La peau de trop. Entre discours médical et normes esthétiques : le patient obèse

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  • Description

    Romain JACQUET

    Linguiste

    Damien JARFAUT

    Doctorant en anthropologie, IDEAS (UMR 7307 CNRS‑AMU), Aix Marseille Université.

    Référence électronique
    Jacquet R., Jarfaut D. (2023), « La peau de trop. Entre discours médical et normes esthétiques : le patient obèse. », La Peaulogie 10, mis en ligne le 28 octobre 2023, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/peau‑trop

    Résumé

    La peau est un lieu de contacts et de sensations, elle est également indispensable à la vie en ce qu’elle maintient et protège notre organisme. À la fois organe du biologique et du social, nous sommes caractérisés par notre peau autant que nous lui portons des jugements. Nous questionnons le paradoxe de la peau « en trop » à travers les témoignages d’anciens patients ayant eu recours à une chirurgie de l’obésité. La perte de poids entraîne un gain de peau qui doit être lui aussi perdu. La peau suit le parcours du patient et change avec lui. En partant de ce contexte, nous proposons de questionner notre rapport à la peau et aux injonctions dont elle est la cible. Parle‑t‑on de ce qui se passe sur et sous la peau ou bien de la peau comme un tout caractérisé par ses aspects positifs comme négatifs, subis ou choisis ? Se réfère‑t‑on à la peau ou aux évènements périphériques qui l’entourent ? Et finalement existe‑il une séparation entre les fonctions de la peau, ses afflictions et la peau en elle‑même ? Il est alors pour nous opportun de questionner comment l’individu vit ce paradoxe dans cette peau lorsqu’il faut atteindre ce que nous avons choisi d’appeler la juste peau, pour coller au mieux à la norme.

    Mots-clés

    Peau, Surpoids, Obésité, Surplus, Perte

    Abstract

    The skin is a place of contacts and sensations, it is also essential to life in that it maintains and protects our organism. Both an organ of the biological and the social, we are characterized by our skin as much as we attach judgments to it. We question the paradox of “excess” skin through the testimonies of former bariatric surgery patients. The loss of weight leads to a gain of skin that must also be lost. The skin follows the patient’s path and changes with him. Starting from this context, we propose to question our relationship with our skin and the injunctions of which it is the target. Do we talk about what happens on and under the skin, or do we talk about the skin as a whole, characterized by its positive and negative aspects, undergone or chosen? Do we refer to the skin or to the peripheral events that surround it? And finally, is there a separation between the functions of the skin, its afflictions and the skin itself? It is then appropriate for us to question how the individual lives this paradox in this skin when it is necessary to reach what we have chosen to call the right skin, to stick as well as possible to the norm.

    Keywords

    Skin, Overweight, Obesity, Surplus, Lossbodies

    ‑Tu as peur pour ta peau ?

    ‑ Qu’est‑ce que tu veux, c’est la seule que j’aie …

    Henri Jeanson ‑ Pépé‑le‑moko (1937)

    Notre rapport à la peau est lieu de contact et de sensations avec l’extérieur, pourtant nous parlons des afflictions de la peau sans jamais réellement parler de la peau elle‑même. Parle‑t‑on de ce qui se passe sur et sous la peau ou bien de la peau comme un tout caractérisé par ses aspects positifs comme négatifs, subis ou choisis ? Se réfère‑t‑on à la peau ou aux évènements périphériques (modifications corporelles, maladies, parcours de vie, etc.) qui l’entourent ? Et finalement existe‑il une séparation entre les fonctions de la peau, ses afflictions et la peau en elle‑même ? Il est également pour nous opportun de questionner comment l’individu vit ce paradoxe dans cette peau lorsqu’il faut atteindre ce que nous avons choisi d’appeler la juste peau, pour coller au mieux à la norme. Pour parler de notre peau il faut aussi la considérer comme une interface intégrative et évolutive. Elle peut être agrémentée d’ornements permanents comme le tatouage (voir “Tatouage éthique et inclusif” dans La Peaulogie n°8, 2022), scarifiée de manière rituelle ou esthétique (Le Breton, 2002 ; 2003), dépigmentée (voir “Le blanchiment de la peau humaine” dans La Peaulogie n°1, 2018), remodelée mais elle peut également être marquée par une histoire, un accident ou la maladie.

    Si la peau est façonnée par la biologie, elle l’est aussi par ce que le social induit. Juste sous cette peau, réside tout un ensemble qui définit l’individu et le positionne dans la société. Il peut s’agir tantôt de muscles ou de graisses, du corps sain ou malade, une histoire du parcours de vie de la naissance jusqu’à la sénescence. La peau est ainsi un véhicule d’informations et de sens permettant l’adhésion au sein de groupes sociaux mais aussi l’exclusion, la stigmatisation d’un certain nombre de personnes ne correspondant pas aux critères énoncés par le plus grand nombre (Goffman, 1970). Il faut alors avoir la juste “peau qu’il faut” ou bien tenter de l’atteindre. La peau conforme est lisse, débarrassée d’imperfections, douce, c’est‑à‑dire agréable à regarder et à toucher. Cette peau qu’il faut atteindre est sans cesse représentée dans la publicité, le cinéma, la photographie, etc. Elle est l’habit des beaux corps qui séduisent et qui sensualisent notre expérience des choses, d’objets, comme dans une publicité pour un parfum, pour une nouvelle voiture ou des vêtements. La peau est assignée : nous y appliquons des normes et critères, ceux de la juste peau, de la belle peau. Ces critères distinguent les individus et les hiérarchisent, les classent. C’est notamment le cas des personnes obèses qui pour correspondre aux attentes sociales vont s’inscrire dans des parcours de traitement de l’obésité.

    Nous avons choisi le contexte du traitement médical de l’obésité et plus précisément de la perte de poids. Ce contexte est un terrain propice pour s’attarder sur les questions que nous venons d’évoquer tant les causes et les conséquences de l’obésité sont multifactorielles, fabriquées simultanément par le social et le biologique. Dans le cadre spécifique de la chirurgie bariatrique, le patient obèse vit une perte de poids massive et rapide aux effets visibles sur la peau. Elle se détend et devient un nouveau colocataire, un peu collant, parfois lourd, bref, la peau en trop. La peau devient un stigmate de l’opération et est désignée comme telle dans le langage des spécialistes et des patients. Cette peau est en trop. Il est intéressant alors de se demander si le patient perçoit cette peau comme un surplus. La peau en surplus est‑elle la même peau que celle qui recouvre son visage ou ses épaules ? Y’a‑t‑il une hiérarchisation de la peau du fait de cette nouvelle place qu’elle occupe en trop ?

