La grammaire des sourcils dans l’Antiquité

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    David LAVERGNE

    Docteur en histoire des religions ; conservateur en chef du Patrimoine au service Régional de l’Archéologie de Provence-Alpes-Côte d’Azur depuis 1994 ; chargé de cours à l’Université de Provence de 2005 à 2018 (égyptologie) ; chercheur associé à l’UMR 7299 du CNRS (Centre Camille Jullian).

    Référence électronique
    Lavergne D., (2022), « La grammaire des sourcils dans l’Antiquité », La Peaulogie 9, mis en ligne le 11 juillet 2022, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/grammaire-sourcils-antiquite

    Résumé

    Dans l’Antiquité, l’aspect et le mouvement des sourcils expriment les pensées des Hommes : « ils parlent en silence » comme le dit le poète Ovide. Alors que pour les anciens Egyptiens, les sourcils font partie intégrante de l’œil, source de puissance, ils animent le front chez les Grecs et les Romains.

    Mots-clés

    Sourcils, Langage Corporel, Gestes, Ancienne Égypte, Grèce, Rome

    Abstract

    During Antiquity, the appearance and the motion of the eyebrows convey one’s thoughts : they are speaking silently, as says the poet Ovid. Whereas the eyebrows are an integral part of the eye, origin of power, for the ancient Egyptians, they stir up the forehead for Greeks and Romans.

    Keywords

    Eyebrows, Body Language, Gesture, Ancient Egypt, Greece, Rome

    La gestuelle et la communication non‑verbale revêtent une grande importance durant l’Antiquité, aussi bien au Proche‑Orient que dans le monde gréco‑romain[1]. En vertu du rapprochement platonicien entre sôma et sèma, le corps fait signe à la fois par sa simple apparence et par son comportement. Selon les circonstances et son rang social, l’individu adopte une attitude qui relaye sa parole, voire se substitue complètement à elle. Le hiératisme silencieux des souverains concourt à leur majesté et maintient leurs sujets à une distance respectueuse. À l’opposé, le suppliant cherche le plus possible à toucher, dans tous les sens du terme, les spectateurs de sa détresse. En principe accessibles à tout un chacun, ce qui n’est pas le cas de l’écrit, ces moyens d’expression varient d’une culture à l’autre mais réservent une place déterminante aux mimiques, à l’inclination de la tête et aux jeux de regard. Alors que expression d’une émotion, comme le rire ou la tristesse se lisent aisément sur le visage, d’autres sentiments se transmettent par le biais de messages visuels qui pour être plus discrets n’en sont pas moins significatifs. Avec la racine des cheveux, les sourcils dessinent un pourtour pileux qui encadre le front. Leur position les rend capables non seulement d’animer ce dernier mais aussi de participer du mouvement des yeux. C’est sous ce double rapport qu’il convient d’envisager leur fonction médiatrice. Dans ce qui suit, on examinera quel pouvait être le rôle des sourcils en Égypte durant la période pharaonique et dans les mondes grec et romain.

    LES SOURCILS EGYPTIENS

    Peu de civilisations ont valorisé l’œil et ses propriétés comme l’ancienne Égypte (Grässler, 2017). Sa mythologie accorde un rôle majeur à l’œil d’Horus, dieu royal et solaire, et voit dans cet organe un principe vital lumineux à l’origine de tous les bienfaits. Sous son aspect d’œil‑oudjat, il devient un symbole d’intégrité que l’on offre aux divinités. Le sourcil fait partie intégrante de l’œil, qu’il entoure et protège (jnh le terme le plus courant pour désigner la pilosité sourcilière, vient d’un verbe qui véhicule ces deux notions) et le trait ͠ qui le représente dans l’écriture hiéroglyphique surmonte toujours l’oudjat, abondamment reproduit sous forme d’amulettes protectrices. À l’instar des paupières, on maquille les sourcils des hommes et des dieux pour les embellir et leur donner plus d’éclat. Sur un relief du temple de Dendara, le roi offre de la poudre d’antimoine à cet effet (Chassinat, Daumas, 1965, 143-144). La déesse Hathor, patronne des cosmétiques, se réjouit des soins apportés au contour des yeux[2].

