Référence électronique
Montembault V., Deborde G., (2021), « Le cuir, une réinvention médiévale ? », La Peaulogie 7, mis en ligne le 17 décembre 2021 2021, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/cuir-reinvention-medievale
Véronique MONTEMBAULT
Chercheur associé à ArsScan, Archéologie environnementale, UMR 7041.
Gilles DEBORDE
Archéologue, chercheur associé à ArsScan, Archéologie environnementale, UMR 7041.
Référence électronique
Montembault V., Deborde G., (2021), « Le cuir, une réinvention médiévale ? », La Peaulogie 7, mis en ligne le 17 décembre 2021 2021, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/cuir-reinvention-medievale
Résumé
Faute de documentation et de témoins archéologiques, l’artisanat lié au travail de la peau est resté un thème peu abordé dans les études sur le Moyen Âge. C’est sans doute une raison pour laquelle le terme de « cuir » est encore employé aujourd’hui de manière générique pour qualifier toutes sortes de produits finis résultant du travail des peaux. La réalité est autre quand on s’intéresse à la qualité de ces divers produits et notamment à la résistance et l’imputrescibilité du cuir. L’analyse croisée de ce matériau archéologique et des struc-tures archéologiques d’un site de tannerie à Troyes (Aube) met en lumière les détails d’une évolution technique ayant permis aux tanneurs de retrouver, au cours du XIIe siècle, les gestes et les techniques permet-tant de reproduire une qualité de matériau semblable à celle qui prévalait durant l’Antiquité.
Mots-clés
Cuir archéologique, Tannerie, évolution technique, Troyes, Chaîne opératoire, Moyen Âge
Abstract
Due to the lack of documentation and archaeological evidence, skincraftsmanship has remained a topic little discussed in studies on the Middle Ages. This is probably one reason why the term “lea-ther” is still used today in a generic way to describe all kinds of finished products resulting from the work of skins. The reality is different when we are interested in the quality of these various products and in particular in light of the definition of what means resistance and imputrescibility of the leather. The cross‑analysis of archaeological artefacts and structures of a tannery site in Troyes (Aube) highlights the details of a technological evolution that allowed the tanners to recover, during the twelfth century, as well as gestures and techniques for reproducing material quality
Keywords
Archaeological leather, tannery, technological evolution, Troyes, operating production, Middle Age
Comparé à d’autres artisanats, largement étudiés et expérimentés, celui de la peau travaillée a fait l’objet de peu d’intérêt en archéologie (Emmerich Kamper, 2020, 17). Ceci est paradoxal si l’on considère que ce matériau est essentiel à l’activité humaine. Sans lui le forgeron ne peut attiser ses braises, le moine ne peut écrire ni enluminer, le paysan ne peut atteler, le guerrier ne peut boucler son armure. Pourtant les textes anciens contiennent de nombreux termes relatifs à la peau : cuir vert, peau en tripe, parchemin, cuir blanc, cuir à tout le poil… et les artefacts qui nous sont parvenus montrent, à travers le type de matériau et son état d’altération, la mise en œuvre de différentes qualités de matériaux (Montembault, 2016, 47). Malgré ces constats, les données continuent aujourd’hui à être classées, dans les inventaires de collections archéologiques, sous le terme générique de « CUIR ». Mais à quoi correspond ce terme lorsqu’il est utilisé seul, sans qualificatif ? Nous allons voir que s’intéresser aux propriétés de la peau fraîche et détailler les processus de fabrication permet de constater que le terme de « cuir » correspond seulement à une petite partie de la production. Le classement des artefacts en fonction de leur matériau constitutif devrait donc être plus nuancé. Appliquer cette méthode de lecture, par exemple aux collections médiévales, et croiser les données avec celles collectées sur le terrain permet-trait‑il de mettre en lumière une évolution des chaînes opératoires de transformation de la peau ? Les sites archéologiques médiévaux avérés comme lieu de transformation de la peau sont rares. Celui de l’extension de l’Hôtel du département à Troyes, occupé pendant sept siècles, n’en est que plus précieux et nous verrons que l’analyse et l’interprétation de ces structures corroborent une évolution technique dans le travail des peaux pressentie à travers l’observation des objets.
Pour les professionnels de la transformation de la peau et pour les chimistes tanneurs, le cuir est une peau qui, tannée, est devenue imputrescible et conserve ses propriétés originelles même après plusieurs cycles d’humidification et de séchage (Thompson, 2011, 5). Cela n’est possible qu’en combinant, suivant un protocole précis, la peau avec certains tannins. Comprendre ce phénomène demande dans un premier temps de s’attarder sur les propriétés de la peau, puis sur les produits et chaînes opératoires de transformation. Nous verrons dès lors si l’ensemble des pièces archéologiques peut être considéré comme du cuir.
Bien que la peau de la plupart des vertébrés puisse être transformée, les découvertes archéologiques sont essentiellement constituées de peaux provenant de mammifères. Nous nous limite-rons donc au travail de ce type de dépouille.
