L’Homme Illustré

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    Couverture Homme Illustré

    L’Homme Illustré

    Ray Bradbury
    Trad. de l’anglais (États-Unis) par Constantin Andronikof et Brigitte Mariot

    Bradbury R., (2011), L’homme illustré, trad. de C. Andronikov et B. Mariot, Paris : Gallimard, coll. Folio SF 352 p., ISBN : 978‑20‑70417‑79‑7

    Compte rendu de Christine Bergé

    Référence électronique

    Bergé C., (2022), « L’homme illustré », La Peaulogie 8, mis en ligne le 07 mars 2022, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/homme‑illustre

    Tout commence comme un road movie décalé. Un après‑midi de septembre saturé de chaleur, un jeune voyageur traverse à pied le Wisconsin. Au détour du chemin il croise l’Homme Illustré : un grand homme à la silhouette massive, trempé de sueur dans sa chemise de laine archi‑boutonnée et qui marche, lui aussi. Il cherche du travail dans une fête foraine. « Impossible de tenir un travail plus de quinze jours ! », dit l’homme. Pour expliquer la cause de cet échec, il déboutonne sa chemise devant le garçon, et se révèle couvert de surprenantes “Illustrations”. Il voudrait les faire disparaître, ces images, s’en « laver » dit‑il, sous la suée ruisselante des longues marches. Sans succès. Tatoué il demeure, depuis l’anneau bleu autour du cou, jusqu’aux pieds. Dans sa paume étincelle une rose fraîchement coupée, et de son corps entièrement tapissé de scènes colorées semble s’échapper un vivant bruissement, les innombrables voix de la foule peinte à même la peau, le murmure de rivières, forêts, montagnes, et même la Voie lactée. Un monde, une réalité ardente, incomparable.

    L’homme a tout essayé : « le papier de verre, l’acide, le couteau… ». Le troublant fardeau tient en une phrase : « Ces Illustrations prédisent l’avenir », dit‑il. En effet, chaque nuit le décor change, les vues se déplacent, de nouveaux mondes sont créés…

    Celle qui a peint les images mouvantes, une sorcière sans âge, prétendait non pas “tatouer” mais “illustrer” les corps. Après l’avoir “enluminé” durant toute une nuit, elle disparut. “Retournée dans l’avenir”, affirme le voyageur. En quelques minutes, sur la peau animée se déroulent mille histoires … sauf sur un petit espace vierge, à peine strié, un “enchevêtrement”, sans dessin. Cet espace, qui semble capter dans la peau le présent, esquisse ensuite le destin de celui ou celle qui regarde… jusqu’à la vision de sa mort !

    Des vies entrevues, troublantes peintures du futur, vivantes et mouvantes prophéties à même le derme : l’Homme Illustré apparaît ici comme un miroir divinatoire, un écran tendu entre les temps, mais dont l’histoire personnelle importe peu. Un écran “tactile”, pour ainsi dire, car il sent vivre dans sa chair les mouvements des images, comme si le futur, pour s’incarner, s’appropriait les forces organiques de son être. De ce futur, le tégument humain se revêt pour en parachever l’esquisse, la rendre visible. L’émergence de l’existence dans le monde visible, grâce à l’esquisse d’un microcosme épidermique porté par un “monstre” de foire ? Telle est la question inquiète posée par Bradbury. Ainsi l’auteur réincarne Atlas en exilé insomniaque, exsudant des vies, au long d’une route hasardeuse des Etats‑Unis.

    Dans le recueil, les nouvelles qui suivent sont les drames incarnés dans la peau de l’Atlas que le jeune homme contemple toute la nuit qui suit la rencontre… Une poignée d’hommes, expulsés d’une fusée qui vient de se déchirer : ils flottent dans l’espace connexe d’une planète inconnue. Enfermés dans leurs tenues pressurisées. La terreur, tout d’abord, les emplit ; bientôt remplacée par un “calme métallique”. Ils chutent dans l’espace, parmi les météores. Et dans l’espace ils s’éloignent les uns des autres. Pour tromper leur angoisse, ils commencent à discuter entre eux par radio. De quoi parlent‑ils ? Du passé. « Quand la vie touche à sa fin, elle défile comme un film coloré » (2011, 57). Mais ce répit est de courte durée, bientôt “le film n’est plus que cendres, l’écran est devenu noir”. L’heure sombre est celle des bilans de vies : ce qu’on a fait, ce qu’on rêvait de faire. Les accomplissements, les frustrations. Aussi ceux qui formaient autrefois une équipe vont‑ils “vers la mort par des chemins différents”, se séparant, flottant parmi « les grandes brumes de diamants, de saphirs, d’émeraudes, les encres veloutées de l’espace » (2011, 69).

