Entre ex-peau-sition légitime et sur-ex-peausition : les séquelles de brûlure grave comme trophées

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     Alexandre DUBUIS

    Chercheur associé au laboratoire LACCUS Université de Lausanne

    Référence électronique
    Dubuis A. (2018). « Entre ex-peau-sition légitime et sur-ex-peausition. Les séquelles de brûlure grave comme trophées », [En ligne] La Peaulogie 2, mis en ligne le 30 décembre 2018 , URL : https://lapeaulogie.fr/entre-ex-peau-sition-legitime-et-sur-ex-peausition-les-sequelles-de-brulure-grave-comme-trophees/

    Résumé

    Dans le prolongement des travaux de Goffman sur le retournement du stigmate, cet article montre comment la maîtrise du « récit sur soi » de personnes atteintes de stigmates cutanés opère ce retournement. Ainsi, il attire l’attention des chercheurs en science sociales sur la nécessité de prendre en compte dans leurs analyses de tels récits. Si l’article se concentre avant tout sur l’expérience vécue d’une brûlure grave, des liens sont amorcés avec d’autres atteintes cutanées qui, aussi bien à l’occasion d’une ex-peau-sition normale (et légitime) qu’en vue d’une ex-peau-sition revendicatrice, vont provoquer des réactions similaires de spectateurs-visiteurs-voyeurs. Cet article essaie par conséquent d’apporter quelques éclairages sur les manières variées des personnes atteintes pour parvenir à gérer leurs stigmates cutanés, en développant toutes sortes d’habilités interactionnelles et en utilisant certains « outils » récents, comme le recours aux réseaux sociaux pour produire des récits.

    Mots-clés

    Peau, Brûlure grave, Stigmate, Trophée, Regard, Récit, Réseaux sociaux


    Abstract

    As a follow-up to Goffman’s work of resurgence following a stigma, this article shows how mastering the « the story of oneself » of people with skin stigmas operates this resurgence. Thus, it attracts the attention of researchers in social sciences on the need to take into account in their analyses such stories. If the article focuses primarily on the experience of a severe burn, links are initiated with other skin disorders that, both on the occasion of a normal (and legitimate) exposure as well as on a claimant exposure, will provoke similar reactions from spectators-visitors. This article therefore tries to shed some light on the different ways in which people successfully manage their skin stigmas, by developing all kinds of interactive skills and using certain « recent tools », such as the use of social networks to tell there stories.

    Keywords

    Skin, Severe burn, Stigma, Trophy, Look, Story, Social networks


    Zusammenfassung

    Im Anschluss an die Arbeiten von Goffman über die Stigmaumkehr zeigt dieser Artikel, wie das «Erzählen der eigenen Geschichte» durch Menschen, die von Hautstigmata betroffen sind, letztere beeinflusst. Die sozialwissenschaftliche Forschung soll so auf die Notwendigkeit aufmerksam gemacht werden, solche Berichte in ihren Analysen zu berücksichtigen. Wenngleich der Fokus des Artikels in erster Linie auf den Erfahrungen im Zusammenhang mit einer schweren Verbrennung liegt, werden Verbindungen zu anderen Hautveränderungen hergestellt, die – sowohl im Falle einer freiwilligen als auch bei einer unfreiwilligen Zurschaustellung der Haut – bei Zuschauern-Internetnutzern-Voyeuren ähnliche Reaktionen hervorrufen. Daher versucht dieser Artikel aufzuzeigen, wie die Betroffenen auf unterschiedliche Weise gelernt haben, mit ihren Hautstigmata umzugehen, indem sie allerlei interaktionelle Fähigkeiten entwickelt haben und gewisse moderne «Tools» wie soziale Netzwerke nutzen, um ihre Geschichte zu erzählen.

    Schlüsselworte

    Haut, schwere Verbrennung, Stigma, Erzählung, soziale Netzwerke


    Riassunto

    In linea con le richerche di Goffman sul capovolgimento dello stigma, questo articolo mostra come le personne che portano stigmi cutanei visibili possono trarre vantaggi secondari dallo stigma attraverso il controllo della “narrazione su se stessi”. Attira in questo modo l’attenzione dei ricercatori nelle scienze sociali sulla necessità di tenere conto di tali aspetti nelle loro analisi. Se l’articolo si concentra principalmente sull’esperienza di gravi ustionati, stabilisce legami anche con altri disturbi della pelle che, in caso di una normale (e legittima) esposizione o di un’esposizione rivendicatrice, possono indurre reazioni simili da parte degli spettatori-visitatori-guardoni. Questo articolo cerca quindi di far luce sui diversi modi in cui le persone colpite parvengono a gestire i loro stigmi cutanei, sviluppando ogni tipo di abilità interattive e utilizzando alcuni “strumenti” recenti, come l’uso delle reti sociali per produrre dei racconti su se stessi.

    Parole chiave

    Pelle, ustioni gravi, stigma, trofeo, aspetto, storia, reti sociali

    Introduction

    Difficile aujourd’hui d’échapper à la vague des « épanchements sur soi » qui envahissent l’ensemble des réseaux sociaux et des scènes sociotechniques. Plus surprenante en est sans doute l’utilisation par des grands brûlés de ces mêmes canaux de communication pour « ex-peauser[1] » leurs cicatrices et les mettre en valeur comme des trophées. Dans cet article[2], nous chercherons à comprendre si des tentatives particulières de maîtrise du récit sur soi, par des personnes arborant un stigmate cutané visible, s’inscrivent dans la continuité des travaux de Goffman sur le retournement du stigmate[3] et quels enseignements pouvons-nous en tirer aujourd’hui ?

