La première œuvre est en résonance avec un mythe grec antique.
Marsyas, satyre joueur d’aulos ‑ un instrument à vent ‑ osa affronter Apollon en un duel musical. Pour le punir, le dieu de l’harmonie l’écorcha vif et accrocha sa dépouille à la branche d’un arbre en guise de trophée. La peau du musicien, suspendue telle une baudruche flasque, se gonfle sous l’action du vent, émettant des sons de flûte comme de son vivant. Mais surtout, elle frissonne lorsqu’on joue près d’elle la musique de Marsyas, alors qu’elle reste inerte et sourde à celle d’Apollon (Dumas, 2014, 33‑51).
À travers ses différentes restitutions, ce mythe relate la vanité d’une créature se mesurant à une divinité, l’emprise de la civilisation grecque sur ses voisines (Marsyas était originaire de Phrygie, sur le plateau anatolien), le choix de placer le beau au service de la pensée claire et distincte (lors du duel, Apollon se met à chanter tout en s’accompagnant de son instrument, la cithare), et la prééminence de l’idée qui anime la matière et la sensation (la musique lyrique, portant un texte, prime la musique purement instrumentale ; l’écorchement est vu par les néoplatoniciens comme une libération de l’âme du musicien… ) Mais le destin de la peau de Marsyas ne s’arrête pas là.
Cette légende et ses interprétations au cours des siècles m’ont fourni matière à forger le concept de « peaux créatrices » (Dumas, 2014) : il se rapporte à des œuvres d’art où nature et culture se rejoignent comme dans la peau biologique, à la fois image et corps d’une personne. Les « peaux créatrices » indiquent la puissance imageante dont sont dotés certains « corps »[3].
À l’heure où les nouvelles technologies et l’omniprésence des écrans numériques façonnent une culture dont le rapport à la matérialité des supports d’information est de plus en plus hybride, la dépouille animale de Marsyas, douée d’un ultime souffle créateur, fournit un exemple inspirant de rematérialisation de nos interfaces (Munster, 2006).
Certes, elle résulte de la décorporation la plus radicale, celle que subit l’écorché vif. En cela, Apollon marque l’Occident de sa terrible empreinte : le logos est une coupure tranchant dans la continuité du réel et de la sensation. Mais, au bout du compte, tout se passe comme si le dieu à la peau trop lisse, trop parfaite, avait besoin pour incarner son langage de celle du satyre, plus bestiale. Comme si le rayonnant Apollon avait éprouvé le besoin, une fois le supplice perpétré, de se revêtir de la peau répugnante de sa victime pour ne plus faire qu’un avec elle. La puissance visionnaire du dieu archer « dont le trait porte loin » (Homère, Iliade, I, 21) est ainsi couplée à la puissance d’incarnation du musicien au long souffle et à la peau de bouc. La musique des sphères rejoint celle de la transe.
Dans l’une des premières représentations modernes du mythe, Ribera dépeint le supplice de Marsyas sous la forme d’un corps à corps fusionnel[4] : selon mon interprétation, Apollon semble bel et bien s’y revêtir de la peau retournée de son adversaire comme d’une cape écarlate qui l’enveloppe avant de s’envoler hors du cadre dans un grand bruit de voile qui claque au vent. La peau animale du satyre plaqué à terre devient, une fois projetée sur le ciel, peau créatrice et support de visions (Dumas, 2014, 179‑181).
C’est un rêve d’artiste autant que de bioingénieur : la dépouille, bord d’un corps arraché à son substrat vital pour être étalé et réduit à l’état de simulacre, reprend soudain corps et vie ! Elle vibre sous l’action de la musique. L’ample surface déployée, suspendue telle une mue animale ballotée par la brise, s’illumine par transparence, s’offrant tout entière, recto verso, aux rayons du soleil, au vent, au regard et à l’ouïe. Soudain, un frisson parcourt ce grand corps pelliculaire. Il s’enfle, tourne, virevolte et se gonfle. Il émet des sons, se souvenant de la musique qui l’habita jadis.
Mon installation intitulée La Salle des Peaux Perdues donne à voir des mues flottantes, transfigurées par la lumière[5]. En cela, elle fait écho à certains aspects du mythe. Chaque mue, de taille humaine, porte des empreintes d’organes du corps, externes ou internes. Ces mues sont généralement suspendues verticalement et éclairées, formant un espace de peau. La configuration de ces espaces peut varier selon les accrochages, au fil des lieux et des années.
Les empreintes sont obtenues à partir d’ex‑voto en cire représentant différentes parties du corps humain. Ces objets de dévotion sont produits industriellement pour être suspendus dans certaines églises de pays méditerranéens ou d’Amérique Latine en remerciement d’une guérison. Leur charge émotionnelle est forte, comme celle des tableaux votifs représentant une scène de la vie d’une personne ayant échappé à un grave danger. Mais, contrairement à ces peintures, les ex‑voto de parties du corps restent anonymes, ce qui les rend à la fois plus banals et plus mystérieux.
Le titre générique de cette installation fait référence à la salle des pas perdus, un espace que l’on trouve dans certains bâtiments publics, peuplé de présences passagères qui y font étape seulement dans l’attente d’un événement qui les amènera ailleurs. C’est cette dimension furtive d’une présence‑absence qui m’intéresse. La lumière y joue un rôle essentiel. Chaque peau est éclairée individuellement, généralement par un voile lumineux situé à son aplomb. Ses légers mouvements lui permettent de recevoir la lumière soit de face, soit par‑derrière. Éclairée de face, elle est opaque et rugueuse, mais elle s’illumine lorsqu’elle reçoit la lumière de l’arrière. Un courant d’air la fait palpiter en un battement lumineux, comme une voile qui faseille : recto, verso, opaque, translucide… Son matériau, un caoutchouc naturel ou synthétique, diffuse la lumière à travers son épaisseur, révélant le moindre accident dans le processus d’empreinte : une bulle, un pli… Comme une peau biologique, son épaisseur varie et elle porte toutes sortes de traces.