Référence électronique
Alexandre L., (2020), « Généalogie du firmament », La Peaulogie 5, mis en ligne le 25 décembre 2020, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/genealogie-firmament
Lorraine ALEXANDRE
Docteure d’art et sciences de l’art mention arts plastiques, Paris 1 Panthéon ‑ Sorbonne. Artiste.
Référence électronique
Alexandre L., (2020), « Généalogie du firmament », La Peaulogie 5, mis en ligne le 25 décembre 2020, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/genealogie-firmament
Résumé
Le présent texte traite de mon œuvre intitulée Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages qui associe textes et photographies. Dans cette création, les tatouages révèlent l’histoire du modèle à travers le dialogue intérieur de mes textes. Ces derniers doivent créer un contact direct entre la portraitiste et son modèle laissant au lecteur/spectateur la place de l’observateur indiscret qui s’immisce entre les strates de ce palimpseste graphique.
Quarante-neuf textes accompagnent ainsi quatre-vingt-seize photographies. Nous constatons vite que mes textes répondent à ceux tatoués sur la peau du modèle. Cette peau parchemin se recouvre presque intégralement d’encre et les mots y sont nombreux. Les récits, dont je suis l’auteure d’après les témoignages de Jean-Luc Verna, expriment ma subjectivité narrative et construisent une biographie visuelle et littéraire, les deux restant inséparables.
Le titre se réfère à la prépondérance du motif de l’étoile dans les tatouages de Jean-Luc Verna où les astres dessinent une cartographie, une histoire des mille péripéties d’une vie et servent à ponctuer et relier l’ensemble épars des tatouages.
Nous verrons alors comment l’usage éclaté des différentes formes d’écritures tatouées dans cet exemple peut faire du corps, non seulement, une œuvre d’art vivante, mais aussi le véhicule d’un discours. L’enjeu de cette série de textes et photographies repose sur les liens entre l’art et le vivant, au cœur de mes recherches plastiques et théoriques, et montre l’imbrication d’une démarche esthétique toujours nourrie des liens psychosociologiques et culturels.
Mots-clés
Photographie, Tatouage, Ecriture, Portrait, Peau, Jean-Luc Verna
Abstract
This text deals with my work entitled Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages (Genealogy of the Firmament – Portrait of Jean-Luc Verna through the history of his tattoos) which combines texts and photographs. In this creation, the tattoos reveal the history of the model through the inner dialogue of my texts. Those texts create a direct contact between the portraitist and her model leaving the reader/viewer in the place of the indiscreet observer who interferes with the strata of this palimpsest.
Forty-nine texts accompany ninety-six photographs. Each text responds to a tattoo on the model whose skin is almost entirely covered in ink. The stories, of which I am the author according to the testimonies of Jean-Luc Verna, express my narrative subjectivity and construct a visual and literary biography, the two remaining inseparable. The title explores the motif of the star in the tattoos of Jean-Luc Verna. They draw a cartography – a history of the thousand peripeties of a life and establish a connection between his tattoos.
We will see how the various forms of tattooed scripture can make the body, not only a living work of art, but also the vehicle of a discourse. The focus of this series of texts and photographs is on the links between art and life, at the heart of my plastic and theoretical research, and shows the imbrication of an aesthetic approach always nourished by psychosociological and cultural links.
Keywords
Photography, Tattoo, Writing, Portrait, Skin, Jean-Luc Verna
À la fois artiste et chercheuse en arts, je n’ai jamais hésité à mêler les pratiques issues de différents arts et les approches artistiques et théoriques. Ainsi, images graphiques (ici les tatouages du modèle), photographiques et textes, qu’il s’agisse des textes intégrés à l’œuvre plasticienne et faisant œuvre eux-mêmes ou des textes théoriques développés dans un second temps, se croisent, se répondent et, parfois, s’entremêlent. Je propose une démarche pluridisciplinaire soulignant la transversalité entre arts plastiques, arts du spectacle, écriture et théorie. Travaillant les mises en scène du corps, je sollicite autant les enjeux plastiques, esthétiques, psychologiques, sociologiques, que culturels et politiques.
Ma pratique artistique et les travaux théoriques qui en découlent interrogent les différents moyens de revendiquer et de construire une identité à travers les apparences données au corps. Je m’intéresse plus spécifiquement aux moyens de faire du corps un espace d’expressions formelles en le transformant en discours. J’ai ainsi développé un travail autour des concepts de corps-écran, corps-livre et corps-texte faisant poser, entre autres, des adeptes du Body Art[1]. J’ai ainsi souvent travaillé la peau comme support d’expressions artistiques, notamment à travers le tatouage ou le dessin. Tout un pan du travail que je développe depuis 2002 porte le nom générique d’œuvres affleurantes. Ce terme désigne toute création pour laquelle j’utilise la peau comme support d’écriture et/ou de dessins éphémères et qui inclut également, les séries pour lesquelles j’ai fait poser des personnes tatouées.
Dans cette contribution, j’aimerais faire le récit de la genèse de cette approche affleurante.