    Amulette oudjat à dos lisse convexe. Faïence égyptienne.
    Musée du Louvre, inv. E 1619. © 2012 Musée du Louvre / Christian Décamps

    Investis d’un réel pouvoir persuasif, les sourcils des puissants ont la capacité de tenir en respect, voire d’intimider des êtres surnaturels. Une inscription fragmentaire retrouvée à Thèbes déclare qu’Aménophis III dicte sa loi aux esprits‑akhou, « qui partent (sous l’effet) du sourcil de son œil » (Flinders Petrie, 1897, 22), un signe suffisamment parlant pour asseoir sans mot dire son autorité souveraine. L’aspect même de cette pilosité frontale peut inspirer la crainte, à l’instar de celle du démon Baba « avec sa tête de chien et ses sourcils d’homme » qui guette les défunts pour les dévorer (Vandier, 1952, 121-123). La couleur joue elle aussi : une formule permet à un magicien de se doter de sourcils teints en ocre rouge, nuance absente de la palette ordinaire du maquillage mais porteuse, en l’occurrence, de vertus apotropaïques efficaces (Borghouts, 1971, 16). Depuis le début des temps pharaoniques, l’uraeus, un cobra dont la morsure est assimilée aux rayons brûlants du soleil, orne le front du roi. Ce reptile incarne une déesse, Ouadjet, qui veille sur le souverain. Fixé juste au‑dessus de l’arête nasale, il se trouve à la hauteur des arcades sourcilières, auxquelles il est de fait associé. « J’oscille entre tes sourcils » déclare l’uraeus à la reine Hatshepsout (XVe siècle avant notre ère) sur une inscription du Speos Artemidos, près d’Al‑Minya (Sethe, 1906, 286-288 ; Lacau-Chevrier, 1977, 155, 118). Du fait de leur forme sinueuse et en quelque sorte par contamination, les sourcils finissent par se transformer eux‑mêmes en serpents et héritent de la puissance de leur prototype divin. Ouadjet protège ceux d’Osiris qui, en retour, agissent comme de redoutables auxiliaires. Certains textes religieux, en particulier le célèbre Livre des Morts, assimilent pareillement les sourcils des défunts à ceux de différentes divinités[3]. Ce processus, qui vaut pour les autres parties du corps, concourt à la transfiguration des bienheureux qui ne manquent pas de subir des épreuves sur le chemin de l’au‑delà. À l’instar d’Aménophis III, ils seront ainsi en mesure d’en imposer d’un simple clignement de l’œil aux génies qui peuplent les enfers.

    Le mythe du démembrement et de la reconstitution de la dépouille d’Osiris sous‑tend cette recomposition de l’individu à partir d’organes divins, gage de sa survie. Durant la Basse Époque, entre le VIIIe et le IVe siècle avant notre ère, certains sanctuaires abritaient des « reliques » issues des membres initialement dispersés du dieu. De cette manière, celui‑ci faisait littéralement « corps » avec le pays tout entier (Beinlich, 1984). Ainsi la ville d’Imet, dans le Delta, conservait, dit‑on, les sourcils d’Osiris. Son temple n’a pas survécu mais d’autres documents y font allusion. Le clergé local n’a pas manqué de valoriser ce trésor sacré, en soulignant combien les sourcils contribuaient à la perfection du visage du dieu et le plaçaient dans des dispositions favorables (De Rochemonteix, Chassinat, 1984, 335 ; Cauville, 1997, 97). Un hymne analogue du temple d’Horus à Edfou souhaite que « ses sourcils s’éveillent heureusement », ce qui l’incite à se montrer vigilant (De Rochemonteix, Chassinat, 1984, 16). Nous dirions qu’il garde l’œil aux aguets.

    Le respect de l’ordre naturel et divin, incarné par la déesse Maât, s’impose très tôt comme une notion fondamentale de la pensée religieuse égyptienne. Du point de vue moral, c’est la rectitude dont doivent faire preuve aussi bien le roi dans l’exercice du pouvoir que l’individu dans sa conduite au quotidien. Ceci revient d’abord à promener, sans sourciller, un regard bienveillant sur son entourage. Une formule des Textes des Sarcophages du Moyen Empire, reprise par le Livre des Morts, va plus loin : on implore le dieu‑soleil Rê de sauvegarder le défunt d’un autre dieu « dont les sourcils sont les bras de la balance en ce jour où l’on examine le malfaiteur », autrement dit lors du jugement fatidique devant le tribunal d’Osiris[4]. Les vignettes qui illustrent cette étape décisive du voyage menant à la vie éternelle permettent de reconnaître Anubis, le dieu‑chacal, inventeur de l’embaumement, présidant à la pesée de l’âme. Dans le même esprit, le dieu Thot proclame que la justice « accourt » sur ses sourcils[5]. Le parallèle entre ces derniers et le fléau parfaitement horizontal de la balance suggère que les arcades sourcilières maintenues au même niveau traduisent de la part du juge le souci d’agir de manière équitable. Celui qui se présente ainsi va dans le sens de la Maât, qui apprécie la symétrie au même titre que la droiture.

