L’élasticité de la peau des body‑builders

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  • Description

    Eric PERERA

    Maître de conférences HDR, SantESiH (Santé Education Situations de Handicap ‑ UR_UM211), Université de Montpellier.

    Référence électronique
    Perera E., (2023), « L’élasticité de la peau des body‑builders à l’épreuve de la quête du muscle par la prise de “gras” », La Peaulogie 10, mis en ligne le 28 octobre 2023, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/elasticite-bodybuilders

    Résumé

    L’expérience du body‑building sous forme d’observation participante montre que l’épaisseur de la peau est au centre des préoccupations dans cet univers. En l’observant et la palpant, la peau est non seulement un repère pour évaluer le taux de masse graisseuse corporelle des pratiquants, mais aussi un moyen de savoir si la diététique prescrite est bien suivie. La transformation du corps et le gain de muscle passent par une alternance de périodes de « sèche », mais aussi de prise de poids. Durant la diététique de prise de poids, le surplus de graisse accumulé « voile» la peau et déstabilise le pratiquant au point de troubler son identité. Il s’agit d’un état passager avant la « sèche », qui dévoilera les muscles sous la peau, critère esthétique essentiel en compétition. Cet article montre comment une recherche de prise de poids est considérée comme une étape transitoire tout en faisant partie de la fabrique du muscle. Le cycle répété d’une prise de poids suivie par une période de « sèche» peut altérer l’élasticité de la peau et/ou la capacité à sécher de l’athlète dans le temps et favoriser le cumul de gras. Cette quête du muscle laisse des traces sur la peau qui révèlent finalement un processus de subjectivité oscillant entre le refus d’être « gras » et le plaisir éphémère d’être body‑buildé.

    Mots-clés

    Transformation, Body‑building, Muscle, Trouble et graisse

    Abstract

    The experience of body‑building in the form of participant observation shows that the thickness of the skin is at the center of concerns in this universe. By observing and feeling it, the skin is not only a benchmark for evaluating the body fat rate of practitioners, but also a means of knowing if the prescribed diet is being followed. The transformation of the body and the gain of muscle go through alternating periods of “cutting”, but also of weight gain. During the weight gain diet, the excess fat accumulated “veils” the skin and destabilizes the practitioner to the point of clouding his identity. This is a temporary state before the “cut”, which will reveal the muscles under the skin, an essential aesthetic criterion in competition. This article shows how a search for weight gain is considered a transitional stage while being part of the muscle factory. The repeated cycle of weight gain followed by a period of “dryness” can alter the elasticity of the skin and/or the athlete’s ability to dry out over time and promote the accumulation of fat. This quest for muscle leaves traces on the skin which ultimately reveal a process of subjectivity oscillating between the refusal to be “fat” and the ephemeral pleasure of being body‑built.

    Keywords

    Transformation, Body‑building, Muscle, Disorder and fat

    Le 23 mars 2006, dans le cadre d’un travail de recherche ethnographique, j’intègre un groupe qui pratique le body‑building[1] sous la direction d’un coach appelé Clovis[2] (ancien body‑builder).

    Lors de la séance de musculation, le coach demande à un de ses athlètes Christophe (27 ans, étudiant et ancien athlète de 100 mètres) de se mettre torse nu devant la glace puis en caleçon pour le préparer aux posing[3] avant les compétitions de body‑building. Son corps body‑buildé est mis en valeur par un t‑shirt moulant qu’il enlève sans discuter. Je remarque que ses épaules au niveau des deltoïdes ont des vergetures comme si la peau s’était soudain étirée.

    Le 7 mai 2006, lorsque j’aide Christophe à se passer du tan[4] avant la compétition, je revois les vergetures au niveau des épaules, mais aussi à l’intérieur de ses cuisses. Le choix du tan est très important, selon la couleur et la texture de la peau de l’athlète, le tan fait ressortir les muscles. L’application du tan nécessite de passer plusieurs couches et Christophe me demande régulièrement de regarder de loin pour voir où il manque du tan.

    (Carnet de terrain)

    En quoi des vergetures, un simple détail de la peau, nous éclairent‑elles sur les pratiques des body‑builders ? Ces observations peuvent paraître anodines, mais ces vergetures révèlent la façon dont la peau peut garder des traces de fluctuations pondérales du corps de l’athlète. En effet, la raison de ces vergetures est expliquée à la salle de musculation comme un manque d’élasticité de la peau, lui interdisant d’absorber l’alternance des régimes. L’enchaînement de prises de poids et de pertes de poids, qui façonnent progressivement le corps du body‑builder, provoque ainsi des variations pondérales élevées à l’origine de ces marques blanches visibles sur la peau. Alors, l’application du tan, différent d’un athlète à un autre selon le type de peau[5], vient gommer ces vergetures et parfaire la transformation du body‑builder.

    La littérature sur le sujet montre l’engagement personnel intense qu’exige le body‑building. En effet, atteindre une musculature bodybuildée exige des sacrifices impliquant des mois de travail intensif de chaque groupe musculaire associés à une diététique stricte (Monaghan, 1999). L’engagement dans le body‑building est tel que la pratique implique même des sacrifices financiers et personnels (Klein, 1993). Kinnunen explique que l’ensemble de ces sacrifices est consenti pour atteindre un corps satisfaisant les critères culturels du groupe de référence (body‑builders et anciens body‑builders) plus que des critères génériques lui étant extérieurs : « Une nourriture pure est indispensable en bodybuilding pour atteindre la perfection physique, mais elle a également une fonction de distinction sociale : elle marque “l’intérieur” de la sphère sociale » (2004, 320).