    Se basant sur l’expérience vécue et singulière d’interactions narrée par une vingtaine de grands brûlés, à laquelle se sont ajoutées des observations sur un groupe fermé de discussion de grands brûlés, des témoignages visuels et écrits, cet article propose une montée en généralité ; il veut souligner l’importance pour les sciences sociales de mettre en évidence la maîtrise du récit sur soi afin de légitimer la présence de corps perçus a priori et spontanément comme « non légitimes » dans l’espace public (car modifiés au niveau de la structure tégumentaire) tant par la personne affectée que par toutes celles auxquelles elle va s’adresser.

    Nous nous intéresserons d’abord à la perception de personnes atteintes dans des interactions routinières, des réactions que suscite leur présence dans l’espace public. Nous proposerons ensuite une lecture du sens donné aux séquelles et à leur ex-peau-sition légitime. Le rôle primordial joué par le récit dans l’établissement des faits et sur la gestion des différentes assignations auxquelles un.e grand brûlé.e[4] est confronté.e sera également analysé. Pour terminer, nous chercherons à comprendre si une attitude moins conventionnelle, comme par exemple l’ex-peau-sition provocatrice des marques accidentelles, parvient aux effets escomptés, et quelles questions elle laisse en suspens.

    Des peaux marquées et « non légitimes » dans l’espace public

    Peaux striées, cartonnées, tachetées, boursouflées, etc., telles sont les descriptions factuelles de téguments marqués de manière indélébile et durable par la brûlure grave. Sans tenir compte de la particularité des différentes atteintes de brûlures ni des brouillages des expressions et des postures du corps que les séquelles provoquent, cet article se focalise premièrement au regard que les autres portent sur les séquelles en s’appuyant sur la perception de grands brûlés de situations d’interaction vécues. Dans ses interactions routinières, tout.e grand.e brûlé.e doit en effet rapidement expérimenter et constater que son changement de « revêtement cutané » perturbe la fluidité des échanges, que sa nouvelle apparence ne va plus de soi, qu’elle nécessite des ajustements et, pour ne pas provoquer un trop grand inconfort interactionnel tant pour son interlocuteur que pour lui-même. Toutes sortes de nouvelles habiletés interactionnelles devront inévitablement être développées.

    Sa présence dans l’espace public n’est plus forcément perçue comme légitime. En effet, si les séquelles sont patentes, elles ne sont pas pour autant identifiées et reconnues. Elles vont même souvent être confondues avec une légion d’autres atteintes à la peau : acné sévère, vitiligo, psoriasis, eczéma, herpès, dermatite atypique, pelade, lèpre[5]. Ces interprétations erronées des séquelles risquent dès lors de pousser certains interlocuteurs à avoir peur de la contagion et à maintenir une distance haptonomique. Cela se retrouve dans bon nombre de fictions cinématographiques et littéraires qui dépeignent à grands traits le quotidien de personnes marquées, en particulier si les atteintes concernent la face[6]. Si on se réfère aux fictions, caricaturalement deux options sont retenues : soit la dissimulation des séquelles qui inspirent du dégoût ou des regards réprobateurs, soit au contraire leur exhibition par provocation, voire parfois associée à une once de méchanceté.

    Dans des situations bien réelles, un.e grand.e brûlé.e va évidemment percevoir et ressentir le dégoût qu’il suscite, c’est-à-dire un rejet moral ou physique, une mise à distance (Memmi, Raveneau, Taïeb, 2016), qu’il ou qu’elle « croit » provoquer (car cela ne lui est que rarement signifié directement). Ce dégoût va forcément être ressenti de manière plus aiguë encore lorsque, en raison de certaines contingences spatiales, s’impose une proximité physique mais aussi lors de situations où l’on entre habituellement en contact par le biais de « rites d’interaction » (poignée de main, embrassade, etc.)

    « C’est vrai que j’ai eu une personne qui m’a fait la bise du côté qui n’était pas brûlé. En fait, elle s’est poussée. Là, j’étais mal (…). Je me disais elle a trouvé dégueulasse (…). Du dégoût, pour moi il n’y a pas [d’autres] mots. »

    (Nour, 33 (30), accident domestique)[7]

    Pour une personne marquée, afin de s’épargner des réactions imprévisibles et souvent difficilement supportables, elle va dans la mesure du possible éviter des situations qui nécessitent une trop grande proximité physique : lieux exigus (ascenseurs) et entraînent une visibilité dérangeante (piscine, plage, etc.). Mais lorsqu’elle parvient à affronter ces situations, cela lui impose en quelque sorte la nécessité de faciliter l’identification des séquelles et du coup de remémorer fréquemment l’étiologie de l’accident, comme l’expérimente Godard (2017).

