« J’ai des copines très minces mais du coup qui ont la figure toute chiffonnée »

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  • Description

    Théo ROUGNANT

    Doctorant en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Centre Maurice Halbwachs, Paris.

    Référence électronique
    Rougnant T., (2023), « J’ai des copines très minces mais du coup qui ont la figure toute chiffonnée », La Peaulogie 10, mis en ligne le 28 octobre 2023, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/figure-chiffonee

    Résumé

    Cet article vise à mettre au jour la signification sociale d’un excès de peau, les rides, en rapport avec ce qui constitue également un excès dans nos représentations, la grosseur. Il s’agit de mettre en lien deux caractéristiques corporelles a priori désavantageuses afin d’identifier les profits singuliers, en termes de capital corporel, qui émergent de l’interaction de ces deux stigmates. À partir d’une enquête menée par observation et entretien auprès de personnes médicalement considérées comme obèses et adhérentes d’une association d’activité physique adaptée, nous interrogeons les dimensions contextuelles et relationnelles des stigmates corporels.

    Mots-clés

    Rides, Grosseur, Stigmate, Profit symbolique

    Abstract

    This article aims to uncover the social significance of an excess of skin, wrinkles, in relation to what also constitutes an excess in our representations, fatness. The aim is to link two disadvantageous bodily characteristics in order to identify the singular benefits, in terms of bodily capital, that emerge from the interaction of these two stigmas. Based on research conducted by observation and interview with people medically considered as obese, and members of an association of adapted physical activity, we question here the contextual and relational dimensions of body stigmas.

    Keywords

    Wrinkles, Fatness, Stigma, Symbolic profit

    INTRODUCTION

    L’obésité[1] a ceci de commun avec l’avancée en âge qu’un « excès » constitue une « perte » : l’excès de graisse et l’excès de peau par les rides entraînent tous deux une forme de dévaluation de ce que le corps peut autoriser comme profits symboliques. Le corps, en accumulant, devient moins attrayant et perd en valeur, tout du moins dans nos sociétés occidentales (Détrez, 2002). Mais ce serait quelque peu réduire la complexité de la réalité sociale que de dissocier complètement ces deux phénomènes, occultant ainsi toutes les relations qu’il peut y avoir entre le fait de vieillir (ou d’être vieux) et celui de grossir (ou d’être obèse). Comment ces deux types d’excès, de gras et de rides, se combinent-ils et interagissent-ils ?

    La peau constitue un signe corporel qui sert, comme le corps en général, de support identitaire à l’individu. Elle est souvent prise comme un reflet de l’intérieur du corps. Par ailleurs, la peau est manipulable par des usages sociaux spécifiques du corps: tatouage, piercing (Le Breton, 2004), mais aussi chirurgie esthétique pour gommer les effets de l’âge en tonifiant la peau, du visage notamment. La peau comme signe révèle le passé de l’individu : les marques, cicatrices, brûlures renseignent sur les expériences vécues (Le Breton, 2010), tout comme les rides renseignent sur l’âge supposé. Il est alors intéressant de questionner les variations sociales de ces signes cutanés qui, comme les rides, la cellulite ou les vergetures, passent le plus souvent pour des processus naturels. C’est ainsi que les rides peuvent se trouver socialement déterminées. L’exposition récurrente aux ultraviolets qu’impliquent certaines professions, dans les métiers du bâtiment et de l’agriculture notamment, peuvent contribuer à transformer les corps au point de les faire apparaître précocement vieillis. Autre exemple, qui fera ici l’objet de cette étude : l’obésité constitue, du fait de la quantité de graisse sous-cutanée accumulée, un état du corps socialement déterminé[2] qui réduit l’apparition des rides et modifie la perception des corps sous l’angle de l’âge.

    Les corps comme représentations, ici perçus comme gros et vieillissants, invitent alors à mobiliser la notion de stigmate. Forgé dans l’école interactionniste de Chicago, le stigmate représente chez un individu « une caractéristique telle qu’elle peut s’imposer à l’attention de ceux d’entre nous qui le rencontrent, et nous détourner de lui, détruisant ainsi les droits qu’il a vis-à-vis de nous du fait de ses autres attributs » (Goffman, 1975, 15). Le stigmate se compose d’abord d’un attribut objectivable, comme porter les marques d’un vieillissement corporel, par des rides, ou présenter une corpulence importante. Il se compose ensuite d’un ensemble de stéréotypes qui associent un attribut à des caractéristiques le plus souvent morales : les personnes obèses seraient fainéantes et incapables de se maitriser (Fischler, 1987) ; les personnes âgées seraient dépendantes, peu capables et déclinantes (Rennes, 2019b). Nous aimerions développer ici cette idée de perception du stigmate cutané: suivant la façon dont les corps sont perçus (comme vieux ou comme gros), ils ne prennent pas la même valeur.