La peau est un tissu barrière protégeant les organes internes des agressions extérieures (Jullien, Prévost, Gavend, 1989, 5). Sur une coupe transversale, on constate qu’elle est constituée de la superposition de trois couches : l’épiderme, le derme et l’hypoderme. Ces trois niveaux se distinguent par une organisation et/ou une composition différente. L’épiderme, qui est la couche la plus fine, est constitué de plusieurs assises de cellules. Dans la couche basale, niveau le plus profond, les cellules se forment. Elles se divisent ensuite avant de migrer vers l’extérieur où elles seront éliminées par abrasion (Chahine, 1984, 4). Cette migration s’accompagne d’une kératinisation de plus en plus importante de la cellule. La composition chimique et donc le potentiel de réactivité d’une cellule aux produits chimiques seront fonction de son emplacement. Cette caractéristique est largement exploitée lors du travail de la peau. Le derme ou corium constitue la part la plus importante de la peau. Lui seul est conservé, en particulier lorsqu’une peau est travaillée avec un agent tannant. C’est un tissu conjonctif fibreux dont les fibres de collagène, fibres réticulaires et fibres élastiques, sont enrobées dans une substance basale possédant elle‑même une forte teneur en eau (Chahine, 2013, 19). Suivant la densité de combinaison entre les fibres, on distingue deux zones : tout d’abord la partie supérieure, également appelée « fleur ». C’est là que sont implantés les poils et les glandes sudoripares. La partie inférieure ensuite, est dénommée « chair ». Les fibres de collagène y sont d’un diamètre supérieur et les fibres élastiques sont nettement moins présentes (Jullien, Prévost, Gavend, 1989, 11). L’hypoderme ou tissu sous cutané ne constitue pas une transition nette avec le derme. On note que la proportion de cellules graisseuses y augmente fortement (Jullien, Prévost, Gavend, 1989, 12). Le poil, qui garnit la surface de la peau des mammifères, est une invagination de l’épiderme implantée dans le derme. Constitué de kératine, il se développe à partir d’un follicule pileux (Chahine, 1984, 7).
Au niveau de la composition chimique, on peut considérer qu’une dépouille est constituée de kératine localisée dans les poils et dans l’épiderme, de collagène présent dans le derme et l’hypoderme, de réticuline des fibres réticulaires présentes dans le derme, de graisse attestée dans le derme et l’hypoderme. Hormis les graisses qui sont des lipides, ces composés sont des protéines qui sont des molécules complexes présentant quatre niveaux d’organisation. Leurs propriétés sont fonction de la nature des acides aminés composant les chaînes, de leur pourcentage, ainsi que de leur emplacement le long de la chaîne moléculaire (Jullien, Prévost, Gavend, 1989, 13). En fait, une protéine se présente comme une succession de pôles amorphes et de zones chimiquement réactives qui pourront rentrer en réaction avec d’autres composés, comme par exemple les tannins (Chahine, 2013, 21). La kératine de l’épiderme se caractérise par la présence d’acides aminés soufrés (Jullien, Prévost, Gavend, 1989, 16‑17). Le collagène est une macromolécule, c’est‑à‑dire qu’il est constitué d’un enroulement de trois chaînes polypeptidiques liées entre elles par des liaisons de type faible. Les macromolécules s’assemblent entre elles par des liaisons fortes et plus le pourcentage de ces liaisons est élevé, plus la peau est raide et sèche. Chauffée en présence d’eau, la structure en hélice s’effondre, la molécule de collagène s’altère de manière irréversible provoquant une rétraction (Chahine, 2013, 27). Cette propriété est par exemple exploitée pour la fabrication de la colle de peau. Plus le collagène est réticulé, c’est‑à‑dire combiné avec lui‑même ou lié de manière forte à d’autres composés, plus la résistance à l’action de la température ou à d’autres agents chimiques s’accroit. On distingue plusieurs types de collagène en fonction de la nature des acides aminés présents, de leur emplacement et de leur concentration au sein de la macromolécule. Dans la peau nous trouvons essentiellement du collagène de type I et de type III. Ce collagène III contenant du soufre se localise dans le derme, à l’interface avec l’épiderme.
Vue en coupe de la peau d’un mammifère (CC by Don Bliss via Wikimedia commons).
L’ensemble de ces caractéristiques a été exploité empiriquement dès la Préhistoire puis plus méthodiquement à partir de l’Antiquité afin de transformer la dépouille en matière première (Emmerich Kamper, 2020). De fait, la peau fraîche, généralement désignée sous le terme de cuir vert peut être transformée en fourrure, parchemin, cuir semi‑tanné ou cuir (Montembault, 2016, 35). Avant de nous concentrer sur ces deux dernières catégories, précisons que pour la fourrure, seul l’hypoderme est éliminé, tandis que les poils sont conservés, et que pour le parchemin, hypoderme, poils et épiderme sont supprimés, puis la peau est séchée, quelquefois enduite de ponce, colle ou craie (Chahine, 1984, 46). C’est tardivement, au travers des statuts et règlements de métiers rédigés dans l’Occident médiéval à partir du XIIIe siècle, que sont suggérées les différentes phases de la chaîne opératoire du cuir semi-tanné ou du cuir. Quelques textes antiques mentionnent une utilisation de l’alun (alumen) pour parfaire les cuirs et les laines sans toutefois préciser à quel stade de la transformation des peaux cet agent minéral pouvait être employé. Ce défaut de documentation est sans doute à l’origine du manque d’intérêt des chercheurs pour ce secteur de l’économie. Il est toutefois admis que les romains ont eu, jusqu’au IVe siècle, la maîtrise d’une technique de fabrication de produits résistants et durables, probablement proche de celle du hongroyage, combinant l’alun à des matières végétales et animales (Driel‑Murray C. van, 2002, 261‑262). Il faut attendre le milieu du XVIIIe siècle pour que nous parvienne une connaissance illustrée des différents métiers du cuir grâce aux publications de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Cette synthèse méthodologique d’un savoir‑faire hérité de l’expérience d’artisans médiévaux se combine certainement à un héritage plus ancien dont il nous reste à percer les mystères. Il est aujourd’hui admis que depuis l’époque romaine (Leguilloux, 2002, 273‑281), le processus de transformation de la peau en cuir, semi‑tanné ou tanné, se décline en quatre grandes étapes : la conservation (si la dépouille n’est pas immédiatement travaillée), le travail de rivière, le tannage et le corroyage.
