Le Tatouage. L’art aura-t-il ta peau ? Interroger les résistances des institutions culturelles à reconnaitre certaines pratiques culturelles

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  • Description

    Dominique ARIS

    Cheffe du département de la Création Artistique et cheffe de projets pour l’Art dans l’espace public, Ministère de la Culture (2010-2020), membre d’honneur de la Fédération de l’Art Urbain et administratrice du Centre National des Archives de l’Art Urbain (Arcanes), Paris, France.

    Référence électronique
    Aris D., (2025), « Le Tatouage, l’art aura-t-il ta peau ? Interroger les résistances des institutions culturelles à reconnaitre certaines pratiques culturelles », La Peaulogie 12, mis en ligne le 14 février 2025, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/resistances-institutions-culturelles

    Résumé

    Tout au long de mon parcours au ministère de la Culture, comme cheffe du département de la Création Artistique et cheffe de projets pour l’Art dans l’espace public, j’ai essayé, parallèlement à mes fonctions institutionnelles, de mener des batailles contre les déserts culturels, le manque d’équidistance sociale de l’offre culturelle et contre l’invisibilisation de certains champs de la création contemporaine.

    Mots-clés

    Institutions culturelles, Art, Art urbain, Tatouage

    Abstract

    Throughout my career at the Ministry of Culture, as head of the Department of Artistic Creation and head of projects for art in public space, I have tried, alongside my institutional functions, to fight battles against cultural deserts, the lack of social equidistance of cultural offer and against the invisibilization of some fields of contemporary creation.

    Keywords

    Cultural institutions, Art, Urban art, Tattoo

    Je tiens à remercier Gérard Sousi, Président-fondateur de l’Institut Art et Droit et Blanche Sousi Professeure émérite de l’Université Jean Moulin Lyon 3, d’avoir conçu et organisé ces rencontres et saluer leurs extraordinaires curiosité et ouverture d’esprit.

    Tout au long de mon parcours au ministère de la Culture, comme cheffe du département de la Création Artistique et cheffe de projets pour l’Art dans l’espace public, j’ai essayé, parallèlement à mes fonctions institutionnelles, de mener des batailles contre les déserts culturels, le manque d’équidistance sociale et géographique de l’offre culturelle et contre l’invisibilisation de certains champs de la création contemporaine.

    C’est à ce titre que j’interviens au cours de cette journée d’étude sur le tatouage, pour interroger les résistances des institutions culturelles à reconnaître les écritures artistiques qui innovent, osent, ou sortent du cadre. Je n’ai pas de compétences particulières sur ce sujet, mais je crois y reconnaitre le syndrome récurrent de l’exclusion d’une altérité qui semble ressortir du clivage social plutôt que d’une appréciation artistique.

    Pour le Ministère de la Culture, l’art dans l’espace public ou l’art hors les murs, est devenu un enjeu démocratique essentiel, un facilitateur de mixité sociale et d’apprentissage de la citoyenneté. C’est pourquoi il en a fait régulièrement l’un des axes majeurs de sa politique afin de favoriser les nouveaux modes d’accès à la culture.

    Toutefois, nous devons faire le constat qu’il y a encore beaucoup à faire pour plus de démocratisation et c’est toute l’organisation institutionnelle de la culture, dont le défaut est parfois sa difficulté à se renouveler, qui doit être questionnée. Les administrations peuvent s’enfermer dans une routine confortable et passer à côté des changements de la société tout particulièrement ceux du domaine artistique qui évolue très vite.

    Le Code de la Commande Publique (CCP) des œuvres d’art soumet les commanditaires aux obligations de publicité et de concurrence et la sélection des lauréats soumise à une collégialité d’experts. Cette mesure a été imposée pour ouvrir de nouveaux horizons er sortir de la reproduction artistique en sonnant le clap final du fameux « gré à gré », dispositif s’apparentant plutôt au choix du Prince ! Car si l’appel à projets offre davantage de visibilité sur le choix des artistes, chassez le naturel… car les commissions sont formées de personnalités qualifiées et de responsables culturels qui reproduisent inévitablement un entre-soi, une consanguinité peinant à s’ouvrir à la diversité[1].