    En effet, les corps peuvent être pensés comme générant des profits de tous types, que ce soit par ce qu’ils représentent ou par ce qu’ils sont capables de réaliser physiquement. À ce titre, la notion de capital corporel permet de comprendre comment des corps peuvent trouver des valeurs variables dans différents secteurs sociaux ou professionnels. Cette notion se retrouve dans certains travaux de Mauger (2018), de Saint Pol (2010), Mears (2019) voire Bourdieu (1979), et peut ici être heuristique. En effet, le corps prend ou non de la valeur en fonction de « l’état du marché légitime des propriétés corporelles » (Bourdieu, 1979, 2010) : marché de l’emploi, marché matrimonial… Certains travaux montrent les profits que peuvent trouver les corps minces ou jugés beaux dans différents champs : dans les emplois intermédiaires (Hidri, 2005) et à l’ENA (Favier, 2021) pour les femmes, ou dans le milieu des soirées VIP pour les hommes (Mears, 2019). Trouvant des valeurs singulières suivant les contextes sociaux délimités, les corps sont alors l’objet d’investissements divers de la part des individus. Ces investissements vis-à-vis du corps et destinés à le transformer vont ainsi de l’alimentation à la chirurgie, en passant par l’activité physique, l’épilation, le tatouage, etc. Il y aurait alors un intérêt à considérer le corps comme un capital ne serait-ce que pour comprendre ces investissements liés à la peau et les modifications qu’ils induisent : « les individus utilisent leurs ressources pour façonner leur corps et modifier leur apparence » (de Saint Pol, 2010, 30). À ce titre, la littérature scientifique est riche d’exemples de stratégies employées par les personnes porteuses d’un stigmate pour le masquer ou en réduire la portée, donc d’une certaine manière pour augmenter la valeur de leur corps (Goffman, 1975).

    C’est sous ce double angle d’approche, du stigmate et du capital corporel, que nous appréhenderons ici les interrelations entre la vieillesse corporelle et l’obésité, à travers les excès de peau que constituent les rides.

    Nous tenterons de saisir ici la façon dont deux stigmates peuvent interagir ensemble en nous appuyant sur un apparent paradoxe : alors même que l’avancée en âge rime le plus souvent avec apparition de rides négativement perçues dans nos sociétés occidentales, il n’en est rien dans le cas de personnes obèses. Ces dernières possèdent un stigmate visible, et sont a priori « discréditées » dans l’interaction, par opposition aux individus « discréditables » dont le stigmate n’est pas directement perceptible (Goffman, 1975). Pour autant, l’obésité semble générer une recomposition des normes corporelles liées à la vieillesse par le fait que les rides apparaîssent moins ou plus tard que chez les personnes aux corpulences fines. Il s’agit alors de montrer, par la valorisation peu commune d’une peau lisse, comment un stigmate corporel peut être modifié – permettant, en creux, de comprendre ce que représentent comme perte de capital corporel les excès de peau dûs au vieillissement. Âge, corpulence et genre constituent alors trois ordres de faits sociaux imbriqués révélant les multiples façons dont le social se saisit des corps.

    Nous analyserons tout d’abord la façon dont l’obésité peut réduire le stigmate associé aux rides, avant d’aborder les modulations du rapport au corps, et plus précisément du rapport à la mise en visibilité de la peau, avec l’avancée en âge. Dans un dernier temps, nous questionnerons les implications théoriques d’un croisement de stigmates.

    Le présent article se base sur une enquête réalisée en 2022 dans une association d’activité physique adaptée (APA)[3] spécifiquement dédiée aux personnes en surpoids et obèses. Cette récolte de données a pour orientation la mise au jour des socialisations corporelles diverses qui se constituent avec l’obésité. Une observation participante de 5 mois a été réalisée, par un enquêteur d’une corpulence « normale ». J’avais au moment de l’enquête le statut d’enquêteur-bénévole. Ma présence et ma participation aux activités physiques étaient à ce titre acceptées tant par les enseignant·e·s en APA que par les adhérent·e·s. J’ai ensuite réalisé des entretiens biographiques orientés sur le thème des pratiques corporelles avec 17 adhérent.e.s de l’association, dont les âges varient de 20 à 89 ans. Le recrutement des enquêté·e·s pour la réalisation des entretiens suit le principe de diversité des âges, sexes et positions sociales. L’association, qui comporte moins de 200 adhérent·e·s dont une grande majorité de femmes, accueille toute personne voulant pratiquer des activités physiques telles que de l’aquagym, de la gymnastique ou du yoga, qu’elle ait une pathologie ou non. La moyenne d’âge des adhérent·e·s de l’association est d’environ 50 ans.

    CROISER LES STIGMATES, CE QUE L’OBÉSITÉ FAIT AUX RIDES

    En vieillissant, le corps, et le visage en particulier, deviennent sujets aux rides. Les rides du visage sont les plus courantes et se produisent généralement autour des yeux, de la bouche et du front. Ces dernières donnent lieu à des expressions de sens commun pour les nommer : rides de la « patte d’oie » pour les yeux, rides des « plis d’amertume » pour la bouche ou encore rides « du lion » pour le front (Descamps, 1993). Les rides peuvent être superficielles ou profondes et peuvent donner à la peau une apparence rugueuse, froissée ou flasque. Elles peuvent également s’accompagner de tâches de vieillesse et d’un teint irrégulier. L’exposition récurrente aux ultraviolets couplée à une diminution fréquente de la masse grasse avec l’avancée en âge produit en effet une diminution de l’expression de plusieurs protéines, telles que le collagène et l’élastine, conduisant à la constitution de ces pliures de la peau, les rides. Ces pliures de peau font l’objet de nombreuses sollicitations commerciales visant à les prévenir ou les réduire, à travers divers produits cosmétiques et des chirurgies « antiâge ». La réduction des rides intervient justement parce qu’elles sont signes de vieillissement, et donc d’inactivité ou de manque de dynamisme, tant de vertus louées aujourd’hui qui semblent être uniquement l’apanage de la jeunesse (Vigarello, 2008). Les femmes sont en outre particulièrement ciblées par ce marketing « antiâge », révélant le fait qu’elles subissent davantage que les hommes une dévaluation de leur capital corporel avec le vieillissement et l’apparition des rides (Rennes, 2019b). Les femmes sont davantage incitées que les hommes à rester visuellement jeunes, jusque dans le monde du travail (Roscigno et al., 2007).

