Tatouer. Sculpter le corps de l’autre ?

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  • Description

    Amir ROTI

    Artiste.

    Référence électronique

    Roti A., (2025), « Tatouer. Sculpter le corps de l’autre ? », La Peaulogie 12, mis en ligne le 14 février 2025, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/tatouer-sculpter

    Résumé

    Issu d’une famille de sculpteurs, l’auteur évoque son parcours artistique entre sculpture et tatouage, deux pratiques complémentaires et anciennes.

    Mots-clés

    Sculpture, tatouage

    Abstract

    Coming from a family of sculptors, the author tells his artistic journey between sculpture and tattoo, two complementary and ancient practices.

    Keywords

    Sculpture, Tattoo

    J’ai un passif de sculpteur toujours actif : issu d’une famille de sculpteurs marbriers, dans mon enfance, j’ai vécu entouré d’outils et de mains, de mains intelligentes qui expriment des émotions au-delà et mieux que les mots. De par mon parcours libertaire, j’ai été naturellement attiré par le tatouage, au travers de mon expérience de la sculpture lapidaire. Je me suis aperçu qu’il s’agissait de deux pratiques complémentaires, liées depuis des siècles, pour ne pas dire plus. Cette relation entre le tatouage et la sculpture a évolué selon les techniques, les outils, les échanges et les voyages.

    Alors, tatouer est-ce sculpter le corps de l’autre ? Oui et non. Cela pose surtout la question du comment. Outre la sculpture, la gravure est souvent comparée à l’acte de tatouer, comme dans le tatouage traditionnel japonais irezumi, qui signifie « introduire l’encre »[1]. Il consiste en de grands motifs recouvrant le corps entier, dont la peau est martelée comme un objet. Il en va de même dans dans les cultures des Samoa, de Bornéo ou de la Polynésie : avec des outils plus larges qu’un ciseau et l’aide d’un apprenti qui tend la peau, on travaille vraiment à sacraliser le corps vivant, avec toute l’épaisseur de ses cuirs vivants. Une fois déposée, on assiste à la floraison de l’encre. Chez les Samoa, il y a la violence de la scarification et il faut que le sujet soit totalement voué à dépasser la douleur physique et morale. À Bornéo, on atteint une incroyable finesse grâce à un marteau canalisé par un lacet de cuir qui amortit et précise le tracé. Les noirs sont d’une beauté inégalable, avec une sublimation de la matière. Cette technique se révèle fort différente de celle des dermographes modernes présentés par Rodolphe Cintorino ; en somme, malgré son archaïsme, elle s’avère plus rapide !

    Le corps est donc le premier espace, le premier temple. Ces tatouages sur l’intégralité du corps requièrent une détermination inébranlable, une préparation physique athlétique. L’équilibre et l’hygiène de vie, la sérénité du mental sont des qualités nécessaires pour le tatoueur qui doit supporter les contraintes et les fatigues pour réaliser son œuvre. Et c’est la même chose pour la taille de la pierre.

    Je voudrais aussi souligner le rôle de la lumière et les jeux sur la transparence de la peau, éléments fondamentaux à l’acte de tatouer. Car l’épiderme est translucide : la lumière doit être suffisamment forte pour que l’on contrôle comment l’aiguille pénètre le derme, comment l’encre se dépose dans les sous-couches. La lumière continue d’imprégner la peau, faisant vivre le tatouage qui évolue tout au long de l’existence.

    Fabio Viale, magnifique artiste issu du vivier des tailleurs de pierre de Carrare, réalise des tatouages sur des sculptures classiques avec un ensemble de patines particulières, extrêmement sensuelles. En greffant des tatouages yakuzas sur une tradition artistique occidentale, il dénonce une certaine « omerta » qui pèse sur le corps tatoué, du côté de la criminalité. Le corps se marque pour expulser, pour exhausser-exaucer l’idée que l’esprit projette.

    La société peut être assimilée à un organisme. Au moment de la révolution ukrainienne en 2013 (Euromaïdan), j’ai façonné un bloc horizontal sculpté de 5 tonnes en l’honneur des manifestants. Les chefs de barricades l’ont accepté et installé près de la colonne de l’Indépendance place Maïdan. Durant les trois jours funestes de février 2014, des mercenaires ont tué des innocents à cent mètres à la ronde de ce bloc. En conséquence, il est devenu une sorte de mausolée. Il y a même eu un bataillon de l’armée ukrainienne pour le protéger. On peut le considérer comme un tattoo, une marque sur le corps social, sur le corps de la ville de Kiev, pour canaliser les espoirs et expier les fautes, exorciser la mort et favoriser la résilience.


    [1]..  L’horimono, quant à lui, signifie « chose gravée » et désigne uniquement les tatouages décoratifs, ornementaux.