    Les discours et pratiques médicales nous permettent dans un premier temps d’observer un paradoxe à travers la perte et ce que perdre veut dire chez l’individu obèse. Dans une deuxième partie nous avons porté notre analyse vers ce qu’évoque le gain de peau induit par une perte de poids importante ou massive et ce que signifie gagner dans ce contexte. Enfin, nous montrerons qu’un paradoxe se prolonge de manière itérative en invitant les corps à perdre de nouveau en se débarrassant de la peau en trop et que cet acte génère d’autres maux, altérant ainsi la libération qu’il est supposé apporter au patient.

    Les données de cet article ont été recueillies lors de deux terrains qualitatifs en anthropologie et en linguistique basés sur des entretiens et des observations réalisées pour certaines sur une durée allant jusqu’à six ans. Ces personnes ont été choisies car toutes caractérisées comme ayant perdu massivement du poids à la suite d’une chirurgie de l’obésité ou par leurs propres moyens. Ces pertes de poids ont toutes eu pour conséquence un surplus de peau après avoir perdu un surplus de chair.

    UNE GÊNE SOUS LA PEAU

    PERDRE CE QUE LA PEAU CONTIENT

    Du latin perdere (détruire, ruiner) qui à partir du IXème siècle prend le sens d’ « être privé d’une qualité, d’une faculté », employé aujourd’hui pour signifier « être privé provisoirement ou définitivement de », perdre quelque chose ou quelqu’un, causer la perte de. Dans ce sens, la perte signifie l’absence physique, matérielle d’un objet ou d’une personne. On l’emploie également en référence aux éléments qui constituent ou réfèrent à la qualité d’une chose. Un objet peut perdre en vitesse, volume, élasticité et de son sens, valeur ou de son intérêt. Lorsqu’on parle d’une compétition, d’un jeu, la perte prend le sens de “faire preuve de son infériorité” dans le même sémantisme, perdre du terrain c’est reculer devant quelqu’un ou quelque chose, céder. Perdre s’oppose à gagner ; perdre au jeu, perdre sa place. La valeur associée à la perte, même dans un contexte du jeu amical, est la défaite, un sentiment plutôt négatif ; quelque chose va manquer, disparaître ou ne pas être. C’est l’ego qui est touché à travers la performance ou l’absence de performance.

    La première étape du parcours de la chirurgie bariatrique est l’injonction à la perte de poids. L’individu est confronté dans un premier temps aux regards et discours d’autrui, bien souvent de ses proches, avant d’être confronté au discours médical et des experts de la santé. Patients et médecins ne s’accordent pas (ou rarement) sur les représentations et les définitions qui sont liées aux corps des patients. Il existe un rapport étroit entre l’autorité « savante » des médecins et le pouvoir qu’elle exerce sur les patients comme l’a souligné S. Fainzang (2006). Ces derniers, même lorsqu’ils ne sont pas d’accords ou en incapacité de comprendre le discours médical se doivent d’accepter le diagnostic des médecins. Le « mensonge » du discours médical comme l’appelle S. Fainzang apparaît dans les témoignages de nos enquêtés comme un point de passage obligatoire : le médecin peut bien dire ce qu’il veut, les patients « se connaissent ». Pour autant, dans notre recherche, il existe une réalité à la situation qui réunit ces deux catégories d’acteurs que sont patients et médecins : l’obésité. Ce « mensonge » n’a pas pour but de tromper le patient sur son état mais bien souvent de créer des raccourcis – des goulots d’étranglements pour le patient tels que « à ce rythme‑là vous allez mourir à 30 ans » comme cela a pu nous être rapporté. Il faut ajouter à cela que c’est une «  […] activité, toute rationnelle qu’elle puisse être au sens où elle a ses « raisons » thérapeutiques, [et] traduit l’adhésion de ses auteurs à des schèmes culturels déterminés » (Fainzang, 2006 : 27).

    Les patients réagissent de différentes manières mais tous tiennent à un moment ou un autre le discours de l’autoflagellation. C’est ce que Catherine évoque dans la salle d’attente du service qui la prend en charge dans le cadre de son obésité. Elle a bientôt 38 ans, célibataire et se présente comme « un petit bout de femme de 210 kg… mais attention ! 210 kg de tendresse ! ». Elle est hotlineuse pour une société de maquillage en ligne, et s’empresse de justifier le décalage entre son corps et son travail : « Il m’ont embauché parce que j’avais une voix sexy ! ». Elle a « tenté » une vingtaine de régimes, quatre nutritionnistes, des gélules achetées en pharmacie « sensées » brûler les graisses. Son jeune frère vient d’avoir son premier enfant et c’est cette naissance qui a sonné pour elle le tocsin de sa condition physique. Elle explique qu’elle a senti qu’elle ne devait pas prendre le bébé dans ses bras. Les regards étaient pesants sur elle, elle risquait “d’écraser” son neveu :

    « Cette douceur face à ma peau toute grasse et pleine de rougeur… J’avais l’impression que … que j’allais le saloper… (elle rougit, le regard porté sur le lino de la salle d’attente)… Et puis, je vieillis, si je veux avoir des enfants moi aussi… Il faut trouver quelqu’un… (Elle se redresse sur sa chaise)… Alors voilà, je suis là, pour régler tout ça (en désignant son propre corps de haut en bas)… Mais…Ce n’est pas facile d’accuser le coup…Si on perd face à une décision qu’on prend et… qu’on échoue à perdre (du poids)… C’est être encore un perdant, et tout le monde sait que les perdants sont des losers… Qui aurait envie d’être avec un loser… Même pas moi ! » (Catherine, 37 ans, 218 kg)

    La chirurgie est une solution pour se sauver : hypertension artérielle, athérosclérose, dyslipidémie, stéatohépatite[1], maladie rénale chronique, cancers, maladies respiratoires, articulaires, troubles hormonaux et enfin les conséquences psychologiques et sociales d’une maladie comme l’obésité dans une société où la norme tend à la minceur du corps (Vigarello, 2010). Il s’agit également de pouvoir se conformer aux attentes de la société sur le poids. Les médecins alertent sur le danger mortel encouru qui fait écho aux discours que peut prodiguer l’entourage du patient. Les avertissements peuvent avoir la tonalité de sermons et pousser l’individu à se conformer à la fois pour vivre mais également pour avoir une vie à vivre. Ce vécu fantasmé se trouve dans le monde social qui lui est refusé comme la pratique du sport, faire la fête, draguer et avoir des aventures, etc.