Adolescente, j’ai vu le film de Peter Greenaway, The Pillow Book (1997), qui est devenu une référence clé, une origine, une part de ma généalogie d’artiste. Ce cinéaste étant plasticien de formation, il compte parmi les premiers à m’avoir montré l’intérêt d’une approche pluridisciplinaire et transversale. Le film se passe au Japon à la fin du XXème siècle. Comme le rappelle Peter Greenaway, la culture japonaise rend « familière la tradition qui apprend à décorer le corps à l’aide de cosmétiques et de tatouages, et familière encore une littérature calligraphiée qui est pour moitié peinture. »[2] (Greenaway, 1996, 6)
Il rapporte l’enfance de l’héroïne de son film, Nagiko, alors que son père écrivain,
« pour son anniversaire, […] peint avec délicatesse une formule de vœux sur le visage de sa fille. La formule est associée au nom du père et au nom de l’enfant. […] L’origine de la coutume – dit-on – remonte au temps où dieu créa les premières ébauches, en argile, d’êtres humains et qu’il y peignit les yeux, les lèvres, le sexe, le nom, et une bénédiction pour aider chaque créature dans son chemin à travers la vie. Si dieu était satisfait de sa création, il signait de son nom. Alors seulement l’ébauche d’argile prenait souffle de vie. »[3] (Greenaway, 1996, 6).
À l’âge adulte, Nagiko devient l’autrice des 13 livres du corps, qu’elle calligraphie directement sur la peau d’hommes, que son éditeur prend vite soin de recopier avant l’inévitable effacement de la peinture. Seul Jérôme, amant de l’héroïne, sera, à la suite de son décès, transformé en parchemin après le retrait délicat de toute sa peau. Voici pour la forme, la genèse du personnage, héritière de son père calligraphe. Pour le fond, Nagiko est également héritière de sa tante qui lui lisait, enfant, les Notes de chevet de Sei Shônagon. Dans ce film, Greenaway transmet sa propre genèse, dans l’élaboration de ce projet cinématographique, à son personnage. « J’ai alors imaginé, [dit-il], qu’il serait possible de faire passer dans un film ces excentriques délices taxinomiques de Sei Shônagon et, pour mettre les idées en ordre, j’ai envisagé un projet cinématographique qui serait agencé selon les 26 lettres de l’alphabet et qui serait appelé : 26 faits sur la chair et sur l’encre. » (Greenaway, 1996, 5). Dame d’honneur à la cour impériale du Japon au début du XIème siècle, Sei Shônagon offre ce texte complexe et polysémique pour lequel elle a conçu une forme littéraire hybride. Le résultat marque un goût prononcé pour les inventaires, la valorisation de l’esthétique plutôt que de la morale ainsi qu’une subjectivité affichée dans son approche biographique. Sei Shônagon développe dans son ouvrage, classé par titres explicites, un inventaire poético-pratique de tout ce qui marque son esprit. Elle passe ainsi de longues descriptions de faits plus ou moins quotidiens qu’elle aura vécus ou observés à la cour à des listes éclectiques, mais courtes, comme par exemple :
Section « 132. Choses qui ne font que passer
Un bateau dont la voile est hissée.
L’âge des gens.
Le printemps, l’été, l’automne et l’hiver. » (Sei, 1966, 256)
Ces différents points nourrissent la structure du film de Greenaway, mais aussi une grande part de ma pratique artistique[4]. Refermons cette remarque sur ma genèse tout en ouvrant sur le cœur du propos avec cette réplique du personnage de Jérôme s’adressant à Nagiko : « Allez-y. Traitez-moi comme la page d’un livre. De votre livre. » (Greenaway, 1996, 67)
Dans l’œuvre dont il est question ici, nous retrouvons ce goût, ouvertement subjectif, pour un portrait tant visuel que littéraire construit par listes, selon la logique de l’inventaire. Ce portrait décompose le corps, le fait éclater jusqu’à en rendre certaines parties méconnaissables. Il organise alors un ensemble construit à partir d’un processus artistique structuré en contradiction assumée avec son sujet organique et, par nature, fluctuant.
Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages (2014-2016) associe textes et photographies. Quarante-neuf textes accompagnent quatre-vingt-seize photographies. Mais nous constatons vite que mes textes répondent à ceux tatoués sur la peau du modèle en créant un dialogue. Cette peau parchemin se recouvre presque intégralement d’encre et les mots y sont nombreux. Les récits, dont je suis l’autrice sont écrits d’après les témoignages de Jean-Luc Verna. Ils expriment ma subjectivité narrative et construisent une biographie visuelle et littéraire, les deux restant inséparables. Le titre se réfère à la prépondérance du motif de l’étoile dans les tatouages du modèle où les astres dessinent une cartographie, une histoire des mille péripéties d’une vie et servent à ponctuer et relier un ensemble épars des tatouages.
Comme les autres modèles tatoués que j’ai eu l’occasion de faire poser, ce dernier exprime le même enjeu propre au tatouage car, comme le rappelle David Le Breton, « l’ampleur culturelle des modifications corporelles dit […] cette volonté de signer son corps, de se l’ « approprier » pour devenir enfin soi. » (Le Breton, 1990, 241). L’enjeu de cette série de textes et de photographies repose ainsi sur les liens entre l’art et le vivant, au cœur de mes recherches plastiques et théoriques, et montre l’imbrication d’une démarche esthétique toujours nourrie des liens psychosociologiques et culturels. Je me réfère au concept d’image du corps de Paul Schilder qui souligne le fait que « le caractère d’un individu s’exprime dans le modèle de son image corporelle. » (Schilder, 1968, 109).
L’identité se construit alors au regard de l’image du corps en ce qu’elle va véhiculer un discours par voie visuelle et gestuelle. Par son image, l’individu se donne à voir, se définit, se revendique tel qu’il veut se montrer. Une telle posture suppose, pour être viable, d’entrer dans un système de codes culturellement identifiables. Le corps devient alors lisible.