    C’est ainsi que pour un.e grand.e brûlé.e, dans le processus de reconstruction physique et cutanée qu’implique la brûlure, se présenter avec des marques sur le corps (qu’elles soient visibles en permanence ou dissimulables) correspond sans aucun doute à une deuxième épreuve. Cela le contraint à une reconstruction de ses interactions avec les autres. Dès lors, cette présentation de soi prend diverses significations. Une fois les séquelles identifiées, le corps modifié dans sa matérialité indique factuellement qu’il a résisté à une violente épreuve physique et que, trivialement, il est en vie. Un.e grand.e brûlé.e perçoit fréquemment chez les autres que son apparence suscite de la pitié, que son sort apparaît peu enviable (« Le pauvre, ça doit faire mal ! »). Les séquelles fonctionnent comme un miroir déformant qui renvoie inévitablement le spectateur-voyeur à des questions plus personnelles : avec de telles séquelles oserais-je affronter le regard des autres à la piscine, à la mer, etc. ? Avec une peau aussi fragile pourrais-je encore pratiquer certaines activités ? Pour une femme, pourrais-je être enceinte avec des cicatrices qui enserrent le ventre ? Estimant insupportable cet étalage de cicatrices, certaines personnes n’hésitent pas, par exemple, à la piscine à demander que les séquelles, soient recouvertes avec un t-shirt. Il est vrai que, mis à part dans un cadre hospitalier, le grand public est très peu confronté à des personnes atteintes de la peau, même si plusieurs études récentes font état d’un grand nombre de personnes concernées[8]. Il est d’ailleurs intéressant de relever, que pratiquement chaque fois que des médias consacrent un sujet à des personnes amputées, ils font en sorte de présenter des clichés des membres modifiés sans trace, ni cicatrice (Dalibert, 2015).

    Force est de constater que, malgré les progrès scientifiques et les connaissances actuelles, la trace cutanée perturbe toujours les interactions. De telles perturbations prennent un sens encore plus fort quand un.e grand.e brûlé.e doit affronter la réticence de proches impliqués, voire responsables de l’accident, à supporter l’exposition « publique » de leur faute et toute la culpabilité qu’elle peut signifier :

    [Mon mari] il voulait que j’achète que des cols roulés jusque-là [milieu du cou], des longues manches jusque-là [poignet]. Et puis au début, je n’ai pas tout de suite compris. D’abord je me suis dit : « Tiens il est très soucieux que vraiment il n’y ait pas de soleil dessus». Puis après je me suis dit : « Mais attends, tu veux juste cacher. Mais non, toi peut-être tu ne veux pas que les gens voient, ce dont tu es responsable » (parce que je pense que c’est comme ça qu’il le voyait). Moi j’ai dit : « Il n’y a pas de raison que je me cache. » Puis à un moment donné, j’ai explosé. J’ai dit : « Écoute t’es bien gentil mais si j’étais dans un fauteuil roulant, tu ferais quoi? Tu me garderais à la maison ou bien ? »

    (Sophie, 43 (40), accident domestique)

    Ces situations donnent un aperçu des réactions et des enjeux sous-jacents auxquels une personne est confrontée lorsqu’elle est amenée à dévoiler, d’une manière ou d’une autre, dans un espace public, sa peau abîmée. Nous sommes très loin de l’idée de réduire une personne à la qualification de « personne marquée », et par conséquent de la considérer comme une victime contrainte à dissimuler ses séquelles ou à éviter des lieux publics. Au contraire, nous emprunterons un « chemin noir[9] », celui du rapport forcément entretenu par une personne atteinte avec ses marques, rapport qui met en évidence, et en lien étroit, gestion de la marque et construction du sens.

    Des séquelles en quête de sens

    Les types de perceptions, par un.e grand.e brûlé.e, des réactions qu’il suscite et de certains aménagements nécessaires pour s’en préserver viennent d’être sommairement évoqués. Nous l’avons vu, il ne peut guère, en raison même de la prégnance du regard des autres, oublier ses séquelles, en particulier si elles sont visibles en permanence. Ainsi, sans cesse elles se rappellent et sont rappelées à lui par certaines particularités. La peau greffée n’a plus la souplesse de la peau d’origine et nécessite des soins réguliers (même de nombreuses années après l’accident) pour assouplir, atténuer les démangeaisons et l’achromie, en vue de réduire encore et toujours, et le mieux possible, la saillance des séquelles. Afin d’intervenir sur la surface d’une peau à l’aspect très altéré qui s’éloigne de la peau moelleuse et lisse présentée dans des publicités, un.e grand.e brûlé.e a la possibilité, en complément des soins thérapeutiques, de recourir à d’autres techniques comme celle du maquillage permanent, par exemple dans le but de redessiner les cils, les aréoles, les mamelons, etc. qui ont été détruits par la brûlure. Dans le même sens, le tatouage va parfois être utilisé pour recouvrir avec divers motifs les séquelles. La peau devient ainsi comme un palimpseste faisant côtoyer cicatrices antérieures, tatouages, séquelles de brûlures ou encore prises de greffes, contribuant de la sorte à un brouillage des manières diverses de lire et d’interpréter ses marques. Les modifications volontaires (tatouage, maquillage permanent, etc.) n’amènent cependant pas toujours les effets escomptés. Au lieu de réduire la saillance des séquelles, elles peuvent même au contraire aimanter l’attention sur elles, d’où l’intérêt et la pertinence de s’intéresser au rapport particulier qui se noue entre la personne accidentée et ses cicatrices.

    Cette peau agrégée, modifiée au niveau de la forme, de l’épaisseur et de la couleur s’intègre progressivement à la nouvelle corporéité d’un.e grand.e brûlé.e. En fonction de la surface touchée, elle va même constituer une sorte de cuirasse, un vêtement certes souvent étriqué mais qui peut le protéger du regard des autres. Mais, bien évidemment, comme pour toute marque, persiste un décalage entre le sens donné par son porteur et celui attribué par le spectateur. Par rapport aux marques tégumentaires, en Occident, bon nombre de représentations sont basées sur des a priori hérités de traditions variées (notamment chrétiennes) et toujours bien ancrées sur la distinction entre pur et impur, sain et malsain :

    « C’est ça le plus qui choque les gens quand ils voient un brûlé, c’est où la peau est saine et où elle est brûlée. Quand ils voient vraiment la différence »

    (Samuel, 40 (20), accident professionnel)

    La marque extérieure refléterait ainsi un désordre moral intérieur, des pratiques dissolues, etc. Sans que ces représentations soient forcément exprimées explicitement, elles sont inévitablement imaginées, perçues et ressenties par un.e grand.e brûlé.e, ce qui, sous peine de contribuer à des malaises, des inconforts interactionnels, l’oblige en quelque sorte à faciliter l’identification des séquelles.