    INJONCTIONS PARADOXALES

    Le patient doit être convaincu que la perte de poids lui est positive, qu’il en a besoin. Le milieu médical traitant l’obésité est l’un des seuls à employer le mot de perte dans son discours avec toutes les contradictions et les paradoxes qu’il véhicule. Le patient peut réduire son diabète ou cholestérol, vaincre son cancer mais la perte de la vue rend aveugle et perdre sa mobilité c’est perdre son indépendance. La perte prend un sens rarement positif dans le discours médical. Lors des diverses consultations le corps médical justifie la nécessité de perdre à travers les nombreux risques qu’encourt le patient. Nous ne confions pas notre peau à n’importe qui. C’est pourquoi nous prêtons tout particulièrement attention aux discours de ceux qui nous proposent de « changer de peau. » Ce discours est finement travaillé par les professionnels du corps médical. Quand Rémi, 23 ans et 225 kg, entreprend un parcours de préparation en vue d’une chirurgie bariatrique d’une part pour des raisons de santé et d’autre part pour des raisons esthétiques, il évoque l’un de ses premiers contacts avec ce discours médical :

    « Je me revois en train d’observer circonspect, dans une brochure sur la chirurgie bariatrique, le dessin d’un homme gros à l’intérieur duquel se trouve dessinée la délimitation d’un homme plus maigre, sans surplus, nous dirions ; un homme normal. Sous‑entendu qu’à l’intérieur du gros je il y a un autre je, le véritable je piégé dans la masse adipeuse et qu’il faut libérer pour être pleinement ce que l’on pourrait être. » (Rémi, 29 ans au moment de l’entretien, 124 Kg, étudiant salarié)

    Il existe alors un paradoxe dans le discours médical se situant dans l’inversion sémantique des termes de gain et de perte. Dans le cas du patient obèse le gain est problématique et doit être inversé en une perte qui prend une valeur positive. La perte de poids devient l’objectif sur le long comme le court terme. Il devient vital de perdre, ce qui est discordant avec le principe généralement admis que le gain est quelque chose de positif. Le corps médical doit alors réussir à convaincre son patient qu’il est dans l’intérêt de celui‑ci de perdre, que l’acquisition de poids supplémentaire est une impasse. Il s’agit d’une double contradiction conflictuelle pour le patient : gagner prend une valeur négative et perdre une valeur positive. Cela peut faire écho à des souvenirs difficiles pour le patient, comme le souligne Rémi :

    « […] l’idée qu’on doit perdre oui c’est tout le temps ramené sur le tapis. On te sort des « tu te sentirais mieux si tu étais moins gros », « c’est dangereux pour ta santé », « t’as déjà essayé un régime », etc. Tu as trop, tu es trop… »

    Perdre se transforme alors en “se débarrasser de” et plutôt définitivement (même s’il s’agit en réalité d’une situation provisoire pour la majorité des patients). La perte devient alors un gain de vie, de possibilités, un renouveau pour lequel il faut procéder à un sacrifice d’une partie de soi, accepter la condition qui est la sienne. Le patient se retrouve pris entre le discours performatif environnant (perte de poids = bien) et l’injonction paradoxale[2] qui est proposée par le spécialiste de devoir perdre pour gagner. C’est à travers la perte que le patient gagne une nouvelle vie. Le discours médical est performatif en ce qu’il catégorise l’individu soit en patient, soit en malade. Le patient en latin patiens, « celui qui supporte », adjectivé depuis patior « souffrir, endurer, supporter » est dans le jargon médical “celui ou celle qui subit ou va subir un examen médical ou une opération chirurgicale[3] ; le malade (du latin, male habitusqui est en mauvais état”) est celui dont la santé est altérée, qui est atteint par la maladie, dont le fonctionnement du corps est perturbé par quelque chose. Malade est dit de quelqu’un qui n’est pas dans son état normal ; dénaturé, perturbé (folie par exemple). Le malade est celui dont on décrit les troubles, digestifs, respiratoires, atteint de maux de têtes, de nausées, fièvres etc. Il est l’objet sur lequel se penche le corps médical. Le malade est en souffrance. Le discours du chirurgien contribue au positionnement en ce qu’il est absolu et catégorisant pour l’individu. Celui‑ci est, dans le sens bourdieusien, possesseur du code en maniant l’impératif à travers le (re)classement de l’individu. Ce changement de statut est d’autant plus salutaire pour l’individu qu’il le classe de gros à malade puis patient. Des états dont la portée sémantique sont sensiblement différents et qui racontent une histoire, accompagnent un narratif du mouvement : vers la guérison.

    JUGER LES AUTRES ET SE JUGER SOI‑MÊME

    Le patient se trouve dès lors dans un processus et il s’attache à un lieu : l’hôpital. En découle parfois une nécessité pour lui de se distinguer du rôle social du patient et de malade pour anticiper les stigmates (Goffman, 1963) que la maladie engendre et les contournements à élaborer pour ne pas les subir. C’est ce que nous explique Rémi, alors qu’il se rend à son premier rendez‑vous pour participer à un nouveau parcours médical de soin dans un centre hospitalier traitant l’obésité. Rémi a déjà été opéré. Il pense être le seul dans ce cas lorsqu’il se rend au centre hospitalier. Lors d’une table ronde, il nous raconte qu’il va se retrouver face à des patients récidivistes et être marqué par le témoignage de certains d’entre eux :

    « Lorsque j’entre pour la seconde fois dans la salle d’attente du centre médical traitant l’obésité c’est suite au confinement et l’arrêt du sport m’ayant fait reprendre du poids. Une quinzaine de kilos après avoir, quelques années plus tôt, divisé mon poids par deux. Je me sens un imposteur en poussant les portes de l’accueil du centre et me fais discret dans les réunions de présentation. Je n’étais là que pour un bilan endocrinologique et un « parcours » pour me (re)confronter aux fondamentaux de la perte de poids pour ancien opéré. J’apprends au détour d’une conversation que la dame à qui je parle, la cinquantaine, est là pour sa troisième opération ! Elle me dit, en souriant, « vous comprenez, je suis trop heu… bonne vivante ». Suivons‑nous une thérapie pour les gens « bon vivants » ? » Rémi

    Outil de catégorisation dans la bouche des patients, “bon vivant” devient le synonyme du surpoids, sous‑entendu que ces derniers sont bons vivants car ils mangeraient beaucoup, mal ou trop. Il s’agit d’une euphémisation d’un comportement déviant qui est ramené à quelque chose de plus esthétique, de plus acceptable. D’autres termes sont rapportés dans nos entretiens comme embonpoint, épicurien et même hédoniste. Sur l’emploi de ces termes, Cindy (28 ans, serveuse dans un restaurant, 80 kg. Elle a perdu 60kg grâce à la chirurgie.) abonde en ce sens et souligne ainsi qu’« être « bon vivant » dans la salle d’attente d’un centre [de l’obésité], faut bien le dire… c’est que vous êtes obèse. Et donc, que vous ne vivez pas bien ». Pour autant, la réalité réapparaît dans le discours médical en des termes employés, tel que malbouffe et autres ‑phagies Le discours du corps médical n’a pas changé, mais le patient lui prête simplement une oreille différente. La bonhommie devient, dans toute sa portée parodique, un cynisme. Aux différents discours s’adjoint la nécessaire inscription dans des pratiques sociales et médicales. À ce sujet l’anthropologue Arthur Kleinman a théorisé l’existence de trois typologies pouvant caractériser les itinéraires thérapeutiques : l’environnement populaire, traditionnel et professionnel (Kleinman, 1988). L’expérience de la maladie est en effet construite socialement et culturellement. Il faut donc ajouter au discours médical, celui des proches mais aussi celui de traitement relevant de médecine alternative par exemple. Il existe donc un pluralisme médical et des itinéraires thérapeutiques bis, parfois antinomiques, où chacun donne de son conseil pour perdre du poids, retendre la peau, pour rester ferme, etc.: « J’en ai marre de tous ces couillons qui te disent quoi faire ! Il faudrait tous se mettre d’accord ! Les Doc te disent qu’il faut faire comme ça et puis comme ça, après on te parle de cardio mais une semaine après, il faut faire gaffe avec le sport… Et puis de toi à moi ! Je crois quand même que je connais mieux mon corps qu’eux !». Lila (41 ans, fonctionnaire au ministère de l’intérieur, qui ne veut pas communiquer son poids actuel mais précise qu’elle a pesé jusqu’à 130 kg).

