La patine sacrificielle dans le statuaire africain : une « peau » vecteur d’identite sociale et religieuse

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  • Description

    Virginie TOURREIL

    Doctorante en anthropologie médicale, Laboratoire de Droit des Affaires et Nouvelles technologie

    Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Université Paris-Saclay, Montigny-le-Bretonneux

    Sophie JACQUELINE

    Doctorante en anthropologie médicale, Laboratoire de Droit des Affaires et Nouvelles technologie

    Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Université Paris-Saclay, Montigny-le-Bretonneux

    Référence électronique

    Tourreil V., Jacqueline S. (2018). « La patine sacrificielle dans le statuaire africain. Une « peau » vecteur d’identite sociale et religieuse », [En ligne] La Peaulogie 2, mis en ligne le 30 décembre 2018 , URL : https://lapeaulogie.fr/la-patine-sacrificelle-dans-le-statuaire-africain-une-peau-vecteur-didentite-sociale-et-religieuse/

    Résumé

    Il s’agit d’étudier l’incarnation matérielle des divinités au travers l’analyse et l’interprétation de la patine sacrificielle présente sur la surface. Cette patine se veut discrète, mais elle transmet un message, sa composition, sa couleur, peuvent être interprétées et rattachées à un groupe social, à une identité. Grâce à elles, nous pouvons décoder l’histoire, la fonction, la dévotion rendue aux « fétiches » qui sont l’incarnation matérielle des divinités, voire leur habitat sur Terre. Au premier coup d’œil rien n’est compréhensible et pourtant tout est là.

    Mots-clés

    Dieux, Patine, Afrique, Religion, Statuaire

    Abstract

    It’s a question of studying the material of the divinities through the analysis and the interpretation of the sacrificial patina on the surface. This patina is discreet but it transmits a message, its composition, its color can be interpreted and attached to a social group, an identity. With her, we can decode the history, the function the devotion given to the « fetishes» which are the material incarnation of the divinities, even their habitat on Earth. At first glance, nothing is understandable and yet everything is there.

    Keywords

    Gods, Patina, African religious, Statuary

    Les fétiches : l’incarnation matérielle des dieux

    Définition et étymologie d’un terme ambigu

    Le terme « fétiche » est forgé par des commerçants du Sénégal. Il est dérivé du portugais « fetisso » qui signifie « fée », « enchanté », « divine » ou « rendant des oracles ». Ce terme fut repris par divers commerçants, voyageurs, mais également la population locale au cours de la période coloniale (De Brosses, 1988). L’historien américain William Pietz précise que le mot « fétiche » vient de l’adjectif latin « facticius » qui signifie « fabriquer » (Pietz, 2005). La réalisatrice française Catherine De Clippel dans son ouvrage «Secrets. Fétiches d’Afrique » souligne que de nombreux auteurs ont tentés de définir ces incarnations matérielles de divinités au travers les termes de « réalisation de la divinité», d’«effectuation », de « personnification », « d’avatar », « d’hypostase », « d’autel » ou encore « d’objets forts », mais sans succès (De Clippel, 2007).

    Dans la conception de ce mot, on retrouve le caractère socioreligieux qu’incarne le « fétiche ». Il est objet de dévotion, façonné par l’homme afin de donner un corps matériel à son idolâtrie, tout en étant ancré dans un cadre collectif. Cependant, signalons que le fétiche va bien plus loin que la simple représentation iconographique comme on peut le retrouver dans d’autres religions, il est la divinité elle-même. Nombreuses religions comme le christianisme, le judaïsme ou l’islam, par exemple, vouent un culte à un élément immatériel, une « entité » passée sur Terre, mais qui n’est plus. Les adeptes de pratiques fétichistes vouent un culte à une divinité physique qui se réincarne au travers le fétiche. L’historien français Charles De Brosses est le premier à introduire cette notion dans l’ethnologie au travers son ouvrage « Du culte des fétiches ou parallèle de l’ancienne religion de l’Égypte avec la religion actuelle de Nigritie » daté de 1760. Des récits racontent ce qui se déroule à Ouidah au Bénin au travers, par exemple, d’une description d’un culte rendu au serpent rayé qui est l’une des plus célèbres divinités.

