Référence électronique
Salas I., (2021), « Peaux artificielles ex vivo et “in silico” », La Peaulogie 6, mis en ligne le 18 juin 2021, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/peaux-artificielles-ex-vivo-in-silico
Irène SALAS
Docteure de l’EHESS (CRAL-CNRS), spécialiste de l’histoire des représentations du corps, en particulier à l’époque pré-moderne. Sa thèse, à paraître aux éditions Klincksieck, portait sur L’imaginaire de la peau à la Renaissance. Elle a enseigné à Harvard et à Oxford la littérature française des XVIe-XVIIIe siècles.
Référence électronique
Salas I., (2021), « Peaux artificielles ex vivo et “in silico” », La Peaulogie 6, mis en ligne le 18 juin 2021, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/peaux-artificielles-ex-vivo-in-silico
Tanneurs, pelletiers, mégissiers, maroquiniers, dermatologues ou taxidermistes, tels sont depuis longtemps les travailleurs de la peau. Aujourd’hui, à l’heure des biotechnologies, ont surgi de nouveaux spécialistes : le peaussier du XXIe siècle est un scientifique, un ingénieur tissulaire, un biochimiste, un physicien des matériaux, un nano‑informaticien, un entrepreneur innovant qui fabrique des peaux de synthèse, des épidermes in vitro et des e‑skins. L’industrie épithéliale est florissante. Aux ateliers du cuir d’autrefois se sont ajoutés des laboratoires où trônent éprouvettes et bains nutritifs de kératinocytes. De son côté, la cybertechnique produit des peaux étirables en élastomère ou en caoutchouc micro‑structuré, pourvues de senseurs tactiles et de capteurs électroniques intuitifs.
Spectaculaires innovations : la peau se trouve décidément au cœur de mutations biologiques et technologiques. Mais dans quelle mesure les revêtements cutanés artificiels sont‑ils susceptibles d’altérer l’humain ?
Laissant provisoirement de côté les peaux artificialisées, à même le corps, in vivo, je propose ici un tour d’horizon des peaux artificielles élaborées ex vivo et « in silico ». Cinq cas sont à distinguer : peaux substitutives ; peaux expérimentales ; secondes peaux ; enveloppes électroniques appliquées à la robotique ; peaux virtuelles de la technologie haptique.
Les substituts cutanés ne sont pas une invention récente. Les prémices de certaines techniques de restauration des visages et des corps remontent à l’Antiquité ; un nouvel essor leur a été donné à la Renaissance. La greffe épidermique, quant à elle, fut découverte dans la seconde moitié du XIXe siècle[1]. Mais c’est à l’issue de la Première Guerre mondiale que la médecine traumatologique et la chirurgie esthétique ont considérablement progressé, notamment en imaginant des prothèses maxillo‑faciales pour remodeler les « gueules cassées » et redonner leur dignité humaine à des patients défigurés (Destruhaut et al., 2012). C’est alors qu’ont commencé à se développer les greffes cutanées. Munis d’un rasoir, les chirurgiens, tels des peaussiers‑écorcheurs, prélèvent un lambeau de peau en zone saine, comprenant l’épiderme et le derme superficiel, puis les transplantent sur la plaie (greffe de Thiersch). Pratiquées durant des décennies, ces greffes ont rendu d’innombrables services, mais elles s’accompagnent de fortes contraintes : longs séjours à l’hôpital (30 jours en moyenne), interminable suivi en médecine de ville, guérison lente et cicatrices inesthétiques.
Autogreffes et allogreffes ne sont pas la panacée : elles ont toujours été lourdes chirurgicalement et limitées médicalement. D’autant qu’en cas de pathologie grave ou de lésion sévère, comme chez les grands brûlés, les premières ne permettent pas de fournir suffisamment de peau pour panser la blessure et ont le désavantage de créer des plaies superficielles sur les zones de prélèvement (en général, les cuisses, appréciées pour la finesse de leur épiderme). Les secondes n’offrent pas de solution durable : bien que les greffons (issus d’épidermes congelés) fassent office de barrière provisoire contre les bactéries et les infections, ils sont immanquablement rejetés au bout de quelques semaines.
Voilà pourquoi des recherches dans le domaine de la peau artificielle mobilisent à travers le monde de nombreuses équipes, qui espèrent remplacer par la greffe l’invasive autogreffe : afin d’alléger les soins chirurgicaux, de diminuer les douleurs et d’améliorer la qualité de vie.
Le défi, pour les cliniciens et les ingénieurs, consiste donc à élaborer des équivalents cutanés possédant des annexes, capables de générer une nouvelle peau vascularisée et correctement innervée ; il faut aussi qu’elle ait une fonction sensitive normale et soit esthétique. La technique révolutionnaire de culture des cellules de peaux in vitro, qui a émergé il y a une quarantaine d’années, répond‑elle à ces attentes ?
Décrite pour la première fois par Reinwald et Green en 1975, cette méthode, destinée à produire une tissue‑engineered skin, permet de fabriquer des substituts cutanés de grande dimension, afin de remplacer l’épiderme de patients dont la surface de peau abîmée est trop importante, ou bien qui n’ont plus assez de peau saine disponible pour une autogreffe.
C’est au milieu des années 80 que sont effectués les premiers essais de transplants de culture autologues dans la prise en charge des brûlés (Gallico et O’Connor, 1984). Il s’agissait de prélever par biopsie un fragment de peau saine sur le patient, d’isoler les kératinocytes indifférenciés contenus dans l’épiderme, puis de les cultiver en laboratoire. Ces précieuses cellules souches sont déposées dans un bain nourricier, où elles prolifèrent durant une quinzaine de jours et forment un feuillet épidermique pluristratifié et fonctionnel, qui sera ensuite greffé sur la zone endommagée. Dans la phase d’amplification in vitro, les transplants autologues peuvent atteindre plusieurs mètres carrés, alors qu’ils avaient initialement la taille d’un ongle. Voilà qui inverse la peau de chagrin ! On comprend, dès lors, pourquoi cette technique a révolutionné la prise en charge des brûlures, en particulier lorsque la surface brûlée dépasse 50% de la surface corporelle. La méthode peut aussi s’avérer efficace pour la reconstitution d’autres types de lésions : comme celles que provoque l’exérèse de tumeurs cancéreuses.
La guérison d’une plaie est un phénomène complexe impliquant l’interaction de plusieurs types de cellules (kératinocytes, fibroblastes, cellules endothéliales, etc.) permettant d’obtenir une peau suffisamment solide, dilatable, élastique et dotée d’une certaine fibrosité. Lors même qu’ils acquièrent ces qualités, les tissus biologiques artificiels conçus en laboratoire ne peuvent être exactement semblables à la peau naturelle : ils ne génèrent pas les mélanocytes (qui donnent la couleur) ni les annexes épidermiques (follicules pileux, glandes sébacées, glandes sudoripares). Aussi demeurent‑ils blancs, perméables aux UV, lisses comme une cicatrice et glabres comme une peau de bébé.
Culture de feuillets épidermiques in vitro.
Les chercheurs continuent de perfectionner ces épidermes de synthèse, en affinant notre connaissance des mécanismes cellulaires et moléculaires à l’œuvre lors du développement de la peau. En 2014, une équipe de l’hôpital pédiatrique de Zurich a pu produire une peau presque complète : plus exactement, des greffons vascularisés dotés de fibroblastes, de kératinocytes, d’un réseau de neurones sensoriels et d’un système immunitaire. En 2016, des biologistes japonais sont parvenus à créer artificiellement un « système tégumentaire » pouvant générer épiderme, poils et ongles, mais aussi glandes sébacées et sudoripares, permettant la transpiration et la thermorégulation (Loumé, 2016).
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Peau artificielle à partir de cellules souches, avec des follicules pileux et des glandes sudoripares, 2016.
Dans le cas de plaies plus profondes ou étendues — brûlures du 3ème degré, larges ulcérations cutanées, plaies chroniques vasculaires ou diabétiques —, lorsque le derme est détruit, il faut le remplacer par un derme artificiel. L’indispensable matrice, formée de fibres de collagène et de micro‑vaisseaux sanguins et lymphatiques nourriciers, ne peut pas encore être reproduite en culture dans toute sa complexité ; mais on trouve sur le marché plusieurs types de substituts dermiques, d’origine allogénique ou xénogénique, avec ou sans cellules vivantes. Ainsi certaines biomatrices sont‑elles dérivées de peau de cadavre humain (Alloderm), d’élastine et de collagène bovin ou porcin (Matriderm, Biobrane), et même de fibroblastes humains néonataux (Dermagraft). À cela s’ajoutent le plus souvent du nylon, des fibres synthétiques et un film en silicone. « En plus d’être fonctionnel, le transplant devrait pouvoir assurer le renouvellement et le maintien du tissu régénéré pour le reste de la vie du patient. Pour y parvenir, il doit donc contenir des cellules souches capables de s’intégrer et de se renouveler in vivo tout en générant régulièrement un nombre suffisant de cellules différenciées » (Grasset et al., 2010).
Ces plaques ou membranes biosynthétiques se comportent comme une greffe : elles colonisent les cellules de l’hôte et développent un réseau vasculaire, permettant la reconstruction des tissus. Une fois le néoderme reconstruit, on décolle la matrice dermique et on transplante la peau du patient. Celle‑ci est alors capable de régénérer les diverses régions cellulaires qui la constituent : épiderme, jonction dermo‑épidermique, derme et hypoderme. Ces matrices doivent être recouvertes de substituts épidermiques pour permettre une cicatrisation complète.