    Un mode de vie est défini et partagé par une sous‑culture dont le body‑builder, qualifié par Kinnunen d’« authentique », forme le centre. Si la figure emblématique de cet univers demeure Arnold Schwarzenegger[6], des pratiquants qui s’en inspirent, mettent en avant sur les réseaux sociaux une forme de « life style » lié au body‑building (Coquet, 2016). Nous avons ici un véritable « mode d’existence » (Latour, 2012) qui implique de suivre des régimes draconiens faits d’interdits alimentaires afin de contrôler la perte/prise de poids pour « fabriquer du muscle » (Vallet, 2022). Cette mise en ascèse du pratiquant lui permet de perdre les surplus de gras en « séchant »[7] afin de « dévoiler » la masse musculaire générée et travaillée durant des mois (Perera, 2017). Cette capacité à éliminer les graisses sous‑cutanées, à atteindre un pourcentage de masse graisseuse le plus faible possible, est valorisée à la salle de musculation, où l’expression « faire une sèche » est omniprésente. Le volume musculaire[8] est alors travaillé par une diététique ajustée pour réduire l’épaisseur de la peau afin de la rendre « aussi fine que du papier à cigarette », un critère déterminant dans l’évaluation de l’athlète lors des compétitions de body‑building où sont mis en scène des « corps extrêmes » (Baudry, 1991).

    La pratique du body‑building et sa capacité à contrôler la silhouette fait partie des moyens techniques pour éliminer les rondeurs et les remplacer par du muscle. Le gras est alors une ressource mobilisée en énergie calorique à des fins de synthèse musculaire. On le retrouve dans la diététique des body‑builders comme un apport essentiel dans la gestion de leur apparence physique. Ils développent ainsi une science empirique de la transformation du corps dont la finalité consiste en une quête de masse musculaire. Ce corps musclé est valorisé dans nos sociétés associé à la réussite sociale et aux valeurs dominantes de concurrence et de performance (Ehrenberg, 1991). Cet idéal corporel est aussi synonyme de santé et de liberté dans sa manière d’être mis en scène dans les médias, constituant des repères auxquels chacun peut s’attacher (Charaudeau, 2005). Correspondre à ces idéaux, c’est rendre son corps remarquable (Andrieu, 2008) et c’est aussi le plaisir de se plaire et de plaire. Une apparence musclée c’est aussi dans l’imaginaire collectif associé à la puissance et au contrôle sur son existence, un moyen de surmonter certains complexes (Vallet, 2013 ; Ferez et Perera, 2018). Cependant, atteindre une telle silhouette appelle à l’entretien de soi, à une autodiscipline associée à un mode de vie consistant à « bouger » et à surveiller son apparence (Détrez, 2002 ; Perera et Vallet, 2021). Des conduites rationnelles vont ainsi dicter notre façon de vivre un corps, une « gouvernance de soi » ou d’autocontrôle (Foucault, 1984) : l’ascèse, la diététique et la tempérance sont des techniques d’autocontrôle, des façons de dominer l’existence. À l’inverse, le laisser‑aller, le corps « mou » fait de gras et les surplus de peau fait de plis, sont stigmatisés au degré de produire des formes d’exclusion potentielles (Amadieu, 2002). Ces logiques de valorisation sociale se fixent jusqu’au niveau de la peau, idéalement suffisamment fine pour révéler les muscles, mais aussi bronzée (Andrieu, 2008). Dans ces sociétés où le visuel a pris le dessus sur tous les autres sens (Candau, 1998 ; Howes, 1990), la peau et ce qu’elle renvoie à soi‑même et aux autres (Le Breton, 2010) participe à mettre en évidence cette apparence musclée et bronzée synonyme de santé. Ce rapport au corps véhiculé et intériorisé met le muscle à l’honneur comme un objectif à atteindre, le déterminant d’une réussite sociale.

    Seulement, si la pratique du body‑building fait bien partie des moyens d’élimination d’un éventuel surplus de gras, une prise de poids est requise dans l’objectif de « fabriquer du muscle » (Vallet, 2002) avant d’entamer une période de sèche. La préparation du body‑builder consiste ainsi à passer d’un corps « gras » nécessaire, et donc recherché, à un corps très « sec », une transformation physique extrême perceptible via la qualité de la peau. On peut alors se demander dans quelle mesure la peau révèle le mode de vie ascétique des body‑builders dont la période de prise de poids n’est finalement qu’une phase transitoire incontournable.

    L’alternance de diététiques qui consistent à gérer des périodes de prise de poids et de sèche, faisant varier l’épaisseur de la peau et sollicitant son élasticité, relève d’un processus de subjectivité oscillant entre une identité qui doit être refusée, être « gras », et une autre qui doit être atteinte, être body‑buildé. La phase de prise de poids produit un rapport au corps fragile, une étape transitoire tolérée avant la phase de sèche où la peau s’affine pour rendre visible les muscles travaillés durant des mois à la salle de musculation. Ce processus de transformation répété laisse des traces en altérant l’élasticité de la peau et/ou la capacité à sécher de l’athlète dans le temps et à favoriser le cumul de gras.

    MÉTHODOLOGIE

    L’article s’appuie sur des données ethnographiques produites dans le cadre d’observations participantes dans une salle de musculation du sud de la France. En passant huit mois à la salle de musculation à pratiquer le body‑building au rythme de quatre entraînements de deux heures par semaine, j’ai pu développer une connaissance incarnée (Céfaï, 2010) de ce milieu. Cette initiation au body‑building, sous la direction d’un coach (42 ans, ancien body‑builder de niveau international), m’a permis d’expérimenter in situ les codes et manières de faire des body‑builders. Cette posture fait la part belle à ce qui nous est donné à ressentir, relevant de l’« imprégnation quotidienne, banale et discrète » (Olivier de Sardan, 2000). Ainsi en suivant la même diététique que les pratiquants du body‑building et en participant aux entraînements, j’ai pu ressentir les effets physiques de cette pratique sur mon corps et me rapprocher des membres du groupe. C’est de cette manière que se construit une « résonance » (Piasere, 2010) avec les enquêtés où mon implication par corps a permis de nouer une complicité facilitant de multiples interactions avec le coach, des novices, mais aussi plusieurs body‑builders expérimentés. C’est à ce moment‑là, une fois devenu acteur de la situation, que des entretiens ethnographiques ont été réalisés avec le coach, trois body‑builders et un apprenti[9], afin de confronter mon expérience subjective et mes sensations aux leurs.