    L’intérêt pour ce type d’art est assez récent en Occident. Un collectionneur d’art dit « primitif » s’intéresse à l’esthétisme visuel de l’objet, son origine et sa fonction, mais rien de plus. En revanche, un anthropologue va pousser sa réflexion beaucoup plus loin. Il va étudier le type de production, son contexte social, politique et symbolique (De Clippel, 2007). Le support des divinités véhicule des émotions lorsque l’on pose son regard sur elle allant de la peur à l’interrogation en passant par l’étonnement.

    Qu’est-ce que la patine sacrificielle ?

    Le terme patine provient de l’italien « patina ». Il est utilisé pour parler d’une modification de la couleur d’origine d’un objet soit par modification naturelle (exemple : oxydation – patine naturelle) soit anthropique (exemple : surmodelage d’une tête Iatmul – patine artificielle). Couramment employé depuis le XVIIe siècle, il s’applique à la statuaire africaine et devient courant qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Signalons que certains spécialistes différencient les patines dites de « production » c’est-à-dire déposées par celui qui façonne l’objet des patines dites « d’usages » c’est-à-dire induites par des manipulations excessives qui peuvent conduire à une érosion ou à un polissage de la surface initiale (Valentin, 2016). Le terme « patine » forgé en Occident est en réalité pour les Africains un moyen, notamment pour celui qui façonne le fétiche, de recouvrir autant que possible la matière première (généralement du bois) de façon à ce que visuellement la matière première ne fasse plus qu’un avec la patine. Couplé à ce geste de camouflage, l’application de divers éléments et charges magiques renforce le coté symbolique et ainsi donner vie à une nouvelle entité.

    La patine donne vie à l’objet. L’officiant fait naitre la divinité au fur et à mesure des consultations divinatoires, du geste de modelage, de l’utilisation finale. L’application d’une matière fait ressortir une symbolique, la disposition d’un cadenas, d’une corde donne un sens, on cloue pour renforcer une puissance, on cache avec du tissu pour maintenir la force mystique de la divinité secrète, ou dépose du sang pour insuffler un nouveau souffle, etc. (Jacomihn, 2009). Lorsque l’on pousse l’analyse, le tout forme un ensemble cohérant et logique.

    Les patines et leurs fonctions

    Les patines crouteuses

    Visuellement, ce type de patine peut déranger. On tend à voir une statuette recouverte de divers débris, de substances amalgamées entre elles sans réel sens défini. Or, ce type de patine est intéressante tant du point de vue esthétique qu’ethnographique. Nous allons tenter de vous présenter de manière la plus exhaustive possible divers exemples de fétiches possédant ce type de « peau » si caractéristique. Nous allons vous présenter de manière la plus exhaustive possible quelques exemples de fétiches revêtant cette peau croûteuse.

    Pour commencer, intéressons nous aux boliw (Mali). Ce sont des « réceptacles » dans lesquels se trouve une force divine (Figure 1). La confection de ces réceptacles nécessite de nombreuses connaissances tant sur le plan artisanal que religieux. La personne en charge de le façonner doit mélanger de l’eau et de la terre issue d’une sépulture ou d’une termitière, accompagnée de sang dont l’objectif est de lui conférer une force vitale. La terre, généralement prélevée dans le village ou à proximité, est une incorporation d’un principe vital – le village- au culte. La composition diffère suivant le concepteur et l’utilisation du boli ; généralement il est composé de bois, de cauris, de poils, griffes, os, excréments, sang (parfois du sang menstruel séché – durant cette période, les femmes sont considérées comme redoutables, car elles sont en contact direct avec les divinités), de métaux, d’éléments textiles, d’aliments,… La principale difficulté quant à sa confection est que l’enveloppe protectrice qui entoure la charge divine doit être hermétique afin de dissimuler, à la vue de l’homme profane, son contenu. Leur survie est possible uniquement si leur composition est inconnue des rivaux du détenteur. Si un non-initié pose des questions sur le fonctionnement et l’agencement interne des boliw, il peut être frappé par la mort. Sur la surface, le propriétaire doit régulièrement verser du sang afin que celui-ci coagule et forme des croûtes noirâtres pour maintenir une certaine puissance à la charge divine. Plus la croûte est épaisse plus le boli représente une réserve non négligeable de puissance (Colleyn, 2009). À la mort de certains chefs de cultes, des fragments de corps de ce dernier peuvent être incorporé aux boliw; une phalange symbolise un enseignement, une patella symbolise la démarche, l’avancement, un fragment de crâne symbolise le travail, etc. Un prêtre dédié au culte de Manyã (mère des cultes de possession pour les Minyanka) voit, à sa mort, son cœur déposé sur un grand boli pour lui transmettre sa force vitale et son pouvoir. Ces fétiches sont des divinités qui peuvent renfermer la force vitale et la puissance de plusieurs prêtres (Colleyn, 2009).