    Pour autant, tous les individus ne sont pas touchés de la même manière par ces rides. Souvent présentées comme un phénomène naturel, ces dernières se trouvent être en réalité des phénomènes doublement sociaux. D’une part, les représentations associées aux rides que nous avons déjà esquissées sont socialement constituées en ce qu’elles varient selon les contextes sociaux. D’autre part, s’il ne faut pas négliger l’existence et l’influence de processus naturels, il convient de noter que la constitution des rides est fortement influencée par la vie sociale dans son ensemble. Comme évoqué précédemment, les corps les plus corpulents, donc ayant des taux de masse grasse plus importants, sont moins sujets aux rides que les corps minces. Parallèlement, des études démontrent que la corpulence, et par extension le taux de masse grasse dans l’organisme des individus, est pour partie socialement déterminée (Poulain, 2009) : les taux d’obésité varient selon les groupes sociaux du fait de normes, contraintes et pratiques culturelles différentes. Il est alors légitime d’affirmer le caractère socialement déterminé de l’apparition ou non des rides, par le biais de la corpulence.

    Mais nous pouvons également questionner les effets sociaux des inégalités face au vieillissement corporel et à la corpulence :

    Vivianne : C’est vraiment une question plus de santé que d’autres choses sur le poids, moi ça me dérange pas tant que ça, parce que j’ai bien intégré que je suis une vieille dame et que je m’en fous d’être grosse, ça me dérange pas, au contraire. Parce que jusqu’à l’âge de 60 ans, même passés, je me faisais encore siffler dans la rue, ça commençait à m’agacer sérieusement [rires]. Donc là au moins je suis tranquille. Et surtout voilà c’est un nouvel espace de vie, je vois pas pourquoi je profiterais pas du fait d’être vieille. Je peux dire tout ce que je veux, ce qui était pas le cas avant, je peux vous draguer si je veux ce sera sans conséquence, alors qu’avant j’aurais pas osé. C’est assez rigolo je trouve d’être une vieille dame indigne. Il vaut mieux avoir l’air d’être une vieille dame et grosse, si j’étais mince de toute façon je serais complètement ratatinée, j’ai des copines très minces mais du coup qui ont la figure toute chiffonnée. J’aime autant avoir la tête que j’ai.

    Entretien Vivianne, 69 ans, psychothérapeute

    Cet extrait est particulièrement révélateur des multiples implications et imbrications sociales de la corpulence et de l’âge, laissant apparaître une hiérarchie corporelle se basant sur plusieurs stigmates. La vieillesse, si elle diminue l’importance du corps comme capital dans de nombreuses interactions, ne l’annule pas complètement. Être vieux ou vieille ne signifie pas qu’il n’y a plus aucun intérêt objectif ou subjectif à posséder un corps visuellement attirant ou conforme à certains standards spécifiques. La peau, en tant qu’élément corporel très visible, est en effet centrale dans les rapports de séduction et soumise à des normes de beauté liées à la jeunesse. L’apparition des rides est réduite voire annulée par le fait de posséder une forte corpulence, ce qui limite la perte en capital corporel entraînée par le vieillissement. Le fait de posséder une peau lisse, signe de la jeunesse, « grâce » à une corpulence importante constitue alors un avantage inattendu lié à l’obésité. La vieillesse reconfigure le classement des corps sur l’axe mince/gros en ce que la minceur s’associe à une peau ridée, « toute chiffonnée » comme le dit Vivianne, vue comme moins gracieuse qu’une peau lisse permise par l’obésité.

    L’accumulation de graisse sous‑cutanée dans la région du visage donne en effet à ce dernier une apparence plus arrondie et plus large. Les joues apparaîssent pleines, voire gonflées, et empêchent les rides nasogéniennes de se former (Yosipovitch et al., 2007), ces sillons qui se forment à partir du nez jusqu’aux commissures des lèvres, donnant à cette zone du visage un aspect creusé. De même, le visage rond des personnes obèses diminue amplement les rides du contour de la bouche, qui apparaîssent habituellement avec le vieillissement et donnent une apparence de lèvres tombantes, de sourire qui s’inverse. Mais toutes les zones du visage ne sont pas sujettes de la même manière à ces effets de corpulence, et les rides du front par exemple, partie du visage très peu touchées par l’accumulation de graisse sous la peau, semblent se déployer de la même façon avec l’avancée en âge quelle que soit la corpulence de l’individu.

