Quelques apports de l’analyse du discours à l’étude des perceptions tactiles passives

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    Bertrand VERINE

    Maître de conférences honoraire en Sciences du langage, Praxiling, UMR 5267, Université Paul‑Valéry Montpellier 3.

    Référence électronique
    Verine B., (2023), « Quelques apports de l’analyse du discours à l’étude des perceptions tactiles passives », La Peaulogie 10, mis en ligne le 28 octobre 2023, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/perceptions-tactiles-passives

    Résumé

    Ce travail pointe d’abord les précautions méthodologiques à prendre pour l’étude de l’expression linguistique des perceptions tactiles passives : elles tiennent à la rareté du corpus, à certains non‑dits des dictionnaires et à l’absence de correspondance systématique entre les catégories du réel (notamment agent vs. patient) et les catégories du langage (notamment sujet vs. objet). Il propose ensuite de scruter patiemment la montée en fréquence du corpus des représentations tactiles depuis le XIXe siècle. Une telle observation révèle, par exemple, les méditations existentielles que suscite l’attention à des expériences ordinaires comme le grand vent, la baignade ou la poignée de main, mais aussi l’acception tactile, aujourd’hui courante, de la famille lexicale de vibrer, ou encore l’importance de la verbalisation dans le traitement des symptômes post‑traumatiques.

    Mots-clés

    Toucher passif, Perception haptique, Toucher interpersonnel, Diathèses, Définitions lexicographiques.

    Abstract

    This study starts by pointing out the methodological precautions necessary to examine the linguistic expression of passive perceptions of touch. These precautions concern the scarcity of the collected data, some unthought lexicographical premises, and the absence of systematic correspondence between categories of reality (agent vs patient, in particular) and categories of language (subject vs object, in particular). Then it suggests to retrace a growing corpus of tactile representations from the 19th century onwards. Such linguistic observations reveal the existential side of ordinary experiences such as strong winds, bathing, or hand shaking, but also underline the tactile semantism of the lexical family of vibration or the importance of verbalization in post‑traumatic symptoms.

    Keywords

    Passive Touch, Haptic Perception, Interpersonnal Touch, Diathesis, Lexicographical Definition.

    L’attention est habituellement dirigée vers le pôle objectif du toucher, c’est‑à‑dire vers les propriétés mécaniques des entités extérieures, mais moyennant un effort, elle peut être dirigée vers son pôle subjectif, c’est‑à‑dire vers les propriétés mécaniques du corps.

    (Massin & Monnoyer, 2003)

    La recherche sur les perceptions tactiles souffre de son morcellement entre les disciplines scientifiques et de sa marginalité au sein de chaque discipline. C’est à plus forte raison le cas pour le toucher passif, souvent éclipsé, en qualité comme en quantité, par le toucher actif ou haptique[1]. Ainsi les psychologues expérimentaux (par exemple, Gentaz et al., 2009) ont longtemps privilégié l’étude des propriétés perçues par le toucher haptique, c’est‑à‑dire grâce à des procédures actives, mises en œuvre le plus souvent par nos mains : la consistance quand nous exerçons une pression sur un objet, l’hygrométrie et la texture quand nous balayons sa surface, la forme quand nous enveloppons son volume et suivons ses contours. En revanche, percevoir la température et la vibration nécessite seulement un contact, qui peut rester statique ou être provoqué par le déplacement d’un élément extérieur tandis que nous restons immobiles : c’est, par exemple, le toucher passif qui contribue à la perception du souffle chaud et de la vibration d’un camion dépassant un piéton, ou aux perceptions d’alerte que sont la chatouille ou la démangeaison. Un cas particulier est la propriété de poids, rattachée au toucher actif par les psychologues parce que nous la ressentons en soulevant, en tirant ou en poussant quelque chose ou quelqu’un. Cependant, nous la sentons aussi passivement lorsqu’une force pèse sur une partie de notre corps et contraint son mouvement : main sur notre épaule, chat sur nos genoux, courant d’eau ou vent de face, de côté, de dos, etc.