    Ce type d’objet viendrait de La Mecque avant même l’apparition de l’Islam. Entre le XVIIe et le XIXe siècle, les royaumes Bamana avaient même des boliw d’Etat (De Clippel, 2007).

    Qu’est-ce que la patine sacrificielle ?

    Le terme patine provient de l’italien « patina ». Il est utilisé pour parler d’une modification de la couleur d’origine d’un objet soit par modification naturelle (exemple : oxydation – patine naturelle) soit anthropique (exemple : surmodelage d’une tête Iatmul – patine artificielle). Couramment employé depuis le XVIIe siècle, il s’applique à la statuaire africaine et devient courant qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Signalons que certains spécialistes différencient les patines dites de « production » c’est-à-dire déposées par celui qui façonne l’objet des patines dites « d’usages » c’est-à-dire induites par des manipulations excessives qui peuvent conduire à une érosion ou à un polissage de la surface initiale (Valentin, 2016). Le terme « patine » forgé en Occident est en réalité pour les Africains un moyen, notamment pour celui qui façonne le fétiche, de recouvrir autant que possible la matière première (généralement du bois) de façon à ce que visuellement la matière première ne fasse plus qu’un avec la patine. Couplé à ce geste de camouflage, l’application de divers éléments et charges magiques renforce le coté symbolique et ainsi donner vie à une nouvelle entité.

    La patine donne vie à l’objet. L’officiant fait naitre la divinité au fur et à mesure des consultations divinatoires, du geste de modelage, de l’utilisation finale. L’application d’une matière fait ressortir une symbolique, la disposition d’un cadenas, d’une corde donne un sens, on cloue pour renforcer une puissance, on cache avec du tissu pour maintenir la force mystique de la divinité secrète, ou dépose du sang pour insuffler un nouveau souffle, etc. (Jacomihn, 2009). Lorsque l’on pousse l’analyse, le tout forme un ensemble cohérant et logique.

    Boli issu des collections du musée du Quai-Branly, Jacques Chirac
(n° d’inventaire 71.1902.12.7).
    Boli issu des collections du musée du Quai-Branly, Jacques Chirac (n° d’inventaire 71.1902.12.7).

    Autre type de fétiches ayant une patine croûteuse, les bociò (Bénin). Il est composé du préfixe « bo » qui signifie « pouvoir » et « ciò » qui signifie « cadavre », mais peut également être traduit par « cadavre chargé de puissance » (Preston Blier, 2014). Il s’agit de statuettes en bois portant des « paquets » magiques ficelés autour de leurs corps. Dans ces paquets, se trouvent des feuilles liturgiques, des plantes ou des poisons végétaux tel que l’asògbokã qui agit sur les intestins et peut entrainer la mort (Savary, 1976). Sur les divers marchés aux fétiches, notamment en Afrique de l’Ouest, on peut se procurer des bociò nu (figure 2a) prêt à être recouvert par des patines et divers substances notamment des cadenas (figure 2b). Les cadenas présents sur le bociò permettent de renforcer le souhait, la doléance en le sellant à la divinité. Le bociò est ambigu, il peut être à la fois bénéfique (protéger une personne, une maison, etc.) ou maléfique (envoûter, provoquer la maladie, la mort, etc.). On retrouve ici l’idée d’une confection à partir d’un élément vivant (bois) que l’on dissimule avec de nombreuses matières apposées sur la surface afin de lui conférer une nouvelle entité vivante chargée de symbolisme.

    Bociò vierge, sans patine (collection privée)
    Bociò vierge, sans patine (collection privée)
    Bociò recouvert de charge magique (collection privée).
    Bociò recouvert de charge magique (collection privée).