    En tant qu’enquêteur, je suis ainsi au début de ma recherche régulièrement surpris par l’âge de mes enquêté·e·s, révélé en entretien. Ces individus m’apparaîssent plus jeunes qu’ils ne le sont réellement. Au fil de l’enquête, le phénomène s’inverse et ce sont les quelques personnes de l’association dites « normo-pondérées » qui m’apparaîssent comme plus âgées qu’elles ne le sont, du fait de l’apparence de leur visage. Je me suis habitué dans ce contexte spécifique à associer un âge chronologique avec un certain type de visage, une quantité et une profondeur de ride qui ne correspondent en fait qu’aux personnes obèses.

    Prendre de l’âge tout en étant obèse s’accompagne d’une peau lisse et offre ainsi le profit symbolique de rester visuellement jeune. Il existe donc une interaction entre obésité et âge qui, dans certains cas, peut renverser un ordre des corps établi, au point même pour les individus jugés « gros » de ne pas souhaiter maigrir trop fortement :

    Vivianne : J’ai fait des régimes avant mais pas pour perdre énormément de poids, c’était genre j’avais 5 kilos de trop, il fallait que je fasse gaffe quoi […].

    Enquêteur : Et là aujourd’hui vous souhaiteriez perdre combien [perte de poids souhaitée qu’elle évoque plus tôt] ?

    Vivianne : J’étais en train d’y penser, pour revenir à un poids qui m’essouffle pas il faudrait que je perde 30 kilos, pour retrouver mon poids de jeune fille faudrait que j’en perde 40. Ça faut pas y compter ou alors je serais juste une vieille peau, après ça va pendre de partout [rires].

    Entretien Vivianne, 69 ans, psychothérapeute

    Malgré les injonctions multiples à la perte de poids envers les personnes jugées grosses et/ou obèses, injonctions à la fois médicales, amicales et médiatiques (Carof, 2019), Vivianne ne souhaite maigrir que dans les limites imposées par l’apparition de rides qu’engendrerait une telle transformation corporelle. Elle souhaite éviter de devenir une « vieille peau », tout en ayant un poids qui ne l’« essoufle pas » outre mesure. Les profits esthétiques permis par sa corpulence importante viennent alors s’opposer aux éventuels profits sanitaires et physiques associés à l’amaigrissement.

    VIEILLIR OBÈSE ET EXPOSER SA PEAU

    Pour autant, l’avantage cutané lié à l’obésité n’est circonscrit qu’au visage. Le reste du corps fait en effet l’objet d’un ensemble de stratégies de masquage de la part des enquêté·e·s. Ces stratégies sont visibles notamment au travers des vêtements choisis par les individus dans ce contexte sportif : pantalons et manches longues, tenues couvrantes et amples qui visent à cacher un corps et une peau éloignés des standards de beauté et de légitimité corporelle[4]. Mais ces stratégies de masquage, typiques des outils de gestion du stigmate (Carof, 2021), ne visent pas uniquement à cacher une forme du corps vue comme déplaisante à l’œil, mais aussi à cacher une peau portant également les marques visibles de l’obésité.

    En effet, l’obésité s’accompagne le plus souvent de l’apparition de bourrelets, ces excédents de peau et de graisse plus ou moins marqués, mais aussi de vergetures et de cellulite. Symptôme d’une tension excessive appliquée à la peau du fait d’une masse graisseuse devenue trop importante (Yosipovitch et al., 2007), les vergetures constituent des striures marbrées de peau, bleuies ou blanchâtres, au niveau des cuisses, du bas ventre, des fessiers ou de la poitrine qui se forment entre autres avec la prise de poids. La peau se tend, se distend au point de fournir les marques d’un excès de graisse jugé négativement dans les sociétés occidentales. Ce stigmate ne disparaît en outre jamais complètement : sauf opération chirurgicale, une fois acquises, les vergetures restent à vie. C’est également le même mécanisme social qui attribue une signification négative à la cellulite. Ce stockage de graisse au niveau de l’hypoderme, davantage présent chez les femmes du fait d’une production plus importante d’œstrogènes, donne à la peau l’aspect d’une “peau d’orange”, capitonnée.

    Le corps porte sur la peau la marque sociale d’errements du comportement que révélerait l’obésité : trop manger, ne pas faire d’activité physique. Le stigmate n’est pas forcément lié qu’à la forme du corps, il l’est aussi par l’aspect de la peau, qui le renforce en rendant le corps disgracieux. D’où les usages vestimentaires, qui visent à masquer une peau considérée comme inesthétique, et qui se comprennent comme une stratégie de dissimulation d’un des attributs qui fondent le stigmate de l’obésité.

    L’avancée en âge induit pourtant une acceptation facilitée de ces marques cutanées, mais aussi de l’obésité. Les entretiens effectués avec les femmes les plus âgées du corpus sont en effet maillés de réflexions sur le fait qu’une corpulence importante est de moins en moins un problème :

    Enquêteur : Ça vous gêne au quotidien le regard des autres ?

    Florence : Moi je m’en fiche maintenant mais avant c’était dur. Mais maintenant je m’en fous en fait, je m’habille comme je veux.

    Enquêteur : Et qu’est-ce qu’a fait que maintenant vous vous acceptez plus [davantage] ?

    Florence : Je sais pas, c’est un déclic, je sais pas. Même maintenant quand je pars en vacances je me mets en 2 pièces, maillot de bain 2 pièces alors que j’aurais jamais fait ça. Maintenant je m’en fous, les gens ils disent ce qu’ils veulent, je vais pas refaire ma vie hein.