    Dans ces circonstances, la personne obèse trouve un refuge réconfortant dans l’espace qui sépare les paroles brutales « gros » « obèse » « morbide » « masse grasse » qui renvoient à la réalité et l’attitude douce, chaleureuse des salles d’attentes et d’examens des centres médicaux qui luttent contre l’obésité. Les malades forment alors une communauté, réunie par leur indice de masse corporelle (IMC)[4] et par l’emploi d’un lexique particulier. Enfermés (comme dans le dessin de l’homme gros contenant un homme normal), délimités par des termes qui réfèrent d’une façon bien particulière à leur état psychique et physique. Dans cette perspective, l’autonomie du patient est encadrée par les professionnels : il reçoit des conseils, « est conseillé » en vue de son opération et de sa vie post‑opératoire. Les demandes et les discours sont bien souvent paradoxaux et perdre n’est pas négatif mais difficilement intégrable par les patients. Toutefois lorsque la perte s’avère une réussite, elle se transforme en gain et nous proposons à présent d’analyser ce qu’est gagner.

    GAGNER EN SANTÉ ET EN PEAU

    REDÉCOUVRIR SA PEAU

    Gagner c’est « acquérir quelque chose » ; un bien, un avantage, des dispositions, etc. C’est obtenir ce qui est désiré, que cela soit un bien ou une victoire. Gagner est synonyme d’être victorieux : vaincre la maladie, c’est gagner : contre son cancer, contre les circonstances etc. S’y associe l’idée de progresser, d’étendre : gagner quelqu’un, quelque chose. Dans le discours du corps médical il faut réussir à perdre pour gagner. Mais gagner quoi ? S’il gagne en longévité, en diminution des risques liés aux maladies connexes pouvant survenir, en santé, le patient gagne toute une panoplie de petites choses annexes qu’il va devoir gérer. Ce qui est demandé au patient est pourtant à l’opposé du gain : non pas acquérir quelque chose mais se débarrasser de quelque chose. Cela se retrouve dans certaines tournures de phrases comme « perdre du poids c’est re‑gagner en mobilité », « c’est gagner de l’espérance de vie », etc. Dans certains cas le dialogue propose même de re‑gagner une vie sociale : pouvoir se mouvoir, s’habiller, faire des activités jusqu’alors impossibles. Le patient peut alors occuper des espaces dans lesquels il ne lui était pas possible d’exister. C’est toutefois sans compter sur les effets que la perte de poids induit : placer l’individu dans une “nouvelle peau”. C’est le cas d’une patiente, Marie, elle souligne que la perte de poids s’accompagne d’un changement de statut social :

    « Perdre du poids ben c’est ne plus être gros mais dans le sens être acceptable pour les gens, on voit bien les regards et les paroles qui changent. J’ai des amis qui m’ont dit que j’étais courageuse, que ce n’était pas rien de le faire. C’est sûr qu’on nous voit différemment, on est plus les mêmes. Je ne suis plus la grosse Marie, maintenant je suis la jolie fille qui fait des photos, même avec ma peau en trop ! ». Marie (24 ans, 70 kg, coiffeuse et modèle photo pour magazine. Marie a perdu plus de 100kg à la suite de son opération. Avant cela, ses parents l’ont envoyée quatre fois en cure d’amincissement de ses 13 ans à ses 18 ans. Ces cures ont toujours été un échec pour elle).

    La perte du surplus de poids entraîne un gain ou un regain d’une vie plus standard et moins hors‑norme, moins désaxée par rapport aux attentes sociétales et du corps médical. Le patient regagne une liberté d’être dont il était privé ou s’était privé. Cette idée du regain vient, sans s’opposer, se contraster à celle de la perte. Il apparaît donc qu’après avoir été confronté à l’idée de la perte, le patient regagne un certain nombre de possibles comme la liberté de ne pas se faire dévisager, juger et critiquer dans l’espace public et par ses pairs malades qui eux, n’arrivent pas à perdre. La critique n’est finalement pas exsangue même après avoir gagné pour certains patients. Cindy n’est pas celle de son « groupe d’obèses » qui a le plus perdu mais n’hésite pas depuis sa perte de poids (60kg) à juger les autres filles obèses qui ne perdent pas assez vite à son goût :

    « Tu vois celle‑là ? La grosse en legging. Déjà pourquoi elle met un legging ? Ça bloblote (Elle mime un mouvant de vague avec ses mains)… Je vais plus avec elles, je ne veux pas qu’on croit que je suis comme elles, dans leur groupe de grosses opérées qui ne perdent pas. Elles mangent toute la journée en petite quantité (Elle se redresse et parle soudainement plus fort). Faut pas que ça s’étonne de pas maigrir si ça continue de se remplir avec des cochonneries hein ! (Elle se penche vers moi) Moi au moins, j’ai la peau qui prouve que je fais ce qu’il faut !» Marie

    D’une certaine façon, la perte réussie place l’ancien obèse sur le gain d’une estime de soi, à cheval entre son ancien statut et un nouveau en perpétuel devenir. Du moins pour un temps, car si le patient gagne une chose dans cette perte de poids, c’est la prise de conscience comme Cindy de l’artefact de la perte : la peau en trop.