    Les œuvres Dogon (Mali) sont composées de masques, mais également de statuettes anthropomorphes utilisées lors de divers rituels religieux notamment celui de la régénération. Elles sont généralement taillées dans le bois et recouvertes d’une patine épaisse composée de sang d’animaux de bouillie de mil et de diverses libations (Figure 03). Elles sont entretenues régulièrement par les membres de la société Awa avec des matières graisseuses de type beurre de karité ou huile de « sa » provenant de l’arbre appelé Lannea acida (Mazel, Richardin, 2006). Cet arbre est réputé pour calmer les ancêtres en colères.

    Fétiche Dogon issu des collections du musée du Quai-Branly, Jacques Chirac (n° d’inventaire 71.1906.3.7)
    Fétiche Dogon issu des collections du musée du Quai-Branly, Jacques Chirac (n° d’inventaire 71.1906.3.7)

    Les patines lisses

    Dans le statuaire africain, ces patines lisses et généralement brillantes ont pour objectif d’attirer l’œil. Ce type de patine peut avoir plusieurs significations ; dans les sociétés Sande (Sierra Leone) par exemple, la peau luisante symbolise des jeunes femmes ayant terminée leur initiation religieuse. Le côté brillant peut également renvoyer à l’eau, symbole de purification et de bain rituel. L’ethnologue français Manuel Valentin émet une hypothèse intéressante quant à cette brillance retrouvée dans le statuaire africain ; elle renvoie à un changement social, à une renaissance en faisant un parallèle avec un nouveau-né sortant du ventre de sa mère mouillé. Dans de nombreuses sociétés africaines, l’enfant venant de naitre arrive directement du monde des ancêtres (Valentin, 2016). Bien que la substance recouvrant le nouveau né est assez grasse et blanchâtre elle peut renvoyer au côté brillant et gras nécessaire à activer le côté symbolique et rituel d’un fétiche. La brillance renforcerait donc le côté spirituel de l’objet et son interaction directe avec les divinités.

    Pour commencer la présentation des patines lisses, intéressons nous aux fétiches des Teke (République Démocratique du Congo). Les fétiches téké ont pour particularité : une patine brillante. Cette brillance est due aux libations d’huile, de mélange rouge, de fruits et de graines. Ils peuvent être de deux sortes : les butti possèdent des charges magiques, les nkida non. Elles sont façonnées par le nganga (féticheur). Les butti possèdent une charge magique contenue dans une cavité appelée « bilongo ». Sur la figure 4a se trouve un butti issus des collections du musée du Quai Branly – Jacques Chirac. On voit que la tête et les membres inférieurs sont lisses et brillants. Les yeux sont en faïence, brillants attirent le regard. Au niveau de la cavité abdominale se trouve une charge médicamenteuse en matière organique. Des analyses chimiques permettraient de connaître sa composition et donc de comprendre quel mal il doit guérir. Sur la figure 4b, se trouve un nkida. Il représente uniquement un défunt, ils ont plus une fonction de commémoration, d’honneur envers une personne disparue et ne possède aucune charge magique. Pour qu’un butti soit efficace, il doit contenir au moins un esprit. Sur celui présenté dans cette étude, il s’agit d’honorer un défunt de sexe masculin. On aperçoit des scarifications appelées « mabina » au niveau des joues. Durant la période coloniale, ce peuple se différenciait par leurs scarifications identiques de part et d’autre du visage étant un signe d’appartenance certaine à une tribu. L’ethnologue français Alain Roger offre un témoignage sur les différentes étapes de la confection d’un fétiche allant de la sculpture du bois brut à la mise en place. Une fois sculptée la statuette est enduite d’huile de palme afin d’ajouter une touche esthétique comme le faisaient les ancêtres de leurs vivants, mais va également permettre d’éviter que le bois se fende en cas de dessèchement. On note ici une volonté de vouloir personnifier le fétiche en lui donnant une sorte de peau semblable à celle des ancêtres disparus.

    Concernant la composition, on retrouve généralement du lewuo (fruit noirâtre qui confère un pouvoir de réflexion à une bonne action), le twoon qui est un champignon faisant accepter à l’esprit les doléances du détenteur, le liyibi qui est une graine qui conseille le détenteur au travers un rêve. Ces éléments définissent les trois objectifs principaux du fétiche Teke à savoir la réflexion, l’information et l’exécution. On peut retrouver d’autres éléments tels que le kaolin, l’argile rouge, de la terre de diverses couleurs. Le kaolin symbolise le bonheur, la joie la prospérité (une théorie avancée par l’anthropologue et explorateur français Robert Hottot dans son ouvrage « Teke Fetishes » propose le blanc comme symbole des ossements des premiers ancêtres, mais le peuple Teke réfute cette théorie). La terre rouge symbolise la puissance, l’autorité voir la fécondité suivant les cas. La terre noire symbolise le mal et la mort. Quant à la terre jaune, elle symbolise les esprits de la nature (Roger, 1991).