    Par‑delà, les chercheurs ne sont pas encore parvenus à un consensus sur le nombre et la démarcation des systèmes sensoriels qui, de toute façon, interagissent dans la plupart des situations ordinaires. Ainsi, la proprioception et la kinesthésie (perception interne de la position et du mouvement de notre corps) sont‑elles des applications particulières du toucher passif, ou constituent‑elles un sixième, voire un septième sens (Massin & Monnoyer, 2003 ; Shusterman, 2010 ; Héas, 2012). Réciproquement, en raison de la grande diversité des informations que nous transmet notre peau, on peut questionner l’unité, voire l’existence même du toucher comme système perceptif (Bani Sadr, 2015). Ces débats sont renouvelés, mais non encore résolus, par les découvertes récentes de la neurobiologie concernant les récepteurs et les circuits neuronaux spécifiques de la température, de la vibration, de la douleur ou de la caresse (Denworth, 2016). En particulier, caresser c’est connaître activement les propriétés tactiles d’un corps, notamment la texture de son enveloppe, sa forme et sa consistance ; tandis qu’être caressé c’est percevoir passivement l’intention bienfaisante d’autrui, notamment la douceur et la lenteur de son geste (Schaub et al., 2016).

    Comme analyste du discours, je dois être conscient de ces débats, dans la mesure où ils se répercutent nécessairement dans les corpus analysés, que ce soit de manière explicite ou implicite. Mais je ne suis pas tenu de prendre position puisque ma tâche consiste à inventorier les outils langagiers permettant de verbaliser ces diverses propriétés et les figurations qu’en offrent les différents genres du discours au fil de l’histoire. Je commencerai ici par pointer les précautions méthodologiques à prendre pour cette étude linguistique, avant de présenter quelques grandes catégories repérables dans la littérature occidentale récente. Je m’appuierai sur les extraits pertinents du corpus publié dans Le Toucher par les mots et par les textes[2] (Verine, 2021).

    PATIENCE MÉTHODOLOGIQUE

    ÉCUEILS DE L’APPROCHE AUTOMATISÉE

    Il convient d’abord de souligner l’inefficacité du repérage automatique dans les bases de données informatisées qui, de plus, restent encore incomplètes. En appelant dans un moteur de recherche le verbe caresser, l’adjectif palpitant ou le nom frisson, et après avoir filtré les occurrences non pertinentes, on recueille très majoritairement des notations furtives, et exceptionnellement des descriptions ou des récits dans lesquels le toucher, et singulièrement le toucher passif, tient le rôle principal. Une première explication de cette pauvreté est que l’expression des sensations obéit à la reconnaissance progressive des différences individuelles dans l’histoire récente de nos sociétés. On a d’abord décrit et raconté ce qu’on voyait, parce que la vue est le sens le plus immédiatement efficace et considéré comme le moins subjectif. On a ensuite évoqué les perceptions auditives, puis olfactives et gustatives, enfin, depuis quelques décennies seulement, les perceptions tactiles (Vincent‑Buffault, 2017, 15‑20). Il en résulte que le corpus préparatoire du Toucher par les mots et par les textes, glané au hasard de mes lectures depuis une quinzaine d’années, comportait 3 extraits datant du XIXe siècle, 35 du XXe et 45 du début du XXIe.

    Une seconde explication réside dans la rareté et l’incomplétude des listes lexicales existantes, dont la plus fournie est donnée par le Dictionnaire des mots du sensoriel de Jean‑François Bassereau et Régine Charvet‑Pello (2011, 475‑494). Or, sans prétendre à l’exhaustivité, l’index de mon ouvrage (Verine, 2021, 203‑216) ajoute quelque 160 items aux 300 entrées concernant le champ du toucher repérées par ces auteurs. Pour n’en prendre qu’un exemple, le verbe se blottir est défini par les dictionnaires d’usage comme un verbe d’action qui modifie la position et parfois la forme de son agent, catégories souvent perçues par la vue quand on observe le phénomène de l’extérieur. Seuls quelques‑uns des dictionnaires des éditions Larousse[3], indiquent l’acception de « Presser avec tendresse une partie de son corps contre quelqu’un, quelque chose », tandis que Le Robert et le TLFI négligent totalement ce qui fait la spécificité de cette famille lexicale, à savoir que l’action peut aboutir à un contact passif bienfaisant pour la personne ou l’animal qui se blottit, mais aussi (le cas échéant) pour la personne contre laquelle on se blottit. Or, c’est cette composante tactile qui distingue se blottir d’autres verbes de mouvement comme se pelotonner, se ramasser, se recroqueviller, se replier, se tapir ou se tasser. On peut la résumer par la recherche (active uniquement dans sa première phase) d’un bien‑être ou d’un réconfort qui sont ensuite passivement ressentis. On se blottit parfois sur soi‑même, mais plus souvent contre quelqu’un d’aimé ou quelque chose de confortable, dans un espace douillet comme un canapé, sous un objet ou entre des objets accueillants par leur tiédeur ou leur mollesse comme une couette ou des coussins (Verine, 2023a).