    UN MODE DE VIE ASCETIQUE : VOILER/DÉVOILER LES MUSCLES SOUS LA PEAU

    Qu’ils soient expérimentés et se trouvent à l’approche des compétitions ou débutent, les pratiquants sont soumis au même régime : une « phase d’amaigrissement » ou de « sèche » comme l’exprime le coach. À partir d’une diététique prescrite et d’interdits alimentaires (comme l’alcool, les sucreries, les sauces, etc.), le quotidien se transforme pour se concentrer exclusivement autour de la perte de poids. La peau devient alors l’indicateur de cette « conduite ascétique » (Ortega, 2008), modifiant l’apparence physique pour éliminer toute masse graisseuse corporelle. L’enjeu est de réduire l’épaisseur de la peau pour dessiner en surface une musculature saillante. En devenant très fine, la peau laisse apparaître les muscles travaillés à la salle de musculation. Cette diététique, difficile à maintenir dans le temps, reconfigure les goûts et les dégoûts alimentaires (Memmi, Ravenau et Taïeb, 2011) favorisant un isolement social et un rapprochement des pairs à la salle de musculation. Cette phase d’amaigrissement faite de privations entraînera ensuite, à partir de petits changements alimentaires, une prise de masse musculaire rapide (visible dans le miroir) et une sensation de toute puissance. À ce stade, la peau reste fine et met en évidence les fibres musculaires. Enfin, avant de reprendre une phase de « sèche », une phase de prise de poids est nécessaire allant à l’encontre des privations intégrées jusque‑là dont les effets déstabilisants opèrent une perte de repères identitaires temporaires. La reprise de poids symbolise alors une phase transitoire où la perte de ce corps « sec » et musclé, chèrement acquis, doit être sculpté à nouveau à partir d’une nouvelle diététique amaigrissante.

    ÉLIMINER LE SURPLUS DE GRAS POUR DÉVOILER LES MUSCLES

    Dans le cadre de mon initiation au body‑building, le coach imposait à tous les novices une diététique à base de steaks[10]. Plus précisément, les 5 repas par jour comprenaient 9 steaks à manger à heures régulières et de la viande blanche le soir. Selon le coach c’est un bon moyen de « repartir sur de bonnes bases » grâce à l’action hyperprotéinique des steaks qui permet de « dégraisser » le corps. Le coach parle ici d’une « restructuration musculaire » qui consiste à travailler le muscle en volume. L’effet de la diététique amaigrissante va permettre de « révéler le volume musculaire atteint en réduisant à l’extrême » la densité de la peau. C’est la peau, en se voilant/dévoilant qui, en dernier recours, met en scène la musculature travaillée durant des mois. Cette épreuve associée à une pratique physique régulière à la salle de musculation permet d’avoir une perte de poids importante.

    Cette diététique « spartiate » lourde de contraintes en termes d’organisation, quasi militaire, dans une rigueur visant à éviter le moindre écart voit s’ajouter la difficile privation des sucres. En limitant les glucides, les efforts fournis durant les entraînements poussent le corps à puiser dans les réserves de graisse. Cette limitation alimentaire est difficile à supporter et l’énergie nécessaire à la pratique du body‑building amplifie la diminution du pourcentage de masse graisseuse.

    L’observance d’interdits alimentaires peut intriguer les non‑initiés. Refuser une invitation à manger ou préparer un repas différent de celui des autres suscite les interrogations de l’entourage. Par exemple, la deuxième semaine après ma première séance de body‑building, j’ai dû expliquer au moins sept fois le pourquoi d’un tel régime. Les réactions sont mitigées, certains me prennent alors au sérieux là où d’autres qualifient mon attitude d’insensée. Il arrive même qu’on essaye de me tenter pour faire un « petit écart ». Ces attitudes s’installent dans un climat personnel de fatigue globale ressentie par mon manque de sucre, ayant tendance à me rendre nerveux. Ces sollicitations répétées à faire une entorse au régime suivi sont éprouvantes et m’amènent à m’isoler. De plus, cet isolement est d’autant plus recherché que la fatigue se fait ressentir faute de sucre. En effet, le plaisir que procure le sucre, et l’énergie immédiate qu’il fournit manquent cruellement durant la phase d’amaigrissement. Damien[11] (sportif, 28 ans) éprouvera le même type de sensations :

    « Donc le régime alimentaire, où tu manges toujours la même chose, où tu satures, tu commences à sentir un énervement. Rien que de te dire : allez il faut remanger, ça t’énerve. Tu es toujours en digestion, tu es en attente de résultats. Tu es vraiment dans une grosse phase d’impatience. C’est vrai qu’au niveau du caractère, tu deviens très impulsif, très nerveux, assez instable. Oui c’est ça assez instable. Je pense que c’est là que tu penses que le sucre te manque vraiment. Tu sais que ça a un effet un peu euphorisant. J’ai l’impression que tu deviens assez aigri en fait. »

    Les sacrifices quotidiens sont donc difficiles à tenir au fur et à mesure et le plus souvent mal perçus par l’entourage. Aux contraintes pratiques s’ajoutent les stigmates de l’effort, plus la perte de poids avance et plus l’épuisement accumulé donne une apparence malade ; les traits du visage se creusent au niveau des joues, des cernes se font jour autour des yeux et le teint de la peau pâlit. Alors, pour éviter les tentations et la confrontation aux remarques négatives de l’entourage, la tendance est à l’isolement comme l’explique Damien :