    Faciliter une telle identification consiste premièrement à revenir sur l’établissement précis des faits et sur l’étiologie de l’accident, et deuxièmement à expliciter la blessure et les particularités de la brûlure grave. Toutefois, même en usant d’un discours acceptable pour l’auditoire (discours que nous qualifierons d’explication « clef en main »), un.e grand.e brûlé.e parvient aisément à une forme de reconnaissance factuelle[10], en revanche il lui est plus difficile d’évoquer les conséquences moins factuelles, moins esthétiques, mais davantage liées au long processus de soins :

    « Les gens, ils veulent savoir à la limite ce que vous avez eu, pourquoi vous l’avez eu, mais ça s’arrête là. Alors le reste, justement on n’en parle pas parce que les gens, je pense, ça les mettrait beaucoup plus mal à l’aise. Le traitement des brûlures, ça dure un temps et puis après c’est fini. Il y a beaucoup d’autres choses qui restent derrière, qu’on ne voit jamais. »

    (Simon, 45 (29), accident de loisir, véhicule à moteur)

    Un récit souvent douloureux ajouté à la visibilité même des séquelles rend difficilement supportable les explications détaillées d’un.e grand.e brûlé.e. Les explications peinent donc souvent à trouver les oreilles attentives d’un auditoire « profane », terme qui évoque précisément l’irréductible distance maintenue entre un observateur ou une observatrice souvent gêné.e, voire désemparé.e, et une personne à la peau abîmée. Les cicatrices qui, pour un.e grand.e brûlé.e, pourraient constituer un trophée (tellement il lui a fallu du courage pour surmonter son épreuve, pour endurer toute une série d’épreuves chirurgicales et médicales) ne devraient-elles pas se suffire à elles-mêmes ?

    Dans un contexte aussi difficile, il est intéressant d’observer l’utilisation des réseaux sociaux par certains grands brûlés. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la situation d’une jeune femme, très active sur les réseaux sociaux et les médias[11]. On constate d’emblée toute l’importance de la reconnaissance factuelle : page Facebook® et compte Instagram®[12] sont intitulés « douze février », date de son accident. L’information sur l’accident est remémorée à plusieurs reprises, ressassée maintes fois à l’identique (Dubuis, 2015). À la maîtrise du discours clef en main, s’ajoute donc ici une autre maîtrise, celle des informations qu’un.e grand.e brûlé.e veut ou peut transmettre. La jeune femme utilise sciemment les réseaux sociaux comme un « sas interactionnel (qui) déspatialise » et désynchronise l’acte de monstration » (Granjon, Denouël, 2010, 27) qui lui permet de se présenter publiquement avec ses brûlures tout en se prémunissant contre les réactions qu’elle susciterait si elle était physiquement dans une situation de face à face. Le recours aux médias lui permet ainsi d’expérimenter et de mettre en valeur sans trop d’inconvénients cette véritable mise en scène de soi 1992 [1973]. Il faut cependant souligner que, contrairement à ce qui peut s’observer habituellement sur les réseaux sociaux, où la maîtrise de l’image conduit des internautes à enjoliver certains aspects de leur vie : relation de couple, activités « privées », etc., l’on constate dans ce cas la tendance inverse de vouloir, tout au contraire, coller au plus près à la réalité : les photos ne sont pas retravaillées, ni les cicatrices gommées ; les conséquences subies sont décrites dans le détail. Cela peut se comprendre comme une volonté d’étaler ce qui est arrivé sans devoir affronter directement le regard de visiteurs, et donc surtout de lui laisser tout le loisir de « zyeuter », sans qu’il ne soit pris dans un dilemme entre vouloir regarder et, par peur, par retenue, parfois aussi par pudeur, s’empêcher de regarder.

    Via les médias sociaux, cette jeune femme parvient ainsi d’une part à rendre visible le long processus de sa réhabilitation et d’autre part à en détailler les progrès au jour le jour. Les médias deviennent une vitrine qui permettent de montrer, voire parfois d’exhiber, tous les combats menés contre ce corps nouveau et modifié, par conséquent contre soi-même. Cette véritable quête de réhabilitation passe par une reconquête de l’espace public à travers activités (sportives, etc.) et voyages. En scénarisant ce feuilleton de la réhabilitation, cette jeune femme contrecarre bon nombre d’idées reçues sur la fragilité de la peau, sur la douleur, etc. Mais surtout elle délivre aux spectateurs-visiteurs un message sur sa force à surmonter une telle épreuve. Cette présentation de soi a donc une importance en premier lieu pour elle-même, mais également, selon ses propres termes, pour les autres. Il y a une volonté affichée de rechercher de l’utilité à son accident. L’exemplarité en fait partie. Par la mise en scène hyperréaliste de sa réappropriation conquérante de l’espace public, cette femme qui, pendant de longues années avait dû expérimenter et choisir la dissimulation de ses cicatrices, souhaite et même revendique que d’autres personnes aussi touchées qu’elle, osent enfin affronter le regard des autres et renouer avec des activités « normales », notamment balnéaires. Enfin, cette volonté claire d’exemplarité s’attribue une autre mission, celle, au risque de bousculer le conformisme et le confort de la majorité des gens, de modifier fondamentalement le regard porté sur une personne marquée dont la présence apparaît de prime abord moins légitime (ou même, dans des cas extrêmes, illégitime), afin de faire accepter, loin des canons stéréotypés d’une beauté aseptisée, le droit d’être différent.

