La peau : Totem et tabou. L’écorchement, Limite et transgression 1. Ecorchement, 2 Guerre et peau

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    Couverture de l'ouvrage La Peau Totem et Tabou de Christine Bergé

    La peau Totem et tabou
    L’écorchement. Limite et transgression 1
    Ecorchement 2. Guerre et peau

    Christine Bergé

    Bergé C., (2015), La peau. Totem et tabou, Neuil-ly-lès-Dijon : Éditions Le Murmure, 80 p., ISBN : 978-2-373-06001-0
    Bergé C., (2016), L’écorchement. Limite et transgression 1, Neuil-ly-lès-Dijon : Éditions Le Murmure, 80 p., ISBN : 978-2-373-06007-2
    Bergé C., (2019), Ecorchement 2. Guerre et peau, Neuilly-lès-Dijon : Éditions Le Murmure, 96 p., ISBN : 978-2-373-06037-9

    Compte rendu de Stéphane Héas

    Référence électronique

    Héas S., (2020), « La peau. Totem et tabou. L’écorchement. Limite et transgression 1. Ecorchement 2. Guerre et peau. », La Peaulogie 5, mis en ligne le 25 décembre 2020, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/totem-ecorchement

    Avec ces trois ouvrages de moins de 90 pages chaque, dans un petit format ‑ ce qui n’est pas usuel en sciences humaines et sociales ‑, Christine Bergé propose une plongée originale dans l’univers des mythes et des récits anciens des antiquités occidentale et proche‑orientale mais aussi dans les Amériques précoloniales. Rendre compte de ces ouvrages a été délicat pour un sociologue dont l’une des tâches est justement de déconstruire et même de « chasser les mythes » suivant la formule classique de Norbert Élias. Tâche complexifiée encore lorsque l’autrice n’hésite pas à indiquer ses préférences pour telle hypothèse ou telle interprétation en utilisant le « je ». Toutefois, cette manière de procéder permet au lecteur de saisir les options de compréhension qui sont en balance que ce soit d’un point de vue historique, archéologique ou philosophique.

    Présentons rapidement les trois ouvrages. Le premier tome précise en 2015 ses avancées en termes de « totem et de tabou », reprenant le titre éponyme de Freud, tout en surlignant la spécificité de son approche philosophico‑historico‑anthropologique. Avec le second volume de 2016, L’écorchement. Limite et transgression 1, Christine Bergé analyse spécifiquement l’écorchement comme transgression notamment des tabous corporels. Avec Marcel Détienne, helléniste et anthropologue (1935‑2019), elle précise l’intérêt de son entreprise « pour découvrir l’horizon complet des valeurs symboliques d’une société, il faut aussi lever la carte de ses transgressions, interroger les déviances… » (Dionysos mis à mort, 1998, 8). Or, si l’arrachage de la peau animale pour se nourrir, voire se vêtir, est une pratique courante dans nombre de sociétés , Christine Bergé explore les écorchements de sacrifice qui constituent une « troisième voie (…) entre l’animal rapporté de la chasse et l’homme écorché vif ». Le troisième tome (2019) précise, lui, les interactions entre cosmologies et usages liés au pouvoir dans quelques aires culturelles et époques abordées.

    Ainsi, dans le 1er ouvrage, (2015). La peau. Totem et tabou, Christine Bergé indique que « de nombreux livres en peaux humaines circulent encore aujourd’hui, dont des exemplaires de la Constitution française de 1793 » (p. 5). D’un point de vue méthodologique quatre ob-jets‑limites sont investigués : un livre en peau de femme, un talisman, les enveloppes des momies et les portraits close‑up en photographie. Pour ce qui concerne la première enquête, l’autrice précise qu’elle n’a pas eu accès aux Archives de l’Observatoire de Juvisy : elle a travaillé à partir de documents photographiés sur place par un ami qui les lui a transmis. L’objectif de cet ouvrage est de présenter à partir de ces approches symboliques de la peau « quelques éléments pour une érotique et une thanatique des processus d’identification individuels et collectifs » (p. 7).