    Ce surplus de peau, qui une fois l’euphorie des premiers instants passée et le plaisir de se voir plus mince, rappelle chaque jour que leur corps n’est finalement toujours pas conforme. Pire encore, pour certains de nos informateurs, cette peau devient vite une nouvelle enveloppe dont il faut se débarrasser car trop imposante, oppressante ou pour d’autres, répugnante. La hiérarchisation de l’état de la peau agit avec la même performativité que le discours du spécialiste : elle classe l’individu. Le trop de peau résiduel devient à la fois le témoignage de l’événement passé et l’impératif de la poursuite du parcours médical avec le traitement de ce surplus. La disparition du surplus de graisses laisse place à un surplus de peau. La perte rapide et massive de graisses ne laisse pas le temps à la peau de se retendre, elle se retrouve à pendre, à être ballotée et témoigne de l’absence de la graisse. Mais la peau n’est pas apparue, elle était déjà présente. Elle reste comme un témoignage du changement opéré. La peau reste dans son rôle d’enveloppe mais ce qu’elle enveloppe est désormais absent, perdu. Il ne reste que la peau pour témoigner de l’existence de ce surplus et cette peau, désormais handicapante, doit être traitée à son tour. Elle se révèle alors comme un acteur parfois insoupçonné et incontournable. La peau en surplus, tendue, qui déborde du corps ponctue les activités quotidiennes comme le fait de s’habiller, de pratiquer du sport, de se laver etc. La perte de poids qui est accompagnée par un gain de faire, c’est à dire de nouvelles possibilités d’actions, se trouve contrastée par de nouvelles obligations que nous allons maintenant évoquer.

    LE CARACTÈRE DE LA PEAU

    La peau en surplus devient alors une caractéristique de ce patient en transition : moins gros mais pas complétement maigre. Le surpoids laisse la place au surplus, la peau pendante prend une place occupée précédemment par les graisses. La rondeur du corps gros est remplacée par les formes de la peau qui pend, qui déborde et dépasse des vêtements. Pour le patient, durant la période qui sépare l’apparition de ce surplus et sa suppression (potentiellement programmée via une chirurgie esthétique), il faut mettre en place des stratégies. Il faut s’adapter à cette nouvelle forme, à ce nouveau corps. C’était le cas pour Marie après sa perte de 100kg qui témoigne de l’ascenseur émotionnel qu’elle a vécue.

    « J’étais contente, qu’est‑ce que je raconte… Heureuse, tant que je perdais du poids car ça me facilitait la vie, les escaliers sont devenus de moins en moins une torture. Et puis tu finis par te stabiliser, tu t’achètes des vêtements qui commencent à te faire ressembler à quelque chose… À quelqu’un, enfin je crois (rire gêné)… Et j’ai voulu essayer un bustier… Mais pour mettre un bustier il faut une poitrine… J’en avais une, une très grosse même…mais là j’en avais plus vraiment, j’avais deux gants de toilette pendouillants. J’ai fini par rouler (elle adjoint la parole au geste) la peau de mes seins dans mes soutien‑gorge pour faire illusion… Pareille pour le tablier sur le ventre et mes cuisses que je bourrais dans mes jeans. Tu t’es déjà pris la peau du ventre dans une fermeture éclair ? Je ne te le souhaite pas ! » Marie

    Ce qui n’est pas immédiatement apparent au patient c’est que la perte peut entraîner un gain inattendu. La perte de poids entraîne un “surplus”, un “gain de peau” comme l’évoque nos enquêtés ; ou plutôt, ce qu’il pense perdre en graisse, il le “gagne en peau”. La graisse alors centrale dans le problème du surplus laisse sa place à la peau. Celle‑ci, jusqu’alors en périphérie, devient le focus du problème de « surplus » : il y a trop de peau. La peau est vidée des graisses qu’elle contenait, des graisses qu’elle maintenait à l’intérieur du corps, prenant à présent plus de place. Le poids de la peau remplace donc le poids de la graisse dans l’esprit. Pour autant les patients gagnent‑ils vraiment de la peau ? Elle était en réalité déjà présente mais occupée par la masse graisseuse. La béance laisse donc l’enveloppe à la merci du biologique et de ses inégalités entre les individus. Ainsi, certains patients sont même disqualifiés socialement. Ils subissent alors une nouvelle violence symbolique comme celle que Cindy fait subir dans les rapports sociaux qu’ils entretiennent dans le groupe des perdants‑gagnants, celle d’une reconfiguration hiérarchique des corps (Bourdieu, 1979).

    Le gain n’apparaît alors plus que comme médical, et le surplus comme un souci social et psychologique, esthétique. Après les derniers kilos perdus, Cindy possède un volume de peau « non négligeable », pour reprendre les propos de son chirurgien. En sortant de son dernier rendez‑vous de suivi, elle parait très énervée et confirme par son témoignage que ce gain n’est plus que médical pour elle. Il faut dire qu’elle attendait beaucoup de ce rendez‑vous et espérait obtenir les réponses à sa préoccupation des dernières semaines : son excédent de peau.

    « Qu’est‑ce que je suis censée faire avec tout ça ? Je suis allée voir le chir[urgien] mais il m’a dit qu’il fallait que je voie ce qui allait rentrer dans le cadre de la Sécu ou non. Les seins et le tablier c’est ok, mais le reste, il faut prouver que c’est une gêne dans la vie de tous les jours… Sans déconner, quand tu crois que t’arrives au bout, il faut encore que tu prouves quelque chose à quelqu’un ! Que je remontre ma bidoche à un inconnu ! Et encore je dis ça ! Mais après, il faut encore rentrer dans un autre circuit médical, te remettre à poil… Ils [les médecins] s’attendaient à quoi ? Que marraine la fée transforme la citrouille en cendrillon ? Tu sais où ils peuvent se la carrer leur baguette magique ?! Ah bah c’est super hein ! je risque plus de faire un arrêt cardiaque mais quand je lève les bras je ressemble à Batman et je peux faire du hula hoop avec ma peau du ventre ! (Elle s’arrête, soupire puis pleure). Désolée. Tu comprends, je ne suis pas riche. J’ai peur qu’on me dise que je dois garder ma peau… » Cindy

    Certains auront une peau qui se retend mieux que d’autres et elle n’occupera pas la même place, le même volume à tous les endroits sur les corps. D’autres témoignages confirment qu’à partir de la fin de cette étape du processus (perte‑gain), c’est un savant mélange de crainte, de honte, de réminiscence des stigmatisations passées avec lesquelles il faut jongler. Il faut dès lors en plus de maintenir une gestion de la maladie, s’inscrire dans une nouvelle bataille déjà éprouvée, ajouter une nouvelle étape, celle de la perte, mais de la perte du surplus de la peau cette fois‑ci. Le patient se trouve alors de nouveau au cœur du paradoxe de sa peau ; la perte de poids entraîne un gain de peau qu’il faut également perdre. Dans la prochaine partie, nous allons décrire cette nouvelle perte qu’il faut endurer et déterminer si là encore, l’individu et sa peau ne sont pas contraints par une injonction paradoxale : devoir perdre pour gagner. Se débarrasser du trop.

    UNE BONNE ET UNE MAUVAISE PEAU ?