    Dans des relations face à face, on retrouve également cette double dimension. Deux finalités sont évoquées par un.e grand.e brûlé.e : l’une que l’on pourrait qualifier de récit pour soi et l’autre de récit pour autrui, même si, comme nous allons le montrer, cette différence semble parfois ténue. Un.e grand.e brûlé.e insiste en premier lieu sur l’expérience de tout ce que lui a finalement apporté son accident, autant dans la gestion de son corps abîmé et de la douleur subie que dans la gestion de stigmates corporels lors d’interactions avec les autres.

    Il souhaite également que de tels accidents entraînant des brûlures graves ne se reproduisent plus. S’adressant à des enfants, une femme[13] prend ainsi la liberté d’adapter son récit en insistant sur sa dimension préventive et en rappelant les dangers de certaines pratiques. Les séquelles deviennent un canal de prévention ambulante (et offrent par-là la possibilité d’entrer dans une forme de solidarité et de communauté). En effet, dans une optique plus altruiste, la plupart des personnes interrogées envisagent de servir une cause, donc non seulement de montrer les similitudes des expériences vécues par d’autres personnes brûlées, mais aussi d’établir des comparaisons, de faire des liens avec ce que peuvent vivre d’autres personnes confrontées à des mastectomies ou à d’autres marquages de la peau.

    C’est ainsi qu’après une première phase que nous rendrons compte par le néologisme de « pyrosocialité », où les échanges portent presque exclusivement sur l’expérience commune et partagée de la brûlure grave sur des groupes de discussions spécifiques (conseils en tout genre : soins, hydratation de la peau, chirurgie, cure, etc.). S’en suit progressivement un élargissement du propos conduisant à une forme de « dermasocialité », à des échanges portant sur l’expérience vécue par des personnes présentant des stigmates cutanés quelle que soit leur étiologie (maladie, accident, naissance). Est donc avant tout exprimée la volonté qu’une telle épreuve puisse avoir une certaine utilité et servir à d’autres.

    Dans le prolongement de cette réflexion sur la volonté de trouver une utilité à l’accident et de modifier le regard des autres sur les séquelles, une autre voie peut être exploitée, celle qui consiste à sur-expeauser volontairement les séquelles.

    Chœur de momies.
Werner Strub,
Masques en fil
    Chœur de momies. Werner Strub, Masques en fil

    Une sur-ex-peau-sition revendicatrice

    Après la phase normale d’ex-peau-sition, phase qui finit inévitablement par déboucher sur l’attestation et l’explication de ce qui est arrivé, il arrive, le cas n’est pas si rare, qu’un.e grand.e brûlé.e se décide à emprunter une voie plus risquée, celle de la surexposition et d’une éventuelle provocation. La délimitation entre une exposition normale et une exposition provocatrice n’est pas toujours claire. On l’a dit la vision d’un.e grand.e brûlé.e constitue incontestablement une épreuve pour autrui. Sans rien faire de particulier, la seule visibilité de son corps marqué risque d’être perçue comme une provocation.

    Confronté à une palette de réactions perçues négativement: dégoût, rejet, surprise, etc., un.e grand.e brûlé.e va souvent prendre certaines mesures anticipatives à titre préventif pour lui-même, mais également pour autrui. S’attendant à de telles réactions, il cherche en quelque sorte un accord tacite, décrit par Goffman : en dissimulant les séquelles et en limitant leur saillance, un.e grand.e brûlé.e fait tout son possible pour diminuer l’inconfort interactionnel qu’il suscite. Mais, en échange, il attend que son interlocuteur fasse comme si de rien n’était (Goffman, 1996 [1975], 145). Ce type d’accommodation est cependant fragile. Parfois, un.e grand.e brûlé.e souhaite maintenir des signes familiers d’interaction, comme par exemple une simple poignée de main alors qu’il n’a plus qu’un moignon à la place de la main. Mais, pensant mettre à l’aise son interlocuteur par une forme d’hypercorrection artificielle (sans par exemple présenter son autre main valide), il risque alors de susciter de la surprise, même si, de son point de vue, cette manière de faire devrait entrer dans la normalité des interactions. Il arrive ainsi que même une hypercorrection soit mal perçue parce qu’elle se situe à la frontière entre une exposition considérée comme normale et une exposition perçue comme provocatrice.

    Au strict du terme, pour un.e grand.e brûlé.e, la provocation s’inscrit dans la lutte constante qu’il mène pour montrer qu’il revendique simplement d’être un partenaire d’interaction reconnu comme normal. Son apparence ne devrait, pour certain.e grand.e brûlé.e en aucun cas le condamner à la discrétion, à l’effacement et encore moins à toute forme d’exclusion. Ce renversement est à lire et à interpréter comme un retournement du stigmate: positiver une situation perçue comme douloureuse, mais aussi s’en affranchir afin de se revendiquer comme une personne au même titre que les autres, en aucun cas diminuée, ni fragile.