    L’astronome Camille Flammarion a été lié à l’une de ses lectrices, une comtesse d’origine étrangère qui par testament lui enverra la peau de ses épaules. Flammarion transformera ce don en un livre‑trophée singulier : « j’en ai fait relier le livre qui était en cours de publication, Terres du Ciel. Cela en fait une reliure magnifique (…) sur la peau des épaules de la comtesse j’ai fait graver en lettres d’or : Souvenir d’une morte » (p. 8). Cet usage mondain et de bibliophile détonne aujourd’hui après les atrocités perpétrées notamment lors des grands génocides au XXème siècle. Symboliquement, la peau humaine, ici reliée pour un usage privé, intime, apparaît transgressive dans la mesure où cette comtesse mariée a permis de se laisser aimer et toucher post‑mortem sous forme de peau livresque… par une personne éloignée de son entourage officiel. Comme l’indique Christine Bergé : « Voilà une façon originale de réunir le savoir, la peau, l’adultère et la mort en un seul objet à la fois concret et symbolique » (p. 12).

    Les enveloppes post‑mortem, convoquent les questions de tabou de l’effraction corporelle et notamment du corps‑cadavre et celles de l’archivage muséographique (que détenir ? qui détient quelle pièce épidermique humaine ?…). Dans l’antiquité égyptienne, les corps supports des momies futures étaient particulièrement apprêtés : épilés, lavés, embaumés, salés, séchés… L’atteinte corporelle pour le vidage des viscères notamment était largement tabouée. C’est pourquoi était orchestré un rejet symbolique avec une lapidation simulée par exemple du paraschiste « celui qui coupe le flanc » avec un couteau d’obsidienne (p. 21). Cette seconde enquête se poursuit auprès de Marie Schoefer, restauratrice au Musée des Tissus de Lyon, à qui on demanda de détacher les bandelettes d’une momie venue de Thèbes. Surprenant travail qui exige parfois qu’elle n’arrache pas les morceaux de peau restés collés au tissu.

    Troisième étude de cas : un talisman qui aurait été porté par Catherine de Médicis. Cette pratique royale navigue entre satanisme et magie (p. 42). À cette époque ces talismans se confrontent à la religion dominante, le christianisme qui « avait transformé les dieux grecs en démons ». Les médailles, les peaux animales mais aussi humaines ne sont pas en reste dans ces pratiques censées être salutaires : des caractères magiques y étaient inscrits et tenus secrets. Ces talismans étaient portés souvent au plus près de soi ; celui de C. de Médicis devait sceller l’amour du roi Henri II, et lui assurer d’engendrer des enfants mâles. C. de Médicis a survécu à huit de ses enfants ainsi qu’à son époux (p. 63).

    Dans les logiques épidermiques, les usages politiques du portrait close‑up ont occupé une place particulière. Cette « ex‑peau‑sition » pour reprendre l’expression d’Alexandre Dubuis (2018) surexpose l’individu, et notamment son visage. Cette fixation photographique induit de multiples projections possibles sur les caractéristiques physiognomoniques, illusoirement retrouvées, sur la personne ; sans doute que pour les personnages célèbres telle ou telle ride, tel ou tel rictus, devient l’objet d’interprétations variées. Se faire « tirer le portrait », mort ou vif, n’est jamais neutre. Les imaginations et symboliques affleurent et participent de l’aura d’une personne photographiée (tel chef maori, tel prix Nobel de la paix), redoublant leurs trajectoires réelles, leurs heurs et malheurs, passés ou présents…

    Avec le deuxième ouvrage, Christine Bergé enquête par exemple sur le meurtre mythique de Marsyas, dont le nom en arménien, mort’uadz signifie « écorché » (p. 29). Ce dieu mineur fut écorché vif par Apollon après un duel musical, sa flûte à deux tuyaux imitant les pleurs, les rires, les voix humaines. Surtout Marsyas avait la réputation de guérir les maladies… tout comme Apollon. Cette concurrence lui a été fatale, il hante l’histoire de l’art depuis plus de 20 siècles. Au point que ce supplice est évoqué dans nombre de textes qui sont parvenus jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, Ovide indique « …la terre fertile fut mouillée de ces larmes…, cette eau va rejoindre la mer sous le nom de Marsyas ; des fleuves de Phrygie, c’est le plus limpide » (p. 8). Cette histoire mythique occidentale avec ses métaphores (eau/vie, eau/sang, vin/fête) fonctionne comme principe symbolique d’expression des passions humaines. Elle imprime la mémoire qui depuis sert de support au processus d’identification notamment en termes d’inspiration artistique. Pour autant, cet héritage mythologique n’est pas homogène. Christine Bergé rappelle qu’au fil des époques et des interprétations historiques, les « représentations de Marsyas ont beaucoup varié, depuis l’athlète en pleine force de l’âge jusqu’au faune ou silène (…). En tant que Phrygien, son vêtement de peau de bête le fait ressembler aux montagnards. Mais il est aussi parfois présenté comme le génie des sources ». La flûte comme symbole phallique par exemple n’a pas été explicitement mobilisée ici même si C. Bergé indique être « sensible à la vigueur sauvage de Marsyas, à sa fécondité inépuisable… (sic) ».