    L’effet inverse se lit dans un texte médical, le Papyrus Edwin Smith (vers 1600 avant notre ère), décrivant les symptômes d’un patient incapable de parler et dont les sourcils sont « distordus » ou « déformés ». Le bref commentaire qui suit précise que l’un des sourcils est relevé tandis que l’autre est abaissé, « comme sur le visage de quelqu’un qui pleure »[6]. Si la nature précise de la maladie en question nous échappe, il est évident pour le rédacteur que cette déformation découle d’un déséquilibre intérieur ou d’un état mental perturbé. Dans l’art officiel égyptien les sourcils des personnages sont généralement bien marqués, volontiers allongés vers les tempes sans pour autant exprimer de véritables émotions. Les pleureuses qui accompagnent les cortèges funéraires ne constituent pas vraiment une exception car même si des larmes coulent de leurs yeux, ces derniers restent d’ordinaire fixes et bien ouverts[7]. Les conventions iconographiques égyptiennes valorisent indubitablement l’organe de la vue mais sans lui imprimer de mouvement particulier. Affranchi de ces contraintes, le médecin souligne que la dissymétrie des sourcils, outre sa dimension disgracieuse, évoque une profonde tristesse. L’impression qui s’en dégage est à l’opposé de la sérénité d’Anubis.

    LES SOURCILS GRECS

    Dans le monde grec archaïque et classique, la vertu communicative des sourcils (ophrús) saute pour ainsi dire aux yeux dès le premier chant de l’Iliade, lorsque Thétis, inquiète pour son fils Achille, se rend auprès de Zeus pour l’implorer. Le roi des dieux accède à sa requête et pour marquer son acquiescement, « ses sourcils s’abaissent, tandis que ses cheveux s’agitent sur son front immortel » au point de faire trembler l’Olympe[8]. On ne sait au juste si Zeus baisse la tête ou si ses yeux se ferment comme pour clore l’entretien mais pour le poète l’emploi du verbe neuô, terme important du point de vue socioreligieux, va de pair avec un tressaillement de la pilosité frontale. Ulysse, pour sa part, tient absolument à écouter le chant des Sirènes. Attaché au mât de son navire, il fronce les sourcils pour ordonner à ses compagnons de le détacher car la cire qui bouche leurs oreilles les empêche d’entendre[9]. Approbation, colère impérieuse : le langage des sourcils s’impose dès les poèmes homériques et ne cesse d’être employé par la suite. Un passage quelque peu énigmatique de l’Hymne Homérique à Déméter montre Hadès, maître des enfers, « sourire dans ses sourcils » en voyant la jeune Perséphone apeurée[10].

    La littérature fourmille d’allusions éparses aux sourcils en tant que révélateurs du caractère des personnages en vue, héros, intellectuels ou hommes politiques. Lors du banquet chez Callias, Hermogène invite ses amis à reconnaître la gravité tranquille de ceux de Socrate[11]. En Grèce, les sourcils arqués en demi‑lune et jointifs passent pour un signe de détermination, quoique certains y voient plutôt une tendance à broyer du noir[12]. Les dramaturges se servent fréquemment des expressions populaires se rapportant aux différentes parties du corps pour camper des caractères : ainsi dans l’Alceste d’Euripide Héraklès rudoie le serviteur morose qui l’accueille en fronçant les sourcils[13]. Chez les poètes comiques, les personnages qui « lèvent le sourcil » sont des arrogants qui se prennent au sérieux. Cratinus adresse sans doute ce reproche à Périclès[14] tandis qu’Amphis se moque d’un célèbre philosophe en ces termes : « Ô Platon, tout ce que tu sais faire c’est prendre un air renfrogné en relevant le sourcil comme les limaçons »[15]. À l’opposé, les sourcils qui se relâchent ou s’abaissent traduisent un retour au calme ou un tempérament enjoué[16].