    Entretien Florence, 50 ans, assistante de gestion

    Ce type de discours (« je m’en fiche maintenant ») se retrouve d’autant plus fréquemment dans les entretiens que les enquêté·e·s sont âgé·e·s. De plus, ces discours apparaîssent comme n’étant pas uniquement une pétition de principe qui ne resterait qu’au stade de l’énoncé, puisque ces derniers s’actualisent de fait dans des pratiques concrètes observables par l’enquêteur, comme le révèle cet extrait du journal de terrain du premier jour d’enquête :

    Fin de mon premier cours de gymnastique, Pascal (72 ans, DRH à la retraite) se change et se met donc torse nu au milieu de la salle, alors que tout le monde est encore présent, et s’essuie avec une serviette. Agnès (70 ans, employée administrative à la retraite) le rejoint et s’essuie le dos aussi avant d’aller vers son sac pour changer de t-shirt, impliquant pour elle aussi de se retrouver torse-nu, sans soutien-gorge (suscitant alors ma propre gêne et me faisant détourner le regard). La scène parait ne susciter aucune réaction des autres adhérents, sans doute habitués.

    Extrait du journal de terrain

    J’ai pu ainsi à de nombreuses reprises observer des adhérent·e·s, parmi les plus âgé·e·s et les plus corpulent·e·s, mettre à nu leur poitrine et exposer leur peau devant les autres participant·e·s et l’enquêteur, sans montrer la moindre gêne. En effet, aucune rupture du cours normal des interactions n’est perceptible (Goffman, 1973), ni évitement du regard ou observations appuyées de la part des autres adhérent·e·s, ni gestes précipités de la part des mis.es à nu. Ce type de situation survient à la fin des cours d’activité physique adaptée, où les enquêté·e·s n’utilisent pas de vestiaires mais se changent directement dans la salle où se déroulent les activités, ou repartent en tenue de sport. Le contexte rassemblant des personnes aux propriétés corporelles similaires joue sans doute pour beaucoup dans ces manifestations d’aisance corporelle, les normes se modifiant alors en partie. Il est malgré tout intéressant de noter que ces pratiques sont le fait des individus les plus âgés, hommes comme femmes, qui n’hésitent pas à laisser visible les marques cutanées de la vieillesse, rides et excédents de peau, tout comme les marques de l’obésité, cellulite et vergetures. Le rapport au corps semble ainsi se modifier avec l’avancée en âge, se manifestant par une aisance corporelle dans des contextes favorables. Là où, traditionnellement, la vision d’un corps nu (en particulier d’un individu du sexe opposé) suscite une gêne forte de la part tant de l’observé que de l’observateur, il n’en est rien dans ce contexte spécifique, hormis pour l’enquêteur qui découvre pour la première fois une telle aisance.

    Comment comprendre alors cette acceptation de sa peau et de son obésité avec l’avancée en âge, qui n’est pas autre chose qu’une perception par l’individu de stigmates moins importants ? D’une part, l’obésité s’impose avec le temps comme une fatalité, le corps ne pouvant changer qu’à la marge. Se développe ainsi progressivement chez les individus l’idée d’un corps qui ne peut se modifier que partiellement, d’un corps « dur » résistant au changement (Darmon, 2006) fréquemment évoqué en entretien. Mais cette représentation de l’obésité comme une fatalité ne peut se construire que dans l’expérience longue et continue de l’obésité, donc en lien avec l’avancée en âge. À cela s’ajoutent les multiples tentatives infructueuses de perte de poids : même dans les cas où certains kilos sont perdus, ils sont repris dès l’arrêt du régime avec un supplément. Ces tentatives échouées contribuent à imposer petit à petit l’idée d’une obésité inéluctable (Carof, 2015). Certains extraits illustrent cette progressive acceptation de l’obésité avec l’âge :

    Martine : Y a une époque, y a des moments où tu te dis dans ta vie « bon là il faut agir, faut faire quelque chose ». […] Là j’en suis à un point où j’ai fait tous les examens, où j’ai un cœur qui marche, où j’ai pas de diabète, j’ai pas de cholestérol, j’ai pas… […] Et voilà, une fois que t’es passé par là tu te dis : « bon bah je me forge une image autrement ». Avant effectivement quand t’es plus jeune, la norme elle est plus [davantage] mince, elle est plus machin, donc oui t’essayes de faire autrement, c’est clair. Je dirai plus jeune c’était plus [davantage] pour des problèmes d’image, d’affect, de choses comme ça, là maintenant je dirai c’est plus pour des problèmes de santé. On change en fonction de l’âge. Faut être clair, y a un moment où tu…. Moi y a un moment où j’ai assumé et tu te dis : « bon bah voilà, si la santé va et que je peux faire ce que je veux et quand je veux, bon bah c’est comme ça quoi ».

    Entretien Martine, 62 ans, professeure des écoles à la retraite

    Les propos de Martine sont ici révélateurs des dynamiques de transformations des normes corporelles avec l’avancée en âge. L’importance du corps comme image et reflet de l’identité diminue avec le vieillissement. Cette diminution contribue à faire s’accepter eux-mêmes plus aisément les individus qui ne rentrent pas a priori dans les standards corporels, par leur corpulence et par leur peau qui en redouble les signes. Le stigmate n’a plus autant d’importance et l’on peut se forger « une image autrement », pour reprendre les propos de Martine.