Née il y a plus de vingt ans déjà, la bio‑impression est l’un des développements de l’industrie de l’impression 3D qui suscitent le plus d’attentes : à travers le monde, les programmes de recherche en la matière se sont multipliés. Cette technique novatrice devrait révolutionner la fabrication de tissus biologiques pour la médecine régénératrice et transplantatoire individualisée. Elle vise à constituer une structure multicouche proche de celle des tissus humains, favorisant la culture du derme lui‑même ainsi que des follicules ; elle modélise les reliefs de la peau et les capillaires, offrant ainsi de meilleurs résultats esthétiques ; surtout, elle permet d’élaborer en un temps réduit des greffons de peau, imprimés avec les propres cellules du patient, afin d’éviter les risques de rejet et les lourds traitements médicamenteux anti‑rejets. Cette personnalisation fait naître de grands espoirs, en particulier si elle s’associe à d’autres techniques de pointe comme l’imagerie ou la modélisation, pour offrir un véritable traitement sur mesure au patient : « L’impression 3D nous sert à faire des objets ré‑implantables qui sont exactement l’image du défaut qui est présent. Pour pouvoir faire une greffe parfaite, on prend les imageries médicales ou les imageries 3D de la plaie ou du défaut sur une peau, on l’intègre dans notre logiciel et on va imprimer le défaut », explique Christophe Marquette, directeur de recherche à l’ICBMS‑CNRS.
Comment fonctionne l’impression 3D ? À l’extrémité des cartouches de l’imprimante sont disposées des seringues emplies d’un gel biologique nutritif contenant des cellules de peau. Couche après couche, il faut environ une heure et demie d’impression pour que la bio‑encre génère un tissu dermique bien vivant d’environ cinq millimètres de haut, qui sera ensuite mis en culture. Deux semaines de maturation sont nécessaires afin de reconstituer une peau naturelle formée d’un derme et d’un épiderme.
Sur ce marché prometteur, plusieurs entreprises se distinguent, telle la plateforme lyonnaise 3d.FAB qui crée depuis 2016 des échantillons de peau fonctionnels pour des tests pharmacologiques ou cosmétiques. Ou telle la startup Poietis, qui ambitionne de « contrôler la morphogénèse des tissus » grâce à une technologie laser haute résolution. La reproduction artificielle permet de mieux comprendre le vivant : on voit à quel point l’artificiel, loin de se couper du naturel, l’explore et l’enrichit… Enfin, en partenariat avec les hôpitaux de Marseille, a aussi été lancé le premier essai clinique d’une peau bio‑imprimée, réalisée avec les cellules du patient[2].
Dans le futur, selon les scientifiques, cette technique pourra être adaptée à d’autres types de tissus corporels, voire à d’autres organes. Soit pour les réparer, soit pour les fabriquer. Cette vision techniciste et utilitariste d’un corps‑automate morcelable, aux organes imprimables et interchangeables comme des pièces mécaniques, fait songer à la théorie cartésienne de l’animal‑machine. Elle appelle aussi à méditer ce curieux renversement : alors que la peau naturelle est une surface expressive sur laquelle s’impriment le passage du temps, les petits accidents de la vie et les émotions d’un sujet (elle a pour fonction d’inscrire les traces sensorielles et tactiles : pour le psychanalyste Didier Anzieu, « le Moi‑peau est le parchemin originaire, qui conserve, à la manière d’un palimpseste, les brouillons raturés, grattés, surchargés, d’une écriture “originaire” préverbale faite de traces cutanées », 1985, p. 104), la peau artificielle est au contraire littéralement imprimée et demeure passive.
En toute logique, l’étape suivante serait l’impression directe sur le patient, sans passer par la culture en laboratoire, comme dans le cas des autogreffes traditionnelles. En 2019, des chercheurs du Wake Forest Institute for Regenerative Medecine (WFIRM) auraient trouvé le moyen de renouveler la peau d’un patient grâce à une imprimante 3D directement appliquée sur la zone à soigner. Testée avec succès sur des souris et des porcs, cette innovation a fait l’objet d’une publication dans la revue Nature’s Scientific Reports.
Autres traitements expérimentaux, pour le moins étonnants : les sprays, destinés à régénérer la peau et à mettre fin aux cicatrices… Dès 2011, l’Institut de Médecine Réparatrice de Pittsburgh a conçu le prototype d’un pistolet — de type aérographe — capable de pulvériser des cellules souches de peau afin de réparer les zones endommagées et de favoriser la cicatrisation. Cette innovation promet de révolutionner les techniques de greffe. Les médecins doivent d’abord prélever un morceau de peau du patient pour en extraire les cellules souches ; celles‑ci, une fois isolées, sont mélangées à une solution aqueuse afin d’accélérer leur développement. La solution obtenue est directement vaporisée grâce au SkinGun sur la blessure.
Pistolet à peau artificielle (captures de la vidéo de démonstration) © Radio-Canada Info, 25 février 2019
Le procédé est repris en 2017 par les Américains de RenovaCare et les Australiens d’Avita Medical. Ils utilisent un spray qui pulvérise de la matrice cellularisée, laquelle reconstitue ensuite le derme, l’épiderme et l’ensemble des tissus brûlés, pour obtenir une peau rénovée et sans le moindre stigmate. Autre variante, celle‑là israëlienne : un « pistolet à peau artificielle », fabriqué en 2019, projette sur la plaie ou la brûlure non pas des cellules souches, mais des nanofibres de polymère créées par électrofilage. Au contact de la chair, elles forment une couche protectrice de peau artificielle. Le processus est sans douleur, contrairement aux bandages traditionnels. Le traitement peut protéger une plaie pendant deux à trois semaines. Puis quand la peau se régénère, la couche de polymère tombe d’elle‑même, faisant place à une peau neuve.
Pouvoir se passer de la greffe serait à coup sûr une véritable avancée ; reste que la prudence s’impose, ces inventions prometteuses n’ayant pas encore obtenu les résultats escomptés.
Certaines aires corporelles exigent un traitement particulier, en raison soit de leur hyper‑sensibilité, soit d’un investissement symbolique ou rituel : telle, chez les sujets masculins, la peau du prépuce, dont la réparation n’est guère aisée. Or la demande de « dé‑circoncision » est de plus en plus forte, notamment sous l’influence d’associations s’inscrivant dans le « mouvement pour l’intégrité génitale », qui luttent pour les droits du corps en général et contre la mutilation génitale des enfants. Raisons le plus souvent invoquées : l’amélioration du plaisir sexuel et de la sensibilité, le souci de retrouver l’aspect originel du pénis, la satisfaction procurée par l’action de glissement, la protection naturelle des muqueuses. (Tout autre, bien sûr, était durant la Seconde Guerre mondiale la motivation de certains juifs, qui cherchèrent à reconstruire leurs prépuces pour tenter d’échapper aux persécutions des nazis – Tushmet, 1965). Sur le plan psychologique, il arrive aussi que la circoncision soit mal vécue, et laisse l’homme traumatisé par ce qu’il ressent comme une castration. Pour recouvrir à nouveau le gland, il peut procéder mécaniquement, par expansion tissulaire, ou bien avoir recours à la reconstruction chirurgicale.
Dans le premier cas, le principe est simple : il s’agit d’étirer manuellement l’épithélium disponible sur le tronc du pénis. Ce dernier, à force, finit par produire de nouvelles cellules qui, progressivement, vont s’assembler rang par rang et favoriser la reconstitution de la membrane. Plusieurs années sont généralement nécessaires à une restauration complète. Divers accessoires peuvent être utilisés : rubans adhésifs médicaux qui s’enroulent autour du pénis (cross taping) ; anneau faisant office de joint qui maintient sur le gland le repli de peau disponible (O‑ring) ; sangle coinçant la peau du prépuce à son extrémité et dans le pli intérieur (dual tension). D’autres systèmes de traction existent, utilisant divers matériaux (plastique silicone, nylon, métal pour la visserie des tiges, élastiques…). La ductilité de la peau est depuis longtemps éprouvée dans d’autres cultures à travers le monde, qui pratiquent traditionnellement l’extension cutanée sur les oreilles, la bouche ou les grandes lèvres de la vulve, et qui détiennent un savoir ancestral en la matière.
La reconstruction chirurgicale, quant à elle, a commencé à se développer aux États‑Unis. Elle consiste à greffer des morceaux de peaux issus des fesses, du scrotum ou d’autres parties, choisis en fonction de leur qualité biologique, de leur quantité, de leur teinte. Les résultats n’étant pas toujours probants, le prépuce retrouvé n’est pas identique à l’original : la peau est souvent plus épaisse, moins souple, la sensibilité moindre en raison de la callosité du gland qui s’est produite au fil du temps et de l’amenuisement des terminaisons nerveuses. Aussi d’autres chercheurs se tournent‑ils vers la médecine régénérative, afin de fabriquer en laboratoire une membrane à partir de cellules souches du receveur ; mais à ce jour, les essais cliniques de réimplantation de prépuces humains n’ont pas encore été effectués.
En attendant l’arrivée de substituts artificiels façonnés in vitro, certaines entreprises nord‑américaines proposent des prothèses qui recouvrent le gland du patient et le maintiennent dans un environnement humide ; ces « prothèses de prépuce » commercialisées par Viafin‑Atlas peuvent s’associer à des produits lubrifiants qui protègent le gland des frottements avec les vêtements. Elles ont aussi une fonction esthétique ; dans la Grèce antique, déjà, certains athlètes portaient à l’extrémité du pénis un « kynodesme », c’est‑à‑dire une fine bande de cuir couvrant le gland, considéré comme un des plus importants ornements du corps humain.
Dans le prolongement de la révolution qu’a apportée la culture tissulaire par cellules souches, les expérimentations se poursuivent sur le terrain de la thérapie génique. Il s’agit de reprogrammer génétiquement une cellule de peau avant de la cultiver ex vivo ou de la développer à des fins scientifiques précises. Dès 2007, des chercheurs pionniers à Cincinnati ont travaillé à la « prochaine génération de peau artificielle » (Singer, 2007), celle qui pourra fabriquer notamment des peaux résistant aux bactéries, grâce à la manipulation génétique. Ces découvertes ont d’abord été testées sur les animaux ; mais en 2017, une greffe de peau transgénique spectaculaire a permis de recouvrir 80% de la surface d’un corps humain. C’est un enfant de sept ans qui a bénéficié de cette prouesse médicale, réalisée par une équipe allemande. Le garçon souffrait d’une maladie génétique rare et invalidante — l’épidermolyse bulleuse jonctionnelle —, due à la mauvaise mutation d’un gène : elle produit un décollement cutané, créant des cloques sur toute la surface du corps. L’épiderme n’adhérant plus au derme, la peau ne peut plus jouer son rôle ; privé de ce revêtement protecteur, l’enfant risquait de mourir. En laboratoire, après avoir extrait des cellules souches sur une partie saine de la peau du jeune patient, on a corrigé le gène défectueux (à l’aide d’un vecteur viral avec un gène médicament). Une fois réparées, les cellules souches se sont mises à produire la protéine qui manquait au patient ; elles ont formé un épithélium que l’on a cultivé in vitro. Dès que le feuillet épidermique a atteint 8000 cm2 il a été greffé sur le garçon, qui a littéralement fait peau neuve (Perreault, 2017).