    Ce non-renouvellement des prescripteurs a été analysé dès 1970 par Pierre Bourdieu dans son ouvrage La reproduction. Selon le sociologue, le maintien de l’ordre social inégalitaire tient au fait que les classes dominées intériorisent les classifications et les hiérarchisations au sein des institutions sociales (enseignement, marché du travail, culture…) et finissent par les trouver légitimes. La violence symbolique est conceptualisée comme étant la résultante de la légitimité qu’accordent les dominés aux normes et aux dictats des dominants.

    La question posée par l’Institut Art et Droit « Le Tatouage, l’art aura-t-il ta peau ? » a réactivé mon envie d’en découdre avec « cette violence symbolique ». Car du graffiti au tatouage, on bute sur les mêmes rejets, les mêmes questions et les mêmes réflexions désobligeantes. De l’art urbain au tatouage, tous les coups sont permis ! Les artistes présents aujourd’hui, Pierre Amir Sassone et Cokney, à la fois graffeurs et tatoueurs, qui ont participé dès 2015 à Oxymores, plan d’accompagnement de l’Art Urbain du ministère de la Culture, pourront en témoigner.

    Et pourtant, le ministère de la Culture dans son décret de 1959 fondateur écrit par André Malraux, précise que sa « mission est de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, (…)  et de favoriser et diffuser la création contemporaine des œuvres d’art et de l’esprit (…) ».

    Il faudrait reprendre encore et toujours cette injonction malrucienne faite à l’institution culturelle de sortir de sa zone de confort et d’aller à la rencontre des franges émergentes de l’art et d’un public plus large.

    En 1981, Jack Lang, s’inscrit dans cette volonté de partage et met en œuvre avec une volonté inébranlable un plan d’élargissement du périmètre du ministère de la Culture, à son sens trop ségrégant.

    Ne plus parler d’arts majeurs ou mineurs devient alors un impératif catégorique : la mode, le design, les arts de la rue, l’art urbain, les marionnettes, la BD, la chanson, le rock, le punk …font une entrée massive et festive au ministère.

    Parallèlement, une stratégie de maillage du territoire est engagée pour mettre tous les Français à équidistance de l’offre culturelle, et pour les arts visuels, les régions se voient doter d’un FRAC (Fonds Régional d’Art Contemporain) et de Centres d’art. Tout cela fut rendu possible grâce aux larges moyens financiers alloués à la Culture par le biais du fameux 1% du budget de l’Etat !

    Il fallait tout regarder, tout écouter, tout lire, tout exposer, tout conserver pour ne pas reproduire les erreurs historiques, les mises à l’écart des salons, rejetant trop souvent une trop grande modernité… et ne pas passer à côté de l’essentiel. On se surprit à croire que tous les murs de verre de la culture allaient tomber comme celui de Berlin !

    Mais d’emblée cette politique de démocratisation rencontra de fortes oppositions dont celles menées par « l’Académie ». Marc Fumaroli et ses épigones critiquèrent avec véhémence « le tout culturel », la pire des offenses faites à la France : « La politique culturelle doit viser à développer l’excellence et non s’égarer dans une « conception inflationniste ».

    On assista à l’une de ces batailles homériques entre les anciens et les modernes qui se jouent régulièrement sur la scène culturelle : abstraction/figuration, Pyramide du Louvre, Colonnes de Buren, Centre Beaubourg etc.

    C’est en 1995, avec les premières grandes révoltes des banlieues qu’on perçut un sursaut d’intérêt pour les cultures urbaines qui apparurent comme un remède à la crise sociale. Conseil fut alors donné aux ministres et aux élus locaux d’émailler leurs discours et feuilles de route de quelques mots sur la culture des « quartiers » et de distribuer des subventions !