    « … tu t’aperçois que tu t’isoles socialement parce que dès que tu rentres dans ce régime‑là, c’est sûr que c’est difficile d’entretenir une vie sociale. Au niveau des boissons, que ce soit copains ou famille, repas entre amis, tout ça, ce sont des choses qui sont importantes dans la vie. Ce sont des choses que tu ne peux plus faire ou difficilement. Tu te mets toi‑même à l’écart. Tu fais ton boulot et pas faire le chiant, mais en même temps, tu en as rien à faire. C’est ton truc et tu n’as pas envie de rendre des comptes. C’est déjà assez dur personnellement, tu n’as pas envie en plus de t’expliquer, de te justifier. »

    De mes entretiens et mon expérience, le quotidien se résume à s’entraîner, cuisiner, manger, digérer et récupérer. Je me confronte alors personnellement à ces difficultés, sortant totalement de la normalité et me retrouvant finalement délibérément en marge. L’initiation au body‑building s’ouvre donc sur une rupture symbolisée par l’isolement progressif centré sur deux objectifs : s’entraîner et suivre la diététique. Ces épreuves organisent la pratique du body‑building de telle façon qu’on en arrive à ne plus comprendre les non‑pratiquants, qui finalement, se laissent aller et ne prennent pas soin de leur corps.

    La diététique est d’autant plus suivie à la lettre que le coach vérifie l’évolution de la perte de poids. En début de séance, ce dernier nous demande régulièrement notre poids et notre pourcentage de masse graisseuse. Plus concrètement, il ne se contente pas de ce qu’on lui dit mais soulève le t‑shirt et « palpe » nos abdominaux à même la peau pour contrôler ceux qui suivent ou non la diététique prescrite. En pinçant « les bourrelets » de la personne, généralement au niveau abdominal, il attrape un certain volume de peau dont la texture plus ou moins molle lui permet de mesurer ce qu’il reste à perdre en gras. La peau pincée, entre les trois doigts du coach, entraîne un réflexe automatique, mais vain, qui est de contracter les abdominaux pour raffermir la peau. La démonstration qu’il reste encore du gras à perdre est ainsi faite. À l’inverse, lorsque la sèche a fonctionné, la peau est plus difficile à saisir, car elle est à la fois tendue par les muscles et sa finesse ne laisse que peu de prise. À ce stade, la peau fait ressortir la forme des muscles dessinés telle une planche anatomique facilement observable ; c’est une victoire.

    Le coach demandera parfois de soulever le t‑shirt entre deux séries d’exercices afin d’évaluer la progression de chacun et les effets de l’entraînement et de la diététique en observant/palpant la peau. Tous les compétiteurs en période de « sèche » sont également contrôlés par le coach de la même manière. Après avoir pincé leurs abdominaux pour évaluer l’avancée de la sèche, le coach les déshabille, les regarde devant la glace et juge ainsi leur qualité musculaire. Dès lors, les athlètes jugés aptes pour les compétitions sont l’objet d’une attention toute particulière. La peau doit être « aussi fine que du papier à cigarette » pour « dévoiler » les fibres musculaires travaillées ces derniers mois. La peau devient ainsi un indicateur pour le coach du suivi de la diététique amaigrissante et un objectif pour les athlètes pour se présenter aux compétitions. Le coach, en vérifiant régulièrement nos progrès, nous motive ainsi à persévérer : « Continue comme ça et surtout, ne craque pas. » « Impeccable, tu as bien perdu ! » L’objectif étant d’être le moins « gras » possible, le coach fixe une limite à atteindre aux personnes qu’il encadre. Il me demande par exemple de progresser jusqu’à 71 kilogrammes (et 10% de masse graisseuse) alors que j’en faisais initialement 78 kilogrammes (19% de masse graisseuse). Un nouveau rapport au corps s’installe où la baisse du poids et du pourcentage de masse graisseuse deviennent une obsession, organisant le quotidien et les goûts alimentaires, car le seuil fixé à 71 kilogrammes est la condition pour passer à l’étape suivante.

    PRENDRE DU POIDS POUR PRENDRE DU MUSCLE, UN PASSAGE TEMPORAIRE FLOU

    Après un mois et une semaine, le régime amaigrissant à base de steaks cède la place à un nouveau régime à base de pommes de terre appelé « rebond glucidique »[12]. Le fait de changer d’alimentation permet de retrouver des sensations jusque‑là oubliées, notamment le plaisir de manger. Ce régime à base de pommes de terre permet également de tenir la cadence des entraînements sans faiblir. L’effet « rebond » se constate rapidement devant la glace, le corps se transforme et gagne en volume musculaire. La phase d’amaigrissement, pauvre en glucides, suivie d’une période hyperglucidique à base de pommes de terre, avec une consommation d’environ 1 kilogramme par jour, augmente le volume musculaire en peu de temps. La surcompensation glycogénique est à l’origine de cette prise musculaire rapide, visible directement et sans prise de graisse. Ce principe de rebond glucidique est également mobilisé par les bodybuilders pour les compétitions. Cependant cette phase de « rebond » n’est qu’une étape dans le processus de prise de masse musculaire. Cette phase amène un nouveau régime dit de « prise de poids » et Damien est d’ailleurs très surpris par la quantité de sucre :

    « Et la troisième phase ! Là le régime c’est l’abondance, sucre à gogo ! Là franchement, c’est un moment où il y a longtemps que je n’avais pas été aussi heureux. Là quand on t’annonce le régime, tu te dis que ce n’est pas possible, on se fout de moi. S’être fait autant suer pour après te gaver ! Là tu rentres un petit peu dans une phase d’euphorie. »