    Plusieurs mécanismes s’entremêlent pour diminuer le stigmate lié aux corpulences importantes à mesure que l’âge avance. Si les attributs de grosseur restent, les corps étant toujours aussi corpulents et manifestant les signes cutanés de l’obésité, les représentations qui y sont associées se modifient en interaction avec l’âge.

    Tout d’abord, le corps ne possède plus autant d’importance avec l’âge du fait de la réduction des espaces au sein desquels il peut prendre une valeur significative. Autrement dit, le capital corporel n’apporte plus autant de profits matériels et symboliques à mesure que le vieillissement est en marche. Il est nécessaire ici de distinguer l’âge sous trois formes, comme le met en avant Rennes dans ses travaux (Rennes, 2019a, 2019b). L’âge peut être ainsi distingué en âge chronologique, représentant le temps objectivement vécu par l’individu, compté le plus souvent en années ; en âge statutaire, représentant la position de l’individu dans les différentes phases sociales de la vie ; et en âge corporel, représentant les transformations physiques et physiologiques liées au vieillissement[5].

    Ces trois âges de l’individu ont alors une influence sur la diminution de l’importance du capital corporel avec le vieillissement. D’une part, le désengagement du secteur professionnel dû à la retraite limite l’investissement des individus dans des champs où le corps constitue un langage censé exprimer les qualités associées aux métiers exercés. Nul besoin d’apparaître dynamique, combatif, endurant ou accueillant lorsque l’on entre dans une période de la vie marquée dans l’imaginaire collectif par l’inactivité professionnelle[6]. C’est bien l’exclusion institutionnalisée du champ des activités professionnelles qui a pour effet de couper les personnes âgées d’un espace où le corps peut fonctionner comme un capital générateur de profits. C’est ce qu’évoque Martine lorsque je la questionne sur les contraintes liées au poids important, parlant alors de « certains milieux [professionnels] qui sont aussi sur le paraître », comme le rectorat qu’elle a parfois fréquenté, dont elle « commence à en avoir rien à faire » depuis sa retraite de l’Éducation Nationale.

    D’autre part, il existe un second espace accordant des profits symboliques et matériels aux corps tout en étant fréquemment dissocié de la vieillesse : le marché de la séduction. S’il convient d’admettre que les personnes âgées ont des pratiques de séduction, l’association de sens commun entre jeunesse et séduction produit malgré tout des effets en ce qui concerne les personnes âgées. Se voyant progressivement déniées les droits d’investir un tel marché par le biais d’un imaginaire attribuant à chaque période de la vie un rapport à la séduction – séduction active et expériences variées puis mise en couple et fondation d’une famille et enfin éloignement progressif des pratiques de séduction – les personnes âgées se voient ainsi être symboliquement (et sans doute également physiquement) exclues des espaces où le corps peut fonctionner comme un « capital de séduction » à part entière. Les mécanismes de cette exclusion se fondent sur une violence symbolique imposant cette dernière comme seule manière valable et légitime d’être traité à ceux et celles qui la subissent[7], ce qu’exprime l’expression « ce n’est plus de mon âge ».

    Enfin, les corps corpulents se trouvent être plus fréquemment rencontrés dans les catégories les plus âgées de la population, engendrant un processus de normalisation des fortes corpulences et des peaux marquées par l’obésité. En effet, il existe une augmentation de la proportion globale de personnes corpulentes dans les tranches d’âges au-delà de 60 ans mais aussi, et peut-être surtout, une augmentation de la proportion de personnes corpulentes parmi les catégories dominantes (de Saint Pol, 2008 ; Poulain, 2009). Ainsi, l’obésité aux âges avancés apparaît à la fois moins anormale mais aussi moins illégitime.

    Pris ensemble, ces trois mécanismes contribuent à réduire d’une certaine manière la valeur que peuvent avoir les corps, qu’ils soient obèses ou non, avec la vieillesse. Quel avantage y aurait-il à disposer d’un corps mince si aucun espace n’autorise à valoriser ce capital corporel, ou si les corps et les peaux d’obèses ne sont ni anormaux ni illégitimes ? Plus encore, la vieillesse corporelle et les excès de peau par les rides qu’elle est censé engendrer peuvent contribuer à renverser un ordre hiérarchisé des corps. En donnant l’occasion aux corps corpulents d’éviter les rides, la vieillesse corporelle permet à ceux-ci de gagner en valeur par rapport aux corps minces. La peau, du visage et du corps, loin de se détendre et de se rider, reste au contraire ferme, tendue par les chairs sous-jacentes, contribuant à expliquer le changement de rapport au corps des personnes corpulentes avec l’avancée en âge. Leur corps exprime certes un ensemble de stéréotypes couramment associés à l’obésité, mais semble en même temps rester jeune, lisse et ferme.