Dès lors, toute entrée dans le système des apparences construit un jeu de représentations plus ou moins institutionnalisées où conformisme et marginalité s’opposent ou s’inversent au gré des évolutions de la société.
Le modèle de cette série a commencé à se tatouer lui-même au compas sur les bancs du lycée dans une volonté farouche de se marginaliser, de s’écarter des normes sociales dans les années 1970. Au moment où je le faisais poser, en 2015, il exprimait son regret d’être dès lors rattrapé, bien malgré lui, par une mode. Aujourd’hui, les jeunes bourgeois peuvent faire de grands tatouages sans choquer leurs parents… le monde a bien changé. Constatant ce profond changement de paradigme, mon modèle m’a conseillé de rester « vierge » – terme employé par les tatoueurs pour désigner les personnes non tatouées. Être « vierge » est aujourd’hui la nouvelle résistance à l’effet de mode tendant à « normaliser » le tatouage dans la société actuelle. Ce constat m’a interpellée et j’ai alors conçu Généalogie du firmament dans l’idée d’interroger à la fois les enjeux de l’image du corps, système symbolique fortement investi, et la nature du langage, système de signes définis et précis, comme moyen, non seulement de nommer, mais aussi de classifier selon des contextes propres à nuancer et différer le sujet. L’association d’images et de textes permet de passer d’un système de signes à un autre afin qu’ils puissent se compléter ou, du moins, dialoguer et s’enrichir mutuellement. Il faut néanmoins procéder avec mesure et réflexion. Je me suis alors remémoré l’histoire des collections de tatouages. Souvent objets de recherches tant médicales qu’anthropologiques, ces collections, comme nous le rappelle Philippe Artières, sont souvent réunies par des médecins cherchant à classifier les individus au XIXème siècle. À l’époque du Bertillonage, nous sommes au temps de l’hyper-classification dont les scientifiques espéraient tirer une vision claire à lecture immédiate de l’identité. Ils comptaient alors sur la nature « autobiographique » supposée des dits-tatouages[5]. (Artières, 2014, 11/12) Les sciences humaines et les sciences dites exactes ont largement nuancé et discrédité ces recherches au XXème siècle. Cette approche scientifique, dont les limites semblent désormais reconnues, est source de perplexité pour l’artiste portraitiste férue de sciences humaines que je suis en ce qu’elle donne une vision réductrice du tatouage et du tatoué. Contemporaine de la physiognomonie, une telle démarche demeure sans nuance, simpliste et dogmatique. Pour une portraitiste, elle trahit la recherche de l’individualité propre à chaque modèle.
J’ai donc privilégié l’idée d’une généalogie intérieure propre au modèle. Chaque tatouage intègre l’image du corps du tatoué et nourrit l’histoire de sa démarche personnelle. En effet, un tatoué de la nature de Jean-Luc Verna, c’est-à-dire intégralement recouvert, interroge plus le tatouage comme démarche que le motif lui-même toujours noyé dans la masse graphique. Pour lui, le recouvrement du corps, le fait de se faire régulièrement tatouer, prime sur le choix de chaque motif. Ainsi, comme mes textes le révèlent, il existe une grande disparité de nature entre les tatouages, certains ayant une fonction biographique marquante, en racontant des moments clés de sa vie, quand d’autres n’existent même plus dans l’esprit du modèle, tatouages souvent faits dans des contextes anecdotiques, sans recherches préalables. Certains ont fait l’objet de réflexions mûries, d’autres ont signé quelques soirées arrosées, mais tous jouent un rôle signifiant. Lorsqu’on lui demande si le corps est « au cœur d’une quête explorant de nouveaux langages, [Jean-Luc Verna répond] bien évidemment, et c’est une façon de m’approprier ma propre autobiographie dans une version esthétique toujours contrôlée. » (Meats, Brit, 2014, 380). Sans hiérarchie et polyglottes, ces tatouages se composent d’extraits ou références littéraires, de titres et de textes de chansons ou de noms d’institutions artistiques, de noms de personnes, d’insultes ou encore de jeux de mots, etc. Dans ma création, les tatouages révèlent l’histoire du modèle à travers le dialogue intérieur de mes textes. Ces derniers doivent créer un contact direct entre la portraitiste et son modèle laissant au lecteur/spectateur la place de l’observateur indiscret qui s’immisce entre les strates de ce palimpseste où les tatouages finissent par se superposer. Je me joue ici des tendances voyeuristes des spectateurs bien que tout soit sous notre contrôle au modèle et à moi-même en choisissant ce qui peut ou non être révélé. Nous voyons alors comment l’usage éclaté des différentes formes d’écritures tatouées peut faire du corps, non seulement une œuvre d’art vivante, mais aussi le véhicule d’un discours.
Lorraine Alexandre, La Becquées
https://lorraine-alexandre.wixsite.com/lorraine-alexandre
« Curieusement, [nous dit Henri-Pierre Jeudy], la peau retire au corps son statut d’objet au moment où elle n’est plus perçue comme l’enveloppe des formes. Telle une surface avec ses propres reliefs, elle transforme le corps-objet en corps-texte. » (Jeudy, 1998, 63) La peau est ici considérée comme une surface d’inscription, un espace dédié aux apparences lui permettant de développer un texte qui lui est propre. Ce texte est le seul à produire également des odeurs tout en invitant au toucher ; ce texte du corps, cette surface lisible, ne produit cependant, pour Jeudy, un langage articulé que par la pratique du tatouage. Ce dernier met le corps en situation d’exhibition irréductible puisque ces marques sont indélébiles. De ce point de vue, le corps tatoué devient une finalité irréversible, participant de la représentation de ce corps qui se fait objet de culture, œuvre d’art vivante.