    L’instrumentalisation politique était évidente et si les gouvernements changèrent (souvent…) les feuilles de routes et périmètres des ministères aussi, la cause a été entendue et a infusé le territoire.

    Du côté des arts visuels, j’ai mené (et parfois gagné !) quelques batailles :

    – En 2012, avec le service Art et Culture des Universités et Thierry Dufrêne, Professeur d’Histoire de l’art à l’Université Paris Nanterre, je mène une opération « commando » pour réhabiliter le 1% artistique, qui avait alors bien mauvaise réputation car entaché dès l’origine de son caractère obligatoire (l’art des fonctionnaires pour artistes unpourcentistes) .

    Ce dispositif, conçu par Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts pendant le Front Populaire et formalisé en 1959, consiste à réserver 1% du budget de construction des bâtiments publics pour la réalisation d’une œuvre d’art. Cette exception culturelle française a permis de créer un vaste musée dans l’espace public qui a favorisé la rencontre des publics peu familiers des lieux d’exposition avec l’art de leur temps.

    – En 2015, Aurèlie Filippetti, ministre de la Culture demande à Jean Blaise, Président du Voyage à Nantes, de lui remettre une série de préconisations pour mieux connaître, valoriser et accompagner la création contemporaine dans l’espace public. Avec le concours actif de la Mission nationale pour l’art et la culture dans l’espace public mise en place à cet effet au ministère, il lui remettra un rapport qui deviendra un guide précieux pour tous les acteurs du terrain.

    – En 2016, Fleur Pellerin, ministre de la Culture, partant du constat que l’Art Urbain est ignoré par son ministère, demande que soient prises rapidement des mesures pour réparer cette injustice.

    Des commandes d’œuvres, des expositions, un colloque international présidé par Thierry Dufrêne furent engagés pendant plus de 3 ans. Ce plan d’accompagnement, nommé Oxymores (car il réunit deux entités différentes voire divergentes, le street art et l’administration) a été bien reçu par le milieu de l’art urbain, ce qui n’était pas gagné d’avance.

    Le ministère soutiendra et soutient encore la création en 2018 de I La Fédération de l’Art Urbain, association à but non lucratif qui représente les acteurs et les actrices de l’art urbain en France

    Toutefois, et c’est l’un de nos grands regrets, à quelques exceptions près, l’art urbain n’a pas fait son entrée dans les temples de l’art contemporain (Musées, Frac ou Centres d’art) qui décidément n’en veulent pas dans leurs collections !

    Quant au tatouage, ma conviction est qu’il faudrait inciter (obliger ?) les institutions, les chercheurs et les conservateurs du patrimoine à s’en préoccuper, à l’étudier, le documenter et l’inscrire dans le grand récit de l’histoire de l’art et pas seulement dans celui de l’ethnologie.

    Quelques éléments de réponse aux questions récurrentes sur le tatouage que se posent les institutions publiques :

    Peut-on parler d’art ou d’artistes quand les réalisations ne sont pas toujours intéressantes et que la majorité des tatoueurs ne réclame ni le statut d’artiste ni la reconnaissance des institutions ?

    Effectivement, les tatoueurs travaillent souvent sans statut, sans l’aide ou l’attention des institutions pour exister et se faire connaître. Si les raisons sont différentes voire divergentes, il s’agit souvent d’un sentiment de relégation d’artistes qui ne se sentent pas légitimes dans le milieu de l’art contemporain.

    C’est aux institutions de leur ouvrir les portes car rien ne justifie que soit ignorée toute une partie de la création contemporaine. Le tatouage a pris une ampleur considérable, et relève de la compétence des historiens de l’art et des chercheurs. Il n’est pas question de dire le beau ou le bien, mais de mieux appréhender son altérité et engager une réflexion scientifique sans renoncer à une posture critique.

    Qui est l’artiste : le tatoueur ou le tatoué ? à qui appartient l’œuvre ? Comment acquérir et conserver ces œuvres sans contrevenir à la loi ?