    IMPLICATIONS THÉORIQUES DES INTÉRACTIONS ENTRE STIGMATES

    L’obésité est-elle alors toujours (autant) un stigmate avec l’avancée en âge ? Selon Goffman, le stigmate est une caractéristique relationnelle, mettant en rapport un attribut (corporel ou non) avec des stéréotypes en lien avec cet attribut. Goffman propose par ailleurs une définition extensive du stigmate, où tout un chacun peut être porteur d’un stigmate dans certaines circonstances. Certains le sont davantage que d’autres, plus souvent, voire dans chaque interaction sociale. Deux types de situations sociales sont distinguées par Goffman en rapport avec la plus ou moins grande visibilité du stigmate dans les interactions sociales. Lorsque le stigmate est visible, comme c’est le cas des personnes apparaîssant obèses ou vieilles, les individus sont dits « discrédités ». Leur « identité sociale virtuelle » regroupant les qualités qu’ils possèdent supposément au regard de leur stigmate prend le pas dans l’interaction sur leur « identité sociale réelle », c’est à dire les qualités possédées effectivement. À l’inverse, lorsque le stigmate n’est pas directement perceptible, comme c’est le cas pour le fait d’être homosexuel ou d’avoir séjourné en prison, les individus sont dits « discréditables ». Cette distinction conceptuelle est importante dans la mesure où les individus n’emploient pas les mêmes types de stratégies de présentation de soi pour gérer leur stigmate. Dans le cas des individus discrédités, c’est la maitrise de ce qui est donné à voir et percevoir qui est importante, tout comme la réduction du malaise que produit le stigmate dans l’interaction sociale. Dans le cas des individus discréditables, c’est le contrôle de l’information sur le stigmate qui est primordial afin de masquer certains aspects de « l’identité sociale réelle ». Ces derniers tentent la plupart du temps d’éviter que leur stigmate, qui n’est pas directement perceptible, ne soit dévoilé dans l’interaction, par des mensonges, omissions, détournements, etc.

    Obésité et vieillesse sont alors deux stigmates qui s’entremêlent. Si le fait d’être obèse est très clairement un stigmate visible, faisant des personnes obèses des individus discrédités, la définition de ce que représente la vieillesse est ici moins évidente. La vieillesse corporelle, c’est à dire l’ensemble des signes perceptibles couramment associés à la vieillesse, comme les rides, constitue un stigmate directement perceptible contribuant à faire des individus qui portent ces marques des personnes « discréditées ». À l’inverse, les âges chronologiques et statutaires, non directement perceptibles, sont à ranger du côté du discrédit potentiel, car dépendant des informations possédées sur l’identité sociale réelle de la personne. Ainsi, la relation que l’on observe ici entre obésité et vieillesse ne s’effectue que sous l’angle des stigmates visibles, par le biais des rides, impliquant alors uniquement l’aspect corporel de l’âge.

    Si certaines stratégies de masquage des stigmates visibles ont déjà été identifiées auparavant, en prévenant l’apparition des rides par divers produits cosmétiques par exemple, le cas que nous observons ici est bien différent en ce qu’il ne constitue pas une stratégie de présentation de soi. Deux stigmates se combinent, indépendamment des pratiques individuelles, où l’un contribue à diminuer l’apparition du second. En empêchant les rides de se constituer de manière trop prononcée, l’obésité fait apparaître les corps comme plus jeunes qu’ils ne le sont et tient à distance le discrédit couramment associé au fait de posséder les signes corporels de la vieillesse. Ce profit symbolique lié à l’apparence de jeunesse est permis par un capital corporel, l’obésité, dont la nature est singulière. La préférence pour la jeunesse plutôt que la préférence pour la minceur, dans le cadre strict ici de la seule apparence, révèle que le corps est sujet à de multiples hiérarchies qui peuvent s’opposer. En se limitant au domaine de l’apparence et aux profits qui peuvent y être attachés, excluant ainsi toutes considérations en termes de santé, mieux vaut être obèse et jeune que mince et ridé, pour paraphraser Vivianne.

    Peut-on alors parler de retournement du stigmate dans ce cas, expression que l’on retrouve fréquemment dans des publications médiatiques ou scientifiques (Mougeot, 2015) ? Au sens des premiers auteurs à l’avoir utilisé (Gruel, 1985), le retournement de stigmate représente davantage l’organisation militante des stigmatisées pour revendiquer comme élément identitaire les attributs qui fondent le stigmate. Le cas étudié ici est différent, et parler de recomposition des stigmates semble davantage approprié pour rendre compte de ce qui se joue lorsque l’on aborde ensemble obésité et vieillissement corporel. Le stigmate est ainsi à replacer dans les cas concrets où il prend forme, c’est à dire qu’il est nécessaire de le situer au sein de la configuration interpersonnelle et normative dans laquelle se situent les individus, sans oublier les multiples attributs visibles et invisibles qui interagissent potentiellement pour moduler les stigmates (Héas & Dargère, 2014). Les stigmates se doivent d’être pensés comme intimement liés à des espaces et des cadres de vie, mais aussi à d’autres stigmates. Les interactions entre plusieurs stigmates permettent alors de comprendre que la vieillesse ne signifie par la même chose pour les personnes obèses et pour les personnes minces. De même, cela montre toutes les différences qu’il peut y avoir entre l’obésité chez les personnes jeunes et l’obésité chez les plus âgées.