    Dans son travail sur la perception, le philosophe Merleau‑Ponty (1945) souligne que le mot sensation n’est pas clairement différencié du mot de perception et nous invite à considérer qu’il n’y a pas de perception sans signification. Si nous sommes capables d’inférer, d’émettre des suppositions sur des choses immédiatement à partir de leur apparence externe, c’est que nous avons une connaissance à la fois pragmatique et sociale de ce que nous observons. Par exemple, un dossier, une assise, et quatre pieds constituent, fondamentalement, une chaise. Enlevons le dossier et elle devient un tabouret. Faisons en sorte d’agrandir l’assise et elle devient un banc. Il existe une multitude de chaises adaptées à différentes fonctions ou occasions ; les chaises des salles de cours, d’apparat dans les hôtels de ville, de bureau dans les salles de réunion etc. Nous possédons la capacité de porter divers jugements sur nos chaises : sont‑elles fonctionnelles ? Sont‑elles esthétiques ? Adaptées à l’endroit et à l’usage ? etc. Par analogie l’enveloppe externe, la peau, d’une chose ou d’un individu est un lieu d’échanges intenses avec l’extérieur qui n’échappe pas aux diverses suppositions reposant sur l’appartenance à un environnement social. Les apparences nous informent donc sur la place des individus au sein du corps social, sur les façons dont nous pouvons interagir avec les objets et d’autres individus (Gibson, 1977 ; Goffman, 1955 ; 1963) et provoquent, dans une certaine mesure, des constructions et réactions psychiques : désir, dégoût, plaisir, joie, tristesse etc. ainsi que des réactions physiques (Anzieu, 1995) le mouvement, le contact etc. La peau et ce qui se cache en dessous véhiculent l’information sur celui qui les porte. Il s’avère que nous tenons à notre peau ; ce revêtement extérieur du corps qui se manifeste d’ailleurs abondamment dans nos expressions telles qu’attraper par la peau du cou/dos/fesses, avoir/faire/crever/trouer la peau de quelqu’un (tuer), vouloir la peau de quelqu’un (vouloir sa mort ou sa défaite), sauver sa peau, défendre sa peau, tenir à sa peau (se sauver/lutter pour son existence). Nous attribuons aussi des caractéristiques distinctives aux peaux et ce qui réside en dessous physiologiquement comme socialement : peau de chagrin (qui diminue, s’amenuise), peau de vache (femme ou homme sévère, injuste), vieille peau (femme âgée) opposable à peau de pêche (par analogie ‑ veloutée, rosée, d’aspect duveteux). Elle est également adjectivée : flasque, pendante, flétrie, molle, grasse, tendue/détendue, tirée, fatiguée, tombante, lisse, douce, délicate, de bébé, ferme, soyeuse.

    La représentation de la peau est donc idéologique, il existe une bonne peau à laquelle se conformer. C’est cette peau qui est représentée dans les médias comme au cinéma : les complexions, lorsqu’elles existent, ne sont alors plus des défauts mais des outils narratifs. Il existe des méthodes pour tendre vers cette peau idéologique et toutes poussent l’individu dans un carcan pour se conformer et s’autocatégoriser (Durkheim et Mauss ; 1903) : régimes, produits de beauté, opérations et traitements de la peau etc. La représentation de la peau est également poétique, il y a dans l’idée d’une peau pure une beauté idéalisée et inaccessible à laquelle nous ne parvenons qu’à travers des artifices. Tels que le déguisement (maquillage) ou la transformation (chirurgie). Cette peau‑étique suggère des émotions et sensations à l’évocation de la peau : duveteuse, laiteuse, sensuelle, brûlante de désir. Et aussi marquée brutalement par la vie : tannée, travaillée, balafrée etc. L’évocation poétique transporte son lecteur dans la suggestion de la peau désirée. Dans la conclusion de ses Mythologies, Barthes dit de l’idéologisation et de la poétisation qu’elles sont deux méthodes inconciliables pour rendre compte de la réalité (Barthes, 1957 : 247). « Nous sommes piégés en observateurs, entre l’objet et sa démystification, dans une description toujours excessive du réel et de la rupture du monde social » (Ibid.). Peut‑on rendre compte de la peau sans la poétiser ou l’idéologiser ? Toujours selon Barthes, il nous faut tendre vers « une réconciliation du réel et des hommes, de la description et de l’explication, de l’objet et du savoir » (Ibid.). C’est à cette réconciliation que nous devons tendre en proposant d’observer le paradoxe que la peau suggère.

    Où commence le gras et s’arrête le muscle ? Lorsque la peau se retend et qu’un individu cherche à (re)trouver une apparence plus convenable c’est‑à‑dire qui correspond davantage à la norme de la peau lisse et débarrassée des imperfections, la question des frontières se pose. L’importance de cette délimitation est double, pour le patient il s’agit de voir et de re‑toucher son corps. Réapprendre des mouvements qui étaient parfois encombrés par le surplus de chair et même dans certains cas rendus impossibles. Le surplus de peau n’empêche pas de se baisser mais provoque un autre effet, celui de la peau qui tombe et qui pend, entraînant alors une gêne à la fois physique et psychique ; la honte de montrer le surplus de peau et la gêne qu’entraîne la dissimulation. Le spécialiste de la chirurgie esthétique, lui, retouche le corps d’une autre façon. Il doit sculpter dans la chair les formes qui sont cachées sous la peau. Il doit délimiter les muscles et les chairs pour ne couper que ce qui est en trop. Cela implique qu’il sache ce qui est de trop et que cette vision soit partagée par le patient. C’est une tâche complexe d’établissement des frontières entre peau et chairs qui n’est pas sans renvoyer à l’image dessinée sur la brochure discutée par Rémi dans laquelle un homme maigre est dessiné dans un corps plus large : cette peau est‑elle toujours l’enveloppe cutanée qui protège de l’extérieur et qui se fait faisceau des contacts, des sensations ? Ou est‑elle désormais un intrus qui s’accroche au corps au détriment du patient ? Les avantages de l’organe sont petit à petit remplacés par les inconvénients, plus immédiats, pour le patient, comme en témoigne Rémi :

    « Quand on monte sur la balance on sait plus vraiment ce qu’on pèse entre le gras, la peau et les muscles. Alors le diet[éticien] te dit que le muscle ça pèse plus lourd que la graisse et qu’il ne faut pas trop se formaliser, pas trop se peser sinon tu te focalises trop sur le chiffre. Mais quand tu vas à la salle le coach te fait te peser et tu vois bien qu’il part de là pour te dire quoi faire. Et toi en plus tu le vois pas forcément au début. Même avec 100kg en moins tu as l’impression d’être toujours une espèce de boudin en tenue de sport, t’as des grosses cuisses, des bras avec de la peau qui pend, alors tu achètes des t‑shirts avec des manches qui prennent tout l’avant‑bras, des shorts un peu larges. Tu caches la misère, tu dissimules. Tu commences à te dire que si on te la coupe pas [la peau] elle va rester là » Rémi