    Comiques ou tragiques, les masques des comédiens sont conçus pour s’accorder visuellement avec l’état d’esprit des personnages. Dans ce domaine aussi, un certain nombre de conventions régissent, genre par genre, la forme, le volume et même la couleur des sourcils. Le grammairien Platonios reproche à Ménandre d’accentuer jusqu’à la caricature les traits physiques de ses masques, avec des sourcils énormes et des bouches distordues[17]. Rigides et figés, les masques ne permettent guère aux acteurs de moduler leurs émotions : ils traduisent essentiellement des stéréotypes reposant sur l’âge ou la condition sociale[18]. Tel masque présentant une dissymétrie au niveau des sourcils pourra, selon le profil adopté, suggérer un changement d’état d’esprit mais la marge de manœuvre reste forcément limitée. Les nuances apportées au dessin des sourcils sur les masques comiques peuvent parfois paraître subtiles : ainsi le jeune homme bien né les porte‑t‑il légèrement relevés ; inclinés davantage, ils caractérisent au contraire les insolents, esclaves ou parasites[19].

    Aristote remarque que les sourcils sont les seuls poils à se densifier chez les vieillards, particularité retenue par le masque tragique du leukos, l’homme aux cheveux blancs[20]. Selon qu’ils sont discrets ou au contraire broussailleux, le spectateur subodore certaines dispositions. Trop fournis, ils risquent de faire passer l’individu pour un rustre, voire un sauvage[21]. Dans sa Clé des songes, écrite vers le milieu du IIe siècle de notre ère, Artémidore d’Éphèse passe en revue diverses catégories de rêves dont il propose une interprétation. Selon lui, avoir des sourcils touffus constitue un bon présage, tandis que des arcades sourcilières dégarnies annoncent des désagréments, voire un deuil en raison de l’habitude de les épiler en pareil cas[22].

    De manière plus systématique, des savants Grecs se sont interrogés sur l’origine et surtout la fonction des sourcils. Au même titre que les cheveux, ils entrent dans la catégorie des poils « sungéneis » dont l’homme est doté dès la naissance (Brulé, 2015, 86-88). Dans son traité sur les Parties des animaux, Aristote souligne leur rôle protecteur au même titre que les cils tandis que dans un autre ouvrage d’histoire naturelle il n’évoque que leur valeur proprement sémantique[23]. Les sourcils bien droits, affirme‑t‑il, sont un signe de mollesse ; recourbés vers le nez, de rudesse ; vers les tempes, d’un tempérament moqueur ; abaissés, de malveillance (ou de jalousie). L’approche peut paraître réductrice alors que le Stagirite ne fait que s’inscrire dans une longue tradition très en vogue dans le Proche‑Orient ancien et en Égypte, celle de la physiognomonie. Cette discipline a pour objectif de connaître le caractère d’une personne à partir de l’examen des traits du visage et plus généralement de la conformation du corps (Evans, 1969 ; Boys‑Stones, Elsner, Hoyland, 2007 ; Dasen, Wilgaux, 2008). Dès le départ, la disposition des sourcils a fait partie des critères retenus par les spécialistes. Selon le pseudo‑Aristote, un homme dont les sourcils tombent vers le nez tout en se dressant vers les tempes passe pour un niais, à l’instar d’un porc (les comparaisons animales sont fréquentes dans ces traités)[24]. Au IVe siècle de notre ère, un anonyme latin se fonde exactement sur les mêmes critères lorsqu’il se penche sur les « supercilia » (Anonyme, 2003). Suétone en tient compte lorsqu’il décrit la physionomie des empereurs julio‑claudiens. Ainsi, mentionnant les sourcils jointifs d’Auguste, il lui attribue un tempérament sévère, marqué par les soucis du pouvoir[25]. Outre ses répercussions dans l’art du portrait, la physiognomonie influence, ne serait‑ce qu’en filigrane, une grande partie des perceptions comportementales durant l’Antiquité.