Plus insolite est l’usage de ce support pour la fabrication de sperme artificiel. En 2012, une équipe de l’Université de Pittsburgh travaillant sur l’infertilité masculine a envisagé de produire un sperme fertile à partir de cellules recodées de peau humaine. Comment est‑ce possible ? « Les chercheurs ont transformé les cellules de peau en cellules souches pluripotentes induites, qui ont la particularité de régénérer n’importe quel tissu en s’y adaptant. Elles ont ensuite été transplantées dans les systèmes reproductifs de souris, où elles se sont transformées en cellules germinales. Après la transplantation des cellules souches modifiées, les animaux ont été en mesure de produire des spermatozoïdes, en bien moindre quantité toutefois » (Loumé, 2014).
Même si ces gamètes ne sont pour l’instant pas capables de féconder, cette spermatogénèse artificielle représente une avancée importante dans la lutte contre la stérilité.
On voit que ne manquent pas les traitements innovants en médecine réparatrice et régénérative : ils se multiplient d’autant plus que la demande en bio‑ingénierie tissulaire est forte. Il existe en effet un véritable business mondial des peaux artificielles, dans lequel la France tient une bonne place[3]. Mais dans cette quête de substituts épidermiques, à fabriquer ex vivo et in vitro, il semble que ces derniers ne se laissent pas apprivoiser aisément. On compte plus de promesses que de résultats réellement convaincants (et ils s’avèrent très onéreux) ; de sorte que la greffe traditionnelle, dite greffe de Thiersch, demeure le gold standard pour le remplacement cutané — en dépit de ses nombreux inconvénients, comme la douleur ou la nécessité d’une hospitalisation.
Nombre de défis restent donc à relever. Pour le dire succinctement, l’obtention d’un substitut cutané idéal se heurte à d’importants réquisits : il doit comporter non seulement un épiderme, un derme et un hypoderme fonctionnels, mais aussi des annexes épidermiques (follicules pileux, glandes sébacées, glandes sudoripares) ; il doit être correctement revascularisé et réinnervé ; afin de faire face aux traumatismes, il doit de surcroît posséder certaines propriétés mécaniques, comme la souplesse ou la résistance, ainsi que certaines propriétés physiques, telles la protection contre les UV et la fonction barrière ; enfin, cette peau artificielle doit être composée de matériaux biocompatibles, bien tolérés par l’organisme, rapidement disponibles, faciles à manipuler et fabriqués à un coût raisonnable.
Autant de contraintes qui interdisent de croire que la peau, en tant qu’organe superficiel, serait aisée à reproduire. Sa complexité et sa singularité narguent au contraire la technique et la science. Ni pelure inorganique, ni simple contenant, elle n’est pas réductible à une enveloppe protectrice interchangeable comme le sont d’autres parties anatomiques (auxquelles on peut substituer par exemple des implants dentaires ou mammaires, des stents coronariens, des prothèses osseuses en titane ou en céramique). Se situant à la frontière, elle est un entre‑deux régulateur, qui met l’extérieur à l’intérieur, assure les échanges et permet au sujet de s’ouvrir au monde. Interface vivante, elle joue aussi un rôle majeur dans l’intersubjectivité et dans le sentiment d’individuation de soi. Ajoutons qu’elle est capable de respirer, d’absorber, de sentir et de sécréter ; milieu écologique à part entière, elle abrite une flore et une faune bactérienne.
Les peaux artificiellement cultivées en laboratoire pourront‑elles un jour restituer toutes les propriétés biologiques et psychiques d’une peau naturelle ? Les pellicules synthétiques standardisées de demain pourront‑elles s’intégrer au corps meurtri au point de lui devenir consubstantielles ? Seront‑elles pigmentées ? Auront‑elles la chair de poule et seront‑elles réceptives aux chatouilles ? Dégageront‑elles des odeurs et des phéromones ? Pourront‑elles être affectées de dermatoses, de cloques ou de verrues, de pustules et de papules ?
Et qu’en sera‑t‑il du Moi‑peau artificiel ou du « Moi‑Cyborg » (Tordo, 2019) ? Que deviendra cette surface sensible qui régit la vie psychique ? Pourra‑t‑elle être marquée inconsciemment par les traces d’un Surmoi tout‑puissant et angoissé qui y inscrit eczéma, rougeurs ou démangeaisons ?
Sur le plan pratique, verra‑t‑on un jour apparaître des usines de peaux artificielles fabriquées à la chaîne, suivant le modèle des manufactures textiles ? Peaux en rouleaux, prêt‑à‑greffer et chirurgie haute couture… Vaines illusions ? Comme l’illustre l’écrivain Jean‑Baptiste Cabaud dans sa nouvelle d’anticipation, la peau fait de la résistance :
On a longtemps cru que c’était l’organe le plus simple à reproduire artificiellement, qu’on allait pouvoir en produire en quantités industrielles dans des usines pour avoir des stocks pour les grands brûlés […] Fabrication à la demande, garantie sans rejet […]. On prend, on pose, on colle […], à nouveau rose bébé en douze heures et sans cicatrice. Mais ça n’a jamais fonctionné comme ça, bien sûr. Pourtant, il y en a eu, des labos qui bossaient, hein. Ça ne chômait pas, chacun sur sa technique. Mais en définitive, les sprays de cellules, les feuillets épidermiques cultivés in vitro, les bio‑matrices en tout genre, végétales ou animales, la bio‑impression, les stylos déposant de la matrice cellularisée, tous ces trucs high‑tech et hors de prix, tout ça s’est révélé une impasse.[4]
Les questions formulées ci‑dessus restent ouvertes ; mais la recherche sur les épidermes artificiels, force est de le constater, peut aussi aboutir à d’intéressantes applications expérimentales. Certaines « peaux » peuvent soigner ou servir de support aux essais cliniques en laboratoire ; elles peuvent aussi être recyclées ou génétiquement modifiées.
Si les peaux de laboratoire permettent l’expérimentation scientifique, d’autres peaux artificielles peuvent servir à l’entraînement des apprentis‑chirurgiens ou encore des tatoueurs. En ce cas, il ne s’agit évidemment pas de tissus vivants reconstitués, mais d’objets inertes à la texture particulière.
Ainsi trouve‑t‑on dans les boutiques médicales spécialisées des simulateurs pour sutures de la peau, sous forme de coussins synthétiques reproduisant l’anatomie d’un membre précis. La peau et le tissu sous‑cutané sont différenciés, de manière à permettre une expérience de suturation réaliste. Le bloc peut être incisé plusieurs fois au scalpel. L’étudiant peut aussi s’exercer à la pose d’agrafes chirurgicales.
Pour lutter contre le Covid‑19 et vacciner massivement, il a fallu former en un temps très court des soignants. Ainsi à Strasbourg, ce sont près de 500 pompiers qui, faute de mannequins en quantité suffisante, ont appris à piquer sur des concombres, dont la peau est réputée très semblable à celles des hommes. « Cette cucurbitacée serait fréquemment utilisée par les apprentis médecins ou infirmiers au cours de leurs études. Des pommes bien fermes peuvent également faire l’affaire » (Ouest France, 2021).
Quant au SkinBook conçu en 2015 par Tattoo Art Magazine, il permet aux tatoueurs de s’entraîner sur une peau artificielle réaliste et de délaisser les peaux de bananes et peaux d’oranges habituellement utilisées. Les pages de ce cahier d’esquisses intelligent reproduisent la texture et le toucher de la peau en version synthétique, grâce à un matériau de type polymère ; chacune est consacrée à une partie du corps, et les possibilités de simulation sont multiples : microblading, dermographie, maquillage permanent, etc.
Depuis cette date, il est devenu facile de trouver sur le marché des « peaux factices synthétiques », fabriquées en cuir artificiel, vendues à l’unité pour l’entraînement des apprentis tatoueurs.
En 2010, des chercheurs de l’Université de Grenade ont réussi à générer un nouveau type de peau artificielle. Elle est élaborée avec un derme composé non pas de collagène, comme auparavant, mais de biomatériaux à base de fibrine et d’agarose, apportant fermeté, élasticité et résistance. Plus stable, elle est aussi dotée de propriétés biomécaniques qui la rapprochent de la véritable peau humaine. Cette découverte pionnière est surtout utilisée lors de tests en laboratoire pour le traitement de différentes pathologies dermatologiques (Bulletins Électroniques, 2010). Reste à savoir, comme toujours, si une peau artificielle répond et régit exactement comme une peau humaine vivante et naturelle.
Skinbook, peaux factices synthétiques pour apprentis tatoueurs, 2015.
En 2011, deux entreprises novatrices ont vu le jour en France : Genoskin à Toulouse et EpiSkin à Lyon, qui produisent des tissus humains artificiels à partir de peaux recyclées, pouvant servir à des essais précliniques. Leur technique, qui peut surprendre, consiste à reconstruire des échantillons d’épiderme à partir de parcelles de peau résultant d’interventions en chirurgie plastique (mammoplasties et abdominoplasties, par exemple). Comme on compte 20 000 opérations de chirurgie réparatrice par an, ces « usines à peau » ont de la matière première : trois fois par semaine, partout en France, ces déchets opératoires sont collectés, avec le consentement des donneurs et dans un cadre éthique très réglementé.