    Il faut convenir que ce n’est pas une mince affaire car l’acquisition de « parties du corps humain est une effraction cutanée portant atteinte à l’intégrité du corps humain » selon le Code Civil (art 16-3 de novembre 2021). Les juristes réunis ici vont éclaircir cette question complexe, et préciser ce qui relève ou non de la propriété intellectuelle et comment s’y prendre.

    Comment exposer le tatouage sans rejouer la célébrissime affaire qui a opposé l’artiste Wim Delvoye à Tim Steiner ?

    En 2006, un Suisse, Tim Steiner, fut tatoué dans le dos par Wim Delvoye, au terme d’un contrat qui obligeait l’homme-objet d’art à se mettre à disposition de l’artiste trois fois par an pour être exposé au musée ou en galerie en s’asseyant des heures afin de se montrer comme œuvre.  En échange il a accepté de se faire dépecer après son décès.

    Rassurons-nous, dit Maître Emmanuel Pierrat « le deal n’a rien d’illégal… pour l’instant ! Tant que le contrat n’est pas mis en œuvre, il n’est pas illégal. Il est seulement nul».

    On peut comprendre l’inquiétude des institutions à ce sujet ! Toutefois constatons qu’elles en ont vu de toutes les couleurs et ont su trouver des solutions pour présenter et archiver les performances, les œuvres à protocoles, les œuvres invisibles, le body art, le land art…  et réussi à classer au patrimoine mondial des œuvres immatérielles. Elles n’ont donc aucune excuse pour mettre à l’écart le tatouage. Alors, encore un effort …

    Le tatouage est associé à la criminalité, aux « mauvais garçons » ; un art vulgaire lié aux mouvements punks ou skinheads est-il digne des cimaises de nos musées ?

    Et pourtant il suscite un engouement inégalable du grand public et du marché de l’art !

    Dommage que l’excellent Jean-Luc Verna n’ait pu être le grand témoin de ces rencontres du fait du changement de date. Artiste très tatoué, (Vous n’êtes pas un peu trop maquillé ? s’intitulent ses expositions) il est très présent dans les collections publiques, et aurait pu donner son point de vue sur ces questions et réflexions que l’art cutané soulève en permanence.

    Ne prend-on pas le risque de la normalisation de ces artistes et de l’académisation de leurs œuvres ?

    Le milieu institutionnel doit accompagner les artistes, sans les contraindre à modifier leurs pratiques et en veillant à préserver leur singularité à s’exposer hors des institutions. Le choix cornélien entre être vandale ou vendu ne s’impose pas aux seuls artistes du street art ou du tatouage. L’académisation menace tous les artistes.

    Plus qu’un rituel, plus qu’une œuvre d’art le tatouage ne relève-t-il pas de la construction de soi, de l’appartenance à un groupe, d’un combat plutôt sociétal qu’artistique ?

    La fonction première du tatouage est d’ancrer son porteur dans une logique d’appartenance du marin, au militaire, le tatouage est un signe d’affiliation, une marque de fierté ou d’allégeance. Il est aussi un signe de l’exclusion d’une personne de la sphère sociale, des criminels, aux forçats, etc.

    Mais il permet aussi de mettre fin à l’assignation identitaire, à la dictature de l’anatomie ou celle de l’origine sociale : construire son genre, son apparence physique, se tatouer comme on se maquille et accoucher soi-même de son identité.

    Le corps est politique et le rappeur JoeyStarr, interrogé à ce sujet, répond que « ses tatouages sont ses armoiries »[2].

    On est ici dans l’intersectionnalité des luttes … et il y a encore beaucoup à faire !


    [1].. https://www.legifrance.gouv.fr/liste/code?etatTexte=VIGUEUR&etatTexte=VIGUEUR_DIFF

    [2].. L’ouvrage paru en 2021 d’Elisabeth Roudinesco : Soi-même comme un roi, Essai sur les dérives identitaires