    LES SOURCILS DANS L’ART ORATOIRE ROMAIN

    Dès avant l’époque augustéenne, la dignité solennelle (gravitas) passe pour la vertu cardinale des « vieux Romains », une vertu visible sur le front sourcilleux de ceux qui s’efforcent de les imiter[26]. Comme les Grecs, les Latins tirent fréquemment parti du langage muet des sourcils, qui permet aussi bien aux politiciens d’en imposer à leur entourage qu’aux amoureux d’échanger des messages sans attirer l’attention[27]. Sous la République, régime fondé sur la convocation régulière d’assemblées ou de conseils de citoyens, l’art de convaincre s’avère déterminant. Les orateurs plus ou moins professionnels font appel à toutes les ressources de la parole et de la gestuelle pour gagner leur auditoire et s’efforcent par conséquent de maîtriser les codes visuels susceptibles d’emporter l’adhésion[28]. C’est la raison pour laquelle les manuels de rhétorique évoquent aussi, entre autres, les jeux de regard et les mouvements des sourcils. Quintilien, rhéteur romain du premier siècle de notre ère, écrit que les sourcils revêtent une grande importance dans la mesure où ils accentuent le contour des yeux et accompagnent les pulsations du front. « C’est un défaut, ajoute‑t‑il, quand ils sont totalement immobiles, ou quand on les fait trop jouer, ou quand leurs mouvements se contrarient comme je le disais auparavant à propos d’un masque de théâtre, ou quand ces mouvements ne s’accordent pas avec ce que l’on dit ; car ils annoncent la colère quand ils se contractent ; la tristesse, quand ils se séparent ; la joie, quand ils se relâchent ; l’acquiescement ou le refus quand ils se haussent ou se baissent »[29]. On voit que de tels critères, qui relèvent de ce que Cicéron appelait « l’éloquence corporelle », sont réellement pris au sérieux et ne se cantonnent pas aux spéculations des physiognomonistes.

    Orateur confirmé, Cicéron invite régulièrement son auditoire à scruter le visage des hauts personnages impliqués dans ses actions judiciaires. Défendant P. Sextius, il va jusqu’à dire que le salut de la république romaine repose sur le sourcil de l’ancien tribun de la plèbe, dont le front contracté et la force du regard imposent le respect[30]. À l’inverse, « les yeux, les sourcils, le front, enfin tout l’aspect du visage, interprète silencieux de l’esprit » dissimulent mal le penchant du consul C. Pison pour la débauche. Devant l’assemblée populaire, le même Pison déclame « en élevant un sourcil jusqu’au front tandis que l’autre s’abaisse jusqu’au menton », contorsion faciale excessive et risible dans laquelle l’assistance peut facilement reconnaître le masque du vieillard en colère (senex iratus), personnage type de la comédie gréco‑latine[31].

    Statuette fragmentaire en terre cuite, Grèce,
    env. 323 av. J.-C., Département des Monnaies, Médailles et Antiques, Paris. ©BnF, Gallica.

    Avec l’avènement du principat puis de l’Empire, la sculpture officielle ne néglige pas les enseignements des rhéteurs. Magistrat suprême, l’empereur s’exprime régulièrement en public et ses effigies sont reproduites dans les provinces pour être honorées de façon solennelle. Des variations mineures dans le traitement des sourcils s’observent durant les deux premiers siècles de notre ère avant que la dynastie des Sévères n’introduise sous Caracalla de profonds changements dans l’art du portrait. Les bustes de Caracalla se caractérisent par un bourrelet triangulaire juste au‑dessus du nez qui épaissit le front et des arcades sourcilières volumineuses ombrageant des yeux à l’expression farouche (Kleiner, 1992, 324 ; Andreae, 2012, fig. 173). Il inaugure le type iconographique de l’empereur‑soldat qui s’impose jusqu’à la période constantinienne dans la statuaire comme sur les monnaies, où les sourcils prennent parfois des proportions démesurées. Les femmes des Sévères, de leur côté, arborent des sourcils arrondis et jointifs qui les rendent aisément reconnaissables. Tout porte à croire que ces dynastes ont tenu à accorder leur physionomie avec leur surnom[32].