    Cette étude est restreinte et n’appréhende pas complétement toutes les modulations possibles des stigmates. En l’occurrence, le fait de pouvoir penser son obésité non plus totalement comme un stigmate, mais également comme une opportunité de ne pas apparaître vieux ou vieille, implique une certaine forme d’assurance de soi. Or, cette assurance de soi serait davantage l’apanage des individus aux positions socialement dominantes, comme c’est le cas pour Vivianne. L’assurance économique, culturelle, corporelle et symbolique des classes dominantes (Pinçon & Pinçon Charlot, 2007) serait une condition nécessaire pour penser son obésité autrement que comme un stigmate.

    Les propriétés sociales de l’individu interviennent en effet pour lui permettre de penser sa corpulence non pas uniquement sous l’angle du stigmate et de la pathologie mais également comme une ressource. Les membres des classes supérieures, comme c’est le cas de Vivianne, ont d’autant plus de chance de pouvoir faire d’une contrainte comme celle du poids une ressource mise en avant, en s’appropriant par exemple des discours qui discréditent d’autres formes de corps, comme le montrent Tibère et al. (2019) dans leur enquête auprès de personnes obèses.

    CONCLUSION

    Souvent vues comme des classes corporelles dévalorisées par principe, la vieillesse et la grosseur ne sont que rarement appréhendées comme de potentiels avantages lorsqu’elles permettent de conserver une peau lisse. Ces avantages sont toutefois nécessairement restreints à des cadres qu’il faut délimiter, tant sont multiples les espaces où être obèses et/ou vieux constitue(nt) pour un individu un discrédit évident et immédiat.

    De nombreux travaux ont ainsi montré les multiples discriminations que peuvent subir les personnes obèses et/ou âgées[8]. Que ce soit sur le marché du travail, sur le marché matrimonial ou encore dans le domaine médical, les personnes obèses et âgées ont en commun de subir un certain nombre de pratiques (in)volontairement discriminatoires sur la base de caractéristiques physiques et statutaires. Être victimes d’âgisme ou de grossophobie reste le plus souvent une routine pour ces individus, avec des distinctions suivant la position sociale ou le genre.

    Pour autant, si l’on veut pleinement comprendre ce qu’implique le fait d’avoir un corps socialement construit et perçu, on ne peut faire l’économie des situations exceptionnelles où un attribut auparavant stigmate autorise des profits dans un nouveau cadre, ici liés à l’apparence de la peau. À ce titre, la vieillesse corporelle apparaît alors comme une perte pour les uns, une perte en capital corporel qui résulte d’un surplus de peau, et un gain pour les autres, les plus gros, gain de ne pas subir la perte que vivent les autres, plus minces. C’est par l’étude de ces cas limites que l’on peut comprendre ce qu’est pleinement un stigmate, pour ceux qui le vivent, et pour ceux qui le perçoivent.

    Cet article révèle ainsi que la peau est un signe renvoyé et perçu qui donne plus ou moins de valeur aux corps. Lorsqu’elle symbolise la vieillesse, elle leur fait perdre de la valeur. Lorsqu’elle fait apparaître le corps plus jeune qu’il ne l’est, elle lui fait gagner en valeur au point de pousser les individus à entretenir cette apparence de jeunesse, quitte à s’opposer à d’autres normes esthétiques ou sanitaires, par exemple en refusant de maigrir de manière trop importante. Si le fait de vieillir devrait a priori se cumuler avec le fait d’être obèse, il s’avère plutôt qu’une corpulence importante vient minimiser une part des désavantages esthétiques cutanés couramment associés à l’âge.

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    [1].. Nous utiliserons tout au long de cet article les termes « obèse » et « obésité » (par opposition à mince et minceur) pour désigner les personnes présentant une corpulence importante du fait d’une masse grasse conséquente, étiquetées comme soufrant d’une pathologie dans le cadre de cette enquête qui se déroule dans un contexte paramédical. Pour davantage de précision sur les terminologies employées en sociologie de l’obésité et par les personnes militant contre la grossophobie, voir Carof (2021).

    [2].. De nombreuses recherches mettent en avant les déterminants sociaux de l’obésité, par des études épidémiologiques (Poulain, 2009) ou par le recours à l’analyse des usages sociaux du corps qui façonnent des corps de classe et de genre (Vandebroeck, 2016 ; de Saint Pol, 2010 ; Régnier, 2006 ; Régnier et Masullo, 2009).

    [3].. Pour un état des lieux de ce qu’est l’activité physique adaptée, voir Perrin (2016).

    [4].. Des études ont déjà montré que l’obésité fonctionne comme un éloignement du corps légitime, c’est-à-dire comme une diminution du capital corporel des individus, diminution qui est fortement modulée par l’âge et le genre (Vandebroeck, 2015 ; de Saint Pol, 2010).

    [5].. Par cette conceptualisation de l’âge, Rennes s’éloigne d’une catégorisation en âge biologique et âge social, puisque cette distinction ne permet pas de pleinement rendre compte de l’influence du social sur le biologique.

    [6].. Ce sont bien là des représentations fréquemment associées à la vieillesse, sens commun éludant la diversité des activités des plus de 60 ans, tel que l’engagement associatif ou le bénévolat.

    [7].. « La définition dominante du corps et de ses usages n’exerce son effet spécifique de dépossession que si elle est méconnue comme telle, donc reconnue, fûtce à travers la honte corporelle ou culturelle » (Bourdieu, 1977, 53).

    [8].. Voir Carof (2012) en ce qui concerne l’obésité et Bizzini (2007) en ce qui concerne l’âge.