    Ce nouveau régime est très déstabilisant, car effectivement, après de nombreuses privations on peut manger de tout selon une répartition en six repas par jour : lait concentré sucré, lait ½ écrémé, banane, tranches de pain complet, beurre de cacahuète, Nutella etc. Le but de ce régime est de nous faire prendre un maximum de poids, car d’après le coach « on ne peut construire du muscle sans gras ». Bien évidemment le pourcentage de masse graisseuse augmente ce qui « voile » les abdominaux et donne une apparence « forte ». Une fois le poids maximal atteint, une nouvelle phase d’amaigrissement est entamée pour « sécher » et retrouver une ligne musclée et saillante. C’est ainsi que le volume musculaire est augmenté, en alternant les phases de prise de poids et les phases de « sèche ». L’alimentation riche favorise la prise de muscle, enveloppé sous une couche de gras fatalement accumulée. Cette alimentation produit un état corporel particulier où les muscles vont être masqués par un « voile » adipeux, accentué par un mouvement de l’eau dans le corps hors des cellules et sous la peau, de l’intra à l’extra adipeux. Un état difficile à accepter pour certains, qui marque cependant une situation de transition avant d’atteindre un corps body‑buildé.

    À ce sujet, Philippe, 19 ans, rugbyman, arrivé quelque temps après dans le groupe, ne supporte pas le volume corporel atteint en phase de prise de poids. Il se sent lourd et ne se reconnaît pas dans le miroir. « Trop gras » comme il dit, il souhaite arrêter. Il ne veut pas monter en poids jusqu’à 98 kilogrammes. Selon lui, il ne rentre plus dans ses habits. Le coach explique qu’il peut arrêter, mais « il fout en l’air deux mois de travail ». Rapidement le coach trouve les mots pour qu’il poursuive son investissement en expliquant qu’il s’agit « juste d’une période transitoire avant de sécher et de s’affiner ». Le coach rajoute alors, que la prise de poids est un moyen de gagner du muscle. Puis ce dernier s’adresse au groupe en expliquant qu’à chaque fois qu’il revient de discothèque, il ressent ce besoin de perdre du poids. Comme si le regard des autres était central, comme s’il avait besoin de rentrer dans une norme corporelle.

    Après quelques échanges entre le coach et le groupe sur l’aspect massif de son corps, Philippe accepte de continuer. Effectivement, on le rassure et le coach lui confie qu’une fois qu’il aura atteint son poids maximal, un régime à base de steaks va lui permettre de s’affiner et de se stabiliser à un poids inférieur. L’idéal à atteindre pour le coach, c’est un homme massif, avec des épaules larges, pesant plus de 85 kilogrammes. Cette image semble correspondre aux attentes de Philippe. Apparemment les changements corporels lui sont difficiles à accepter et en étant en surpoids (temporairement), il se regarde régulièrement dans la glace, surtout dès qu’il a terminé de travailler un groupe musculaire. Notons qu’il n’est pas le seul et que tous sans exception se mirent régulièrement dans les miroirs de la salle de musculation. Ce sont des repères importants pour stabiliser une image de soi. Les athlètes vont jusqu’à se comparer devant la glace. En effet, « soulever de la fonte » va gorger les muscles de sang pour leur donner du volume toutes veines apparentes. C’est à ce moment‑là que l’effort musculaire montre les effets du travail accompli à la salle de musculation. En sueur devant la glace, des pauses sont naturellement prises pour mieux ressentir les muscles « bandés » par les exercices comme s’ils allaient déchirer la peau qui les recouvre. Cette sensation « grisante » pousse à sculpter les muscles en soulevant toujours plus de fonte pour leur donner des allures massives et toujours plus saillantes. Ce besoin de se regarder dans le miroir, c’est aussi, selon le coach, lié aux transformations physiques rapides et visibles obtenues avec l’alternance des régimes :

     « Le changement de poids brutal implique des modifications du schéma corporel et le miroir est là, pour aider à le reconstruire. Ces changements brusques de poids font de nous (coach) des demi‑dieux ou des gourous. La personne est tellement fragile que tu peux lui faire faire ce que tu veux. Durant une diète ou un régime, il y a une perte d’identité, un passage flou. »

    L’alternance des périodes de « prise de poids » et de « sèche » bouscule ainsi l’identité sociale du pratiquant jusqu’à le rendre plus ou moins vulnérable. Les transformations brusques du corps qui consistent à perdre sept kilogrammes pour en reprendre quinze, modifient les repères corporels et sont source d’interrogations et d’inquiétudes. Pourtant la prise de poids est un passage nécessaire avec une apparence que certains ne supportent pas : « être gras ». La peau « voilée », après une diététique riche, n’est pas encore dessinée. La prise de poids qui se ressent et se voit dans le miroir peut perturber le rapport au corps du pratiquant quand d’autres l’ont intégré comme une transition. Cet état du corps « voilé » est nécessairement ambigu, car les muscles ne sont plus apparents mais dissimulés par la couche de graisse. Cet état transitoire où la musculature est masquée est un état passager avant la sèche, qui donnera ensuite naissance au corps body‑buildé. L’athlète est dans une phase de transition, où il doit accepter d’être en surplus de poids. L’enjeu est alors d’endurer cette épreuve temporaire avant de « sécher » pour avoir la peau tendue sur les muscles et rendre visible chaque fibre musculaire. Cette sculpture d’un soi body‑buildé, dévoilée par la qualité de la peau, révèle finalement les efforts consentis pour soutenir un mode de vie ascétique.