Regardons cette exemple extrait de ma série Généalogie du firmament :
Alexandre L.,(2014-2016), Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages – The End,
photographies argentiques en noir et blanc et textes, dimensions variables.
– Sur le ventre, autour du nombril, ce simple générique anglais qui clame sa sentence : « The End ». Ses larges lettres vides s’entremêlent à une grande étoile tout en en dévorant une plus petite, antérieure, semble-t-il, par indifférence.
Ce tatouage est l’un de mes préférés pour son ambiguïté. La première fois que je l’ai vu, il m’a renvoyée au ventre comme matrice, à cette source vitale qui, engendrant la vie, annonce déjà sa mort.
Peut-être aurais-je été moins cynique si j’avais pensé au pourtant familier « The End » qui clôture un film. C’est encore une vision sombre, quand la magie du cinéma s’éteint avec l’écran.
Mais son origine est tout autre. Pour toi c’est un hommage à la chanson des Doors, reprise par Nico dans une interprétation plus glaçante encore. « This is the end beautiful friend » sur une musique d’église semblant annoncer l’apocalypse. « Desperately in need… of some… stranger’s hand. In a… desperate land ? »
Peu importe en somme comment on lit ce tatouage, c’est toujours le glas qui sonne. Emprisonnant le nombril, le centre du monde semble vouloir s’écrouler sur lui-même.
Cet exemple est symptomatique, il souligne plusieurs points essentiels. Pour commencer, il montre que si le langage qu’apporte le tatouage est articulé et lisible, il joue volontiers de la polysémie. Ainsi, en se donnant à lire, le corps ne ferme pas le sens ; il s’offre à l’interprétation, soulevant alors le deuxième point essentiel : il sollicite un imaginaire.
Comme le souligne Didier Anzieu, « si la parole a un sens, c’est de donner un sens au corps. Avant de dénommer et de classer les choses, la parole parle des lieux imaginaires du corps, et elle parle ainsi avec le double ou triple sens qui la caractérise, car elle parle à partir d’eux, elle parle à leur sujet et elle parle pour eux. » (Anzieu, 1981, 312)
Regardons cet autre extrait de Généalogie du firmament :
Alexandre L.,(2014-2016), Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages – Siouxsie,
photographies argentiques en noir et blanc et textes, dimensions variables.
– « Sur la cuisse droite se tient l’étoile fixe de ton firmament, le portrait, encadré par une étoile, de la chanteuse Siouxsie. Tu étais ado la première fois que tu l’as vue, si belle, si factice, créature scénique. Ses cheveux crêpés hauts, dressés, en état de choc, le visage reconstruit par les fards… et tu t’es dit que s’il existait des gens comme elle, il ne te serait plus possible de te contenter de ta peau de mortel. Alors toi aussi tu te maquilles, chassant tout naturel. C’est vulgaire le naturel quand il rappelle que l’on n’a pas le corps de ses rêves… Un corps, c’est plastique, malléable, plus ou moins, objet de mises en scène, plus on se construit, plus on se révèle à soi-même. […]
Elles sont nombreuses sur ta peau les références à Siouxsie, les citations de chansons revêtent différentes formes, mais il est un autre portrait sur la cuisse gauche. Un cadeau de Marc Ming Chen énonce en toutes lettres ce nom qui sonne, Siouxsie and the Banshees. Le nom de la belle et de son principal groupe selon le lettrage historique de son époque « Kiss in the Dream House ».
Ce double portrait visuel et textuel de Siouxsie est lui aussi symptomatique de points essentiels : il rappelle les processus bien connus de projections-identifications définis par Edgar Morin[6] qui pousse chaque individu à construire notre identité à partir de référence à des figures idéalisées ; il rappelle ce jeu de mise en représentation du corps et sa portée fictive et ainsi, il aboutit à cet imaginaire du corps. Comme le signale Georges Vigarello, « le regard se dédouble, différenciant un corps réel et un corps imaginé, le second étant plus important que le premier parce que dépositaire non plus de force mais de sens. » (Vigarello, 2016, 202) Partant d’une mise en texte et en image du corps, c’est alors bien le psychisme qui prend les devants et inscrit les signes de son existence. Ce processus renforce le sentiment même d’exister en concrétisant la possibilité du corps à devenir le texte de l’ensemble de ses tensions internes. L’imaginaire sollicité ici a pour particularité d’être populaire, rattaché à une figure célèbre qui nourrit alors un imaginaire socialement identifiable et partagé par la communauté des fans. Il offre les moyens de s’émanciper des frustrations du quotidien créant et maîtrisant les conditions de sa valorisation esthétique dans une narration de soi. David Le Breton signale que « l’intériorité se résout en un effort d’extériorité. L’intimité s’efface devant l’extimité. » (Le Breton, 1990, 229). Notons ici le paradoxe qui nous pousse à vouloir tout à la fois nous individualiser, nous définir par la singularité de notre identité propre tout en sollicitant des points de « ralliements », des goûts nous rattachant d’office à une communauté les partageant. Le Breton précise que « la dissolution des repères collectifs n’affranchit pas du regard des autres. » (Le Breton, 1990, 227) Ainsi, le modèle qui commença à se tatouer au compas pour se marginaliser trahit régulièrement dans ses tatouages, une volonté d’appartenance, une acceptation de certains codes ou préceptes sociaux.
Lisons cet autre extrait :
Alexandre L.,(2014-2016), Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages – Ingratitude,
photographies argentiques en noir et blanc et textes, dimensions variables.