    J’ai proposé de rapporter ces non‑dits des dictionnaires à la hiérarchisation académique des perceptions, qui conduit à privilégier presque toujours les sources visuelles, même quand les autres informations sensorielles, en particulier tactiles, sont plus pertinentes (Gentaz et al., 2009 ; Diwersy & Verine, 2021 ; Verine, 2022).

    CONTRAINTES DE L’ANALYSE EN LANGUE

    Même quand les implications tactiles d’un mot sont bien repérées, leur approche en langue est très souvent confrontée à une polysémie foisonnante qui, pour les mêmes raisons que précédemment, tend à atténuer fortement leur saillance. L’exemple le plus emblématique, en français, est évidemment sentir qui peut, selon les contextes, désigner non seulement des perceptions aussi bien tactiles, actives ou passives, qu’olfactives et gustatives, mais encore des ressentis affectifs et des intuitions intellectuelles (Theissen, 2011). Une belle illustration est donnée par les trois emplois qu’en fait Albert Camus dans son évocation du Vent à Djemila. Le premier, tactile et passif, sert de simple point de départ à la description des mouvements et du bruit du vent ; le second est le support d’une comparaison où la kinesthésie se mêle à nouveau à l’audition ; le troisième superpose les acceptions sensorielle, émotionnelle et cognitive :

    (1) « Peu à peu, le vent à peine senti au début de l’après‑midi, semblait grandir avec les heures et remplir tout le paysage.

    (2) Je me sentais claquer au vent comme une mâture.

    (3) Et jamais je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi‑même et ma présence au monde. » (Camus, 1965, 62)

    Le reste du passage comporte peu de mots dont la définition en langue explicite le caractère tactile : « Brûlés » et « desséchait » dans l’extrait (4), « réchauffant » et « mordant » en (5), « ardente » et « étreinte » en (6). c’est donc avant tout grâce à la congruence contextuelle d’autres termes, non spécifiquement tactiles, que Camus décrit le dessèchement de sa peau et rend palpable sa conscience du présent : en particulier, « creusé » et « craquantes » en (4), « frotté » et « secoué » en (5), et la métaphore « pierre parmi les pierres » en (6). Ces trois extraits attestent également plusieurs opérations syntaxiques contribuant, en contexte, à représenter comme passives les perceptions tactiles :

    (4) « Creusé par le milieu, les yeux brûlés, les lèvres craquantes, ma peau se desséchait jusqu’à ne plus être mienne.

    (5) Par elle, auparavant, je déchiffrais l’écriture du monde. Il y traçait les signes de sa tendresse ou de sa colère, la réchauffant de son souffle d’été ou la mordant de ses dents de givre. Mais si longtemps frotté du vent, secoué depuis plus d’une heure, étourdi de résistance, je perdais conscience du dessin que traçait mon corps.

    (6) Le vent me façonnait à l’image de l’ardente nudité qui m’entourait. Et sa fugitive étreinte me donnait, pierre parmi les pierres, la solitude d’une colonne ou d’un olivier dans le ciel d’été. »

    On remarque la série de participes passés ayant « je » pour support : implicitement pour « creusé » en (4), explicitement pour « frotté », « secoué » et « étourdi » en (5). On y ajoutera la diathèse (ou forme ou voie) pronominale à effet passif « se desséchait » (cf. était desséchée par le vent) en (4), et le caractère inattendu de la 1ère personne en position d’objet dans « le vent me façonnait » en (6). Il convient aussitôt d’insister très fortement sur le fait que ces opérations syntaxiques ont des valeurs multiples et beaucoup plus abstraites, qu’elles ne contribuent à une signification aussi précise que par leur interaction avec le contexte et qu’on ne peut pas généraliser une telle analyse. Je rappellerai donc rapidement la diversité des configurations offertes par le français, transposables à de nombreuses autres langues.