    Nous retiendrons ici quelques formes de retournement du stigmate. La première revient à normaliser c’est-à-dire à parler ouvertement de la brûlure alors que le ou les interlocuteurs tentent d’en faire abstraction. Un.e grand.e brûlé.e profite ainsi d’occasion de provoquer, soit en réagissant à des termes en rapport avec le feu (et les expressions ne manquent pas du type : il n’y a pas le feu au lac, etc.) soit en se qualifiant de « mi-cuit », ou en disant qu’il « supporte bien la chaleur jusqu’à 1000 degré » (Samuel, 40 (20), accident professionnel). Il lui arrive également de surligner l’atteinte carnée qui brouille la frontière entre intérieur et extérieur, entre ce qui est caché, la chair, et ce qui est visible, la peau: « Même moi, quand je le [bras] montre, je dis : « Même en boucherie ils ne le veulent pas. » J’essaie de le prendre à la rigolade » (Marlène, 28 (22), attentat). Par ce surlignage, cette femme renvoie aux autres comment elle perçoit leurs comportements. Cette attitude est une forme de mise en abyme, dont l’objectif n’est pas seulement rétrospectif : décrire ce qui vient de se dérouler, mais également prospectif, pour qu’à l’avenir ces personnes ne soient plus autant impressionnées. Ce procédé a pour but d’agir et de ne pas se laisser submerger par le malaise des autres, leurs fantasmes et leurs représentations.

    La deuxième forme consiste à faire compatir à exhiber les séquelles pour voir les réactions des autres, avec la complicité d’autres protagonistes : amis, etc. À nouveau, cette exhibition se situe dans la zone liminale entre exposition normale et exposition provocatrice. Est recherché avant tout la prise de conscience de l’entourage de l’insistance de ses regards, de ses remarques (s’il ne l’avait pas encore remarqué). Dans le cas où la responsabilité d’un tiers est reconnue, l’exhibition volontaire des cicatrices (par exemple, une femme brûlée, par un généreux décolleté ou par une minijupe qui mettent en évidence les séquelles). Prenant un sens bien particulier, ce genre d’« affichage » revient à insister sur ce qui est arrivé, dont les conséquences sont tangibles : « Regardez on m’a fait mal, plaignez-moi » (Sophie, 43 (40), accident domestique). Il s’agit une fois de plus d’une recherche de reconnaissance sur ce qui est arrivé et qui aurait pu ne pas arriver.

    La troisième forme sert à mettre à l’épreuve les autres, à les tester à opérer un tri sélectif selon les termes d’une personne interviewée. Ce test aurait même dans certains cas une valeur initiatique : permettant de juger quelqu’un selon son attitude face à une peau abîmée, il autoriserait un.e grand.e brûlé.e à opérer un tri dans son réseau relationnel, tri grâce auquel il serait en mesure d’effectuer en quelque sorte un renversement de situation.

    Quant à la quatrième forme, l’héroïsation[14], s’inscrit dans la dimension narrative. Nous avons mis en évidence l’importance cruciale du récit pour faciliter l’identification des séquelles. En raison de la dimension bien souvent dramatique de l’accident et de la visibilité des conséquences, un.e grand.e brûlé.e doit trouver une forme acceptable pour rendre compte de l’accident. Ce récit que nous avons qualifié de récit clef en main reste souvent très factuel. Dans la construction du discours, l’étiologie de l’accident, davantage que les conséquences esthétiques, revêt un sens primordial. Il va sans dire que survivre à un accident d’avion suscite plus d’intérêt et permet plus d’emphase que d’avoir résisté aux conséquences d’un banal accident ménager : « Si j’avais eu un accident de moto, c’est moins drôle. Mais un accident d’avion et que je sois là, c’est déjà assez rigolo, enfin, c’est déjà assez miraculeux pour qu’on puisse le dire. » (Luis, 63 (58), accident de loisir (véhicule à moteur). De même, un accident survenu dans un cadre professionnel particulier (pompier, militaire) ou privé, mais qui a permis de sauver des vies, bénéficiera aisément d’une charge héroïque. Le sens attribué aux récits et leur finalité varient cependant toujours en fonction des interlocuteurs. Souvent reconfiguré, notamment après une phase de coma artificiel et s’appuyant avant tout sur les propos de témoins ou de rapports (police, etc.) ce type de récits est forcément « revisité », réapproprié et interprété avec des touches et retouches bien personnelles dans le but évident de provoquer une réaction chez les interlocuteurs.

    « J’ai raconté plein de trucs, dans les boutiques une fois encore j’ai dit : « Je suis tombée dans la jungle. » (…) De l’avion dans la jungle et que j’étais une rescapée. Des trucs comme ça. Les gens ils ne peuvent pas savoir. Quand je n’avais pas envie de raconter mon histoire, la vérité, j’ai raconté des bobards »

    (Lisa, 62 (19), accident de loisir, véhicule à moteur)

    Cette héroïsation avoisine et rejoint d’autres formes comme, la cinquième forme, la singularité, qui vise à capitaliser sur le signe distinctif. Au lieu d’être un signe discriminant celui-ci peut faciliter la reconnaissance du grand.e brûlé.e. et même augmenter sa notoriété. Cette singularité cutanée a même été exploitée par de grandes marques de vêtements qui ont fait défiler Winnie Harlow, mannequin concerné par le vitiligo. Dans ce cas, l’atteinte de la peau se confond avec des vêtements colorés. On assiste ainsi à une sixième forme, l’esthétisation des marques, ce qui se retrouve dans le recouvrement par des tatouages de séquelles de brûlures ou d’endroits dépigmentés prises de greffe.