Filiale de L’Oréal spécialisée dans le tissue engineering, EpiSkin produit ainsi chaque année 100 000 tissus reconstruits : épidermes simples et pigmentés, peaux complètes — derme + épiderme — et même muqueuses — gingivales, vaginales, cornées. Après traitement, les cellules disponibles sont recueillies et conservées dans une « banque », puis mises en culture : « une fois séparé du derme, l’épiderme est lui‑même dissocié pour isoler ses principales cellules, les kératinocytes, qui vont être ensemencés dans un milieu de culture mimant l’organisme, composé d’eau, de vitamines, de sels minéraux, de sucre ou encore d’hormones » (Ouest France, 2016). Après incubation, les kératinocytes se multiplient pour former un tapis cellulaire. Les peaux reconstituées se présentent alors sous la forme de ronds très souples et résistants, placés dans des puits ; elles sont fin prêtes pour tester l’effet de nouvelles molécules
Ces épidermes recyclés offrent donc une véritable solution alternative aux tests cosmétiques et pharmaceutiques sur animaux cobayes. L’enjeu est d’autant plus important que depuis 2013, l’Union Européenne interdit l’importation et la vente d’ingrédients ou de produits testés sur des animaux.
Genoskin, quant à elle, exporte dans le monde entier des « biopsies de peau en kit » : en grande partie vers les laboratoires pharmaceutiques pour les essais cliniques, ainsi que vers les géants de la cosmétique, mais aussi vers l’industrie chimique afin d’évaluer la toxicité des produits. D’après le créateur de cette entreprise toulousaine — un ancien chercheur en maladies génétiques de la peau au CNRS —, les tests effectués sur ces tissus artificiels sont plus probants que ceux effectués sur des peaux animales : « Auparavant, pour mes expériences, j’utilisais des souris. Or la peau animale est très différente de la nôtre, et les résultats de mes recherches n’étaient pas pertinents » (Pesez, 2017). Cette technologie pourrait aussi aider à mieux comprendre le fonctionnement de la peau humaine.
Peaux recyclées © Genoskin, 2011.
Après avoir industrialisé ses procédés et rendu les prix plus compétitifs, la startup a récemment commencé à commercialiser sur Internet un kit d’échantillons, le « NativeSkin Access », disponible en deux tailles : 8 millimètres et 11 millimètres, vendu au même prix de 99 euros pour des laboratoires en Europe, en Amérique et en Asie (Marcaillou, 2020).
On voit par ces exemples comment le synthétique tente de se substituer au naturel afin de préserver ce dernier, un peu comme la viande artificielle qu’on fabrique in vitro à partir de cellules souches (et qui pourrait un jour envahir nos assiettes) prétend lutter contre le sacrifice animal. Mais rêver d’un monde en matière plastique, est‑ce vraiment protéger la nature, ou bien la nier ? Ces peaux façonnées à la chaîne et aseptisées sont dépourvues de la richesse singulière d’un épiderme, milieu écologique où vit une flore bactérienne variable selon les individus. Peuvent‑elles vieillir et se fragiliser, ou bien les gels dans lesquels elles macèrent les préservent‑ils de toute altération ?
Riche d’enseignements, le monde animal incite les scientifiques à calquer ses systèmes biologiques. Dans les domaines militaire, industriel ou médical notamment, la recherche s’inspire de la nature pour développer de nouvelles peaux technologiques. Quelques exemples :
Le fil de soie d’araignée a des pouvoirs extraordinaires : on connaissait son incroyable robustesse ; on découvre à présent qu’il ne provoque aucun phénomène de rejet de la part de l’organisme humain et serait même bienfaisant pour celui‑ci. Des chercheurs de la Faculté de médecine d’Hanovre, en Allemagne, ont pensé à mettre ce matériau naturel au service des greffes de peau. Favorisant la cicatrisation et la prolifération de certaines cellules que l’on retrouve dans la peau humaine, il peut contribuer à la fabrication de peaux artificielles. Déjà dans la Grèce antique, on connaissait les propriétés antiseptiques de la soie d’araignée, qu’on utilisait comme cataplasme pour soigner les blessures des soldats et arrêter les saignements. Bien toléré par l’organisme humain, contrairement à celui des vers à soie, le fil des araignées ne suscite aucune réaction immunitaire ni inflammatoire ; il est de surcroît biodégradable et hypoallergénique.
Pour produire ce précieux matériau, les chercheurs allemands ont stimulé les glandes à soie des araignées et recueilli les fils, qu’ils ont enroulés sur des bobines puis tissés sur des cadres métalliques de 0,7 millimètre d’épaisseur ; le maillage ainsi créé peut être stérilisé, puis facilement utilisé. Sur ces sortes de treillis mis en culture se développent fibroblastes et kératocytes, qui peuvent reproduire des couches assez semblables au derme et à l’épiderme. Bien que très prometteuse, cette technique n’est pour l’instant pas réalisable à grande échelle.
À l’Institut José Frota de Fortaleza, situé au nord du Brésil, on hybride la surface du corps des grands brûlés avec de la peau de poisson. Le Tilapia, compatible avec l’homme, est en effet utilisé depuis des siècles comme bandage permettant de protéger les blessures, d’éviter les nécroses et de soigner le derme endommagé. Cette technique artisanale, peu onéreuse, fait actuellement l’objet d’essais cliniques. Le Dr Edmar Maciel, spécialiste de chirurgie plastique et réparatrice, explique que la peau du Tilapia recèle une très grande quantité de collagène, protéine indispensable à la cicatrisation ; sa résistance et son degré d’humidité sont largement supérieurs à ceux que présentent les autres types de peau, y compris l’épiderme humain. Ces bandes de peau de poisson adhèrent particulièrement bien à la plaie : « Elles empêchent les contaminations et préviennent la sécheresse ainsi que la perte de protéine » (Thibert, 2017). Hautement stérilisées, puis utilisées en compresses, les bandes de Tilapia peuvent traiter en une dizaine de jours les irritations superficielles telles que les cloques et les rougeurs ; pour les brûlures plus profondes du deuxième degré, elles doivent être changées quotidiennement. Mais dans tous les cas, les médecins brésiliens ont observé que, par rapport aux méthodes classiques, le temps de guérison, les complications et la douleur sont réduits. Durant leur cure, les patients confessent avec humour « ressembler à des mutants ».
https://dailygeekshow.com/peau-poisson-brulures/
Peau de tilapia utilisée comme bandage (extrait de la vidéo documentaire)
© Statnews, 2017.
En s’inspirant des mécanismes de camouflage des poulpes et des calamars, une équipe de chercheurs américains a développé un nouveau matériau à base de fibre de verre et de silicone, reproduisant la biophysique des papilles dermiques des poulpes qui peuvent se modifier en quelques dixièmes de seconde. Cette membrane élastomère est capable de se modeler en 3D, de changer de forme et de texture. Les ingénieurs imaginent dès lors que les robots de demain pourront se métamorphoser : des applications dans le domaine militaire sont envisagées. Mais, plus surprenant, « cette structure pourrait servir à fabriquer des meubles métamorphes ou à créer des interfaces tactiles qui permettraient aux utilisateurs de réalité virtuelle de sentir leur environnement » (Zaffagni, 2017 ; Sermondadaz, 2017).
Le caméléon sert également de modèle à la création de revêtements en polymère, capables de changer de couleur. Comme les céphalopodes, ce fascinant reptile utilise des chromatophores, c’est‑à‑dire des cellules de la peau dont les fibres peuvent se contracter pour déplacer les pigments.
Concevoir une peau électronique auto‑cicatrisante demeure un véritable défi, car la plupart des matériaux utilisés à cet effet ne sont pas transparents et ne fonctionnent plus lorsqu’ils sont mouillés. Or une équipe de chercheurs de l’Université Nationale de Singapour est parvenue à créer une peau de ce type, en prenant pour modèle la peau de méduse : cette fascinante pellicule est tout à la fois transparente, conductrice, sensible au toucher, étirable, cicatrisante et capable de changer de couleur. On pourrait l’imiter à l’avenir pour fabriquer des tissus biologiques adaptés aux robots. Spécialisée en science des matériaux et ingénierie, l’équipe avait déjà contribué à l’élaboration de capteurs cutanés électroniques auto‑cicatrisants (dont les écrans tactiles sont une des applications) ; la peau de méduse lui permet, de surcroît, d’imaginer des téguments artificiels capables de résister à un environnement humide.
À cette fin, les chercheurs ont élaboré un gel qui combine un polymère en fluorocarbone à un liquide ionique riche en fluor. Ce gel peut s’auto‑réparer, mais aussi conserver sa forme et remplir sa fonction dans l’eau de mer, voire dans des milieux acides ou alcalins (Tee, 2012). Même déchirée ou coupée, l’e‑skin retrouve sa conductivité en quelques minutes et se recolle en quelques jours. Bonne nouvelle pour l’environnement : on ne jetterait plus un appareil technologique sous prétexte que son écran tactile est fêlé ou cassé. On sait que des millions de tonnes de déchets électroniques sont générés chaque année dans le monde.
La peau de méduse peut connaître d’autres applications écologiques, à l’heure où l’éthique animaliste et la vogue vegan nous encouragent à bannir le cuir et les fourrures de notre quotidien, pour leur préférer des matières nouvelles synthétiques. Puisque la mention « simili‑cuir » ou « fabriqué Vegan » sur les chaussures et les sacs à main devient un argument de marketing — le vrai cuir et la vraie fourrure étant « ringardisés », voire criminalisés —, et puisque le synthétique créé par l’industrie pétro‑chimique n’est guère satisfaisant, le collagène de méduse ne pourrait‑il pas offrir une solution intéressante pour remplacer le cuir de vache ou le plastique ? La fabrication de ce matériau respectueux de l’environnement passe par plusieurs étapes, qui font songer aux techniques anciennes de fabrication du papier parchemin : salage, chauffage, superposition des couches, pressage, assemblage… Le résultat final peut être coloré et travaillé comme un cuir malléable ; un prototype de chaussures, en collaboration avec un designer, a déjà pu être réalisé (Ouest France, 2018).
Feuillets embellisseurs, pansements bio‑actifs, tatouages électroniques, textiles intelligents et autres artefacts filtrants… Pour augmenter le mieux‑être, la technologie peut aussi se revêtir à fleur de peau : à des fins esthétiques, thérapeutiques ou ergonomiques.