    D’une part, il n’y a jamais de correspondance directe et automatique entre les fonctions syntaxiques (notamment de sujet et d’objet) et les rôles sémantiques (notamment d’agent et de patient), car la production du sens d’activité ou de passivité tient avant tout au sémantisme du verbe, voire d’autres éléments du contexte. La diathèse active peut donc tout à fait se combiner avec la passivité sémantique du sujet, comme dans je frissonne ou je frémis (cf. je suis parcouru·e par un frisson ou par un frémissement). L’interaction entre la diathèse et la construction du verbe peut également modifier les rôles, comme dans les verbes dits neutres : brûler, par exemple, possède une construction transitive directe dont le sujet est sémantiquement agent (le soleil a brûlé ma peau) et une construction transitive indirecte dont le sujet est sémantiquement patient (ma peau a brûlé au soleil – cf. a été brûlée par le soleil).

    Un cas particulier très intéressant est celui du verbe palpiter : ce qui palpite est étymologiquement ce qu’on palpe à plusieurs reprises parce qu’on le sent seulement par intermittence, mais la construction intransitive implicite la perception tactile passive. Ainsi, le médecin tâte activement le pouls en appliquant la pulpe de son doigt sur le poignet du patient, mais c’est la palpitation du sang qui vient à la rencontre du doigt, et la perception tactile est bel et bien passive. Du coup, j’ai des palpitations indique que je sens passivement mon rythme cardiaque se dérègler. Cette signification peut s’étendre à la respiration ou à des contractions involontaires et répétées d’autres parties du corps comme les ailes du nez ou les paupières.

    D’autre part, le changement de diathèse a principalement une fonction d’organisation des contenus, par la répartition entre les thèmes dont on parle, supposés connus, et les rhèmes, apports d’information qu’on leur associe. Ainsi, la différence entre la phrase active le soleil réchauffe ma peau et la phrase passive ma peau est réchauffée par le soleil n’est pas actantielle, mais thématique et, le cas échéant, aspectuelle : action en cours pour réchauffe vs. résultat atteint pour est réchauffée. Certains emplois de la diathèse pronominale s’associent de façon plus significative à l’expression du toucher passif. C’est d’abord le cas de l’effet réflexif, quand un agent s’applique l’action tactile à lui‑même : je me masse la nuque signifie à la fois l’action de je et la perception passive de me. Ce l’est aussi dans l’effet réciproque, où deux actants sont à la fois agents et patients de la perception : Robert et Maria se serrent la main, s’embrassent, s’enlacent et s’étreignent. Enfin, la forme pronominale peut produire un effet passif, souvent explicité par la présence d’un complément d’agent, notamment quand elle utilise comme opérateurs les verbes sentir, faire et laisser : Je me suis senti titillé par les herbes, Je me suis fait masser par mon kiné, je me suis laissé chatouiller par les enfants. Ces emplois référentiellement denses du changement de diathèse sont toutefois loin d’être les plus fréquents.

    Il apparaît ainsi que la difficulté d’une linguistique du toucher en général, et du toucher passif en particulier, vient à la fois de la rareté du corpus et du fait qu’il n’y a pas de correspondance systématique entre les catégories du réel et les catégories du langage. La doxa occidentale en conclut que les perceptions tactiles sont un sous‑bassement de la vie corporelle et psychique qui ne peut pas ou ne doit pas être porté au discours. Et pourtant nous touchons et nous sommes touché·e·s. L’alternative méthodologique consiste donc à partir du matériau existant et à scruter patiemment son émergence, afin d’en accompagner le développement.

    APPORTS DE L’ANALYSE DU DISCOURS

    PERCEPTION TACTILE DE L’ACTIVITÉ DE L’ENVIRONNEMENT

    Cette dimension enracine la composante affective du toucher dans notre vie matérielle même. Elle est bien attestée par les méditations existentielles que suscite l’attention à des expériences relativement ordinaires, mais saillantes, tels que le grand vent ou la baignade. La perception du vent a été illustré supra par l’extrait de Camus, et apparaît dans deux autres textes du corpus, tirés de John Edgar Wideman et de Dan Simmons (Verine, 2021, 49‑51 et 61‑63). Pour ce qui est de la baignade, il faut rappeler que nos toutes premières expériences tactiles se font dans le milieu aquatique et chaud de la gestation. Il convient cependant d’ajouter aussitôt que les immersions ultérieures peuvent tourner au drame et cette ambivalence est exemplifiée dans trois textes d’auteurs moins connus[4]. Les deux extraits suivants soulignent le retournement de l’attention qui, le plus souvent dirigée vers l’action du corps sur l’environnement, peut être réorientée vers l’action de l’environnement ressentie par le corps :