    Le patient doit alors s’engager dans un nouveau parcours de perte, celui de la perte de peau en trop. Il va falloir découper et pour cela il faut délimiter, détailler ce qui est en trop de ce qui doit être conservé. Il n’est plus nécessairement question de vie ou de mort et le discours urgent, parfois angoissant des spécialistes laisse place à une autre stylistique, plus axée sur une séduction du patient. Le résultat c’est le beau corps et s’approcher de la peau normée, poétisée. Les spécialistes proposent différentes façons de retendre la peau, notamment à l’aide des muscles qu’il faut faire travailler, qu’il faut regagner. La pratique sportive, accompagnée d’une alimentation saine, traiter la peau, le patient doit réaliser une « cure » de bonne santé. Cela s’avère néanmoins insuffisant pour la majorité des patients qui doivent entreprendre malgré tout une opération de chirurgie esthétique visant à supprimer le surplus de peau. La peau doit être préparée à cette opération, elle doit être travaillée à travers l’alimentation, le sport et également quelques artifices. Comme en témoigne certains patients tel qu’Eliot (21 ans, 72 kg, étudiant. Il a perdu 127 kg depuis son opération et s’est stabilisé depuis 1 an) : « On te le dit, y’a pas de solutions miracles, tu vas devoir trimer encore un peu plus mais ça vaut le coup, après t’es bon pour faire les dieux du stade (rires) ».

    LE STIGMATE DANS LA PEAU

    Dans le langage des patients et des spécialistes, la peau est un stigmate de l’opération. Elle est « en trop », elle est décrite par le patient comme une peau en surplus, ce qui la distingue. Cette peau en surplus est‑elle la même que celle qui recouvre le visage et les épaules du patient ? Ou bien observe‑t‑on dans ces éléments de langage un déclassement de la peau qui occupe une nouvelle place ? C’est‑à‑dire que le patient est conscient de ce qu’il peut voir et toucher : la peau qui pend, qu’il peut saisir. Et inconscient dans la distinction qui peut exister entre la peau nécessaire du visage, des mains etc. et celle désormais dispensable de ces zones de surplus, surchargées par une peau qui pend, qui prend de la place. Cette peau dont la fonction n’est plus simplement de recouvrir mais qui est un témoignage et qui renvoie le patient à son ancien statut d’obèse. Et même plus concrètement à son statut actuel de transitionné ; c’est à dire d’obèse en transition. Cette peau n’entraîne pas nécessairement de problèmes de santé comme le soulève Rémi : « Je n’ai pas vraiment eu de problème avec ma peau, je n’ai pas eu de tablier. Rien qu’avec le sport elle se tendait correctement ». Mais pour certains, comme avec le témoignage précédent de Marie ou de Cindy, la question esthétique et pratique est indéniable et doit entraîner un traitement. Sans quoi la vie est rendue, sinon impossible, difficile. C’est le cas également pour David 30 ans, 84kg au moment de l’opération, jeune cadre dans la communication. Après une perte de poids de 60 kg en autonomie, David « trainait » sa peau en trop depuis plusieurs mois. Il a subi une intervention pour se « débarrasser » du tablier apparu à la suite de sa perte de poids. Aucune autre zone de son corps n’est alors un problème pour lui. Comme il l’explique, il a perdu seul ses kilos en pratiquant du sport. La seule zone de peau qui ne s’est pas remise après son amincissement, c’est le ventre. Une zone invisible pour les gens qu’il croise, mais lui sait. Dans son récit il évoque que l’acceptation de cette peau en trop n’aurait peut‑être pas autant posée de problème s’il n’était pas gay :

    « Tu sais le milieu gay est plutôt violent avec l’apparence. Il y a comme quelque chose d’intégré en nous, je dirai même de programmé d’une certaine façon, à répondre à une forme particulière d’esthétique du corps. La minceur, la jeunesse, la perfection de la peau. Le corps est hyper sexualisé. Alors essayer de draguer sur une plage l’été ou aller en boite de nuit dans une tenue suggestive, voire un peu trop moulante… ça fait désordre d’avoir un truc qui se balade ou qui dépasse quand tu lèves les bras. Je ne te parle même pas de la situation où tu as réussi à faire illusion, le stress quand tu dois enlever tes fringues pour passer au sexe… Bref j’étais plus équipé et encore moins adapté. Exit la confiance en moi » David

    Il réside donc une dissonance entre ce que David évoque aux autres et ce qu’il évoque à lui‑même. David plait et il a régulièrement des relations auxquelles il met lui‑même à chaque fois un terme. Sa peau se dresse telle un rempart entre lui et le monde. C’est ce que souligne le sociologue Vincent de Gaulejac dans l’interview qui lui est consacré par la dermatologue Sylvie Consoli et la psychanalyste Gisèle Harrus‑Révidi : « La peau est vraiment le lieu de l’interférence permanente entre ce qui est de l’ordre de l’intériorité et ce qui est de l’ordre de l’extériorité. La honte est 100 % psychique et 100 % sociale, 100 % dans l’intériorité et 100 % liée à des situations sociales dans lesquelles on est devant le regard de l’autre, ou confronté à des risques d’invalidation et de stigmatisation. La peau est donc particulièrement sensible à ces tensions, ces conflits, ces contradictions entre le sentiment, l’éprouvé intérieur et l’image de soi qu’il faut donner ou que l’on veut donner à voir » (Consoli et Harrus‑Révidi, 2012 ; 10). Et puisque le patient a honte, les mécanismes qui étaient plutôt les siens durant les étapes qui l’ont conduit ici (stigmatisation, dévalorisation de soi‑même, etc.) sont réactivés. Ce que le patient a gagné est invisible, il faut à présent le rendre visible. Il a conscience qu’il n’a rien perdu mais qu’il faut encore perdre quelque chose qui est arrivé à maturation, et s’est inscrit dans le quotidien : Il faut se débarrasser de cette peau qui reste et qui n’est plus vraiment la sienne. Il y a là une forme d’itération du processus de perte appliqué cette fois à la peau pour gagner en beauté, en correspondance à l’image d’un idéal type.