    La septième et dernière forme, correspond à l’exemplarité. Déjà évoquée, celle-ci quand elle est agie et apporte les effets escomptés permet au grand brûlé non seulement par la mise en évidence de la « pyrosocialité » d’œuvrer à défendre la cause des grands brûlés, mais plus largement, grâce à la « dermosocialité » d’étendre cet engagement aux autres atteintes visibles de la peau, voire avec des personnes ayant vécu des bifurcations dues à des événements disruptifs : divorce, deuil, etc.

    Comme nous l’avons vu, toutes ces diverses tentatives de sur-expeausition des séquelles de brûlure sont risquées. Ne souhaitant, la plupart du temps, que pouvoir enfin « passer à autre chose » (Marlène, 28 (22), attentat), un.e grand.e brûlé.e ne veut en réalité plus être constamment ramené et réduit à ses séquelles, ni à la factualité de l’accident. Derrière ces diverses formes de retournement du stigmate se trame donc bien souvent une lutte contre des stéréotypes et des idées reçues ; mais également une lutte pour : se faire reconnaître comme un véritable partenaire de l’interaction, un partenaire qui ose se confronter aux autres. L’atteinte cutanée fait ainsi office de « chevron » qui « surclasse » (Javeau, 2015, 39) personnellement un.e grand.e. brûlé.e par rapport à ce qui lui est habituellement assigné.

    Force est de constater cependant que cette expeausition-revendicative ramène encore et toujours bien souvent aux spécificités si particulières des séquelles d’une brûlure et à leurs conséquences visibles. Un grand brûlé poste par exemple sur Facebook® une photo de lui-même à la plage, couché sur un transat, dans le but non seulement de montrer qu’il est à l’aise avec ses brûlures mais surtout d’inciter d’autres personnes à en faire de même. Les commentaires ne se font pas attendre. Ils insistent sur la saillance des séquelles. (Je ne pensais pas que tu étais aussi gravement brûlé). Dans toute exposition médiatique, un.e grand.e brûlé.e ne manquera ainsi pas de recevoir en retour des remarques à caractère moral ou des questions qui laissent supposer une part de responsabilité personnelle dans l’accident, qui suggèrent qu’il n’a peut-être pas pris les bonnes dispositions ou, ce qui revient fréquemment, qu’il n’a pas eu recours à des coupeurs de feu ou des personnes ayant le secret, croyances populaires encore très ancrées dans le domaine de la brûlure grave.

    On le voit, comme un funambule, un.e grand.e brûlé.e doit sans cesse chercher un équilibre subtil entre exposition normale et exposition revendicatrice, entre sur-visibilité et moindre visibilité. C’est ainsi que, au gré d’expériences interactionnelles routinières mais également d’expériences virtuelles dont il ne faut pas sous-estimer l’importance, cet équilibre en perpétuel ré-équilibrage, s’éprouve, s’exerce et, heureusement, se trouve.

    Conclusion

    Par ce bref article, nous avons voulu montrer la nécessité de s’interroger sur les rapports subtils et souvent contradictoires qu’un.e grand.e brûlé.e entretient avec ses séquelles cutanées. Il s’agit notamment de s’intéresser au récit qui acquiert une importance cruciale dans la maîtrise des relations avec autrui. Par diverses formes de stigmatisation, il arrive en effet souvent qu’on assigne un.e grand.e brûlé.e à ne plus devoir jouer qu’un rôle bien défini. Ainsi, il se sent souvent acculé à recourir à un discours de façade, stéréotypé et factuel.

    Anticipant souvent négativement les réactions à son encontre, un.e grand.e brûlé.e recherche dans les interactions routinières une forme d’accord tacite qui équivaudrait au fait qu’en échange d’une exposition a minima des séquelles, les interlocuteurs feraient tout leur possible pour que la différence cutanée n’impacte pas sur la fluidité des interactions. Emane dès lors d’un accord tacite de ce type, le développement d’habiletés interactionnelles insoupçonnées qui permettent à un.e grand.e brûlé.e de les adapter en fonction des contextes, des personnes. Ces habiletés s’aiguisent avec le temps et l’expérience. Les réseaux sociaux peuvent quant à eux offrir également « un sas interactionnel », un premier espace d’exhibition contrôlée du corps abîmé tout en se prémunissant des regards et réactions de vis-à-vis.

    À ce qui peut être considéré comme une gestion d’une exposition normale et légitime, peut, au gré des expériences vécues, succéder une forme de sur-visibilité que certains grands brûlés choisissent ou s’imposent. Dès lors il arrive qu’un renversement s’opère : au lieu d’être considérée seulement comme une faiblesse (parfois même honteuse), la blessure devient la preuve non seulement qu’une épreuve terrible a eu lieu, mais surtout qu’il a fallu la surmonter par une série de soins et d’interventions chirurgicales. Ainsi, les cicatrices deviennent pour un.e grand.e brûlé.e comme un trophée de sa réussite, la preuve évidente d’avoir surmonté et donc dépassé cette épreuve.

    Or, celle-ci n’est jamais surpassée une fois pour toutes, la cicatrice exposant un.e grand.e brûlé.e, même « chevronné »[15] à un « sursis perpétuel », et à un constant rééquilibrage entre sur-visibilité et moindre visibilité. Le récit comme les réseaux sociaux jouent un rôle fondamental dans cette délicate conquête d’équilibre qui est également une quête de reconnaissance. Pour paraphraser Foucault, on pourrait ainsi conclure qu’un.e grand.e brûlé.e « substitue à l’ineffaçable de la cicatrice, l’effaçable, le raturable du récit » qu’il soit énoncé sur des supports digitaux, par oral et par écrit[16].