    (7) « Convaincu de se jeter à l’eau, ce fut la sensation d’être bu par la terre qu’il perçut en premier. Car il avait abordé la rive de biais et dans sa crainte, piétiné sur plusieurs mètres dans la fange. Comme s’il était aussi liquide que l’eau, il sentit ses jambes glisser dans d’énormes vases d’argile. Son corps ne pétrissait pas la matière comme des mains habiles de potier qui modèle les formes à sa fantaisie, mais c’était le limon lourd de la rive qu’une puissance invisible modelait autour de lui en l’enfermant dans ce récipient aux parois douces comme une barbotine fraîchement répandue. » (Faure, 2008, inédit)

    (8) « Comme prise dans un grand corps. Ça n’est même pas le ciel au‑dessus ni l’horizon au loin qui font que je me sens happée par un énorme vide pesant, c’est juste cette sensation des courants froids et chauds contre ma peau. Dans un élan, soucieuse que « tout soit consommé », je plonge la tête sous l’eau – quelque chose a comme pris mes tempes en étau tout à coup. Les flux de sang partant de mon cœur se font plus saccadés.

    Et bientôt je cesse d’être un être conscient pour n’être plus que cette osmose de chair et d’eau, des frissons dans une fluctuation, des mouvements et des nerfs percés par l’eau. » (Cousin, 2008, inédit)

    Les deux baigneurs sont actifs : « se jeter à l’eau, il avait abordé la rive de biais et […] piétiné », pour l’un ; « dans un élan, je plonge la tête sous l’eau, mouvements », pour l’autre. Mais le nageur de (7) oppose aux actions/perceptions ordinaires de « pétrir la matière » et de « modeler les formes à sa fantaisie », l’inquiétante étrangeté de « la sensation d’être bu par la terre », puis « aussi liquide que l’eau ». Il perçoit son action comme involontaire (« il sentit ses jambes glisser dans d’énormes vases d’argile »), avant de se sentir manipulé par le fleuve : « c’était le limon lourd de la rive qu’une puissance invisible modelait autour de lui en l’enfermant ».

    De même, la nageuse de (8) se sent « comme prise dans un grand corps », puis « dans un étau », « happée par un énorme vide pesant », « percée par l’eau », jusqu’à l’illusion contre‑intuitive de « n’être plus que cette osmose de chair et d’eau », « des frissons » subis « dans une fluctuation » qui désigne indistinctement la flottaison passive de son corps et le remous actif du flot. Dans ce contexte, « je cesse d’être un être conscient » doit sans doute être interprété comme la formulation négative du « détachement de soi‑même » et de la « présence au monde » dont le grand vent donnait conscience à Camus[5].

    DIMENSION TACTILE DE LA VIBRATION

    À côté de blottir (ci‑dessus), le travail sur corpus révèle un autre cas flagrant d’impensé lexicographique dû à la hiérarchisation académique des perceptions : l’acception tactile, aujourd’hui courante, de la famille lexicale du verbe vibrer. Elle ne figure pas encore dans les définitions des principaux dictionnaires d’usage alors que, depuis un siècle et demi, cette famille désigne la perception tactile passive, par la peau et par l’intérieur du corps, des fréquences graves et infragraves multipliées par le développement des machines, d’une part, des dispositifs d’amplification du son, d’autre part (Verine, 2023b). Les neurobiologistes ont identifié ses canaux spécifiques de transmission, et elle fait actuellement l’objet de plusieurs programmes de recherche (Genevois, 2019 ; Patino Lakatos et al., 2020). En voici deux exemples de description littéraire sans lien avec la mécanisation. Le premier est dû à la romancière française Sandrine Collette, dont le protagoniste Rafael, perché sur un cheval, ressent tactilement la mise en branle d’un troupeau de bovins dans la pampa argentine :

    (9) « Alors il a l’impression qu’un bloc énorme, à la fois unique et désordonné, se met en mouvement près de lui, faisant palpiter la terre qu’il écrase et le ciel au‑dessus de lui, et les vaches meuglent à voix basse, et l’air tremble d’un coup. Quatre cents sabots, tels des tambours de guerre laminant le sol d’une marche pesante, et les vibrations montent dans les paturons des chevaux, agrippent les talons et les jambes des frères comme une fourmilière immense. Rafael met une main sur son ventre et tord sa chemise. Chaque fois la résonance est si forte qu’il en flageole, les entrailles secouées au point qu’il craint qu’elles se déversent au dehors, alors il appuie, fort, le temps de retrouver l’habitude, le corps frémissant du long piétinement, une fièvre étrange courant le long de son dos. » (Collette, 2016, 46‑47)