    « L’ancien moi est mort sur la table d’opération ? Question que je me suis souvent posé ou que j’ai verbalisé.  Est‑ce que je suis “moi” ? Ou est‑ce que je suis devenu un autre moi ? Est‑ce que le moi d’avant c’était le moi de maintenant mais sans les possibilités d’exprimer ou de faire valoir ou d’être [anthropologiquement] vraiment “moi” ? C’est à dire la question des barrières sociales, de l’acceptation, des possibilités d’être. J’ai toujours ressenti une peur constante du retour en arrière. » Eliot

    Il y a là une idée d’une “condamnation” à la fois biologique et sociale. Le patient ne serait jamais vraiment plus que ce qu’il a été : gros, gras. A travers le témoignage d’Eliot, se dégage l’idée qu’il n’y aurait pas vraiment de fin heureuse. Lorsque nous l’interrogeons sur cette forme de fatalité qu’il évoque, il nous répond en demi‑teinte :

    « Est‑ce que je le vois comme une fatalité ? Oui et non. J’ai appris à vivre avec et je pense avec du recul que c’est tout ce que tu peux vraiment faire. Apprendre à vivre avec. Est‑ce que c’est grave ? Je ne pense pas. Il y a plus important pour moi, mais je mentirais si je disais que ce n’est pas insidieux, comme un poison, ce sera toujours dans ton esprit, dans un coin de ta tête. Le moindre pli sur ton corps te renverra à la peur, au passé. » Eliot

    Être délivré de son corps ne va pas ici forcément de pair avec la liberté d’être. Si l’opération est une bataille en soi, l’après n’est pas sans tumultes. La peau découpée, tendue, cousue est placée dans des gaines, des corsets qui viennent corriger la posture du patient et maintenir les chairs en place. La peau doit être contenue. C’est là encore une situation paradoxale si la peau sert à contenir les organes et les chairs naturellement. Mais cette peau en surplus qui ne contient plus, perd sa fonction de contenant, de limite et doit être elle‑même encadrée, contenue avant de pouvoir prétendre remplir de nouveau cette fonction. Une question demeure tout de même à l’issue de nos entretiens, celui de la conformité avec les apparences fantasmées par les patients. Si l’opération amène le patient à se rapprocher de ce qu’il souhaite devenir, nombreux sont ceux qui lors de nos entretiens évoquent le besoin de retouches à travers l’objet photos.

    En effet, l’objectif d’un appareil photo était généralement perçu comme un ennemi à fuir absolument avant l’opération de chirurgie bariatrique. Une fois le poids perdu et camouflable dans les vêtements, être pris en photo n’est plus un problème pour nos informateurs, mais les retouches sont indispensables avant de publier quelque contenu que ce soit sur leurs réseaux sociaux. La peau est lissée, réchauffée par des filtres, les imperfections sont gommées. Nous pourrions supposer qu’après l’ablation du surplus de peau les filtres soient utilisés avec plus de parcimonie, mais les discussions démontrent qu’il n’en est rien :

    « Je retouche toute mes photos, toujours, c’est impossible de faire sans à moins d’être parfaite. Mais attention hein, je suis super satisfaite du travail du chirurgien ! Je suis une bombe maintenant en vrai… Mais bon, tout le monde le fait, même les maigres ! Après c’est sur je m’affine toujours un peu, j’aurai bien aimé avoir un peu moins de hanches, mais là c’est pas possible, maintenant sous la peau c’est de l’os ! (Rire) » Marie après son opération de chirurgie.

    Le corps ne convient finalement jamais vraiment, même chez ceux qui sont des « images de la perfection » ou proches de cette perfection fantasmée. Il y a aujourd’hui un discours positiviste sur la libération du corps, il faut accepter les formes et aimer s’aimer. Pourtant, l’opération de chirurgie esthétique et réparatrice ne permet pas une meilleure acceptation du corps chez l’ancien obèse, il la facilite en rendant son enveloppe, sa peau invisible aux critiques.

    CONCLUSION

    À travers ce travail nous voulons mettre en avant le paradoxe d’une peau « en trop ». De l’organe indispensable à la vie à un surplus qu’il faut éliminer pour reprendre forme. Est‑il possible de penser que notre peau est superflue ? De vouloir, parfois ardemment, s’en débarrasser ? Ce que nous observons à travers les différents témoignages que nous avons recueillis est le changement de statut de la peau chez les patients de chirurgie bariatrique ayant connu ce surplus de peau. De la peau protectrice indispensable à la vie vers la « peau en trop » dont on veut se débarrasser. Notre organisme produit de la peau pour se protéger des interférences extérieures à notre corps et, en un sens, elle sanctuarise notre corps en agissant en barrière protectrice. La peau s’adapte aux âges et au vécu de celui ou celle qui la revêt (maladie, vieillesse, grossesse). Elle peut être également dépossédée de ses propriétés.

    Chez les patients que nous avons interrogé la peau change d’état et les rapports qu’ils entretiennent avec ; physiologiquement et psychiquement. La peau suit alors le parcours du patient et change avec lui, elle accompagne son changement jusqu’à sa dénaturation au point de devenir un poids. La perte du poids peut entraîner un gain de peau qui doit dans une continuité être supprimée : la peau ne sanctuarise plus, elle ne protège plus et devient une lourdeur physique et psychique, sans cesse un rappel du changement qui s’opère et de ce qu’il signifie. Une sorte de blessure cynique qui est traitée de façon extrême : par le dépeçage. Le découpage.

    Cette division est‑elle, par le morcellement du corps, la seule possibilité pour le patient de faire « table rase » d’un passé synonyme de souffrances et de ségrégation sociale ? Perdre jusqu’à son surplus de peau n’est pas nécessairement synonyme de libération psychique : les stigmates sont toujours présents bien que dissimulés, avec plus ou moins de succès dans des attitudes, des comportements. Car la nature de la peau fait qu’elle peut de nouveau se retendre. Accueillir de nouvelles graisses et reprendre du volume. Mis en garde par le corps médical ou par le témoignage d’anciens opérés le patient apprend qu’il est prisonnier d’un cycle et qu’à tout moment la rechute est possible. Le regain de peau est possible et avec lui tout le poids des significations. C’est parce qu’il existe ce paradoxe qu’il est difficile de réconcilier le malade, le patient et l’individu avec sa peau.

    Toutefois, la visibilité des corps gros et de la grossophobie subie par les personnes atteintes d’obésité a permis la création de mouvement ces dernières années tel que le body positivisme et la fat acceptance et, dans son sillon, concouru à l’émergence des Fat Studies. Ces deux mouvements proposent de modifier le regard que la société pose sur le corps gros (ou celui qui ne correspondant pas aux normes et critère de beauté définies en occident) et militent pour son acceptation. Les Fat Studies visent à faire évoluer les discours médicaux, modèles de préventions et les traitements en matière de politique de santé publique en dehors des simples recommandations biomédicales. Ces mouvements appellent, dans les années à venir, à observer les discours liés aux normes esthétiques et invitent à questionner notre rapport aux corps et à la peau et les travaux actuellement menés sur ces thématiques permettront de proposer de nouvelles pistes de réflexions et d’analyses sur les traitements de l’obésité et la chirurgie réparatrice ou esthétique après une perte de poids significative.

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    [1].. Maladie chronique qui concernerait plus de 200 000 personnes en France. Elle correspond à une accumulation de graisses dans le foie (stéatose) associée à une inflammation de l’organe (hépatite). Source : www.inserm.fr

    [2].. En référence à la théorie du double bind (double contrainte) de Gregory Bateson, 1956.

    [3].. Selon les définitions admises par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.

    [4].. Évaluation de la masse corporelle en fonction du poids et de la taille du sujet. Il se calcule en divisant le poids en kg par le carré de la taille en mètre.