    L’écorchement dans ce mythe comme dans d’autres symbolise le passage vie/mort/vie où la peau ôtée traverse les frontières entre réalité et mythe, entre humanité et déité. De l’autre côté de l’Atlantique, Chipe Totec, dieu des forces de la nature, dont le nom signifie en nahualt (Mexique) le « seigneur des écorchés » ou « notre seigneur l’écorché » s’écorche lui‑même pour nourrir l’humanité. L’écorchage des humains avec le sillon des blessures et les gestes de l’agriculture font partie de la même trame symbolique. Ces mises à mort mythiques (et réelles ?!) participent du renouvellement des saisons, du retour de la végétation au printemps, etc.

    Christine Bergé précise ensuite l’usage des vaincus où l’écorchement constitue un acte politique fort, mais controversé, et rejeté hors des coutumes grecques par exemple. Il désigne le barbare, forcément hirsute, voire trahi par la rougeur de ses joues qui reflète son « appétit sanguinaire » (p. 44‑45). L’écorcheur est logiquement souvent un étranger au monde valorisé. « Les Scythes, connus du monde grec pour leurs scalps, passaient pour les maîtres dans l’art de l’écorchement » (p. 27). Le « sale boulot » au sens d’Everett C. Hughes est ainsi l’apanage des Autres (1951). L’écorché est dégradé, littéralement objectivé : son crâne sert de coupe, la peau de la main droite avec les ongles est transformée en couvercle de carquois, sa peau est affichée à l’entrée d’un palais, etc. Ces trophées de guerre exhibent le pouvoir sur les vaincus et participent de la terreur comme l’ont montré plus récemment à propos des conquêtes coloniales africaines au XIXème siècle L. Arzel et D. Foliard (2020).

    Dans son deuxième ouvrage sur l’écorchement (2019), troisième ouvrage présenté ici, Christine Bergé poursuit son analyse et tente d’élucider le responsable du martyr de l’empereur romain Valérien. Elle prévient qu’à l’issu de cette enquête nulle vérité historique n’est atteignable. La perspective anthropologique vise à mieux comprendre l’élaboration du regard occidental sur le Moyen Orient. L’écorchement comme « technique de communication politique (se révèle à la fois) une technique de frayeur destinée à faire plier l’adversaire (et) une pratique métonymique en temps de guerre : ce qu’on fait à un homme, on le fait à tout un peuple » (p. 8). Sa belle formule « Si le massacre est collectif, le supplice est singulier » (p. 11) est confirmée par l’analyse pointue de Pascal Butterlin précisant la « comptabilité de la terreur » en égrenant le nombre de supplices, de victimes, de crânes, etc. La barbarie pour un Grec caractérise la violence, ici perse, comprise comme un hubris, un débordement (p. 30). Progressivement, au fil des siècles, « l’écorchement, peine légale, (apparaît de plus en plus comme une) vengeance ambiguë, (à la fois) preuve de pouvoir mais aveu de faiblesse ». Christine Bergé propose alors de considérer chaque supplice comme le témoignage « d’une lacune politique en matière de gouvernance ».

    Vaincre à ces époques antiques impliquait de réduire les vaincus, de les soumettre en les écrasant, parfois au sens littéral du terme. Par exemple au IIème millénaire av. JC, sur la palette de Narmer le pharaon‑taureau piétine le vaincu couché sur le ventre . Suivant les usages, parfois l’écorchement devenait une tradition : les « rois des rois » assyriens exposaient la peau des vaincus comme trophée de guerre (p. 42). Pour Christine Bergé « l’écorchement est une métaphore de la guerre comme chasse royale (…) le lion, le roi et le dieu partagent la même nature : ce sont des prédateurs » (p. 48). L’atteinte corporelle confirme la dégradation du vaincu ou de la personne à soumettre comme un prisonnier : en le revêtissant d’une peau animale (notamment d’âne), en lui sectionnant les extrémités : nez, oreilles, …sexe (cf. infra).