La conservation, ou processus de transformation du cuir vert en cuir brut (c’est‑à‑dire peau séchée), commence dès le prélèvement sur la dépouille afin de stopper la putréfaction naturelle favorisée par la forte teneur en liquide et par la présence de graisses et de résidus de chair. Ce séchage est généralement conduit en étendant les peaux ou bien en les déshydratant à l’aide de sel, d’un mélange sel / alun, de salpêtre ou de terre saline (Chahine, 2013, 68 ; Lalande de, 1764, 4). Les pièces sont généralement désignées par le terme de cuir brut, bien que nous ayons relevé dans le registre des compagnies françaises daté du deuxième tiers du XVe siècle plusieurs mentions de cuirs « à tout le poil », que l’on peut assimiler à des cuirs bruts, qui sont achetés à des bouchers parisiens et destinés à être acheminés dans l’Eure afin d’être transformés (Favier, 1975, 343).
Dénomination et caractéristique des différents produits obtenus à partir d’une dépouille, en fonction de l’agent tannant utilisé et de la technique de mise en œuvre.
Tableau : Véronique Montembault
Le travail de rivière commence par la trempe destinée à reverdir les cuirs déshydratés. Dès cette étape il convient de traiter ensemble les peaux présentant des caractéristiques identiques. De fait, comme l’explique M. Mann, mélanger dans les mêmes baquets des peaux de différentes natures, comme de la vache avec du mouton, permet d’économiser de l’eau et du matériel, mais conduit à la production de produits de mauvaise qualité, car les peaux réagissant différemment il est difficile de bien conduire les bains (Mann, 1962, 25). Les peaux, débarrassées des souillures, sont ensuite épilées. Trois techniques peuvent être mises en œuvre : en rasant la peau, ce qui permet de préserver la densité du réseau de fibres. Ce procédé, comme le précise Claire Chahine, était notamment utilisé dans la fabrication du cuir de Hongrie, matériau très résistant à l’abrasion et de ce fait utilisé pour la fabrication de pièces militaires (Chahine, 2013, 135). Il est également possible de procéder par action biochimique en laissant les enzymes détruire les kératines jeunes présentes dans les bulbes des follicules pileux et à la base de l’épiderme (Chahine, 2013, 70). Bien que cette technique, connue sous le terme d’échauffe, puisse être conduite en exposant les peaux à l’air, elle est généralement réalisée en milieu aqueux, cet environnement favorisant l’action des enzymes. Ce procédé permet de récupérer les toisons et les poils qui peuvent ensuite être mis en œuvre dans la fabrication du torchis, du feutre ou du fil. Dominique Cardon cite de nombreux textes prohibant ce recyclage dans la filature (Cardon 1999, 113), mais, si tant de textes ont dû être rédigés, n’est‑ce‑pas l’indice d’une pratique devenue habituelle ? L’utilisation des enzymes, bien conduite, permet également d’éliminer l’épiderme. Cependant, le rinçage des peaux ne doit pas être trop tardif, car il y a risque que ces enzymes, faute de kératine neuve, s’attaquent au soufre contenu dans le collagène III du derme (Montembault, 2016, 39). Le troisième mode d’épilation est chimique et consiste à mettre les peaux en contact avec des réactifs alcalins telle la chaux ou la cendre. Avec l’emploi d’une pâte étendue du coté chair et dont les produits actifs pénètrent toute l ‘épaisseur de la peau, il est là aussi possible de récupérer les poils. Mais, si on utilise une solution, les poils partiellement, voire totalement dissous, ne peuvent être recyclés (Chahine, 2013, 75). Une fois les peaux rincées et débarrassées de leurs poils, on pratique l’écharnage qui consiste, à l’aide d’une lame affutée, à éliminer l’hypoderme. Les peaux passent ensuite au confit, c’est‑à‑dire une préparation à partir de matières végétales ou animales visant à faire dégonfler les peaux (Chahine, 2013, 79‑81 ; Mann, 1962, 43‑49). Elles prennent alors le nom de peaux en tripe et sont prêtes pour le tannage. Cette opération consiste à lier les pôles réactifs du collagène avec des substances conférant au produit obtenu une meilleure résistance à l’hydrolyse, à l’action de l’eau chaude et à la putréfaction. La température de dénaturation de la macromolécule de collagène est ainsi modifiée. Plus elle est élevée et plus le matériau est résistant. Cette nouvelle température de dénaturation est liée non seulement au type de tanin introduit mais aussi au degré et type de liaison mis en place avec la macromolécule de collagène.