    Pour les Teke, les ingrédients qui le composent sont un moyen de communiquer avec les esprits (appelé bapfu) au travers tout un tas de symbolisme. Le butti est généralement individuel contrairement au nkira qui est collectif et opère pour une communauté, par exemple. Si jamais les substances qui remplissent la cavité débordent, on entoure la partie abdominale du butti de plusieurs couches de tissus, de peau d’animaux ou encore de couche de diverses substances (Roger, 1991). Entre chacune de ces couches sont insérés des petits objets à des fins prophylactiques (protéger contre le mauvais sort, contre une maladie, etc.). Le butti est consacré (on dit « clouer le butti ») en insérant dans la cavité abdominale les éléments qui composent la charge magique et appeler ainsi l’esprit à se rendre dans sa nouvelle demeure.

    Butti issu des collections du musée du Quai-Branly, Jacques Chirac (n° d’inventaire 71.1894.8.19)
    Butti issu des collections du musée du Quai-Branly, Jacques Chirac (n° d’inventaire 71.1894.8.19)
    Nkida issu d’une collection privée.
    Nkida issu d’une collection privée.

    Autre type de fétiches, ceux issus du peuple Bembé (République Démocratique du Congo). Il représente les défunts Leur particularité est, outre une patine lisse et brillante, la présence de scarification notamment abdominales qui peuvent traduire l’histoire du défunt ou son appartenance ethnique. Ils sont façonnés par le banganga (prêtre) qui est également en charge des offrandes et rites envers ses statues déifiées. Il peut y avoir plusieurs types de fétiches bembé ; les premiers sont les Mukaya c’est-à-dire les figures d’ancêtres dans lequel un esprit familial se réincarne (figure 5a). Il faut donc effectuer diverses libations et entretenir le bois afin d’éviter qu’il s’altère et puisse se régénérer. Certaines statues d’ancêtres peuvent même posséder des charges magiques qui permettent d’apporter une protection outre-tombe à son propriétaire. La composition de cette charge permet de définir le type d’immunité souhaitée (prophylactiques, guérissons, attaque, etc.). Le second type de fétiche est appelé Bwedé et est utilisé à des fins magico-religieuses. Il s’agit de statuette renfermant, en son centre, une charge magique connue exclusivement de son propriétaire (généralement au niveau abdominal). Sur la figure 5b on voit un Bwendé recouvert d’une patine brun-rouge et de faïence au niveau des yeux portant une cavité au niveau abdominal (Lehuart, Ratton, Hourde, 1998).

    Fétiche d’ancêtre - Mukuya (Collection Robert et Raoul Lehuard)
    Fétiche d’ancêtre - Mukuya (Collection Robert et Raoul Lehuard)
    Bwendé (Collection Robert et Raoul Lehuard)
    Bwendé (Collection Robert et Raoul Lehuard)

    Les patines suintantes

    La particularité de cette patine est qu’elle possède une texture grasse, collante. Les reliquaires Fang (Gabon) peuvent posséder ce type de patine. Ces figures de reliquaires sont les gardiens des esprits des ancêtres dans le culte ancestral Byeri. Elles protègent secrètement les restes osseux des ancêtres du lignage. Généralement des cavités sont présentes notamment au niveau du front ou du menton. Ce qui surprend le plus sur les reliquaires Fang c’est la chromatique, certaine possède un noir très profond. Le bois est volontairement assombrit avec du charbon de bois de la résine de copal (extrait du ngwi, ébang ou andzèm) et des éléments lipidiques (Figure 6). Le côté suintant de cette patine n’est pas spécifiquement recherché. Il pourrait plus s’agir d’un phénomène naturel dû aux variations de l’air environnant. Il pourrait également s’agir d’une surcharge de dépôts lipidiques sur la surface qui sature le bois et donne l’impression de pleurer. Lorsque l’on souhaite étudier ce genre de fétiche, on doit observer les différentes marques, notamment d’érosions, présentes à la surface. Il n’est pas rare que les adeptes prélèvent un fragment sur le fétiche afin de le consommer comme une drogue et renforcer le lien avec l’esprit de l’ancêtre (Kaeh, Perrois, Ghysels, 2007). Quoi qu’il en soit, ces statues impressionnent de par leurs formes et leurs proportions : formes anthropomorphes, front bombé, regard neutre symbolisant le courage, la force et la lucidité. Le côté sombre et brillant se façonne au fil du temps ; la patine se polit. Pour les Fang ce qui fait qu’une figure de reliquaire est digne de garder les restes des ancêtres est l’apport particulier apporté à certains détails qui peuvent le rapprocher d’une représentation anthropomorphe: la coiffure, le nombril convexe, les yeux,… qui répondent à des critères esthétiques propres à chaque ethnie (Perrois, 1972).