    L’impact du déplacement des bêtes subi par le personnage est marqué par « l’air tremble, les vibrations montent, il en flageole » et, de manière hyperbolique, par « les entrailles secouées ». L’extrait insiste sur la dimension tangible du phénomène avec l’impression de sentir « palpiter la terre […] et le ciel », puis que « les vibrations […] agrippent les talons et les jambes », et la comparaison avec une « fourmilière immense » (non pour le nombre des bêtes, mais pour l’effet sur la peau). Enfin, la métaphore d’une « fièvre étrange courant le long de son dos » spécifie la sensation tactile du « corps frémissant ». Le second exemple provient de The Nix, de Nathan Hill, traduit en français sous le titre Les Fantômes du vieux pays :

    (10a) « Faye leans back against the wall again and realizes the orchestra is going full tilt. She hadn’t noticed. A big torso of sound, a big crescendo. She is overcome by Margaret’s invitation. What a victory. What a shock. She listens to the orchestra and feels vast. She finds that music muffled through a wall makes her more aware of the physicality of it, that when she can’t hear the music exactly she can still sense it, the vibrations, like waves. That buzz. The wall she presses her face to makes it a different kind of experience. No longer music but a crossing over of the senses. She is aware of the friction needed for music, the striking and stroking of string, wood, leather. Near the end of the piece, especially. When, louder, she can feel the bigger notes. Not abstract, but a quaking, like a touch. And the feeling moves down her throat, a great pulse of noise now, a banging inside. It hums her. (Hill, 2017, 257).

    (10b) Faye retombe contre le mur et se rend compte que l’orchestre bat son plein. Elle n’avait pas remarqué. Un son massif, qui va crescendo. Elle est submergée par l’invitation de Margaret. Quelle victoire. Quelle stupeur. Elle écoute l’orchestre, elle a l’impression d’enfler. Il lui semble que le caractère physique de la musique lui apparaît davantage quand le son est étouffé, comme si, ne pouvant entendre chaque son, elle en sentait mieux encore les vibrations, telles des vagues. Un bourdonnement. Le mur contre lequel elle appuie sa joue modifie l’expérience qu’elle en fait. Ce n’est plus de la musique, c’est un point de rencontre de tous les sens. La conscience aiguisée, elle perçoit chacune des frictions nécessaires à la production de la musique, les cordes qu’on frappe et caresse, le bois, le cuir. Vers la fin du morceau, en particulier. Quand le son monte, elle arrive à sentir les notes les plus hautes. Cela n’a rien d’abstrait, c’est un tremblement, comme une main sur sa peau. La sensation descend le long de sa gorge, c’est une grande pulsation sonore à présent, un tambour intérieur. Qui vibre en elle. » (trad. fr. Mathilde Bach, 2017, 302‑303).

    Le mur auquel elle s’appuie rend la protagoniste, perdue dans ses pensées, attentive au « caractère physique de la musique », qui devient « point de rencontre de tous les sens », « comme si, ne pouvant entendre chaque son, elle en percevait mieux encore les vibrations ». Cette dimension tactile est d’abord représentée de manière incertaine : « il lui semble…, comme si…, telles… » ; elle a le caractère diffus des « vagues » et confus d’un « bourdonnement ». Mais elle s’affirme ensuite comme « conscience aiguisée » de « chacune des frictions », distingue la qualité des gestes, « frappe et caresse », détaille les matériaux (« cordes, bois, cuir ») et s’étend aux « notes les plus hautes ». Elle gagne enfin en profondeur, passant de « sur sa peau » au « long de sa gorge » et à l’« intérieur, en elle ». Comparée à une « main », la vibration est aussi « tremblement, pulsation ». L’ original rend Faye elle‑même physiquement vibrante grâce à la construction inhabituelle de « to hum » avec un complément d’objet direct animé : « it hums her ».