– Sur tes reins, une large étoile entourée de larges lettres annonce : Ingres Attitude. Ce tatouage date de tes premières photos, la première fois aussi où tu te montrais nu.
Hommage explicite à un grand maître du dessin, mais hommage un peu critique ou ironique… polysémique pour le moins. Un grand dessinateur Ingres, une référence à porter en étendard, mais on retient surtout sa vision idéalisée de la beauté du corps féminin. Ses femmes sont purs fantasmes, beautés difformes aux côtes surnuméraires, aux seins exagérément ronds, aux hanches surlignées, généreuses, aguicheuses… Ce sont ces dernières justement qui dessinent ton lien sororal avec les belles. Tu possèdes, en effet, des hanches aux arrondis féminins qui te donnent une grâce bien singulière contrebalancées qu’elles sont par tes épaules musclées. Les biscotaux d’Hercule et la croupe d’Aphrodite font de toi une créature mythique. Mais tu rappelles, c’est là ton sort de mortel, que les vilaines hanches profitent du temps qui passe pour se faire de plus en plus généreuses, bien au-delà du raisonnable. Ici entre en scène le tonitruant jeu de mots de Bruno Pelassy[1] [7]
Au-delà du tatouage, Jean-Luc Verna attache une grande importance à la silhouette qu’il sculpte par la pratique du sport intensif et de la danse. Il construit ainsi un corps glorieux en référence aux idéaux véhiculés tant par la statuaire antique que par les média contemporains. La construction de ce corps sculpté participe de sa logique de tatoué et fait de lui une œuvre de chair. Le jeu de mot tatoué sur ses reins use, ici encore, de la polysémie et souligne la fonction du mot dans sa capacité à relier l’affect et les représentations mentales. Car, comme le rappelle Joyce Mc Dougall, « si le sentiment d’identité de tout individu est fabriqué et maintenu par les mots, l’image psychique du corps en dépend également. » (Mc Dougall, 1982, 213) De fait, le corps se métaphorise et devient l’espace scénique du langage.
Regardons cet autre extrait :
Alexandre L.,(2014-2016), Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages – Roussel/Loti,
photographies argentiques en noir et blanc et textes, dimensions variables.
– Sur le dessus de la tête et le haut du front, deux tatouages s’associent dans mon esprit. […] Ils font tous deux références à des auteurs de la fin du XIXe siècle, du début du XXe.
L’étoile qui irradie sur le front, bien centrée, est un hommage à l’œuvre de Raymond Roussel, « L’étoile au front ». Tatouée, étrange affaire, par un chicano de Miami, elle évoque cette étoile les rêves extatiques du poète pour le moins maudit, déroutant dit-on. Il a poursuivi son étoile par bien des moyens, le dernier fut fatal, artificiels paradis, mais grandiose quête !
Au-dessus d’elle, un long phylactère invite et se joue de Pierre Loti. Offert par ton ancien compagnon, tatoué par Mlle Rat, le plus baudelairien des dandys, le moins identifiable ; académicien et officier de marine, poudré, maquillé, parfumé, monté sur de hauts talons… Authentique erreur de casting et fascinant personnage ce Loti. Lui disait, « Mon mal j’enchante » et tu le reprends, « Mon mal j’en chante »… rappelant que tu es aussi chanteur.
Analogies et jeux de mots se mêlent ici et rejouent, au premier degré, l’expression idiomatique « c’est, ou ce n’est pas, écrit sur mon front ». C’est bien sur le front que le modèle revendique sa démarche d’artiste, se positionne, écrit en évidence sa volonté de se mettre en scène, de se performer lui-même. Car Jean-Luc Verna est artiste plasticien de formation, pluridisciplinaire, mais le public le voit avant tout comme un artiste de la performance qui a fait de son corps une œuvre d’art constante, performative, même au repos. « Il est de la nature du corps d’être métaphore, fiction opérante. » (Le Breton, 1990, 125) Ce constat sociologique vrai pour tous est alors décuplé et devient sujet de réflexion. Le Breton ajoute que « l’esthétisation de la vie sociale repose sur une mise en scène raffinée du corps, sur une élégance physique affirmée (mise en signe) grâce à laquelle se conjure l’angoisse du temps qui passe. » (Le Breton, 1990, 193). Ce corps recouvert entièrement est un corps qui, se projetant dans l’idéalisation d’une œuvre de chair, dit sa peur de la perte de contrôle, du vieillissement, de sa propre finalité.
Le modèle est très clair sur la fonction du tatouage comme moyen de cacher ce qu’il nomme les vieillissures, jeu de mots évidant avec les meurtrissures et autres salissures comme cet extrait l’explicite :
Alexandre L.,(2014-2016), Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages – paroles Siouxsie,
photographies argentiques en noir et blanc et textes, dimensions variables.
– Tout autour du cou, pour en cacher les vieillissures comme tu le disais alors, tu as fait écrire les paroles d’une chanson de Siouxsie, ‘Love out me ». Elle illustre bien ton rapport à ton corps dis-tu, « I smash the glass into my face, cutting through to my disgrace ». A mon sens, tu as plutôt tendance à flouter le miroir comme on passe la main sur l’onde. En recouvrant ton corps d’images et de mots, tu brouilles les pistes. Difficile désormais d’y lire encore le grain de la peau, les grains de beauté, la pilosité, les rides, tu deviens image, œuvre d’art vivante, tu prouves au miroir qu’il n’est pas une fatalité… pas tout-à-fait.