    Figure de reliquaire Fang issu des collections du musée du Quai-Branly, Jacques Chirac (n° d’inventaire 71.19.41.13.9).
    Figure de reliquaire Fang issu des collections du musée du Quai-Branly, Jacques Chirac (n° d’inventaire 71.19.41.13.9).

    Les autres peaux

    Bien que les fétiches soient fréquemment recouverts d’une patine sacrificielle croûteuse ou lisse comme nous venons de le voir, il en existe revêtant une toute autre peau. Les Minkisi ou fétiches à clous sont des statuettes anthropomorphes magico-religieuse façonnées par les populations Bakongo (République Démocratique du Congo et Angola). Pour certaines ethnies, comme les Yombe, le Nkisi incarne les esprits et est sollicité par l’homme afin de résoudre divers maux au quotidien. Pour les Vili il s’agit de l’incarnation d’un membre du groupe décédé. Pour les Ntandu et les Ndibu il s’agit de l’esprit d’un défunt maitrisé par l’homme. Quoi qu’il en soit, il possède une cavité dans laquelle on place une charge magique appelée « bilongo » (si elle se trouve au niveau de la région ombilicale, il s’agit d’un nkisi d’imprécation). Pour solliciter son aide, la personne doit lécher un clou ou un élément métallique et l’enfoncer dans la statue afin de pouvoir réveiller l’esprit qui l’habite (figure 7). Sa particularité est qu’il peut être utilisé pour lancer une attaque, mais également pour annuler un effet. Il est généralement confectionné par un nganga (féticheur) à partir de bois sculpté appelé ndubi accompagné de miroirs (un miroir ventral ou oculaire est un nkisi de divination (permet de voir la vision intériorisée), deux miroirs (ventre et dos) protège, car il voit les actions qui se déroulent devant et derrière). Il y a également divers éléments de type poterie (kombe), paniers (ntende), corbeilles (tanda), coquilles (nkole), divers paquets (lifuta), etc. Autour de ces statuettes se trouvent des éléments d’origines animales (poil, écailles, dents, etc.), minérales notamment du kaolin et végétales notamment une graine appelée ntumbu mvemba symbolisant une bonne entente et une sincérité, une autre graine appelée tshiala mioko qui symbolise la générosité ou encore une autre appelée Fuda Nkata qui symbolise le respect. Toutes ces compositions montrent une certaine humilité et déférence vis-à-vis de sa puissance. Des plantes sont également présentes telles que le Matelaka Ngolo qui augmente l’énergie, le Malemba Mpumbu qui est reconnu comme possédant des vertus médicinales, le batama qui se développe en proliférant et en étouffant tout ce qui se trouve sur son passage, etc. La composition et l’interprétation de ces éléments ont pour objectif de montrer la puissance des esprits contenus dans le bilongo du nkisi et leur défense redoutable de leur propriétaire. La composition du nkisi répond à une tactique de riposte notamment en cas d’agression. C’est pour cela que le propriétaire simule une agression en plantant un élément dans son nkisi et indique l’agresseur afin qu’il puisse agir (Mulinda Habi, 1987 ; Mboukou, 2016). Effrayant par leur aspect notamment en raison de la présence de nombreux clous sur leur surface, voir par un regard et un visage effrayant comme c’est el cas sur la figure 7 avec les canines pointues apparentes et le regard perçant, les Minkisi peuvent être bénéfique et leurs interprétations sont tout aussi variées que leur composition. Quoi qu’il en soit leur force ce trouve dans la charge qu’elle renferme en son centre. Ce côté inaccessible renforce la puissance de l’objet et le côté occulte (Jacomihn, 2009).