    Buste de l’empereur Caracalla (212-217). Marbre.
    (Rome, A.D. 212–217, Sculpture en marbre)
    © The Metropolitan Museum of Arts

    Statuette d’Horus en empereur. Pierre. 1er-3e siècle de notre ère. British Museum, inv. n° EA 51100.
    Carole Raddato from Frankfurt, Germany

    Ce bref survol montre que les sourcils concourent de manière non négligeable à l’expression des émotions durant l’Antiquité, même si l’interprétation des signes transmis n’est pas toujours univoque. Il apparaît que, du point de vue des anciens Égyptiens, le sourcil fonctionne essentiellement comme un aspect de l’œil même s’il conserve une symbolique qui lui est propre en raison de sa ressemblance avec les attributs (balance, serpent) de puissantes divinités. Les civilisations grecque et romaine sont surtout sensibles à la manière dont les sourcils « animent » le front, une partie du visage dont les mouvements viennent en soutien de la parole. Ces différences de perception ont pu converger. Durant la période romaine, le dieu‑roi égyptien Horus est parfois représenté sous les traits d’un empereur cuirassé à tête de faucon. Sur une statuette conservée au British Museum, le visage emplumé muni d’un bec conserve des oreilles humaines et de gros yeux garnis de sourcils proéminents. Cette effigie présente des similitudes stylistiques étonnantes avec un buste en porphyre de l’empereur Galère provenant lui aussi d’Égypte. Bien que totalement anthropomorphe, le faciès aux sourcils hypertrophiés et aux rides saillantes intimide le spectateur de la même façon[33]. Partout, on prête évidemment attention aux messages visuels des puissances divines ou humaines mais la documentation suggère que le langage des sourcils, loin d’être ésotérique, est compris par l’ensemble de la population. Pline l’Ancien résume bien la considération dont jouissent les sourcils lorsqu’il affirme « qu’en eux réside une partie de l’âme ; avec eux nous refusons ou acceptons »[34].

    Buste de l’empereur Galère. Porphyre. Début du 4e siècle de notre ère. Musée du Caire, inv. CG 7257.143
    Delbrueck, R., Antike Porphyrwerke. Studien zur spätantiken Kunstgeschichte, vol. 6, Berlin 1932, 92-4, pls. 38-9 (Licinius?)

    Références bibliographiques

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    [1]. Plusieurs ouvrages collectifs récents abordent ce sujet : Cairns D., (2005) ; Bodiou L., Frère D., Mehl V., (dir.), (2006) ; Chaniotis A., (Ed.), (2012) ; Kipfer S., (Ed.), (2017) ; S.W. Hsu, J. Ll. Raduà (éd.), (2020). L’ancienne synthèse de C. Sittl est encore utile pour ses références.

    [2]. Hathor est régulièrement louée comme « parfaite de visage, aux yeux fardés » ; Z. El‑Kordy, « L’offrande des fards dans les temples ptolémaïques », Annales du Service des Antiquités de l’Égypte 68, 1982, p. 195‑222. Grâce au maquillage, la déesse « met en fête les sourcils et les paupières » : E. Chassinat, Le Temple de Dendara 4, Le Caire, 1935, p. 287.

    [3]. Textes des Sarcophages, Sp. 531, 945 ; Livre des Morts, 42, 3 ; 151 B6.

    [4]. Textes des Sarcophages, Sp. 335b ; Livre des Morts, 17, 77.

    [5]. Livre des Morts, 84, 16. Une prière à Thot du Papyrus Anastasi III, 5, 2, affirme que l’amour du dieu « est épandu sur ses sourcils » ; A. Barucq, F. Daumas, Hymnes et prières de l’Égypte ancienne, Paris, 1980, p. 361.

    [6]. Papyrus Edwin Smith, 3.11 ; 4. 2‑3. J.R. Breasted, The Edwin Smith Surgical Papyrus, Chicago, 1930, p. 180‑182 ; 198‑199.

    [7]. Les illustrations de ce thème ont été étudiées de près par M. Werbrouck, 1938.

    [8]. Iliade, I, 524‑530. La scène a inspiré les artistes depuis l’époque classique, v. A. Grand‑Clément, 2019, p. 135‑154.

    [9]. Odyssée, XII, 192‑200.

    [10]. Hymn. Hom. Cer. 358 ; cf. Pindare, Pyth. 9, 38.

    [11]. Xénophon, Symp. 8, 3. Socrate était célèbre pour ses sourcils fournis : Varron, Sat. Men. Frag. 206 Cèbe.