En 2016, des chercheurs du MIT, en partenariat avec l’Hôpital général du Massachusetts, ont imaginé une sorte de peau artificielle capable de masquer les rides, les boutons disgracieux, les rougeurs ou encore les cicatrices d’acné. Ce feuillet synthétique, composé d’une fine couche de polymère en silicone, ne permet pas seulement la perspiration, mais protège aussi en partie des rayons ultra‑violets. Elle n’a, de surcroît, pas engendré d’effets secondaires indésirables.
Si la découverte est fort susceptible d’intéresser l’industrie cosmétique, elle recèle également une ambition thérapeutique : le but n’est pas seulement de cacher les petits défauts à la surface du corps et du visage, mais bien de les soigner. Encore améliorée, cette fine sur‑peau pourrait permettre des injections de micro‑doses médicamenteuses, par exemple contre l’eczéma ou la dermatite.
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« Engineering a second skin ».
Peau artificielle composée d’une fine couche de polymère © MIT 2016.
De leur côté, les ingénieurs de la société de pansements Urgo ont mis au point un tissu de bandage proactif et hautement technologique, qui permet, grâce à la lumière, d’accélérer et d’améliorer la cicatrisation. On sait que la lumière a des vertus curatives sur certaines pathologies dermatologiques telles que le psoriasis ou la jaunisse du nourrisson. Grâce à la longueur d’onde bleue qui stimule les fibroblastes et réduit l’infection bactériale, cette sorte de seconde peau réparatrice devient une véritable « interface de contrôle et de guérison » (Kakulya, 2017).
Le Groupe Urgo vient également de lancer un projet ambitieux nommé Genesis, réunissant cinq partenaires français experts dans leur domaine, afin d’ouvrir d’ici 2030 « une piste technologique capable d’imiter les fonctions essentielles de la peau, notamment son rôle de protection vis‑à‑vis de l’environnement extérieur ».
Pansement URGO intelligent, extrait du documentaire Innovations médicales © Arte 2017.
Non invasive et amovible, « l’électronique collée au corps », quant à elle, semble offrir une alternative douce à l’implant sous‑cutané. Depuis une dizaine d’années, des chercheurs travaillent à la fabrication de patchs capables de détecter et de transmettre des signaux. L’invention récente de « circuits élastiques » a notamment ouvert une nouvelle ère de l’électronique : « aussi souples que du caoutchouc », ces peaux électroniques « peuvent être étirées jusqu’à quatre fois leur propre longueur et dans toutes les directions, un million de fois sans se fracturer et surtout sans que la conductivité électrique ne soit interrompue » (Perrin, 2016). À la fois solides et extensibles, ces nouveaux films métalliques devraient trouver de multiples applications en robotique et dans l’industrie textile (qu’on les intègre à des vêtements connectés ou qu’ils soient portés à même la peau) ; ils peuvent aussi jouer un rôle dans la réalité virtuelle, la surveillance médicale ou la collecte de données.
De son côté, l’Université de Stanford a mis au point une peau cybernétique extra‑fine, baptisée E‑Skin, composée de semi‑conducteurs organiques étalés sur une feuille de quelques micromètres. Cette interface électronique entend être « un facteur d’augmentation sensorielle pour élargir les capacités de communication des individus » et « nous connecter davantage avec notre monde physique » (Pagès, 2018). À condition, bien sûr, que ce « monde physique » soit lui‑même connecté.
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Patch autocollant avec circuit électronique souple.
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Patch électronique E-Skin © Stanford 2018.
Certains chercheurs vont plus loin encore : ils entreprennent d’intégrer à l’épiderme lui‑même les circuits électroniques. Une équipe japonaise de l’Université de Tokyo entend révolutionner la médecine grâce à son prototype de maille nanométrique dotée de capteurs ; quasi invisible, elle se colle sur la peau comme une simple décalcomanie, après avoir été aspergée d’eau. « Le circuit est composé de fils microscopiques d’or, reliés entre eux en forme de filet grâce à une technique appelée electrospinning », qui laisse la peau respirer et la transpiration s’évacuer. Le but de cette invention est de remplacer le port des électrodes ou les appareils encombrants qui mesurent l’activité du corps humain, cérébrale et cardiaque. Elle pourra aussi équiper les diabétiques qui sont soumis à un contrôle constant de leur taux de glycémie (Raguet, 2017). On dirait qu’à certains égards, la technique prend en charge la traditionnelle fonction prophylactique des tatouages rituels, supposés magiques…
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Maille nanométrique dotée de capteurs, l’Université de Tokyo, 2017
Récemment, des chercheurs américains et chinois ont mis au point un tatouage médical très semblable à celui de l’équipe de Tokyo : ils sont parvenus à imprimer des capteurs biométriques à même la peau. C’est un exploit : comment souder à environ 300 °C, sans brûler irrémédiablement l’épiderme, des fils métalliques reliant les transistors du circuit ? « Le dispositif est prévu pour enregistrer en continu des données de la température corporelle, l’hygrométrie cutanée, la saturation en oxygène du sang et la fréquence cardiaque de son porteur. Ce chef‑d’œuvre de technologie médicale se dissout en quelques secondes sous une simple douche chaude » (Doukhan, 2020).
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Un tatouage intelligent, Le Quotidien du Pharmacien
© Cheng Lab et Harbin Institute of Technology, 2020.
Le marquage digital des corps ne concerne pas la seule médecine. D’autres types de tatouages électroniques éphémères ont vu le jour, capables eux aussi de communiquer avec des objets connectés. Ainsi, l’invention baptisée DuoSkin est née d’une collaboration entre le MIT et Microsoft Research. Fabriqués à partir de feuilles d’or qui servent de conducteur, ces tatouages réagissent au toucher et à la chaleur corporelle. Leur fonctionnement est comparable à celui d’un circuit électronique, avec une micro‑puce et une batterie. Il suffit de tapoter ou de glisser le doigt sur le tatouage (comme sur un écran de smartphone) pour ouvrir un appareil photo, lancer un morceau de musique, stocker des informations. Ce tatouage high tech, qui offre des motifs esthétiques et personnalisables, peut aussi changer de couleur selon la température du corps et le rythme cardiaque.
Ces innovations digitales mettent‑elles la peau à l’honneur, ou bien la nient‑elle paradoxalement, en la réduisant à un simple support de fantaisies numériques, à un écrin pour micro‑bijoux high tech ? Toujours est‑il qu’intégrée au corps humain, l’électronique devrait modifier radicalement l’expérience que nous avons de nos appareils. Elle fera partie de nous et jouera un rôle aussi dans nos rapports sociaux, dans notre travail et notre santé. Son usage deviendra naturel et quotidien, comme le montre l’engouement pour les implants sous‑cutanés de puces RFID. Apparaissent des cyberbodies d’un nouveau genre qui brouillent les démarcations élémentaires (intérieur/extérieur, humain/machine) et tendent à transformer l’individu en cyborg.
La question est de savoir si ces technologies intelligentes vont augmenter le bien‑être, les réalisations et la richesse de l’être humain, ou limiter ses conditions de vie. Elles exigent que nous soyons en permanence connectés aux réseaux, reliés aux ondes Wi‑Fi et que, dissous dans l’univers fluidique de l’information, nous évoluions dans un cyberspace. On assistera progressivement à une altération radicale de la matérialité : les corps s’effaceront et la chair se fera spectrale ; c’est en dehors de cette bulle technologique que les objets retrouvent leur résistance, le monde ses aspérités, et que les corps éprouvent à nouveau leur pesanteur.
À moins qu’il ne faille considérer le corps humain comme un système cybernétique, un accessoire manipulable et perfectible, voire un ordinateur reprogrammable par la génétique. Lorsque les téléphones seront directement implantés sous notre peau — grâce à la miniaturisation toujours accrue de l’électronique —, et que la technologie prolongera nos membres, on ne sait si ces artefacts en tous genres resteront des objets autonomes et inertes, ou bien s’ils feront partie intégrante de notre corps, leur conférant un sens nouveau. Tant notre morphologie que notre imago sont appelées à se brouiller : hybridés et augmentés par des machines, serons‑nous partiellement humains ?[5]
« La condition posthumaine est inextricablement liée à la désacralisation de la conscience et du corps », prévient Katherine Hayles (2009). Avec une chair chosifiée, il est aussi à craindre que les corps artificialisés par la technologie ne s’éloignent les uns des autres. D’autant que l’utopie digitale n’est viable que si elle fonctionne à l’échelle globale et reste accessible à tous. Dans les faits, rien n’est moins sûr : la fracture numérique ne peut que susciter une fracture économique et sociale, au grand dam de l’égalité que présuppose toute démocratie.
D’autres peaux technologiques peuvent adhérer au corps. Ainsi, le XXIe siècle sera celui des vêtements dits « intelligents », capables de protéger, de soigner, de faciliter la vie de diverses façons. Les fibres textiles de demain s’inspirent directement des propriétés épidermiques : portées à même la peau, elles offrent une nouvelle interface entre l’intimité du corps et l’environnement extérieur. Quand les secondes peaux vestimentaires se dotent de « fibres hautes performances », c’est l’enveloppe même du corps humain qui symboliquement et concrètement se voit « augmentée » par la technologie.
Dans les années 1990, on avait déjà vu apparaître la technologie cosmétotextile : elle fusionnait soins cosmétiques et produits textiles, grâce à des micro‑capsules libérant une substance active (pour drainer, amincir, hydrater) sur les parties superficielles de l’épiderme. Depuis lors ont été créés des vêtements plus performants, tant sur le plan du confort que de l’hygiène, de la sécurité et de la santé. Sont plus confortables les vêtements chauffants, utilisés pour les sports d’hiver, ou les chaussettes « anti‑odeur » qui subissent un traitement permettant de détruire les bactéries ; sont ou seront plus saines les blouses médicales équipées de nano‑fibres, protégeant des micro‑organismes l’employé ou le patient ; seront plus sûres, par exemple, les tenues mieux ignifugées des pompiers.
Pour le grand public, des vêtements high tech sont déjà disponibles sur le marché. Certains jeans peuvent indiquer le chemin, grâce à une fonction de géolocalisation faisant vibrer la jambe gauche ou la jambe droite selon le trajet programmé ; certains maillots de bain sont dotés d’un capteur qui mesure le rayonnement ultraviolet et invite l’utilisateur à mettre de la crème solaire (Combe, 2018). On trouve également des t‑shirts connectés hydratants, qui contrôlent le nombre de calories brûlées ou l’évaporation de la sueur afin de maintenir un bon taux d’hydratation.