    DOUTER, REFUSER OU ACCEPTER D’ÊTRE CHAIR POUR AUTRUI

    Parmi les extraits du corpus qui s’attachent au toucher interpersonnel, je présenterai ici celui de France Huser, qui met en mots une des situations les plus communes, et celui de Toni Morrison, qui textualise un événement dont la singularité unique bouleverse toute une vie. Dans La Peau, seulement (2011), France Huser consigne ses lectures, ses souvenirs et ses réflexions sur le toucher. C’est seulement par contraste qu’elle évoque la « vraie beauté » de « la poignée de main qu’on appelle franche », chacun des partenaires « s’offrant » à la perception de l’autre et « acceptant » de percevoir autrui, puis le serrement de main amoureux, « prélude à la caresse ». Le fragment cité sous (11) détaille au contraire, en les numérotant, les stratégies mises en œuvre pour ne pas être touché·e et pour ne pas toucher l’autre. Sa construction souligne l’imbrication du faire, du percevoir actif et du percevoir passif :

    (11) « Serrer la main ?

    L’insolite et scandaleuse coutume qui consiste à serrer la main par politesse, machinalement, oubliant la vraie beauté de ce geste. Offrir ma peau si négligemment ? Toucher celle d’un autre qui ne m’est rien, dont je ne veux rien savoir ? Certains déjà en vous serrant la main laissent filer leur regard ailleurs.

    Utiliser diverses parades pour y échapper, plusieurs facteurs intervenant, la rapidité ou la lenteur, la tension des muscles ou leur relâchement :

    1. Se dérober dans le geste même où je feins une rencontre : je glisse ma peau contre celle de l’autre, mais ma main est une anguille. Impossible à saisir. Quand elle feint de se donner, déjà elle se retire : effacer, faire oublier l’ossature pour ôter toute possibilité de prise.
    2. Toucher à peine les doigts de l’autre, les frôler seulement, l’air passant entre nos deux mains.
    3. Ne donner que le bout des doigts – ceux‑ci rigides, aussi secs que des bouts de bois – ou, dans un mouvement vif, à l’image d’une figure de surf, n’effleurer que la paume, là où la peau épaissie a une sensibilité atténuée.
    4. Ganter la main d’insensibilité. Anesthésier toutes ses facultés. La rendre indifférente, annihilée, neutre, sans dialogue. À l’opposé de la poignée de main qu’on appelle franche : paume contre paume, s’offrant et acceptant l’autre.
    5. La rapidité peut être garante d’indifférence : la poignée se fait si rapide que la sensibilité n’a pas le temps d’agir.
    6. Poignée de main musclée : serrer très fort, donner toute leur présence aux muscles. Broyer presque l’autre main : ainsi violentée, elle ne sentira que cette pression, cette menace sans pouvoir goûter à ma peau.

    Mais je suis amoureuse : la main alors ondoyante, souple, qui se prétend fluide, mais s’allonge et s’abandonne. Elle s’attarde le plus longtemps possible dans celle de l’autre. Le frôlement devient prélude à la caresse. Donner à goûter toute ma main, la paume comme le dessus, de même que l’on se retourne, dans son lit, contre son amant. » (Huser, 2011, 22‑24).

    En préambule et en clôture de sa liste, Huser déprécie le faire sans percevoir : d’un côté, « la coutume », « serrer la main par politesse, machinalement » ; de l’autre, la « menace », « serrer très fort, broyer », dans le but même de court‑circuiter la perception. Elle met en question les deux situations non réciproques : « Offrir ma peau si négligemment ? » et « Toucher [même passivement] celle d’un autre qui ne m’est rien, dont je ne veux rien savoir ? ». Les « parades » 1 et 6 présentent des moyens antinomiques (« faire oublier l’ossature » vs « donner toute leur présence aux muscles ») pour se soustraire à la perception active d’autrui : se rendre « impossible à saisir », « ôter toute possibilité de prise » et laisser l’autre « sans pouvoir goûter à ma peau ». Les stratégies 2, 3 et 5 contrecarrent les perceptions (aussi bien actives que passives) des deux partenaires, comme le soulignent « l’air passant entre nos deux mains », la « sensibilité atténuée » de la paume et le fait que « la sensibilité n’a pas le temps d’agir ». Enfin, au cœur du texte, la « parade » 4 cherche à abolir la perception propre, « toutes les facultés » de sa propre main.

