espèce » (p. 83). Outre l’attention des maquilleurs aux produits cosmétiques susceptibles de provoquer des allergies ou des fards qui étoufferaient la peau, des pratiques nouvelles émergent à l’image du « prosthetic makeup » (p. 146) pour la fabrication de prothèses en latex, cire ou plastique, qui sont posées à même la peau pour modifier le visage et dont les colles ont un effet parfois négatif. D’ailleurs, suivant l’autrice, un seul rapport à la peau ferait l’unanimité parmi ses interviewés : le soin de la peau effectué de préférence à l’aide de produits bio « à la sortie du plateau de cinéma ou de théâtre : le démaquillage, vécu par beaucoup comme une délivrance. » (p. 179). Après le maquillage vient l’étude des effets du costume, et des chaussures qui en font accessoirement partie, sur la peau. D’après la metteuse en scène du Théâtre du Soleil, Arianne Mnouchkine, costume et chaussures sont vécus tantôt comme armure, tantôt comme enveloppe voire deuxième peau (p. 106). . Cette dernière offre un autre type de rapport à la peau : pression, frottements, adhérences… pouvant produire des phénomènes de « rétention calorique » ou d’« humidité » (p. 96). Les costumes en nylon, en laine, sont moins appréciés que ceux en coton ou en lin. « Ce contact entre costume et peau a donc une influence directe dans la fabrique organique de l’acteur : texture, moiteur, température agissent à la surface de la peau, s’associant à des émotions » (p.101) : peur, colère, tristesse (p. 160). Les effets de l’incarnation du personnage par l’acteur sur sa peau sont questionnés, mais restent pour le moment au niveau théorique : « l’acteur doit‑il “sentir” pour jouer et dès lors mobiliser consciemment son tégument ? […] Si l’effet du rôle n’est pas réellement tangible sur la surface cutanée, si cet effet n’est pas direct, (…) une influence possible et indirecte peut intervenir. Celle‑ci se manifesterait selon nature même du rôle et selon l’intérêt porté par le personnage à sa propre peau. » (p. 117). L’influence du rôle sur la peau de l’acteur serait néanmoins appréhendé par son entourage. Les proches d’acteurs témoigneraient de modification du teint de la peau et même de son odeur (p. 122), ainsi le corps serait « sollicité dans son ensemble et traversé de microphénomènes biochimiques ou physiologiques » qui pourraient échapper « tant à l’œil qu’à la perception de l’acteur » lui‑même (p. 123).

    À travers la diversité des paroles d’acteurs, l’autrice rend compte d’un imaginaire de la peau au théâtre, et par extension au cinéma. Elle entre dans le détail de ses transformations (coloration, texture, odeur, etc.) d’un personnage à un autre, mais aussi dans la diachronie des parcours de vie. Le régime de vie des acteurs est parfois hors‑normes, suivant les personnages auxquels ils sont conduits à se livrer (personnages d’alcooliques par exemple). Le rôle de la peau dans la carrière de l’acteur révèle une tension entre avoir la peau de l’emploi et la manifestation de soi inhérente au métier, c’est‑à‑dire au sentiment de soi, dans la vie et dans ses prolongements à la scène ou à l’écran. Les deux s’interpénètrent parfois, la peau participant à la gueule de l’emploi, ses transformations sont parfois gage « d’enrichissement, d’épanouissement » au profit de nouveaux rôles à tenir.


    [1].. Chemana M., Ganesa Ayar S. (éd.), (1994), Kathakali : théâtre traditionnel vivant du Kérala, Paris : Gallimard, 375.

    [2].. Stanislavski C., (1990). La formation de l’acteur ; traduit de l’anglais par Élisabeth Janvier ; introduction de Jean Vilar, Paris : Payot, 308. Les traductions du système stanislavskien ont donné lieu à quelques interprétations et malentendus, nous recommandons donc la lecture de travaux récents, en particulier : Autant‑Mathieu M.‑C., (2022), Le Système de Stanislavski : genèse, histoire et interprétations d’une pratique de jeu de l’acteur, Paris : Eur’ORBEM Éditions, 389.

    [3].. Strasberg L., (1969), Le travail à l’Actors Studio ; cours recueillis et présentés par Robert H. Hethmon ; traduit de l’américain par Dominique Minot, Paris : Gallimard, 366.

    [4].. L’anthropologie théâtrale n’est pas une science, mais une pratique d’acteur qui s’inscrit dans une perspective artistique comparative à la recherche des invariants du jeu de l’acteur. Cette approche influence néanmoins les études théâtrales avec le développement de courants scientifiques à l’image de l’ethnoscénologie. Cf. Des Barba E., Savarese N., (1995), L’énergie qui danse : un dictionnaire d’anthropologie théâtrale : l’art secret de l’acteur, Lectoure : Bouffoneries, 271.

    [5].. Sur la peau au cinéma : Morrissey P., Siety, E., (dir.), (2017), Filmer la peau, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 247.