    LES SURPLUS DE GRAISSES, UNE LIMINALITÉ INTÉGRÉE

    En palpant la peau des abdominaux, le coach juge les résultats obtenus et sélectionne les athlètes pour les compétitions. La préparation des élus est affinée chez le coach qui prescrit des « produits lourds » qui vont accélérer la sèche pour travailler le volume musculaire. Une préparation chimique, centrée sur la prise dosée d’anabolisants, participe selon le coach à un « développement exceptionnel du corps ». On peut alors observer chez certains body‑builders des vergetures liées à une sollicitation de l’élasticité de la peau de manière fréquente et extrême. Le coach met ainsi son expérience à profit pour prescrire et doser individuellement la prise de produits (Klein, 1993). Il a développé ce que Monaghan (1999) appelle une ethno‑pharmacologie, autorisant l’utilisation fine de stéroïdes et de produits complémentaires. Cette « science de l’activité », favorisant une transformation remarquable du corps, donne un sentiment de toute puissance aux athlètes qui n’hésitent pas à dire qu’ils ont la sensation agréable que « la peau se déchire » durant l’exercice musculaire. Une savante diététique optimise ainsi le volume musculaire avant que les athlètes ne montent sur le plateau des compétitions. Ces transformations répétées, pour la plupart chimiques, ne sont pas sans effet sur le corps où les surplus de graisse conservent une dimension préparatoire.

    QUAND LES SURPLUS DE GRAISSE ESTIMÉS TEMPORAIRES PERSISTENT

    L’après compétition est quant à elle marquée par des moments de culpabilité et d’inquiétude chez les athlètes vis‑à‑vis de ce corps body‑buildé si violemment obtenu. Une fois la pression des compétitions retombée, le retour au monde ordinaire est parfois difficile et le moment des doutes apparaît. Christophe se confie et me dit qu’il ne sait pas trop comment son corps va réagir après les compétitions :

    « Les gens ne croient pas que mes muscles c’est du naturel ! Une fois la compétition terminée, toutes mes envies se sont envolées, je n’en ai pas profité ! ». Il me confie aussi son angoisse de tout perdre : « Je veux prendre du muscle ! ». Je lui demande alors comment il compte s’y prendre. Il répond : « Avec des glucides et en travaillant en lourd. Je ne veux pas devenir, comme les autres, des monstres ! 3 mois de protéines ce n’est pas bon ! Je pense aller courir… Ça m’a coûté cher ! Tu sais avec de bons conseils, tu peux prendre très vite. Les juniors lors de la dernière compétition pourraient rivaliser dans leur catégorie de poids. J’espère pour eux qu’ils veulent faire carrière, vu leur masse ! ».

    Les body‑builders prennent conscience qu’ils infligent d’énormes violences à leur organisme. D’ailleurs, le devenir de leur corps les inquiète. Benjamin[13] (un autre body‑builder, 38 ans, agent de sécurité) décide alors d’arrêter pendant un an, pour reposer son corps, prendre de la masse, et mieux reprendre la compétition par la suite.

    Entre deux compétitions, le coach explique le phénomène suivant :

    « Christophe a l’autorisation de manger ce qu’il veut durant ces deux jours. L’ occasion pour lui de reprendre du poids et d’obtenir le rebond glucidique. C’est‑à‑dire que pendant 48 heures le corps ne reprend pas de mauvaises graisses. »

    Cette période est une forme de récompense qui offre la possibilité aux athlètes de faire des écarts alimentaires. Malgré l’aval du coach, Christophe ne veut pas reprendre d’aliments qu’il a intégrés comme interdits. Les craintes de Christophe se concrétisent lorsqu’il passe ensuite voir le coach. Celui‑ci trouve sa capacité à prendre du muscle impressionnante et il l’évalue au niveau de ses abdominaux. Ils sont selon lui « impeccables », de telle manière que la surface de la peau adhère aux muscles abdominaux « bombés » mettant leurs formes en valeur. Christophe lui demande s’il va garder ce volume musculaire et les abdominaux aussi bien dessinés, mais le coach lui répond : « non ce n’est pas possible ! ». Ce corps « ultra‑musclé » est à remodeler en permanence. Benjamin passe aussi à la salle de musculation pour demander des conseils au coach. L’objectif est de maintenir son volume musculaire et pour cela le coach lui demande de rajouter deux steaks et des pâtes à son régime « pizza et glace ». Il est mis au repos pour affronter la compétition suivante.

    Après la compétition les athlètes ont ainsi la possibilité de faire des écarts alimentaires durant 48 heures. Malgré cela, la culpabilité s’installe et l’inquiétude de perdre ce « corps impossible parfait » (Duret, 2005) obtenu si durement, se fait alors sentir. D’après le coach, c’est cependant inévitable. Entre deux compétitions tout est mis en œuvre pour garder le volume musculaire atteint. Perdre ce corps si difficilement acquis c’est perdre un statut qu’il va falloir en permanence regagner. Derrière ce corps musclé, finalement éphémère, se cache aussi l’inquiétude des violences qui lui sont infligées. Bien souvent les athlètes arrêtent pendant une année pour reposer le corps.

    Pour d’autres les excès ne permettent plus d’avoir un contrôle sur leur propre corps et les surplus de graisse sont difficiles à éliminer et à accepter. C’est le cas du coach qui n’a plus l’allure d’un grand body‑builder, lui permettant d’être adulé pour son physique, mais qui présente régulièrement ses performances passées. Il explique qu’à ses débuts il était « fan » d’un body‑builder de son époque et qu’il souhaitait lui ressembler. Il voulait également rivaliser avec d’autres body‑builders et est tombé « dans l’engrenage… ». Il continue toutefois en précisant qu’il a atteint un physique « monstrueux » (hyper musclé). C’est à ce moment‑là, quand il était anabolisé, qu’il a fini troisième au Championnat du monde. À l’heure actuelle, il m’ explique que ce qu’il voit dans le miroir ne lui convient absolument pas. Son corps en surpoids n’est pour lui qu’une étape. Il m’avoue qu’il cherche à travailler son propre corps et à perdre du poids. Mais il ne trouve pas de solution, car les steaks ne marchent plus sur lui, « ça (le) lisse et c’est tout ». Les préparations chimiques lui font prendre du poids sans l’affiner : le coach est dépourvu de solutions pour lui‑même. Paradoxalement, la préparation physique qu’il dispense ne fonctionne plus sur lui. Malgré son savoir‑faire, il lui est impossible d’atteindre le corps qu’il souhaite. Il n’hésite pas à dire de manière ironique : « Le super héros lui peut se transformer à volonté ». Il semble alors que le contrôle qu’il exerçait sur son corps se déporte maintenant sur le corps des autres, ce qui lui apporte une certaine compensation. Cette situation demeure selon lui temporaire, car il cherche par tous les moyens à agir sur les surplus de graisse qui voilent le reflet de son corps dans le miroir. Sa silhouette en surpoids garde une dimension temporaire, d’entre‑deux, en attendant de trouver une meilleure formule pour éliminer les surplus de graisse. D’autres au contraire optent pour d’autres solutions, comme chez les femmes body‑buildeuses qui ont recours à la chirurgie esthétique pour retrouver une certaine normalité.