Enfin, aux États‑Unis, un nouveau matériau en polymère hyper‑souple et pourvu d’une myriade d’infimes pores permet le passage de la transpiration, mais laisse à l’extérieur toute entité de plus de 5 nanomètres : donc les virus et les bactéries. Cette technologie pourrait révolutionner notamment les uniformes des militaires, qui rêvent d’un vêtement résistant aux attaques biologiques et chimiques (anthrax, gaz moutarde) ou aux grandes épidémies (Ébola, etc.). Grâce à des nanotubes de carbone, les chercheurs sont parvenus à créer des pores artificiels filtrants. Même si l’on est très loin d’une mise à l’échelle industrielle, « l’uniforme‑seconde peau pourrait être prêt dans 10 ans » (Ikonicoff , 2017). Les premiers tests sont encourageants : un échantillon de 1,5 cm² a parfaitement empêché le virus de la dengue — qui mesure plus de 10 nanomètres — de traverser la membrane.
Ces vêtements du futur ne font qu’actualiser de vieux fantasmes du passé : idéal de l’homme tout‑puissant capable de braver le feu, comme la légendaire salamandre ; idéal du héros moderne à la peau‑armure qui résiste aux agressions extérieures, virus et bactéries. Mais ces technologies annoncent aussi l’humanoïde de demain, qui veut allier le biologique au numérique et ressembler à un robot, grâce à un vêtement‑rempart connecté et empli de micro‑récepteurs. Curieux chassé‑croisé, en somme : tandis que les robots s’enveloppent de peaux artificielles imitant au plus près la peau humaine — comme on le verra plus loin —, les humains imaginent pour eux‑mêmes des carapaces parcourues de circuits électroniques…
Il est vrai que le propre de l’homme est sa grande vulnérabilité. Comparé aux corps des autres espèces, le sien paraît bien dépourvu : ni fourrure, ni cuirasse, ni coquille, ni exosquelette pour se protéger ; ni griffes ni dents acérées pour se défendre ; ni ailes ni nageoires pour échapper aux prédateurs. Cette défaillance naturelle le pousse à se façonner un corps d’airain. Désir plus que jamais pressant dans nos sociétés occidentales, qui valorisent la performance et la compétition : A‑t‑on encore le droit d’être fragile ?, demande à juste titre la philosophe Fred Poché (2013). Or l’extrême vulnérabilité de la peau, caractéristique de notre humanité, a offert quelques avantages dans l’histoire de notre évolution[6] ; et selon une longue tradition mythologico‑naturaliste, notre nudité ontologique est inhérente à l’humanitas. Chez Platon ou Pline, cette faiblesse primordiale du corps humain l’incite à se parfaire : inachevé, l’homme ne s’accomplit que par le feu de la connaissance. Notre mollesse physique et métaphysique est aussi notre force : elle nous a permis de déployer une grande liberté de création. Si « la chair de l’homme est la plus molle de toutes », c’est précisément cette mollesse et cette souplesse, selon Aristote, « qui fait de lui le plus sensible de tous les animaux » (Traité des parties des animaux, II, xvi, 14). Dans la tradition physiognomonique et médicale de la Renaissance, il s’ensuit qu’un épiderme élastique, au toucher très subtil, favorise la dextérité de l’esprit. Plus la peau est fine, plus l’intelligence est délicate : « ceux qui l’ont molle sont ingenieux, & au contraire ceux qui l’ont dure & epoisse, grossiers & peu habiles », résume le chirurgien André Du Laurens (éd. de 1661, p. 169).
Élasticité, finesse, sensibilité : si ces qualités de la peau importent aux auteurs anciens, elles apparaissent aujourd’hui proprement décisives aux spécialistes de robotique médicale. Prêtons à présent attention à ces nouveaux venus, qui ne fabriquent pas seulement des organes internes — tels que l’œil bionique, le cœur, le rein ou le pancréas artificiels —, mais aussi des peaux de substitution pour les humains, ainsi que des enveloppes réceptives pour les robots.
Le but est d’équiper de peaux électroniques des prothèses intelligentes, pour permettre à des personnes ayant perdu un membre de recouvrer une certaine forme de toucher et de sensorialité ; leur est ainsi rendue la possibilité d’utiliser des outils, d’avoir une conscience spatiale et de communiquer socialement. Assez esthétiques, ces peaux artificielles sont composées de matériaux ultra‑sensibles, pris en charge par une nanotechnologie et capables de s’approcher au plus près de la complexité de l’épiderme humain — en particulier celui des mains, dont les sillons dessinés sur la pulpe des doigts nous aident à ressentir les textures et la présence d’éléments aussi minuscules qu’un cheveu ou une miette. (Une humanité sans sensorialité serait « amputée de la saveur du monde », comme dit Le Breton, 2003, 2006). Grâce à des capteurs électroniques et à des interfaces neuronales chargées de faire remonter, par les influx nerveux, l’information au cerveau, ces pellicules peuvent détecter la pression, la chaleur et le froid, ou encore l’humidité et les textures. Au cours des cinq dernières années, partout dans le monde, cette technique s’est considérablement développée, afin d’améliorer le confort des patients et la rapidité de la perception somatosensorielle.
Ainsi, en 2013, un Suédois amputé du bras droit a pu bénéficier d’une prothèse contrôlée par la pensée. En 2014, une équipe de chercheurs sud‑coréens et américains a élaboré un derme artificiel en film polymère reproduisant la forme du bout de nos doigts ; il est doté d’un dense réseau de 400 capteurs au millimètre carré, fait de nanofils en or et en silicium. Ce gant transparent offre la même élasticité que la vraie peau : il s’étire et se rétracte au moindre mouvement du patient (Blanchot, 2014).
Gant transparent électronique en film polymère, nanofils en or et silicium, 2014.
Autres avancées : en 2017, des chercheurs britanniques ont créé sur une main bionique une peau artificielle sensible à l’énergie solaire. Composée d’une couche de graphène ultrafine, recouverte de micro‑capteurs sur toute sa surface ainsi que de minuscules cellules photovoltaïques, elle permet de restituer le sens du toucher (Lebrun, 2017). La même année, ce sont des ingénieurs mécaniciens de l’Université de Houston, spécialisés en électronique imprimée, qui ont mis au point une peau étirable, pliable et déformable : dotée de capteurs, elle est capable de ressentir le chaud et le froid, d’interpréter des signaux transmis à la main robotique par un ordinateur et de comprendre la langue des signes. Ce feuillet électronique intelligent pourrait trouver d’autres champs d’application, comme les interfaces homme‑machine (Kever, 2017). En 2018, une équipe d’ingénieurs américains a réussi à concevoir une peau électronique sensible à la douleur, qui pourrait être d’une grande utilité dans les nouvelles générations de prothèses ; nommée E‑dermis, elle est réalisée à partir de plusieurs couches de récepteurs sensoriels répercutant les différents types de signaux tactiles.
Fin 2020, ce sont des chercheurs du Royal Institute of Technology de Melbourne qui ont mis au point un autre dispositif, capable lui aussi de procurer une sensation très réaliste de douleur. Comme le souligne le professeur Madhu Bhaskaran, initiateur du projet, cette technologie inédite « est une étape cruciale dans le développement futur des systèmes de rétroaction sophistiqués dont nous avons besoin pour fournir des prothèses vraiment intelligentes et une robotique intelligente ». Grâce à différents composants électroniques et à un revêtement réactif à la température, cette peau artificielle réagit aux sensations douloureuses aussi vite que les signaux nerveux se déplacent dans le cerveau, et la réponse est très intense. Un an plus tôt, des chercheurs de Singapour ont mis au point un système nerveux artificiel d’une sensibilité exceptionnelle, appelé Asynchronous Coded Electronic Skin (ACES) ; d’après eux, il pourrait offrir de meilleures sensations aux patients et même faire bénéficier les prothèses et les robots de demain « d’un sens du toucher plus développé que celui des humains » (Riou‑Milliot, 2019). Le système ACES est doté d’une architecture neuromimétique qui permet la transmission simultanée d’informations thermotactiles — comme la texture, la pression ou température — à une vitesse qui serait 1000 fois supérieure à celle du système nerveux sensoriel humain (soit supérieure à 60 nanosecondes). À cette fin, la peau fabriquée en caoutchouc et en matière plastique composite a été recouverte de capteurs d’un millimètre carré, dont chacun envoie une impulsion électrique avec une caractéristique spécifique (Lee et al., 2019).
On voit que ces épidermes 2.0 tentent de reproduire, avec le maximum d’acuité, l’extraordinaire finesse du toucher humain ; leurs concepteurs mettent la mécanique, l’informatique et l’électronique au service du vivant (l’avenir se trouvant selon eux dans l’« électronique imprimée », ou mieux encore dans l’« électronique organique et flexible »). Mais la plupart des chercheurs songent déjà à des applications non médicales et entreprennent d’adapter ces innovations au revêtement des robots.
Les robots mécaniques ne suffisent plus : afin de faciliter notre quotidien, ils doivent développer une intelligence réelle et nous ressembler morphologiquement davantage. S’ils possédaient le même sens du toucher que les humains, ils pourraient être collaboratifs et accomplir certaines tâches industrielles, hospitalières ou ménagères à notre service. Aussi la peau, longtemps délaissée par les roboticiens dans le développement des humanoïdes, est‑elle devenue aujourd’hui un objet important de leurs recherches, comme en témoigne le projet européen RoboSkin lancé au début des années 2010. La « mécatronique » ne devant plus être seulement agile, mais aussi tactile, les scientifiques s’efforcent de coder l’information spatiale du robot, de développer sa proprioception et de modéliser chez lui le sens du toucher, considéré comme l’un des sens primordiaux. Non sans raison, puisqu’il est le vecteur décisif de nos interactions et qu’il intervient — beaucoup plus que la vision — dans nos mécanismes d’apprentissage. De fait, l’inaptitude des machines à ressentir leur environnement est susceptible de blesser les humains. Grâce au sens tactile, les robots pourraient partager l’espace physique et social de l’homme, en toute sécurité, en évitant les mouvements brusques et les heurts maladroits (Pugach, 2018).