Ce tatouage est l’un des plus humains, des plus vivants. Fait à main levée, sans lettrage particulier, écrit comme on prend des notes, mal écrit de fait par un tatoueur dysorthographique. Belle anecdote pour ceux qui prennent le temps de lire ton cou, la chanson est constellée de fautes d’orthographe. […]
« Le Body Art est une critique par corps des conditions d’existence » (Le Breton, 2003, 100). Le corps textuel performatif de Jean-Luc Verna est présenté ici à travers un protocole de création spécifique. Si j’ai choisi ce modèle, c’est justement parce qu’il est artiste et qu’il a fait de son corps son principal médium et support de création. Ce corps-texte performé se distancie lui-même tout en s’exposant. Il crée un jeu trompeur entre révélations et ellipses. Ce portrait a été pensé comme un inventaire à la condition qu’il reste non exhaustif. De mon point de vue, les textes, les miens ou ceux tatoués, sont tout aussi importants que ce qu’ils cachent. Certains discours servent, en effet, à détourner l’attention de l’auditeur, à changer de sujet, à éluder le cœur du problème ; ainsi, il arrive que des textes utilisent les mots comme des paravents du sens profond alors caché. Ce qui est écrit sert autant à donner du sens qu’à en faire oublier une partie. Mon approche photographique est elle-même, par nature, performative. Comme l’analyse Sophie Delpeux, en parlant de la performance, « il s’agit de démultiplier les points de vue, d’envisager le corps comme une surface sensible, à la fois image et productrice d’images. » (Delpeux, 2010, 145) Ainsi, tant la performance que l’art corporel travaillent moins le corps que le discours qu’il véhicule.
Comme nous l’avons vu, la peau est une surface d’inscription des signes qui représentent notre identité. Généalogie du firmament, en narrant l’histoire des tatouages du modèle, montre, tout au long des textes que le corps-support, le corps-texte, transcendent volontiers l’effet de métaphore souvent sollicité. Ce corps et mes textes qui le racontent, associent le propre et le figuré pour montrer la complexité de l’imbrication des signes et du sens. Ce corps dit son identité par la voix d’un discours graphique qu’il s’agisse de textes, de mots ou de dessins. Ce que révèle la série dans sa vue d’ensemble, ce sont les nombreux paradoxes apparents du discours du modèle. Comme nous l’enseignait mon premier professeur de psychanalyse, le paradoxe n’existe pas. Le modèle, qui a beaucoup aimé ce portrait dans un premier temps, l’a ensuite violemment rejeté. Lui qui semble tant rechercher les regards en couvrant son corps de tatouages cherche, en fait, et de façon parfaitement consciente, à s’effacer derrière ces mêmes tatouages qu’il voit comme une armure. Sa posture est décrite par Le Breton lorsqu’il explique que « le tatouage […] figure une aura imaginaire de puissance et de danger incitant les autres à se mettre à distance, à éviter le conflit. Cuirasse produisant une assurance renouvelée, il semble confirmer une identité difficile à mettre en place. Il aide à se reconstruire. » (Le Breton, 2003, 65).
Il existe donc une profonde ambivalence entre le désir de se dire, de se mettre en scène de façon à devenir une surface lisible par les autres et la peur même d’y parvenir. C’est alors un jeu de cache-cache et d’énigmes qui s’installe. Mon modèle m’a raconté l’origine de ses tatouages pour que je puisse nourrir mes textes de leur histoire singulière accompagnée de mes hypothèses et projections personnelles. J’ai construit un inventaire et classé les tatouages par analogies et par communauté de sens. Je me suis alors aperçue que mon modèle en avait oublié beaucoup. Lorsque je l’ai rappelé pour qu’il complète ses récits, il le fit pour un certain nombre qu’il n’était même plus conscient de porter. Il m’a, par ailleurs, accusée d’en avoir inventé quinze. Ces tatouages sont devenus les « orphelins narratifs » de ma généalogie. Regroupés par thèmes, ils sont présentés par quatre textes dont voici quelques fragments :
Alexandre L.,(2014-2016), Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages – Orphelins I,
photographies argentiques en noir et blanc et textes, dimensions variables.
– Tu m’as raconté bien des histoires sur la genèse de tes tatouages. Beaucoup se noyaient déjà dans les limbes de ta mémoire. Tu as même pensé, en écoutant mes premiers textes, que j’en inventais certaines et pourtant ta voix n’hésite pas sur l’enregistrement de tes récits. […]
Voici les oubliés, ceux que mes prises de vue ont révélés et dont je ne retrouvais pas l’histoire. Je les ai classés en quatre groupes. Le premier est celui des Vanités plus nombreuses encore qu’il n’y paraissait. J’en compte cinq. […]
Alexandre L.,(2014-2016), Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages – Orphelins II,
photographies argentiques en noir et blanc et textes, dimensions variables.
– Le deuxième groupe des oubliés représente aussi l’esprit de collection. Des étoiles, comme nous pouvions nous y attendre, ont elles-mêmes perdu leur histoire. Je distingue ici un premier groupe de quatre étoiles qui semblent avoir une thématique forte et pourtant…
[…]
Alexandre L.,(2014-2016), Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages – Orphelins III,
photographies argentiques en noir et blanc et textes, dimensions variables.
– Le troisième groupe représente également des étoiles. Je les ai distinguées pour leur nature explosive. (…)
Lorsque j’ai demandé leur histoire, tu as encore pensé que j’inventais des images. Mon fidèle Hasselblad semble partager mes mirages… Tant mieux, il peut ainsi nous en faire tous profiter.