    Nkisi du Congo issu des collections du musée du Quai-Branly, Jacques Chirac (n° d’inventaire 71.1892.70.6).
    Nkisi du Congo issu des collections du musée du Quai-Branly, Jacques Chirac (n° d’inventaire 71.1892.70.6).

    Un fétiche particulier attire néanmoins notre attention. Il n’est pas façonné à partir d’une pièce en bois comme c’est le cas pour d’autres ; il s’agit du Legba (Figure 8). Cette divinité est façonnée à partir d’une butte de terre avec des formes plus ou moins anthropomorphes surmontées d’un phallus. Cette divinité se retrouve fréquemment aux seuils des habitations, à l’entrée d’un village, aux croisements de plusieurs routes, etc. Il possède à sa façon une patine sacrificielle ou plus exactement des restes sacrificiels. On peut y trouver du sang animal pour régénérer sa force vitale, des libations à base d’eau et de farine pour le nourrir, accompagnés d’akassa (pâte de maïs). Chaque cérémonie débute par une visite auprès de cette divinité protectrice qui peut aussi bien apporter la paix que le chaos en cas de mécontentement.

    Ce type de divinité est fréquemment rencontré au Bénin. La patine est composée d’un ensemble d’offrandes et de libation assez diverses : de l’huile rouge pour stimuler la divinité, du sang pour lui donner de la force, etc. Si le Legba est puissant et redoutable, des libations d’alcool (sodabi) peuvent être effectuées.

    Legba (Lissazoumé, Bénin)
    Legba (Lissazoumé, Bénin)
    Legba honoré dans le quartier de Lègo à Abomey
    Legba honoré dans le quartier de Lègo à Abomey

    Conclusion

    En traduisant les différents éléments présents sur la « peau » de ces fétiches on peut lire leurs histoires et leurs caractéristiques. Les adeptes de fétichisme considèrent le fétiche comme une entité vivante au même titre que l’Homme, excepté pour ce qui concerne le côté divin qui l’habite. Il peut mourir si son propriétaire le délaisse en arrêtant les libations ou en le détruisant physiquement, par exemple. Sa force et ses caractéristiques se trouvent dans la peau qui le recouvre. La puissance est donnée par les substances qui le recouvre tel que pour les boliw, l’esthétisme et la symbolique rituelle sont retrouvés dans la patine couleur ébène des sociétés Sande, les scarifications abdominales des fétiches Teke symbolise l’appartenance à un groupe ou narre un fait important de la vie d’un ancêtre. Ce n’est pas sans rappeler les modifications corporelles que sont les tatouages symbolisant un évènement clef dans la vie d’un individu ou transmettre certaines valeurs. L’ajout d’éléments métalliques stimule la divinité, comme pour les Minkisi, et symbolise sa présence in situ. Plus les éléments métalliques sont nombreux plus la divinité affirme sa puissance, son identité au même titre que les mutilations, scarifications, tatouages ou piercing (Le Breton, 2006). Il faut décrypter les messages symboliques transmis dans les éléments qui composent la patine de ces fétiches. Le point commun entre toutes ces représentations de divinités issus de différents milieux et contextes géographiques variés est qu’elles représentent un objet religieux vivant et actif au cœur même des rituels.

    Références bibliographiques

    Colleyn J-P., (2009). « Images, signes, fétiches. A propos de l’art bamana (Mali) », Cahiers d’études africaines, 3/195, 733-746.

    Colleyn J-P., (2009). Boli, Paris, Johann Levy – art primitif.

    De Brosses C., (1988). Du culte des fétiches ou parallèle de l’ancienne Religion de l’Egypte avec la Religion actuelle de Nigritie. Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Paris, Fayard.

    De Clippel C., (2007). Secrets. Fétiches d’Afriques, Paris, Edition de la Martinière.

    Jacomihn S.N., (2009). Recette des Dieux : Esthétique du fétiche, Musée du Quai Branly, Paris, Edition Actes Sud.

    Kaeh R., Perrois L., Ghysels M., (2007). A Masterwork that sheds tears… and Light. Complementary study of a Fang Ancestral Head », Africa Art, 44-57.

    Le Breton D., (2006). « Signes d’identité : tatouages, piercings, etc. », Journal Français de Psychiatrie, 1/24, 17-19.

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