Reproduire la peau ultrasensible de l’humain est pour la technologie une véritable gageure : selon le célèbre anatomiste Georges Cuvier, l’homme est de tous les animaux vertébrés celui qui a le toucher le plus parfait (1799, p. 530) ; ce fabuleux organe mesure environ 2 m2 et est recouvert de 5 millions de récepteurs sensoriels. Comment le robot pourrait‑il rivaliser ? Pourtant, le défi a été relevé : nombre de chercheurs, partout dans le monde, travaillent à la fabrication de peaux électroniques, conductrices et capacitives, destinées à couvrir — contrairement aux prothèses évoquées plus haut — une surface bien plus large que la main. C’est le corps tout entier du robot qui doit pouvoir être réceptif. Ainsi en 2019, à l’Université Technique de Munich, des ingénieurs bavarois ont réparti 1260 cellules hexagonales sur le torse, les jambes et même la plante des pieds d’un humanoïde, pour lui permettre de détecter le contact, l’accélération, la proximité et la température.
De son côté, le laboratoire du département d’ingénierie mécanique de l’Université du Minnesota a développé une imprimante 3D permettant de fabriquer un capteur de pression extrêmement performant, qui peut être imprimé à même la peau humaine pour lui conférer une double couche protectrice, ou bien équiper prothèses et robots, afin de leur donner le sens du toucher. La peau ainsi produite, étirable jusqu’à trois fois sa taille originelle, est multi‑stratifiée : « la première couche est composée de silicone, la seconde d’électrodes, vient ensuite le capteur de pression en forme de bobine, encore une couche d’électrodes, du silicone et enfin une couche qui ne sert qu’à maintenir la surface en place et est éliminée dans le processus final de fabrication » (Charnay, 2017). Cette « super peau », capable de détecter avec précision la forme d’un objet et des mouvements aussi faibles que les pulsations cardiaques, pourrait connaître bien des applications : notamment pour revêtir les robots chirurgicaux, ou affiner les sensations des chirurgiens lors d’opérations peu invasives.
Mais il y a mieux encore. Que le robot soit sensible ne suffit pas : les ingénieurs considèrent qu’il est essentiel, d’une manière générale, d’habiller les machines. Pour des raisons esthétiques, mais surtout pour des raisons éthiques : afin que la société accepte mieux ces nouvelles créatures susceptibles de leur ressembler. Dans le but de créer de réelles interactions, les androïdes du futur se doivent non seulement d’être plus beaux et plus réalistes, mais aussi de posséder une peau élastique, capable de froncer, de sourire ou de grimacer, de reproduire des mimiques faciales humaines et des expressions de visage convaincantes. Pour recréer le moelleux des chairs, les ingénieurs glissent une pellicule de silicone entre les circuits intégrés et la couche extérieure en Lycra ou en Velostat©. Grâce à ces tissus conducteurs et aux nanoparticules qui le recouvrent, le robot peut interpréter la pression qu’on exerce sur lui (Marks, 2010).
Cellules hexagonales de mécanorécepteurs sur le torse d’un robot,
Université Technique de Munich © Ça m’intéresse, 2019.
Ces recherches sur les robots humanoïdes ont contaminé d’autres objets technologiques de notre quotidien : on les revêt à leur tour de peaux artificielles afin d’établir, littéralement, le contact avec l’humain. Si certaines inventions peuvent sembler futiles, elles sont révélatrices d’un fantasme de notre époque : l’adjonction aux objets techniques d’une dimension ou d’un aspect organique. Il s’agit de donner plus de chair aux interactions avec tous les « agents conversationnels » non humains — robots, IA, chatbots, etc. — qui nous environnent et qui envahiront le paysage à l’avenir.
Ainsi a‑t‑on vu tout récemment apparaître un curieux prototype de fausse peau humaine, baptisé Skin‑On, destiné à équiper les coques des téléphones portables, les pavés tactiles des ordinateurs ou les montres connectées. Pour améliorer la relation homme‑machine, il faut faire oublier la froideur de l’écran tactile et transformer l’insensible objet technologique en un matériau simili‑vivant, doté d’affect.
Prototype pour téléphone portable tactile © Skin-On, 2019.
Prototype pour pavé tactile © Skin-On, 2019.
Telle est la double hybris de nos sociétés contemporaines : elles s’attachent à animer l’inanimé et à façonner la matière inerte à la ressemblance de l’homme. Les ingénieurs aspirent à « sensorialiser » les appareils durs et aseptisés du quotidien, les transformant en agréables doudous. Ainsi dotés d’une peau artificielle, ces objets peuvent être triturés et malaxés dans tous les sens, procurant apaisement et bien‑être, comme le ferait une boule relaxante d’acupression entre les doigts.
Il en va de même pour les humanoïdes : l’épiderme synthétique qui les revêt n’a pas qu’une fonction mécanique ou esthétique ; il est un puissant support d’affect, ayant le pouvoir d’érotiser nos fétiches technologiques. A fortiori lorsqu’il s’agit d’un sexbot (ou « robot sexuel ») et que la peau joue un rôle de soutien à l’excitation libidinale. À l’instar de Roxxxy, qui a récemment fait couler beaucoup d’encre aux États‑Unis : « Elle est dotée d’une peau synthétique et peut endosser cinq personnalités différentes : aventureuse, extravertie, timide, compagne sage ou dominatrice : “Roxxxy connaît vos goûts, elle sait ce qui vous fait plaisir et ce que vous n’aimez pas. Elle peut suivre une conversation et exprimer son affection pour vous. Il lui arrive même d’avoir des orgasmes”. Une version masculine, Rocky, est aussi disponible », explique J.‑L. Servan‑Schreiber dans L’Humanité, apothéose ou apocalypse ? (2017). Il serait intéressant de savoir si les ingénieurs sont parvenus à créer des peaux masculines et féminines et avec quelles différences (peau velue, lisse, plus fine ou plus claire pour les femmes… ?)
On peut se demander, d’une part, si la pellicule d’une machine, même performante, sera aussi soyeuse qu’une enveloppe naturelle : pourra‑t‑elle rendre la crudité bestiale de la chair ? Palpiter et ressentir la chaleur d’une joue, la moiteur de la peau, le battement d’un pouls, l’incandescence du désir ? Il est douteux que la machine danse un jour la valse du « touchant‑touché »[7] ou chante, comme le poète, « un petit feu me court/ Frétillant sous la peau »[8]. D’autre part, l’humanisation chimérique des ordinateurs a pour dangereux corollaire la réification de l’être humain. À trop anthropomorphiser les automates, à se demander si les machines peuvent devenir des sujets de droit, ainsi que les animaux, il est à craindre que la frontière ne se brouille entre l’humain, le robot et le virtuel : jusqu’à la déshumanisation de l’homme lui‑même (Chapouthier et Kaplan, 2011). Lequel a certes besoin, pour chercher à se définir, de se confronter à certaines altérités, d’explorer les contours de son Moi, voire de transgresser ses limites ontologiques ; mais la traversée des frontières ne signifie pas leur effacement. Au XVIIIe siècle déjà, si La Mettrie assimilait l’homme à une machine, Lamarck constatait au contraire qu’entre corps physiques et corps vivants subsiste un « immense hiatus ».
La « vie numérique virtuelle », qu’un Lamarck ne pouvait évidemment prévoir, accroît encore la complexité du problème. De nouvelles technologies spectaculaires, qui produisent des effets d’ubiquité et d’instantanéité, entraînent une diminution du rôle assigné à notre corps ; il devient de plus en plus un spectateur passif des transformations du monde. « Toute notre existence peut désormais se vivre derrière un écran », constate François Saltiel en 2020 : l’année même de la pandémie et du confinement, qui marquent l’avènement d’une société « sans contact ». À l’ère de la virtualisation et des distanciations sociales, l’homme perdrait‑il conscience d’avoir une peau ?
À sa peau naturelle, de fait, il lui est de plus en plus permis d’en substituer d’autres. Grâce à la neurocybernétique, notamment, qui en créant une interface cerveau‑machine (ICM) rend possible le contrôle des prothèses par la pensée ; développée à l’origine pour la médecine, elle peut être exploitée dans le cadre de la réalité virtuelle et des jeux vidéo.
En 2018, dans le film Ready Player One de Steven Spielberg, le héros porte un casque et une combinaison de réalité virtuelle qui réagissent au toucher. De la fiction à la réalité, il n’y a qu’un pas : en 2019, des chercheurs de l’École Polytechnique de Lausanne ont présenté dans la revue Soft Robotics une peau artificielle capable de reproduire le sens du toucher. Quelque peu différent de ceux qui ont été présentés plus haut, ce prototype composé de silicone extensible, de capteurs, d’électrodes et d’« actionneurs pneumatiques souples » (SPA) ressemble à un tissu élastique et transparent. Il peut ainsi facilement s’adapter à la forme d’un doigt ou d’un poignet, pour entrer en contact avec la peau du porteur afin de lui faire ressentir un stimulus haptique, comme une pression, une vibration ou une sensation de chaleur, de froid ou d’humidité (Mercky, 2019).
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Prototype composé de silicone extensible, de capteurs,
d’électrodes et d’« actionneurs pneumatiques souples » (SPA).
École Polytechnique de Lausanne, 2019, © EPLF.
De telles membranes proprioceptives peuvent susciter des expériences intenses : c’est à même la peau qu’un joueur, devant son écran ou son casque de réalité virtuelle, pourra éprouver des stimuli — alors que jusqu’à présent, la réalité virtuelle faisait appel à la vue, à l’ouïe et au retour de force grâce à une manette ou à un volant. Ces innovations, combinées aux images de synthèse, ont pour but de créer des environnements immersifs et d’explorer des univers virtuels à l’aide de nos cinq sens, nous confrontant à des interactions sensorielles d’un genre nouveau. Elles ouvrent un grand champ de possibles : non seulement dans les domaines du divertissement et du marketing digital (le consommateur ayant, à moyen terme, la possibilité de toucher le textile de son futur pull en laine ou de caresser le cuir de son futur canapé), mais aussi dans la lutte contre les handicaps. La technologie haptique présente en effet un intérêt croissant pour les malvoyants, en particulier, à qui le monde numérique reste encore difficile d’accès, voire fermé. Le Braille Phone Project, inventé par un chercheur indien, leur permet de palper des textes, des photos ou des vidéos sur l’écran d’un smartphone.