    Christine Bergé indique cependant que les sources et leurs traductions peuvent tendre à confondre les actes mentionnés. Ainsi, « au IVème s., dans son Histoire des Césars (32, 5) l’historien latin Aurelius consigne la mort de Valérien « écorché vif » à l’âge de 70 ans. Or, l’expression qu’il emploie, foede laniare, signifie aussi un corps déchiré par le fouet ou des coups mortels rendant le corps méconnaissable » (p. 46).

    En analysant les archives Outre-Atlantique, l’autrice reconsidère des mythes antérieurs à la colonisation européenne de ce continent. Là encore, les interprétations demeurent « entre mythe et histoire, pour suivre le destin de ces dépouilles humaines, objets‑trophées, oripeaux‑divins » (p. 50). Ici, aussi la peau est un marqueur de puissance politique et guerrière. Les oppositions entre royaumes, entre groupes socioculturels conduisent à des résistances par écorchement interposé. Ce fût le cas de la défiguration et de l’écorchement à vif de l’ambassadeur Patlahuazin par les Cholultèques.

    Ces récits mythiques précisent surtout des références mythologiques et cosmogoniques extra‑européennes. L’entrelacement des symboles, des divinités, des usages agraires, signe l’originalité même des traitements corporels infligés. Il s’agit de régénérer les dieux, de féconder la terre par le sang (eau symbolique) pour assurer de meilleures récoltes (notamment de maïs). Les prisonniers, les jeunes femmes notamment, sont sacrifiés lors de rituels festifs où le pouvoir masculin avec force relation sexuelle se combine à des desseins et des projets collectifs et territoriaux. Sacrifier des humains assoit un pouvoir, permet de tenter de le maintenir coûte que coûte. « Pour mourir ou renaître, la divinité doit venir habiter son « enveloppe ». Pour être transformée en « enveloppe », la victime sacrificielle est vidée de son sang par extraction du cœur (offrande au soleil) ou décapitation (offrande à la terre) » (p. 54). Porter cette peau écorchée confirme le rite de régénération vitale pour le groupe dominant. « Faire les dieux » par la pratique de l’écorchement est le symbole de ces « rites orientés vers la fécondité (nourriture, renouvellement de la « peau » de la terre, naissance d’enfants) supposent l’effraction d’un hymen sacré ». Au final, la thèse défendue est que la peau comme frontière « célèbre trois actes (faire des hommes, faire des dieux, faire les territoires) comme participant d’une même transgression originelle ». Cette synthèse éclaire le triptyque « sacrifice/mariage/guerre, (entendu comme) le système mythico‑politique (qui) utilise la technique de l’écorchement comme action hautement magique et efficace pour fabriquer l’humanité, les dieux, les propriétés royales. Au niveau symbolique, toute peau y figure comme un hymen » (p. 80). Une piste advient alors avec la focale de l’autrice sur l’hymen. Quid du prépuce, et plus globalement du pénis ou des testicules puisque des violences génitales ont été réalisées et sont attestées lors des écorchements et autres supplices ? Cette piste apparaît prometteuse…

    Avec ces trois ouvrages, Christine Bergé offre un panorama riche des connaissances accumulées par les enquêtes concernant les (usages et représentations des) peaux du passé. Le format même de cette collection permet, ainsi, d’aborder et d’entrevoir cette richesse archivistique de la peau humaine et animale entre totems, tabous, sacrifices et expositions.

    Références bibliographiques

    Arzel L., Foliard D. (dir.), (2020), Tristes trophées. Objets et restes humains dans les con-quêtes coloniales au XIXème siècle, Rennes : Presses Universitaires de Rennes.

    Détienne M., (1998), Dionysos mis à mort, Pa-ris : Gallimard.

    Dubuis A., (2018), Entre ex‑peau‑sition légitime et sur‑ex‑peausition : les séquelles de brûlure grave comme trophées, La Peaulogie, 2. http://lapeaulo-gie.fr/entre-ex-peau-sition-legitime-et-sur-ex-peausition-les-sequelles-de-brulure-grave-comme-trophees

    Hughes E.C., ([1951] 1996), « Le travail et le soi », in : Le regard sociologique. Essais choisis, textes rassemblés et pré-sentés par J-M. Chapoulie, Paris : École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 75-85.