Le sourcil. Une histoire d’humains et de poils

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    Le sourcil

    Une histoire d’humains et de poils

    Julien Rault

    Rault J., (2022), Le sourcil. Une histoire d’humains et de poils, Paris : Complicites Eds, 110 p., ISBN : 9782351204405

    Compte rendu de David Le Breton

    Référence électronique

    Le Breton D., (2022), « Le sourcil. Une histoire d’humains et de poils », La Peaulogie 9, mis en ligne le 11 juillet 2022, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/sourcil-humains-poils

    On se souvient de cette scène dans Le Procès où K. est confronté à un tribunal improbable pour une raison inconnue, l’auditoire s’agite semble le soutenir quand le protagoniste dénonce l’artifice de la situation. Le juge d’instruction, furieux, « et ne pouvant rien contre le parterre, chercha à se dédommager sur la galerie et la menaça en fronçant ses sourcils, qu’on ne remarquait pas d’ordinaire, mais qui parurent hérissés, noirs et terribles en ce moment d’irritation[1] ». Sous la plume de Kafka les sourcils prennent soudain une signification éminente induite par la situation. Oublié des sciences sociales comme un détail de l’ordonnance du visage, perçu comme futile, le sourcil est pourtant souvent un analyseur de l’affectivité mise en jeu dans les relations sociales, un signe révélateur de l’état d’esprit. En outre, il donne son expression au visage, enlumine le regard, lui donne une tonalité. Et son absence, comme chez les poissons, étonne.  L’une des sources de la fascination provoquée par le visage de Mona Lisa tient peut-être au fait qu’elle n’a pas de sourcils, même si l’on ne s’en aperçoit pas de prime abord, mais le visage de la jeune femme est marqué par cette absence. De même pour le tableau La jeune fille à la perle de Vermeer. Hérodote rappelle qu’à la mort d’un chat les familles égyptiennes de la haute antiquité se rasaient les sourcils.

    Épilation ou mise en valeur, Julien Rault parcourt l’histoire et les cultures pour rappeler des usages peu connus de la mise en scène du visage. Le sourcil est à la source d’un langage dont l’interlocuteur n’a pas toujours les clés, un haussement, au terme par exemple d’un propos, renvoie souvent à une fonction phatique, de confirmation d’une attention mutuelle, l’équivalent d’un « n’est-ce-pas ? », une recherche d’assentiment. Des sourcils qui se froncent, se rehaussent, s’agitent… semblent mener leur vie propre, tout en divulguant un message malaisé parfois à déchiffrer : sourcils graves, autoritaires, apaisants, attentifs, ils signalent une attitude, un changement d’humeur, une contrariété, une connivence…

    Souvent dans les dessins animés, les sourcils fins, noirs, arqués sont portés par des êtres malfaisants comme la reine Grimhilde dans Blanche Neige ou le capitaine Crochet dans Peter pan. Sous la plume de Bram Stocker, le comte Dracula présente des sourcils massifs, porteurs en eux-mêmes d’une charge d’effroi que reprend Murnau dans sa version cinématographique, Nosferatu le vampire (1922) avec Max Schrek ou James Whale avec Bela Lugosi. Des sourcils imposants semblent renvoyer à un passé tourmenté ou désignent une forte énergie, voire même, une créativité prononcée. De manière générale dans la littérature, les sourcils sont souvent associés à des significations que seul le contexte éclaire. Giono parle dans Noé (1947), des « irrévérencieux sourcils » (p. 678) d’un personnage ; ses physionomies sont souvent très attentives à la forme des sourcils comme indice de la qualité morale des personnages, au point que Julien Rault le qualifie de « chantre du sourcil méridional » (p. 39).  Diderot esquisse une grammaire morale de leur forme dans ses Essais sur la peinture (1795) : « Relevez les sourcils ; le caractère devient orgueilleux ». Dans une lettre à Sophie Volland (1876), il se livre même à une sorte de physiognomonie de la forme du sourcil en lien avec la beauté : « Cette femme est belle, ses sourcils suivent les bords de l’orbe de son œil ; relevez un peu ces sourcils dans le milieu et voilà un des caractères de l’orgueil ; et l’orgueil offense. Laissez ces sourcils placés comme ils étaient, mais rendez-les très touffus, qu’ils ombragent son œil, et cet œil sera dur ; et la dureté rebute. Ne touchez plus à ces sourcils » (p. 323). Julien Rault pointe cette association de l’orgueil et de la forme du sourcil, au point que l’adjectif sourcilleux est souvent synonyme d’arrogance, de hauteur, de fierté, de sévérité… « Tout ce qui sourcille fera donc preuve de caractère, quitte à paraitre revêche » (p. 36). Un peintre comme Charles Le Brun en fait l’une des clés de sa présentation expressive des passions.

    L’épaisseur des sourcils, leur forme, leur absence, leur mouvement, leur emplacement autour des yeux, leur jonction éventuelle, sont autant de signes qui donnent son expression au visage. Et les nombreux exemples littéraires cités par Julien Rault montrent combien les écrivains ou les peintres y sont attentifs pour ne commettre aucun contre-sens dans l’image qu’ils souhaitent donner de leur personnage. C’est à cette exploration méthodique que cet ouvrage insolite est consacré, sourcilleux justement du détail. « N’importe quel mouvement de l’âme peut être peint sur le visage par les sourcils. N’importe quel événement humain, infime ou considérable, peut être communiqué ou interprété à l’aune de ces crêtes », conclut Julien Rault (p. 110).


    [1].. Le procès, chapitre 10. https://livre1.com/lis/le-proces/chapitre-10 Consulté le 03/08/22.