Trois grandes familles de composés possèdent des propriétés tannantes : les graisses et huiles, certains minéraux et certains végétaux. Le nom du produit fini et de la technique de fabrication est directement dérivé du tanin mis en oeuvre. Ainsi, le chamoisage, qui tire son nom de l’arabe « sha’hm », désigne le traitement dans lequel la peau est travaillée avec de l’huile ou de la graisse (Trench, 2000, 82). Il est intéressant de noter que la cervelle d’un animal est suffisante pour traiter sa peau et donc ce procédé peut être mis en œuvre sans autre apport de matières premières que celles issues de l’animal (Montembault, 2016, 42 ; Richards, 2004, 43). Plusieurs techniques peuvent être utilisées (raclage et battage de la surface, foulonnage dans des baquets). Cependant toutes répondent au même principe : chasser mécaniquement l’eau présente dans la peau pour la remplacer par l’huile ou la graisse. Plus l’action mécanique est répétée et plus la mixture réchauffée pénètre au sein de la structure dermique. Après plusieurs cycles de travail, les peaux sèches sont palissonnées sur une lame affutée afin de les assouplir et d’en uniformiser l’épaisseur (Sudre, 1946, 15‑20). Les peaux longuement travaillées sont réputées pour leur souplesse et une certaine résistance à l’eau (Chahine, 2013, 84‑85). Pourtant, au bout d’un certain nombre d’utilisations, les peaux doivent être regraissées et à nouveau assouplies afin de retrouver leurs propriétés. C’est la raison pour laquelle Elisabeth Robbe préfère désigner ces peaux chamoisées sous le terme de pseudo‑cuir ou cuir semi‑tanné (Robbe, 1975, 208). Le mégissage désigne le traitement par lequel une peau en tripe est combinée avec une substance minérale : l’alun (Chahine, 2013, 121). Comme pour le cuir chamoisé, un palissonnage est nécessaire en fin de traitement pour assouplir la peau qui prend alors sa teinte blanche qui la caractérise (Mann, 1962, 147). Les liens établis entre l’alun et le collagène sont faibles, ce qui rend ce cuir mégis particulièrement sensible à l’humidité (Chahine, 2013, 147).
Le tannage, enfin, consiste à combiner les sites réactifs du collagène avec des composés végétaux. La pénétration du tanin au sein de la molécule de collagène va être fonction de nombreux facteurs, comme l’épaisseur de la peau, la taille de la molécule de tanin, la concentration du bain de tanin (un jus dilué ancien diffusera plus dans le derme qu’un jus frais concentré), le temps accordé à l’opération, la technique d’introduction du tanin (Montembault, 2016, 44). Les procédés de tannage traditionnels peuvent être classés en trois catégories : le tannage en sac, le tannage des peaux légères, le tannage des peaux lourdes (Montembault, 2016, 44‑46). Dans le tannage en sac, les peaux sont plongées dans un premier jus avant d’être pliées et cousues sauf aux pattes postérieures. On les suspend au‑dessus d’un bac et on les remplit de jus tannant. Le traitement est achevé au bout de six jours, mais Mann précise que cette technique est insuffisante pour avoir une peau tannée à cœur (Mann, 1962, 104). Dans le tannage des peaux légères, peu épaisses, comme celles du mouton ou de la chèvre, les pièces sont suspendues dans un bain de jus tannant. Elles sont levées régulièrement pour être transférées dans des bains de plus en plus concentrés. La mise en œuvre de cette technique se suffit de structures légères telles des vases, des baquets ou des tonneaux. Le traitement est conduit jusqu’à ce que la couleur de la tranche soit uniforme (Mann, 1962, 107‑110). Le tannage des peaux lourdes se décompose en trois étapes : la basserie, le refaisage et le couchage en fosse. Il concerne des peaux épaisses (bovidés) dont la densité requiert un protocole spécifique d’optimisation de la pénétration du tanin par bain, brossage de la surface, épandage de poudre et d’écorces sur la surface (Montembault, 2016, 45‑46). Lors de la basserie, les peaux passent dans une batterie de fosses circulaires ou rectangulaires dont la concentration en jus tannant est croissante. Puis lors du refaisage, les peaux sont, cette fois, couchées sur des lits d’écorces, là aussi de concentrations croissantes. Elles sont enfin transférées dans les fosses, couchées et également recouvertes d’écorces. Pour une pénétration régulière et uniforme du tanin, ce traitement des peaux lourdes dure de 18 à 24 mois.
Pendant l’ensemble du processus, les peaux ont rendu une grande partie de l’eau qu’elles contenaient. Les fibres de collagène se sont ainsi rapprochées, produisant un raidissement du matériau. Le corroyage va consister à faire regagner de la souplesse en travaillant mécaniquement la peau afin de casser les fibres. De l’huile ou de la graisse sont également utilisées afin de lubrifier les fibres (Montembault, 2016, 46).
Pour résumer ce paragraphe, nous voyons que, suivant l’agent tannant, nous obtenons du cuir chamoisé, du cuir mégis, du cuir tanné. Mais, suivant les liaisons établies entre l’agent tannant et le collagène nous devons distinguer le cuir semi-tanné (cuir chamoisé, cuir mégis et cuir tanné en sac) et le cuir (peaux légères et peaux lourdes tannées à cœur). Partant de cette définition, est‑il possible de qualifier les matériaux mis au jour sur les sites archéologiques ?