Alexandre L.,(2014-2016), Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages – Orphelins IV,
photographies argentiques en noir et blanc et textes, dimensions variables.
– Le dernier groupe ne compte que deux tatouages sous forme de plaisanteries ; blague de potache dont la présence, là encore, échappe complétement à ta mémoire, mais aussi à tes yeux. Tu dis qu’il est impossible de mémoriser trente années de tatouage… Pourtant ils sont là sur la peau, perpétuellement présent. Nous comprenons alors l’absorption dont ils font l’objet, noyés par cette volonté farouche de recouvrir tout l’épiderme, de resserrer les mailles de l’armure graphique. Plus le corps du tatoué est recouvert, moins le motif individuel compte. […]
Au-delà de ces tatouages reniés, le modèle utilise aussi les accumulations, rappelant que la démarche, l’action du tatouage, prime sur le motif alors noyé dans la masse des superpositions :
Alexandre L.,(2014-2016), Généalogie du firmament – Portrait de Jean-Luc Verna à travers l’histoire de ses tatouages – brouillages,
photographies argentiques en noir et blanc et textes, dimensions variables.
– Sur les deux bras, des tatouages qui se répondent et furent réalisés en plusieurs étapes. Tu les qualifies de « brouillages », sans doute parce qu’ils contribuent à masquer les effets du temps sur ta peau, mais on pourrait parler de remplissages à leur façon de relier, et même d’absorber, les autres tatouages. […]
« Le Moi-peau, (nous dit Anzieu), est le parchemin originaire, qui conserve, à la manière d’un palimpseste, les brouillons raturés, grattés, surchargés, d’une écriture « originaire » préverbale faite de traces cutanées. » (Anzieu, 1995, 128) Ainsi, ces tatouages invisibilisés et oubliés, ne seraient pas la limite de mon projet généalogique, mais son aboutissement.
J’aimerai finir cette présentation en parlant du parti pris de mes textes. J’ai fait le choix de les écrire à la première personne en m’adressant directement à mon modèle. Je partage le point de vue d’Otto Rank lorsqu’il estime que « l’erreur de toutes les biographies psychologiques modernes réside dans cette tentative d’« explication » de l’œuvre de l’artiste par son expérience, alors que la création ne peut devenir intelligible qu’à travers la dynamique de l’intériorité et ses problèmes centraux. » (Rank, 1984, 94/95) Rank précise qu’« il nous faut admettre […] que la psychologie d’une personnalité créatrice ne nous fournit aucune indication pour comprendre l’art et en juger. » (Rank, 1984, 129) L’expérience comme fait n’éclaire pas l’œuvre, il suffit d’être artiste soi-même pour s’en apercevoir au quotidien. Ainsi, pour ouvrir une voie d’accès à l’œuvre, mieux vaut dessiner les moyens d’y accéder par une forme d’intériorisation représentée ici par l’évidente subjectivité de ce dialogue avec mon modèle. Généalogie du firmament associe forme et contenu par la jonction des textes et des photographies. L’intimité du « je » et du « tu » renvoie à la promiscuité que la photographie crée avec son référent souligné par les importants recadrages. Elle produit ainsi un regard spéculaire propre à se jouer du spectateur qui croit à son illusoire réalisme. Dans la même logique, ce spectateur croit que la genèse des tatouages, le récit de leurs origines, sera un accès objectif à la connaissance du modèle. Or, nous avons vu que le modèle lui-même n’est pas une source fiable dans le récit de sa propre vie et je ne suis pas dupe du fait que bien des histoires que je transmets restent sujettes à caution en termes de véracité historique. C’est pourquoi mes textes soulignent ma position subjective et offrent volontiers mes perceptions personnelles des tatouages. En tant que portraitiste, je reste fidèle à l’idée émise dans Le portrait de Dorian Gray selon laquelle « tout portrait peint avec sentiment est un portrait de l’artiste, non du modèle. » (Wilde, 1992, 57) C’est pourquoi je mets en scène ma propre révélation (à l’instar de l’image photographie apparaissant dans le bain du révélateur au moment du tirage dans la technique analogique dite argentique), mon cheminement dans la construction de cette généalogie. L’importance accordée aux tatouages sans histoire et aux brouillages présentés comme un tout sans tenter de les démêler dénotent d’une prise de distance avec l’élaboration d’une biographie. De fait, ce portrait est inachevable par nature car le modèle ne cesse d’ajouter depuis de nouveaux tatouages qui ont pour effet d’en effacer d’autres… Ainsi, ma généalogie marque un instant T du parcours du modèle nourrissant une archéologie du futur où il sera possible de retrouver un fil, même incomplet, de l’histoire de ce corps-texte, dans ce corps-support.
La nature subjective et incomplète des textes, comme ces photographies qui morcellent le corps, créent des espaces de révélations et de frustrations cumulées à travers les jeux du discours dont nous avons vus qu’ils tendent autant à dire qu’à cacher. Les interprétations personnelles qui nourrissent mes textes invitent alors le spectateur à en faire de même. Ces points techniques de la série servent à inviter à l’imaginaire le spectateur et le lecteur en l’incitant à reproduire mon approche interprétative. Par exemple, lorsque je donne mes hypothèses avant d’obtenir l’histoire du tatouage, chacun peut se demander à quoi il, ou elle, aurait pensé, comment il, ou elle, aurait compris le « The End » tatoué sur le ventre du modèle avant de savoir qu’il s’agissait d’un hommage à une chanson des Doors.