    [12]. Sophocle, Trach. 869 ; Dion de Pruse, Or. 33, 54 ; Pseudo‑Aristote, Physiognom. 6 (812b). Chez les femmes, les sourcils jointifs sont appréciés : Théocrite, Idyll. 8, 73 ; Anacreontea, 16, 16.

    [13]. Euripide, Alcest. 777.

    [14]. Cratinus, frag. 348 Kassel‑Austin.

    [15]. Amphis, frag. 13 Kassel‑Austin. J. Taillardat, Les images d’Aristophane, Paris, 1965, p. 173.

    [16]. Euripide, Hipp. 290 ; Iph. Aul. 648 ; Platon Com. Frag. 31 Kassel‑Austin ; Diphilos, frag. 86 Kassel‑Austin ; Plutarque, Mor. 1062 f ;

    [17]. Platonios, De Diff. Comoed. I, 13. Sur l’utilisation des masques chez Ménandre, v. A. K. Petrides, Menander, New Comedy and the Visual, Cambridge, 2014. Les mentions de personnages sourcilleux sont assez fréquentes chez cet auteur : Disc. 423 ; Sik. 160, Andreia, frag. 37 Kassel‑Austin ; frag. inc. 349, 857 Kassel‑Austin.

    [18]. De très nombreuses illustrations et des traités spécialisés permettent de distinguer des dizaines de masques tragiques ou comiques. On citera à titre d’exemple Bernabo‑Brea, 1998 ; Pickard‑Cambridge, 1968 ; McCart, 2009.

    [19]. Pollux, Onom. IV, 147‑149.

    [20]. Aristote, Par. Anim. II, 15 (658b) ; Pollux, Onom. IV, 134.

    [21]. Théocrite, Idyll. 11, 31 ; Philostrate, Imag. 2, 18 ; cf. Virgile, Buc. 8, 34.

    [22]. Artémidore, Onirocr. I, 25. Cette pratique n’est guère attestée en dehors de l’ouvrage d’Artémidore.

    [23]. Aristote, Hist. Anim. I, 9 (491b), suivi par Trogue‑Pompée selon Pline l’Ancien, Hist. Nat. 11, 275.

    [24]. Pseudo‑Aristote, Physiogn. 6 (812b).

    [25]. Suétone, August. 79. J. Couissin, « Suétone physiognomoniste », Revue des Études Latines 31, 1953, p. 234‑256. Les écarts entre les descriptions de Suétone et les portraits impériaux sont parfois considérables, ce qui n’empêche pas narrateurs et sculpteurs de s’inspirer des mêmes sources. Sur cette question, v. par exemple A.E. Wardman, « Description of Personal Appearance in Plutarch and Suetonius: the Use of Statues as Evidence », Classical Quarterly 17, 1967, p. 414‑420.

    [26]. Varron, Sat. Men. Frag. 167 Cèbe ; Pseudo‑Virgile, Copa, 34 ; Velleius Paterculus, Hist. Rom. 2, 100, 5 ; Sénèque, Epist. 123, 11.

    [27]. Ovide, Amat. 1, 4, 19 ; 2, 5, 15 ; Ars Am. 1, 500.

    [28]. Sur le rapport entre art oratoire et gestuelle, voir : Kostan, 2007 ; Hall, 2007 ; Putsch, 2013.

    [29]. Quintilien, Orat. Inst. XI, 3, 78‑79 ; cf. Cicéron, De Off. 1, 146.

    [30]. Cicéron, Pro Sestio 8 (19).

    [31]. Cicéron, Prov. Cons. 8 ; In Pisonem 6 (14). Sur le rapprochement avec le masque, v. J.J. Hughes, « Piso’s Eyebrows », Mnemosyne 45/2, 1992, p. 234‑237.

    [32]. L’expression severus supercilium se lit chez Ovide, Trist. 2, 309.

    [33]. Statue d’Horus B.M. inv. n° EA 51100 ; Cat. Exp. Égypte romaine. L’autre Égypte, Marseille, 1997, n° 252 ; sur la statue de Galère, v. R.B. Bandinelli, Rome. La fin de l’art antique, Paris, 1970, fig. 258. D.E.E. Kleiner, Roman Sculpture, New Haven/London, 1992, p. 405, souligne la « masklike countenance » de ce portrait.

    [34]. Pline l’Ancien, Hist. Nat. 11, 138.