    TRANSFORMATION INVERSÉE : DE LA GRAISSE POUR RETROUVER UNE APPARENCE FÉMININE

    L’atteinte d’une musculature excessive est plutôt attendue chez les hommes dans l’univers du body‑building et les normes esthétiques du fitness sont plus proches des valeurs de la féminité (Heywood, 1998 ; Todd, 2000 ; Roussel et al., 2003). La beauté féminine renvoie à la minceur ou à la rondeur, mais jamais à la musculature, ce qui n’empêche pas certaines femmes adeptes de la musculation intensive de remettre ces normes esthétiques en question (Roussel et Griffet, 2004). En effet les corps extrêmement musclés des body‑buildeuses ont créé un nouvel espace représentatif pour le genre (Johnston, 1996 ; Morre, 1997). Cependant, les fédérations imposent de moins en moins ce type de physique pour progressivement éliminer des catégories comme « femmes musclées » ou « femmes bodybuilding » ou encore « femmes culturistes » (Roussel et Griffet, 2000). Lors de compétitions observées, les body‑buildeuses avaient toutes des prothèses mammaires et elles étaient maquillées comme si elles étaient rattrapées par les normes de la beauté féminine dominante.

    C’est le cas de Sarah[14] (32 ans), une body‑buildeuse rencontrée grâce au coach. Lors d’un entretien, elle confie ses choix et comment les surplus de graisse sont devenus un moyen transitoire de retrouver une normalité sociale. Sarah était « une fille très belle à l’époque » et elle avait des rapports compliqués avec les hommes. Pour se protéger, elle s’est « fabriqué une armure, c’était du muscle ». Elle est passée de 48 kilogrammes à 80 kilogrammes en quelques années. Le body‑building a changé sa vie et en prenant des anabolisants, elle devient « un homme parfait ». Elle explique : « Ça fait que j’étais moi femme et l’homme que j’avais créé avec mon corps et ma force physique ». Divorcée avec des enfants, elle assume seule son cadre familial « en étant une femme et un homme à la fois ». Elle joue ainsi plusieurs rôles : « une maman ou une culturiste de haut niveau ». Son corps body‑buildé bouscule les normes de la féminité et il ne tarde pas à créer du trouble chez ses enfants. En effet, elle comprend qu’ils ont besoin de « l’image d’une femme normale ». Selon elle, l’image qu’elle renvoie en étant body‑buildée est associée à « une bête de cirque » : un physique ultra‑musclé, loin d’une silhouette féminine. À tel point qu’elle n’a « jamais pu avoir de rapports homme femme ». Elle décide alors de prendre une année pour réaliser les plus grandes compétitions de body‑building au niveau national et international et de stopper ensuite sa carrière. L’arrêt brutal du body‑building permet de donner une place à ses enfants et pour cela, elle va transformer son apparence et avoir recours à la chirurgie esthétique. Elle réalise une transformation inverse en se faisant « refaire faire la gueule, le corps (…) ». Pour cela elle raconte : « J’ai tout changé. Je me suis fait mettre de la graisse sur la figure, sur les seins, sur le cul, sur le ventre, sur les hanches pour devenir une femme normale ». Cette métamorphose a nécessité une prise de poids pour récupérer la graisse et, comme elle dit, « la mettre aux endroits où je ressemblais à un mec ». Elle va jusqu’à stopper l’entraînement à la salle de musculation « pour laisser la nature reprendre ses droits ». La chirurgie esthétique lui permet également d’éliminer une pilosité marquée au niveau du visage (moustache et menton) dû à la prise de produits à base de testostérone. Même si elle faisait attention à son image, cette pilosité avait tendance à être persistante. Elle retrouve ainsi une image féminine grâce à la chirurgie esthétique, mais pour autant cette nouvelle silhouette ne lui correspond pas. Elle cherche un autre équilibre, car cette image de femme avec des courbes et des rondeurs la gêne, et ne colle pas à ce qu’elle est au fond d’elle. Elle explique que « C’est comme un vêtement que j’ai sur moi et ça ne correspond pas à ce que je suis à l’intérieur. Je ne suis pas comme ça à l’intérieur. C’était l’autre qui correspondait à ce que j’étais à l’extérieur. Quand j’étais anabolisée. » Ce qu’elle voit dans la glace ne la satisfait absolument pas, et c’est pour elle un état passager, car il lui « manque toujours une partie ». Dans cet état transitoire, elle réfléchit tous les jours depuis deux ans à la façon dont elle va retrouver un corps body‑buildé.