    Leur destin se joue sur la peau chamarrée de l’Homme Illustré, et bientôt une nouvelle scène s’allume. Trois sorcières, sur le rivage d’une mer desséchée. Elles fabriquent une figurine de cire qu’elles s’apprêtent à percer d’aiguilles… Pendant ce temps, dans le ciel nocturne, une fusée file vers la planète Mars. À son bord, l’un des hommes, à l’agonie, s’enfonce dans un délire de fièvre. Persécuté, dit‑il, par des aiguilles qui déchirent sa chair…

    On comprend que Ray Bradbury tisse ensemble plusieurs dimensions du temps. Les destins connexes défient l’espace et trament les synchronies. Comme une vaste toile, la peau de l’Homme Illustré recueille et active les drames incarnés. À bord du vaisseau, plus ils s’approchent de Mars, plus les hommes font des cauchemars. L’homme envoûté, proie des aiguilles, succombe. En réalité, c’est la peau de l’Homme Illustré qui permet de percevoir les synchronies. Comment cela est‑il possible ? Les phénomènes concomitants font partie des choses qui ne s’expliquent pas, et les livres qui en parlaient ont été interdits, presque tous détruits en 2020 dans un vaste autodafé : le capitaine du vaisseau en possède les derniers exemplaires…

    À travers une cloche de verre, les sorcières observent l’équipage du vaisseau. Elles voient leurs gestes, entendent leurs paroles. Un détail nous fait comprendre qu’elles sont déjà sur Mars, près de la Cité d’Emeraude. Ici, les auteurs interdits se sont réincarnés ! Edgar Allan Poe, assis à côté d’Ambrose Bierce, observe les sorcières depuis l’une des hautes tours de la Cité. Ils les surveillent, car il faut qu’elles accomplissent leur mission : empêcher les hommes d’atterrir sur Mars. En effet les terriens qui jadis ont condamné ces auteurs, menacent maintenant leur vie martienne… Des auteurs exilés, comme Henry James, Lovecraft, Huxley, dont l’univers imaginaire, plein de ténèbres et de tourments, a ressuscité pour ainsi dire sur cette planète. Pendant ce temps sur Terre, l’époque des souffrances s’est accentuée, poussant les hommes à l’exode.

    Mais Poe, Bierce et les autres ne vivent que si quelque lecteur, sur l’ancienne planète, désirant quelque frisson, feuillette encore un de leurs livres. Alors, lorsque tout à coup le visage de Bierce vient à s’estomper, et peu à peu disparaître, ils comprennent : “Son dernier livre … quelqu’un vient de le brûler sur Terre !”, s’exclame l’un d’entre eux.

    L’écran de peau lisible, admirable, et le parcours des synchronies, font de l’Homme Illustré une œuvre vivante, une image‑monde. “Que sommes‑nous, sinon des livres ?”. En lui naissent et périssent les destins, sous la férule d’un temps universel. Aussi lorsque la fusée parvient aux abords de la mer asséchée, c’est que les sorcières ont échoué dans leur tâche. Un temps en recouvre un autre. Plus rien n’empêche les hommes de sortir du vaisseau. Ils emportent au‑dehors les livres, et allument un dernier brasier. Alors l’un après l’autre, en même temps que le papier devient cendres, périssent les auteurs, et doucement la Cité d’Emeraude s’écroule, cependant que le capitaine prépare son expédition martienne.

    Nous retrouvons alors, en plein jour, l’Homme Illustré offrant aux regards dans une fête foraine sa vaste chair d’ogre devenu presqu’obèse. Il fait lui aussi retour sur son destin, tâchant de comprendre pourquoi ces images. Il se souvient comment il parvint chez la femme sans âge, aux “paupières cousues avec du fil de résine rouge”, oreilles et nez pareillement obstrués. Elle lui avait promis de peindre sur lui “des Images du futur”. Un futur qui deviendrait image sous l’influence de ses propres pensées et de sa propre sueur. Le fait est que, dans le dos et sur le thorax, en plus des multiples scènes qui s’agitaient, deux sortes de fenêtres demeuraient comme ouvertes sur la peau, peintures inachevées en attente de prophéties, qu’il devait garder recouvertes d’un simple sparadrap jusqu’au moment du « Grand Dévoilement » (2011, 139).

    Le jour venu, dans l’ambiance ardente du chapiteau, sous les yeux de la foule déjà troublée par le spectacle des peintures vivantes qu’elle vient de découvrir, on finit par dévoiler l’Image inachevée sur le thorax… Nous ne dirons pas ce qui vibrait dans cette Image, que tous regardaient avec stupeur. L’Homme tenta de l’arracher, en vain.

    Peut‑être émanait‑elle des profondeurs de l’inconscient ? Dans l’apparition, par la fenêtre ouverte sur le Futur, l’Homme Illustré tel un écran auto‑prophétique, devait‑il peindre son propre destin ? Avec ses aiguilles, la sorcière aveugle avait‑elle écrit la trame d’un auto‑envoûtement ? La boucle était bouclée, et personne ne pouvait empêcher désormais la synchronie fatale de s’accomplir…

    Malgré le côté un peu désuet de ces nouvelles, dont l’une préfigure Farenheit 451, les variations de Bradbury sur le thème du tatouage posent une question qui demeure d’actualité : lorsque la peau se fait image, la “nudité” ne disparaît‑elle pas ? Non seulement au sens physique du terme, la saturation des encres et des formes engendre comme un vêtement indélébile. Mais surtout au sens temporel. Car les figures qui se déploient ici comme des récits vivants, viennent en réalité se refermer sur un destin implacable que la peau prisonnière ne peut effacer. L’ensemble des figures est une “couverture” indéchiffrable, tissée de fragments, un masque sous lequel on cherche vainement l’identification. Et malgré la fenêtre entr’ouverte, l’auto‑prophétie devient le parcours unilatéral où le carrefour des temps s’est refermé.