Durant leur séjour dans le sol, les peaux établissent des échanges avec le substrat. Or, sous nos latitudes, le milieu d’enfouissement est humide, voire souvent gorgé d’eau. Mais, pour qu’un artefact en peau se conserve, il convient que le substrat soit également légèrement acide et anaérobie (Montembault, 1992). Les cuirs chamoisés et mégis, sensibles à l’humidité, ne se conservent donc pas (Emmerich Kamper, 2020, 29‑30). Seules sont préservées les peaux ayant été travaillées avec des tanins végétaux (Montembault, 2016, 49‑50). Nous venons de voir que ces matériaux peuvent être semi‑tannés (on parle alors de cuir semi‑tanné) ou bien traités à cœur (on parle alors de cuir). Peut‑on encore, sur ces artefacts ayant séjourné plusieurs siècles dans le sol, distinguer le type de préparation de la matière première ? Dans le cas des peaux épaisses (3 mm et plus), le traitement n’a pu se réaliser qu’en fosse et le matériau peut donc être considéré comme du cuir. Mais pour les peaux plus fines (inférieures à 3 mm), comment établir cette distinction entre semi‑tannage et tannage à cœur ? L’observation des traces d’altération semble apporter des réponses. En effet, Claire Chahine note que plusieurs éléments découverts en fouille montrent de fait, à travers leur délamination, que le tanin n’a pas pénétré au cœur du derme (Chahine, 2013, 101). Erik Schia, quant à lui, dans son étude du matériel découvert à Oslo (Norvège), indique que 88 % des semelles datant du haut Moyen Âge sont dédoublées (Schia, 1977, 126). L’auteur précise que, selon lui, ce dédoublement vient du fait que le cœur de la peau est resté brut, c’est‑à‑dire non tanné. Dégradé et dissout pendant l’enfouissement, celui‑ci disparaît, provoquant la délamination relevée sur les pièces archéologiques. Ce mode de fabrication aurait été intentionnel car, en permettant de conserver une zone centrale non tannée, il aurait ainsi fourni un matériau plus poreux et plus rigide spécialement adapté à un emploi dans la confection des semelles (Montembault, 1993, 268). Mais, il semblerait plutôt que l’altération par délamination de ces peaux doive être mise en relation avec la chaîne opératoire de fabrication. La présence d’une zone centrale non tannée tendrait ainsi à indiquer que ces peaux fines n’ont pas été plongées dans un bain, ni mises en fosse, mais que le collagène a uniquement été mis en contact en surface avec le tanin. Les peaux auraient donc été travaillées mécaniquement et leur finesse (inférieures à 3 mm) serait due au raclage qui a été appliqué afin de faire pénétrer le tanin (Montembault, 2016, 50). Partiellement tannées, ces peaux entrent donc dans la catégorie des cuirs semi‑tannés. Les différentes chaînes opératoires sont donc bien attestées, mais sont‑elles concomitantes ? Le matériel découvert à Oslo et montrant cette altération par délamination est daté ente le XIe et le XIIIe siècle. Un phénomène similaire de délamination est clairement décrit dans un travail universitaire compilant les données provenant de trente‑six sites et portant sur le travail de la peau et la chaussure en France septentrionale du IXe au XVIe siècle (Montembault, 2016). Les peaux, tant pour la semelle que pour le dessus, sont fines (inférieures à 3 mm d’épaisseur) et, en particulier pour les Xe et XIe siècles, nombres d’éléments sont délaminés. Cela concerne la quasi‑totalité des semelles, pour lesquelles souvent une seule des couches de la peausserie est conservée (sites de Lille, Quimper de Saint‑Denis, Saint‑Omer, Troyes, etc. ; Montembault, 2016).
Troyes, Hôtel du département. Vue du dessous de la chaussure 681.1b : Dessus et semelle ont été coupés dans un même matériau.
Les zones noircies de la semelle correspondent aux portions délaminées laissant apparaître l’intérieur de la peau
Photographie : Véronique Montembault
Pour des sites aussi éloignés géographiquement, la cause de cette altération du matériau semble devoir être cherchée ailleurs que dans la composition du milieu d’enfouissement. La piste d’un travail en se-mi‑tannage semble plus probante. Sur l’ensemble du corpus analysé dans le cadre de ce travail universitaire, les pièces datées de la fin de XIIe siècle présentent moins de délamination et au XIIIe siècle, l’épaisseur des semelles s’accroît jusqu’à atteindre cinq millimètres au XIVe siècle (Montembault, 2016, 51). Deux matériaux sont dorénavant nécessaires pour confectionner une chaussure : un cuir épais pour le semelage et une peausserie plus fine et souple pour le dessus. A de très rares exceptions près, ces peausseries présentent par ailleurs un tannage plus abouti, laissant envisager que les semi‑tannages deviennent anecdotiques. Il semble donc indéniable que l’on ait une évolution dans le travail des tanins végétaux. Utilisés tout d’abord en semi‑tannage, ils semblent être mis en œuvre dans des tannages de peaux fines mieux aboutis à partir du XIIe siècle. Ces techniques perdurent ultérieurement alors que parallèlement apparaît le travail des peaux lourdes nécessitant la mise en fosse des peaux pour de longs mois. Cette évolution, transparaissant dans l’état de conservation du matériau, est‑elle également décelable sur les sites archéologiques ?