    On assiste ainsi à une transformation du corps spectaculaire, pour passer d’un corps body‑buildé décrié chez les femmes à un corps féminin normalisé. L’ajout de graisse par chirurgie esthétique permet de passer de la bête de cirque à l’image d’une femme mince avec des formes. La chirurgie répond à un besoin social, car dans l’esthétique et la plastique se joue la question de la reconnaissance et de l’appartenance sociale (Quéval, 2008). Toutefois, cette image de femme avec des formes n’est pas définitive, car l’expérience du body‑building a permis d’intégrer le fait que les surplus de graisse demeurent une épaisseur de peau à éliminer, une étape provisoire.

    CONCLUSION

    L’ expérience du body‑building montre que la peau palpée/observée est un repère pour évaluer le taux de masse graisseuse corporelle et le suivi d’une diététique ascétique. Le gain de muscle passe par une alternance de « sèche » et de prise de poids. La reprise de poids et de surplus de graisse se veut déstabilisante chez le pratiquant au point de troubler son identité temporairement. On est ici dans un entre‑deux, une phase de transition ou encore un état passager avant la « sèche », qui dévoilera les muscles sous la peau.

    Un savant usage de produits permet d’accélérer de manière remarquable les différentes étapes du processus dégraisser, sculpter et sécher ; il est notamment proposé à celles et ceux qui sont retenus pour les compétitions. L’excès et l’engrenage dans une telle pratique ne sont pas sans conséquence sur le corps des athlètes. Pour différentes raisons certains se retrouvent en surpoids, soit parce que les régimes (chimiques) ne leur permettent plus d’éliminer les surplus de graisse, soit pour avoir ajouté de la graisse sur le corps après une chirurgie esthétique pour retrouver une image féminine. Quoiqu’il en soit, ces surplus de graisse demeurent une étape transitoire, une épaisseur de peau à éliminer tôt ou tard.

    On constate alors que les phases de transformations remarquables du corps chez les body‑builders permettent d’atteindre des limites créatrices pour dévoiler leur musculature sous la peau. Cette créativité passe par des troubles identitaires lorsque la peau s’épaissit en phase de prise de poids, une phase incorporée comme temporaire et nécessaire pour prendre du muscle. Ces troubles sont d’autant plus présents que les variations de poids, liées à l’alternance « sèche » et prise de poids, sont augmentées avec l’usage de substances. Quelle que soit la « potion magique », on comprend qu’une transformation extrême du corps n’est pas sans créer des fragilités identitaires. À l’ère de la digitalisation du corps, on retrouve des corps body‑buildés mis en scène sur les réseaux sociaux avec des conseils en préparation physique dont le seul but est d’arriver à se démarquer pour attirer un maximum de followers. On peut alors se demander dans quelle mesure cette science de la transformation acquise par les body‑builders valorise sur la toile des résultats physiques remarquables, que chacun peut atteindre en étant suivi, sans discernement des troubles identitaires potentiels.

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    [1].. L’usage des termes « body‑builder », « body‑buildeuse » et « body‑building » correspond au choix réalisé par Courtine (1993) et à la définition donnée par le Dictionnaire du corps (Andrieu et Boëtsch, 2008). La notion de body‑building, de « construction corporelle », est retenue préférentiellement à celle de culturisme, car depuis une vingtaine d’années, le culturisme s’est aligné aux normes du body‑building américain valorisant des corps body‑buildés excessifs (Cholley‑Gomez et Perera, 2018) s’éloignant d’un développement modéré et harmonieux du corps que valorisait le culturisme.

    [2].. Pour préserver l’anonymat des enquêtés des prénoms aléatoires ont été utilisés.

    [3].. Le « posing » consiste à savoir se placer sur scène lors de compétition pour prendre des positions afin de mettre en évidence les muscles du corps selon les attentes d’un jury.

    [4].. Il s’agit d’une crème qui donne au corps un effet bronzant et luisant et qui fait ressortir les muscles.

    [5].. Le choix du tan est très important, car selon la qualité et la couleur de la peau, il fait plus au moins bien ressortir les muscles.

    [6].. Il est connu comme star hollywoodienne grâce à son physique hors norme qui incarne des héros au cinéma, symboles de force et de courage. Il fait partie surtout de ces body‑builders qui ont forgé leur corps dans les salles californiennes, la Mecque du culturisme et de la culture physique. Il est repéré par Joe Weider à l’origine de l’organisation du culturisme moderne.

    [7].. La « sèche » est un passage nécessaire pour éliminer le gras un corps atteindre un pourcentage de masse graisseuse le plus bas possible et dévoiler les muscles travaillés.

    [8].. Contrairement à une logique de prise de masse musculaire qui consiste à augmenter le nombre et la taille des myofibrilles, le travail du volume musculaire se centre sur les cellules qui entourent les fibres musculaires (le sarcoplasme). L’enjeu de la pratique du body‑building est avant tout une hypertrophie musculaire en volume pour une recherche esthétique et harmonieuse attendue en compétition.

    [9].. Des prénoms aléatoires ont été attribués aux personnes suivies et interviewées.

    [10].. L’idéal est de prendre des steaks hachés à 5% de matière grasse plus onéreux que ceux à 10%.

    [11].. Damien est artiste et il débute le body‑building au même moment que moi. Nous suivons ainsi la même diététique même s’il est obligé de déménager après la phase d’amaigrissement.

    [12].. Le principe du « rebond glucidique » est généralement utilisé avant les compétitions. Il s’appuie sur le modèle des régimes dissociés scandinaves. Une semaine avant la compétition, deux périodes sont importantes à respecter : la première qui dure trois jours doit être pauvre en glucides voire lipido‑protidique, suivie d’une deuxième période hyperglucidique pouvant durer de deux à trois jours. Cette technique permet d’augmenter le volume musculaire très rapidement durant la période hyperglucidique, ceci grâce à la surcompensation glycogénique.

    [13].. Benjamin est agent de sécurité et il prépare les compétitions de body‑building depuis un an.

    [14].. Sarah est secrétaire de direction et elle réalise des compétitions depuis 5 ans.