En montrant que la biographie ne peut pas être une vérité révélée, elle préserve une marge de manœuvre créatrice, des espaces vides etc. « Ce double caractère du langage, moyen subjectif d’expression et moyen collectif de compréhension, se retrouve dans la forme la plus haute du langage et est, en fait, l’essence de l’œuvre d’art en général. » (Rank, 1984, 299)
Le corps-texte tatoué et les récits qui l’accompagnent tendent à transcender la simple représentation d’un portrait. Il s’agit de donner une forme sémiotique du portrait invitant à dépasser le sujet lui-même tout en en pénétrant les arcanes, à interroger un au-delà du corps et du récit de soi à travers les formes artistiques utilisées.
Cette sémiotique du corps offre un passage de témoin entre l’artiste et le spectateur rappelant, pour reprendre Schilder, que « l’image du corps est un phénomène social ». (Schilder, 1968, 233)
Ainsi, Généalogie du firmament rend hommage au Pillow Book de Greenaway, aux Notes de chevet de Sei en faisant du corps à la fois le support et le sujet de textes de différentes natures qu’elles soient graphique, photographique, littéraire et joue de ses ellipses comme d’une ouverture à l’imaginaire, une nouvelle étape du récit que je construis.
Anzieu D., (1981), Le corps de l’œuvre, Paris : Gallimard.
Anzieu D., (1995), Le Moi-peau, Paris : Dunod.
Delpeux S., (2010), Le corps-caméra – Le performer et son image, Paris : Éditions Textuel.
Greenaway P., (1996), « 26 faits à propos de la chair et de l’encre, 1984 », The Pillow Book, traduit de l’anglais par Wright S. et Grangaud M., Paris : Dis Voir.
Jeudy H.P., (1998), Le corps comme objet d’art, Paris : Armand Colin/Masson.
Le Breton D., (1990), Anthropologie du corps et modernité, Paris : PUF.
Le Breton D., (2003), La peau et la trace – Sur les blessures de soi, Paris : Éditions Métailié.
Mc Dougall, (1982), Joyce, Théâtres du je, Paris : Gallimard.
Meats S. et Brit M., (2014), Interviewer la performance, Paris : Manuella Éditions.
Morin E., (1972), Les Stars, Paris : Éditions du Seuil.
Rank O., (1984), L’art et l’artiste – Créativité et développement de la personnalité, Paris : Éditions Payot.
Schilder P., (1968), L’image du corps – Étude des forces constructives de la psyché, Paris : Gallimard.
Sei S., (1966), Notes de chevet, traduction et commentaires par André Beaujard, Paris : Gallimard/Unesco.
Vigarello G., (2016), Le sentiment de soi – Histoire de la perception du corps XVIe – XXe siècle, Paris : Éditions du Seuil.
Wilde O., (1992), Le portrait de Dorian Gray, 1890, traduit de l’anglais par Gattégno J. pour cette édition, Paris : Gallimard.
[1].↑ https://lorraine-alexandre.wixsite.com/lorraine-alexandre
[2].↑ Ce rappel est signalé à la lettre E des 26 faits à propos de la chair et de l’encre écrit par Greenaway en 84.
Greenaway, Peter, « 26 faits à propos de la chair et de l’encre, 1984 », The Pillow Book, traduit de l’anglais par Stephen Wright et Michèle Grangaud, Paris, Dis Voir, 1996, p. 6.
[3].↑ Ce rappel est signalé à la lettre F des 26 faits à propos de la chair et de l’encre écrit par Greenaway en 84.
Greenaway, Peter, « 26 faits à propos de la chair et de l’encre, 1984 », The Pillow Book, traduit de l’anglais par Stephen Wright et Michèle Grangaud, Paris, Dis Voir, 1996, p. 6.
[4].↑ Je n’ai pas le temps de développer ici, mais signalons que je me nourris tout autant de l’héritage plus ancien encore, de l’art pariétal. Nos connaissances sont encore floues dans ce cas, mais j’aime à savoir que le corps fut support de différentes expressions plastiques dès les origines de l’homme.
[5].↑ Artières, Philippe, À fleur de peau – Médecins, tatouages et tatoués,Paris, Éditions Allia, 2014, pp. 11/12 :
« Ces collections étranges et insolites, des médecins les rassemblèrent ; elles ne visaient pas à constituer une mémoire des corps, mais participaient de la vaste entreprise d’identification et de gestion des populations, s’inscrivant dans l’ambitieux projet de la médecine de l’époque. »
[6].↑ Morin, Edgar, Les Stars, Paris, Éditions du Seuil, 1972.
Pour plus d’exactitude, notons cette explication que Morin apporte aux pages 105/106 :
« Toute participation affective est un complexe de projections et d’identifications. Chacun, dans la vie, soit spontanément, soit sur les suggestions d’indices ou de signes, transfère sur autrui des sentiments et des idées qu’il attribue naïvement à cet autrui. Ces processus de projection sont étroitement associés à des processus qui nous identifient plus ou moins fortement, plus ou moins spontanément à autrui. Ces phénomènes de projection-identification sont excités par tout spectacle : une action entraîne d’autant plus librement notre participation psychique que nous sommes spectateurs, c’est-à-dire passifs physiquement. Nous vivons le spectacle d’une façon quasi mystique en nous intégrant mentalement aux personnages et à l’action (projection) et en les intégrant mentalement à nous (identification). »
[7].↑ Bruno Pelassy est un artiste plasticien né en 1966 à Vientiane au Laos, décédé en 2002 à Nice en France. Son travail est représenté par la Galerie Air de Paris.