    Références bibliographiques

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    [1] Nous empruntons cette expression de Nancy citée in : Dumas, 2014, 159.

    [2] Cet article est basé sur vingt-huit entretiens qualitatifs avec des personnes portant des séquelles visibles de brûlure grave en permanence (dix-huit entretiens, neuf femmes et neuf hommes, et 10 entretiens avec ceux qui ont accepté d’être rencontré une deuxième fois). Le guide d’entretien portait sur l’expérience vécue de situations d’interaction dans lesquelles les personnes interrogées ont été confrontées aux regards des autres. Des questions de relances permettaient de préciser l’indexicalité des situations et de répondre aux questions suivantes : avec qui elle a interagi : intime, inconnu, autre grand brûlé, etc. ? ; quand : temps écoulé depuis l’accident, saison, etc.? ; comment : description, déroulement de l’interaction, interaction ancrée, interaction spontanée, etc. ? cadre : familier, inconnu, loisir, etc. ? ; où : privé, semi-privé, public, etc. ? (Cf. Dubuis, 2014).
    Un merci tout particulier à Dominique Memmi pour l’échange constructif que nous avons eu sur le présent article et à André Gillioz pour sa relecture attentive.

    [3] . Plus particulièrement Goffman E., Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Editions de Minuit, 1996 [1975].

    [4] L’expression grand.e. brûlé.e est utilisée au singulier pour exprimer les « petites » luttes menées au quotidien par chaque grand.e brûlé.e. Si dans notre propos l’intérêt se porte avant tout sur la face, reste que d’autres parties du corps sont touchées et qui contrairement aux stigmates faciaux posent la question de montrer ou de dissimuler.

    [5] . Notre étude porte sur une atteinte particulière de la peau dont l’étiologie est causée par des brûlures. Nous sommes conscients que bon nombre de personnes connaissant des maladies cutanées peuvent vivre des expériences similaires d’exposition aux regards et aux réactions des autres (Héas, Misery (dir.), 2007).

    [6] .Dans les exemples récents nous mentionnerons Människor Ä., Real Humans, saison 2, 2013 ; Casas Ros A., Le théorème d’Almodóvar, Paris, Gallimard, 2007 ; Le Clézio J.M.G., Alma, Paris, Gallimard, 2017 ; Cline E., Readyplayer one, Paris, Michel Lafon, 2018 [2013] ; Bec C., Jovanovic M., Carthago 4. Les monolithes de Koubé, Les humanoïdes associés, Los Angeles, 2014 (bande dessinée).

    [7] . Dans la suite du texte, après les récits sont mentionnés un prénom d’emprunt, l’âge de la personne interrogée, entre parenthèse son âge au moment de l’accident et pour finir le type d’accident (accident domestique, accident professionnel, accident de loisir, attentat).

    [8] . Les résultats d’une vaste enquête menée en France montrent que les maladies de la peau sont très fréquentes, car elles concernent un Français sur trois. Analysant ces résultats, Stéphane Héas a mis en évidence que ces maladies sont mal connues et jouissent d’une mauvaise réputation et ont donc un réel impact sur la qualité de vie. (Cf. Les dermatites atopiques. Eléments de réflexion sur l’enquête (Présentation, Paris, 24 juin 2017 www.stephaneheassociologue.fr [consulté le 15.10.2017]

    [9] . Référence au titre de l’ouvrage de Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs. Défiguré par une paralysie faciale suite à une chute, l’auteur décrit son périple à travers la France sur des chemins peu fréquentés, à l’abri des regards.

    [10] . Cette notion a émergé lors d’échanges avec Olivier Voirol. Cf. Voirol O., « La lutte pour l’inter-objectivation. Remarques sur l’objet et la reconnaissance », in Ferrarese E. (dir.), Qu’est-ce que lutter pour la reconnaissance ?, Lormont, Éd. Le Bord de l’Eau, 2013,166-186.

    [11] . L’expérience de cette femme a été particulièrement médiatisée. Par exemple, Emission mille et une vies : coma une expérience hors du commun, France 2, 20 mars 2017 ; Emission 7 à 8, LCI, 13 août 2017, , Emission salut les terriens, 25 novembre 2017 ; Emission Sept à Huit, l’incroyable courage de Julie, 20 ans, 9 avril 2017.

    [12] . 214000 abonnés sur Instagram® [en date du 10.01.2019]. On notera également que le compte Instagram de Turia Pitt, ancienne mannequin et sportive de haut niveau, brûlée lors d’un marathon en Australie recense 844000 abonnés [en date du 10.01.2019]. Cette femme a participé au tournage du documentaire Embrace, qui souhaite mettre en évidence la diversité corporelle et tente de lutter contre certains diktats de la beauté : https://vimeo.com/198614151

    [13] . Sophie, 43 (40), accident domestique.

    [14] . Ceci ressort tout particulièrement dans les entretiens avec des hommes grands brûlés. Il est à relever que l’étiologie de l’accident joue un rôle non négligeable dans cette héroïsation narrative.

    [15] . En référence au concept de chevron mentionné précédemment (Javeau, 2015)

    [16] . Citation d’origine : « j’ai substitué à la cicatrice sur le corps le graffiti sur le papier ; j’ai substitué à l’ineffaçable de la cicatrice l’effaçable et raturable de l’écriture. Peut-être même me faudrait-il aller plus loin. La feuille de papier c’est peut-être le corps des autres » (Foucault, 2011 [1968]. Cette citation est reprise par Lançon P. dans son ouvrage Le Lambeau qui retrace sa reconstruction et sa réappropriation d’un corps meurtri.