Le site de l’extension de l’Hôtel du département fouillé par l’INRAP en 2010 documente particulièrement cette phase de transition (Deborde, 2014, 104‑185), Un contexte favorable à la conservation des éléments organiques et un grand nombre de structures mises en place sur une longue période de sept siècles ont permis d’observer l’évolution de techniques locales de travail des peaux animales par les artisans entre la fin du XIe siècle et l’époque moderne (Montembault, 2011).
Plans et cartes : Gilles Deborde
À la genèse d’une ville est souvent associé le développement d’un commerce à grande échelle nécessitant des conditions nouvelles de gestion de la production. La spécialisation constitue l’une de ces conditions, avec, comme conséquences induites, un renouveau technique et une meilleure accessibilité aux matières premières. Ce fut le cas au cours de la période gallo‑romaine, entre le Ier et le IVe siècle, période au cours de laquelle la ville de Troyes (Augustobona) connut un plein essor, démographique et économique. Dans une économie de subsistance, ou de commerce à courte distance, la mort accidentelle ou nécessaire d’un animal était la seule occasion de profiter de sa peau, après transformation. Le tannage n’était pas encore l’affaire de spécialistes et la plupart des chasseurs et/ou éleveurs devaient savoir accomplir les gestes utiles, comme savent encore le faire les populations nomades d’Asie ou d’Afrique. Tandis que les témoins matériels d’un artisanat diversifié ont été bien mis en évidence sur le site de l’ancienne cité gallo‑romaine d’Augustobona (De-borde, 2007), la contraction de l’habitat et l’absence de contexte artisanal qui caractérisent la ville du haut Moyen Âge semblent indiquer que celle‑ci ne protège plus alors dans ses murs qu’une population réduite restée au service du commerce et d’une représentation politique et religieuse peinant à y maintenir les conditions d’une structuration sociale centralisée (Doehaerd, 1971, 121). C’est dans la même période, en périphérie de la ville qu’est révélé par l’archéologie le maintien d’un artisanat, le plus souvent dispersé au sein de groupements familiaux et dispensant des techniques de production encore rudimentaires. Les témoins archéologiques de ces activités sont donc ténus, dispersés parmi les témoins d’autres activités domestiques ou pastorales. Aucun indice de la pratique d’un tannage végétal n’a été détecté jusqu’à ce jour pour cette période, autour de Troyes comme ailleurs en Europe, et les archéologues doivent bien se résoudre à n’envisager pour cette période que des pratiques de surface mettant en œuvre essentiellement des contenants mobiles (baquets, sacs ou tonneaux) et des produits dégradables et solubles (fumée, alun ou huiles) ne pouvant conduire qu’à un produit fini semi‑tanné. A la fin du XIe siècle, la capture par déroutement de la voie épiscopale Langres‑Reims au profit de Troyes, Provins et Lagny et l’avènement des foires de Champagne découlent de la volonté des comtes de Champagne de faire ou refaire de ces villes de véritables centres de commerce et d’échanges susceptibles de rapprocher et d’agréger ces savoir‑faire. Ainsi des métiers liés au travail de la peau convergent vers Troyes et Lagny à partir de cette période (Deborde, 2018, 9). Le contexte environnemental du quartier de Croncels sur lequel s’installent les tanneurs, un espace ouvert correspondant à un ancien marécage constitué à la faveur de l’abandon d’aménagements hydrographiques antérieurs, permet aujourd’hui d’envisager les conditions de cette première installation.
Plans et cartes : Gilles Deborde
Le secteur étudié représente un couloir d’observation de 120 m de longueur ouvert dans le sens de la pente naturelle du terrain (Deborde, 2014, 45). Il est barré transversalement par une voie d’eau (Grand Ru) aménagée artificiellement, entre le milieu du IXe siècle et la fin du XIe siècle, à l’occasion de la construction de la première abbaye de Notre‑Dame‑aux‑Nonnains toute proche, au nord (phase 7). Plusieurs chenaux ont ensuite été ouverts perpendiculairement en direction du sud et de la Seine afin de permettent d’accélérer le processus d’assèchement du milieu. Tous ne sont pas reliés directement au Grand Ru, leur alimentation en eau pouvant être intermittente ou saisonnière C’est en premier lieu un atelier d’équarrissage de chevaux qui vient exploiter à la fin du XIe siècle l’un de ces rus, converti pour la circonstance en fossé d’assainissement (phase 8). Les restrictions religieuses relatives à la consommation de la viande équine justifient un traitement particulier des chevaux morts, en dehors du circuit traditionnel, les bouchers étant alors installés en aval de ce secteur (Bourg‑L’Evêque). Nous ignorons qui furent les artisans arrivés de manière concomitante sur le site pour travailler ces carcasses et les peaux résultant du décharnement des animaux. La rareté des émouchets sur le site (bas de pattes et chevilles de cornes) atteste de la très faible représentation d’autres espèces animales Ces premiers ateliers fonctionnent encore pour l’essentiel à partir de structures hors sol (baquets et tonneaux) ayant marqué d’empreintes circulaires sur un sol encore gorgé d’eau leur position en bordure des fossés. Ce constat pourrait justifier par ailleurs la rareté des témoins conservés au sein d’unités domestiques en milieu rural pour la période du premier Moyen Âge. Ces artisans auraient pu répliquer ici tout naturellement des gestes familiers à partir des éléments disponibles (peaux, eau et espace).