C’est à l’érotique, enfin, que cette technologie ouvre des voies nouvelles : câlins haptiques rapprochant les couples éloignés, pornographie en réalité augmentée, partenaires holographiques capables d’offrir un retour tactile au spectateur. La société Kiroo a développé des accessoires masturbatoires connectés pour hommes et femmes : ils leur permettent de sentir en temps réel la contraction d’un vagin ou les va‑et‑vient d’un pénis, en synchronisation avec les scènes d’un film pornographique. Lors du dernier festival érotique de réalité virtuelle de Tokyo, un gadget a fait sensation : en introduisant ses mains dans une boîte, on avait l’impression de caresser une vraie poitrine. Selon certains, ces inventions pourraient rendre le monde de la pornographie « moins génital et plus sensuel » (Expansions‑scientifiques.com, 2019) ; en revanche, pour le sociologue David Le Breton, « la cybersexualité réalise pleinement cet imaginaire de la disparition du corps », non exempte d’un certain puritanisme. « Le texte se substitue au sexe, l’écran à la chair. L’érotisme atteint le stade suprême de l’hygiène avec le corps virtuel » (2003, p. 37).
Quant à la cybersensualité, on peut se demander quelle réelle osmose des chairs est possible lorsqu’on interagit avec des avatars en 2 ou 3D. Quelle sera la nature de ces nouvelles relations « dismotiques » ? Plus on s’interconnecte, moins on se lie ; on échange des contenus informatifs, mais on se coupe de la subjectivité rayonnante de l’autre. L’hypercommunication a pour contrepartie une atomisation sociale, comme l’ont noté des écrivains ; et Russel Banks suggère, dans son roman Lost Memory of Skin (2011), que le corps confisqué par le « virtuel » connaît d’ inévitables réémergences pathologiques.
Si l’humain se définit comme une entité relationnelle et incarnée, quel lien émotionnel un individu peut‑il nouer avec un simulacre numérique affectif, par exemple dans le cadre des eroge, ces jeux de simulation érotiques japonais ? Quels enjeux anthropologiques révèle le désir d’attachement aux objets cybernétiques, aux logiciels sentimentaux, love‑bots et autres séducteurs de synthèse ?
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’univers saturé de technologies dans lequel nous baignons suscite aussi un retour de la chair. Oscillation inévitable, selon Régis Debray : « l’empire des abstractions numériques a pour corollaire la bise sur les deux joues et le porno à domicile » (2020, p. 49). De fait, l’année du confinement, la consommation de films pornographiques a explosé, comme si la compensation cathartique des images venait pallier les carences tactiles. Aussi n’est‑il pas exclu que le corps humain, dans ses pulsions désordonnées, résiste aux assauts de la technologie ; on a beau la refouler ou l’évacuer, la chair insaisissable déborde malgré nous. D’autant plus que les peaux artificielles électroniques sont loin d’égaler la peau biologique, ses zones érogènes et sa géographie du plaisir. Les neurosciences nous ont appris à quel point les stimulations tactiles agissent sur la biochimie du cerveau ; la psychanalyse nous a enseigné l’importance cruciale du « handling » maternel comme besoin primaire fondateur du bébé (Winnicott) ; quant aux caresses, elles ne sont pas seulement affaire de contentement sensuel, mais constituent un « contact vital » (Kaden, 2020) et tissent un lien étroit avec l’Autre. Elles sont même la source d’une euphorie à laquelle le Moi s’abreuve et s’abandonne, d’une joie nourricière sans laquelle le Moi ne peut exister ; il puise en profondeur dans leur énergie épithéliale et mystérieuse.
En ce début de XXIe siècle, les peaux artificielles que façonnent les biotechnologies se déploient de bien des manières ; mais malgré ses formidables avancées et la variété des domaines où elle excelle, la science peine encore à égaler la nature. Les avatars épidermiques standardisés qu’elle recrée demeurent de pâles copies, qui ne sauraient assurer pleinement les fonctions d’une peau biologique. Aux yeux des chercheurs, cet organe se révèle bien plus complexe qu’il n’y paraît : les tissus humains ont des propriétés fort diversifiées, difficiles à reproduire avec des matériaux de synthèse.
Pareilles faiblesses n’empêchent pourtant pas que certains, forts des innovations récentes, prétendent transformer l’humain en un être biotechnique, doté d’une chair « connectée, bio‑assistée ou numérisée » (Milon, 2015) ; voire en un « ordinateur de viande », comme le fantasme le transhumaniste Laurent Alexandre. Or, réparer est une chose, transformer en est une autre. Autant, dans le cas d’un corps défaillant, les peaux substitutives s’avèrent d’un grand secours — elles peuvent réconcilier l’individu avec lui‑même —, autant le rêve d’augmentation du corps, dans le cas de l’idéologie transhumaniste, risque de basculer vers sa dénaturation, voire son annihilation. La recherche éperdue d’une transcendance artificielle fait perdre de vue les richesses de l’immanence naturelle.
Aussi ne paraît‑il pas souhaitable que l’homo digitalis de demain devienne une pure intelligence libérée de sa prison de chair : car paradoxalement, l’« augmentation » qui va de pair avec « l’homme désincarné » (Agacinski, 2019) se traduit par un double appauvrissement du corporel et de l’humain. Rien de plus propre à l’homme, sans doute, que le désir de remédier à la fragilité de sa condition ; mais on peut s’inquiéter que cette créature, « la seule qui refuse d’être ce qu’elle est » (Chaouat, 2019), aille jusqu’à vouloir changer radicalement de peau — au risque de devenir un mélancolique caméléon, que même la technologie ne saurait consoler.
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[1].↑ À Genève, en 1869, le docteur suisse Jacques‑Louis Reverdin couvre de petits morceaux d’épiderme la surface d’une plaie qui en est dépourvue (Mudry, 2014).
[2].↑ Pour plus de détails, se reporter en fin de dossier au « Grand Entretien » réalisé avec Fabien Guillemot, co-fondateur de l’entreprise Poietis, https://lapeaulogie.fr/fabien-guillemot/ »
[3].↑ Cette demande concerne principalement la fabrication de tissus artificiels pour des applications médicales (traitement des tissus déficients) et scientifiques (modèles d’études in vitro). La France est très dynamique en ce domaine, comme en témoigne le nombre de startups innovantes, en partenariat avec les hôpitaux, l’Université, le CNRS, l’INSERM ou les groupes cosmétiques comme L’Oréal. Citons par exemple : Genoskin à Toulouse, Poietis près de Bordeaux, LabSkin, 3d.FAB et EpiSkin à Lyon. Quant au projet BLOC-PRINT lancé en 2021 par l’ANR, il entend développer une bio-encre de grade médical et une méthode de bio-impression directement sur la plaie, afin de permettre la reconstruction sur mesure et rapide de tissus cutanés chez les victimes civiles et militaires.
[4].↑ Jean‑Baptiste Cabaud, Faut‑il réveiller les Endormis ?, 2020 (https://www.jeanbaptistecabaud.fr/audio/). Cette nouvelle a été conçue dans le cadre du projet interdisciplinaire Corps Réparé/Corps Modifié (Université de Lyon). L’auteur imagine le réveil de patients cryogénisés : avant de réactiver leur cerveau maintenu en coma artificiel, ils doivent faire reconstituer leur peau, brûlée par le froid absolu du bain d’azote liquide dans lequel ils ont été conservés plusieurs années durant… Les diverses techniques permettant de réparer les tissus détériorés et de fabriquer des dermes nouveaux, telles que ce récit les évoque, ont été discutées avec Christophe Marquette, directeur de recherche au CNRS (Institut de Chimie et Biochimie Moléculaires de Lyon) et coordinateur de la plateforme de bio‑impression 3d.FAB.
[5].↑ Pour prolonger la réflexion, il faudrait bien sûr évoquer le cas particulièrement intéressant des puces intradermiques. Mais ces dernières feront l’objet d’une enquête ultérieure.
[6].↑ De récentes découvertes ont démontré que la perte du poil et l’apparition de la peau ont joué un rôle‑clé dans le développement de l’espèce humaine. Si la fourrure favorisait l’isolation thermique de l’organisme et le camouflage pour tromper les prédateurs, il s’avère que sa disparition a eu pour corollaire des conséquences non négligeables pour les hominidés : l’émergence progressive de la peau glabre — probablement lors d’un changement climatique — a nécessité la mise en place d’un système de thermorégulation sophistiqué, notamment grâce à la transpiration. Chez les autres mammifères, l’évaporation de la sueur a lieu à la surface de la fourrure et non à la surface de la peau, ce qui réduit le transfert de chaleur. Pour compenser cette perte d’efficacité thermique et se rafraîchir, l’animal doit boire beaucoup d’eau et réduire ses déplacements. Tandis que les millions de glandes eccrines présentes dans la peau humaine (et capables de produire plusieurs litres de sueur aqueuse par jour) assurent un système de refroidissement très efficace : « lors d’un marathon, un jour de forte chaleur, l’homme gagnerait contre un cheval ». Par rapport aux autres primates, la peau offre à l’espèce humaine l’avantage de résister à la chaleur de la savane et d’être endurant lors de courses prolongées. La transition vers la peau nue serait apparue il y a environ 1,6 millions d’années ; la pigmentation, quant à elle, est évaluée à 1,2 millions d’années (Jablonski, 2011).
[7].↑ M. Merleau‑Ponty décrit l’incarnation comme éveil de la conscience et du rapport au monde extérieur : « quand ma main droite touche ma main gauche en train de palper les choses […] le « sujet touchant » passe au rang de touché, descend dans les choses, de sorte que le toucher se fait au milieu du monde et comme en elles » (1964, p. 176).
[8].↑ Pierre de Ronsard, Second Livre des Amours (1578) : « Ma langue s’engourdit, un petit feu me court / Frétillant sous la peau : je suis muet et sourd […] ».