Les processus de fabrication suggérés sur le terrain par l’archéologie s’écartent cependant des pratiques ancestrales. Deux éléments nouveaux viennent s’insérer de manière originale dans le protocole de production traditionnel : le recyclage de rejets domestiques et l’emploi d’écorces broyées (tan). Il convient pour le premier élément de s’immerger tout d’abord dans l’environnement d’une cité médiévale de la fin du XIe siècle, tel que le suggèrent les vestiges archéologiques et les analyses biologiques concernant la partie domestique du site étudié (zone nord). La démographie y est modeste, les habitations élevées avec de nombreux matériaux de remploi le plus souvent sur les fondations d’anciennes maisons ruinées de la période antique. Les hommes partagent le plus souvent avec le bétail ces abris couverts de paille et de chaume. L’équarrissage naturel opéré à ciel ouvert par les chiens et les porcs, l’ébouage assuré de même manière par les rats et les chats ne suffisent plus à libérer les rues de déchets et de miasmes générés par une sédentarisation contrainte et une démographie croissante. Tandis que le choix est fait d’un enfouissement des déchets domestiques (cuisine et excréments) dans des fosses contigües à la maison (latrines), d’autres grandes fosses dites « à fond perdu » recueillent principalement les litières d’élevage mais aussi domestiques. Des indicateurs de prélèvements réguliers sur le contenu de ces fosses et l’intrusion d’écorce broyée ont été relevés à la fouille, mettant directement ces structures en relation avec les ateliers établis au sud du Grand Ru. Ces résidus particuliers, riches en phosphates, auraient été maintenus dans des conditions de méthanisation dans le but de pratiquer l’échauffe des peaux vertes permettant ainsi la pratique d’une première phase d’épilation de la matière première. A Troyes, plusieurs gisements médiévaux associant étroitement ce type de fosse à la proximité de structures de tannage semblent conforter une hypothèse qui mériterait d’être développée dans le cadre d’un programme d’expérimentations (Deborde, Montembault et Yvinec, 2002, 289).
Sur le site de l’Hôtel du département, en raison d’un environnement particulièrement humide, l’habitat est maintenu à distance des ateliers. Ces derniers ont exploité les abords des fossés (zone sud) pour mettre en œuvre cette première phase de contact des peaux avec cette matière organique récupérée, par empilement et échauffe à l’air libre ou par le biais de baquets spécifiquement dédiés à une phase d’épilation biochimique. Ensuite, la phase nécessaire de levage en eau « claire » et de raclage des peaux sur chevalet (travail de rivière) pouvait être assurée par le biais du canal principal (Grand Ru) par l’intermédiaire duquel pouvait être contrôlée l’alimentation en eau des fossés dérivés. C’est à l’issue de ce travail de rivière qu’intervient une seconde phase de contact avec une matière organique et végétale, le tan, produit d’un broyage à la meule d’écorces diverses, plus généralement de chêne. Sur le site de l’Hôtel du département, il est permis d’envisager que les premiers bains de contact aient été réalisés initialement dans ces tonneaux ou baquets présents en nombre au cours de la première période (phase 8). La matière active (tan) était ensuite rejetée dans les fossés en quantité telle que ceux‑ci finirent par devenir de véritables réservoirs de matière tannante usagée. Cette pratique de surface ne pouvait conduire encore vraisemblablement qu’à la production d’un cuir semi‑tanné. C’est de ce contexte que provient la chaussure 681‑1b, associée à plusieurs peignes en buis d’un type ne perdurant pas au‑delà du XIe siècle (Mille, 2014, 382‑384).
Ecorce broyée, ossements d’équidés et autres chaussures usagées rejetés un même fossé
ayant servi à la fois de décharge d’équarrissage et de tannage. Fin du XIe siècle
Photographie : Gilles Deborde / Inrap
Rapidement, des aménagements de perches tendues le long des fossés, des surcreusements avec barrages et de nouvelles excavations quadrangulaires chargées d’une forte concentration d’écorce broyée suggèrent la pratique d’une immersion prolongée de certaines peaux au sein même des fossés dérivés et à l’intérieur de ces premières fosses isolées faisant office de bassins de trempage (phase 9). Les peaux étaient ainsi maintenues en contact direct et prolongé avec le tan dans un milieu hydromorphe. Il ne semble faire aucun doute que les propriétés acides et anaérobies d’un milieu particulièrement tourbeux aient pu contribuer à l’accélération et à l’amélioration du processus de dessèchement et de tannage des peaux. Les nombreuses chutes de cordonnerie rejetées dans ce nouveau contexte témoignent d’un tel perfectionnement technique.
Rejets de chutes de cordonnerie dans l’un des fossés, désormais converti en bassin de trempage. XIIe siècle
Photographie : Gilles Deborde / Inrap
À partir du milieu du XIIe siècle, des fosses quadrangulaires non étanches, creusées de plus en plus profondément dans le substrat tourbeux, simplement consolidées aux moyens de plessis d’osier puis de planches de chêne, se substituent en nombre aux fossés précédemment convertis en fosses de trempage (phase 10). Il ne fait aucun doute que les propriétés naturelles de la tourbe sont ici exploitées intentionnellement pour participer à la bonne réussite de l’opération et à la qualité du produit‑fini (cuir). On assiste alors à l’amorce d’un changement technique et structurel allant de pair avec une restructuration urbanistique et architecturale du quartier. À la fin du XIIe siècle, ou tout début du XIIIe siècle, une nouvelle voie d’eau unique, entièrement boisée, alimente à présent en eau claire tout un groupe d’ateliers desservis par la rue Perdue et la rue Charles Gros nouvellement créées. Ces ateliers, bientôt associés à des résidences de maîtres‑artisans, assimileront, pour certains jusqu’à la fin du XIXe siècle, toutes les innovations techniques et chimiques de la pratique du travail des peaux, qu’ils soient tanneurs, corroyeurs, mégissiers, sans compter la proximité plus discrète de cordonniers, parcheminiers et pelletiers. Au cours de cette phase de changement (phase 10), les bouchers se rapprochent eux‑aussi du quartier de Croncels pour développer et simplifier l’approvisionnement des ateliers.
Fosses à tan et à plessis d’osier d’un probable atelier de mégisserie. XIIIe‑XIVe siècles.
Photographie : Gilles Deborde / Inrap
Cuves larges et profondes, consoli-dées par des planches en chêne,
vraisemblablement destinées au tannage de peaux lourdes. XIVe‑XVe siècles.
Photographie : Gilles Deborde / Inrap
Les premières mises en œuvre documentées sur le site de l’Hôtel du département pour la période de transition du XIIe siècle illustrent une approche encore empirique des phénomènes physico‑chimiques ne pouvant encore conduire qu’à l’obtention d’un cuir semi‑tanné. Une maîtrise rapide d’un processus de tannage végétal méthodique oriente bientôt la production vers un produit fini plus résistant aux attaques de l’air et de l’eau qu’il ne l’était auparavant. La question de l’origine de cette rapide évolution dans un contexte d’échanges commerciaux soutenus reste posée. Un transfert de savoir‑faire artisanaux par le biais des marchands présents sur les foires ne semble pas pouvoir être ici envisagée, ces derniers ne possédant généralement pas la connaissance des pratiques de production. Il conviendrait d’imaginer autrement une période de transition et d’adaptation constituée tout d’abord d’expérimentations engagées à partir d’échanges oraux traitant de la matière (produit fini) et de la manière (process). Les tanneurs de la ville de Troyes auraient ainsi testé dès la fin du XIe siècle, à la faveur de quatre foires annuelles, des procédés encore inédits. Des contacts plus directs leur auraient ensuite permis de s’enrichir d’informations visuelles ou de pratiques, voire d’un apprentissage, leur permettant d’exceller bientôt dans cet art du tannage, grâce notamment à un contexte environnemental particulier (tourbe) exploité de manière opportune. C’est précisément cette adaptation aux conditions du milieu naturel et le parti qu’ils ont su rapidement en tirer qui ne laissent pas présager une migration de tanneurs venus apporter leur expérience à des artisans en attente. Les fouilles du site de l’Hôtel du département de Troyes permettent de conforter une hypothèse envisagée par l’étude technique des cuirs archéologiques, celle d’une réinvention du cuir, tel que le définissent les professionnels de la transformation de la peau, dans le cours du XIIe siècle.
Plans et cartes : Gilles Deborde
Les plus anciens contextes de tanneries européens apparentés à ce nouveau type de production en fosses permettant l’obtention d’un cuir tanné résistant, ne sont pas antérieurs au XIVe siècle, ceci malgré une documentation écrite attestant de la présence dès le XIIe siècle d’ateliers de tanneries urbains en Angleterre, en Belgique, en Suisse ou ailleurs en France. Dans cette thématique, le site de l’Hôtel du département à Troyes se révèle être le premier gisement en Europe permettant de saisir cette période de transition entre cuir semi‑tanné et cuir tanné.
L’état d’altération du matériau et la finesse des peaux produites au haut Moyen Âge laissent envisager l’utilisation d’un tanin végétal introduit par semi‑tannage. Une transformation de la chaîne opératoire, parfaitement documentée à travers les structures mises au jour sur le site de l’Hôtel du département à Troyes (Aube), apparaît dans le courant du XIIe siècle. Ainsi, à Troyes et dans toute l’Europe va être réinventé un matériau plus épais, tanné à cœur : le CUIR. Les structures nécessaires à sa fabrication pourront désormais laisser des indices permettant leur identification, tandis que pour les périodes antérieures, les traces d’installations aériennes risquent d’être trop ténues pour pouvoir être identifiées comme des témoins d’une pratique de tannage.
À Troyes comme dans les autres villes européennes, à partir du XVIe siècle, l’emploi généralisé de la chaux dans la phase d’épilation et la nécessité d’un recours à des cuves étanches pour réduire le temps de tannage font chuter la qualité du cuir. La recherche du profit condamne bientôt l’excellence.
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La Peaulogie - Revue en Libre Accès de sciences sociales et humaines sur les peaux - ISSN 2646-1064 - Texte sous licence CC BY-ND 4.0