    Cette dialectique du faire, du percevoir actif et du percevoir passif trouve une tout autre figuration dans le récit du double traumatisme vécu par Sethe, esclave afro‑américaine en fuite, mère et meurtrière de la fillette éponyme du roman Beloved de Toni Morrison. Sethe le résume d’abord ainsi : « J’ai un arbre dans mon dos et une âme en peine dans ma maison, et rien d’autre entre les deux ». La narration va révéler que ce « prunellier » est la forme de la cicatrice que lui a laissée le fouet des Blancs. La séquence est trop longue pour être citée intégralement, car la difficulté de raconter un tel épisode est symbolisée par le retardement de la narration. En particulier, Sethe développe longuement la situation initiale : « j’avais du lait ». Voici le cœur du récit et les interactions qu’il suscite entre Sethe et son confident, Paul D. :

    (12a) « “After I left you, those boys came in there and took my milk. That’s what they came in there for. Held me down and took it. I told Mrs. Garner on em. She had that lump and couldn’t speak but her eyes rolled out tears. Them boys found out I told on em. Schoolteacher made one open up my back, and when it close dit made a tree. It grows there still.”

    “”They used cowhide on you?”

    “”And they took my milk.”

    “They beat you and you was pregnant?”

    “And thye took my milk!”

    […] Behind her, bending down, his body an arc of kindness, he held her breasts in the palms of his hands. He rubbed his cheek on her back and learned that way her sorrow, the roots of it ; its wide trunk and intricate branches. Raising his fingers to the hooks of her dress, he knew without seeing them or hearing any sigh that the tears were coming fast. And when the top of her dress was around her hips and he saw the sculpture her back had become, like the decorative work of an ironsmith too passionate for display, he could think but not say, « Aw, Lord, girl. » And he would tolerate no peace until he had touched every ridge and leaf of it with his mouth, none of which Sethe could feel because her back skin had been dead for years. What she knew was the responsibility for her breasts, at last, was in somebody else’s hands.

    Would there be a little space, she wondered, a little time, some way to hold off eventfulness, to push busyness into the corners of the room and just stand there a minute or two, naked from shoulder blade to waist, relieved of the weight of her breasts, smelling the stolen milk again and the pleasure of baking bread ? Maybe this one time she could stop dead still in the middle of a cooking meal – not even leave the stove – and feel the hurt her back ought to. Trust things and remember things […] » (Morrison, 1987, 18‑21).


    (12b) « – Quand je vous ai quittés, ces gars sont venus et m’ont pris mon lait. Ils sont venus exprès pour ça. Ils m’ont maintenue de force et ils l’ont pris. Je les ai dénoncés à madame Garner. Elle avait cette boule et ne pouvait pas parler, mais les larmes lui ont ruisselé des yeux. Les gars ont appris que je les avais dénoncés. Maître d’Ecole en a obligé un à m’éclater le dos, et quand ça s’est refermé ça a fait un arbre. Il y pousse toujours.

    – Tu as eu droit au fouet ?

    – Et ils m’ont pris mon lait.

    – Ils t’ont battue, et t’étais enceinte ?

    – Et ils m’ont pris mon lait !

    […] Courbé derrière elle, le corps en arc de bonté, il tenait ses seins dans les paumes de ses mains. Il frottait sa joue contre son dos, et apprit ainsi sa peine, avec ses racines, son large tronc et ses branches ramifiées. Remontant les doigts vers les agrafes de sa robe, il sut, sans les voir ni entendre le moindre soupir, que ses larmes coulaient, pressées. Et lorsque le haut de sa robe tomba autour de ses hanches et qu’il vit la sculpture qu’était devenu son dos, pareil à l’œuvre décorative d’un forgeron trop passionné pour l’exposer, il pensa sans l’exprimer : « Oh ! Seigneur, petite ! » Et il sut qu’il n’aurait de paix avant d’en avoir suivi des lèvres chaque saillant et chaque feuille, ce dont Sethe ne sentit rien, parce que la peau de son dos était morte depuis des années. La seule chose qu’elle savait, c’était que la responsabilité de ses seins reposait, enfin, dans les mains de quelqu’un d’autre.

    Y aurait‑il un petit répit, se demandait‑elle, une petite pause, un moyen de retarder la précipitation des événements, de repousser l’affairement dans les coins de la pièce, et de rester tout simplement là une minute ou deux, nue des clavicules à la taille, soulagée du poids de ses seins, à humer de nouveau l’odeur du lait volé et à goûter au plaisir de boulanger du pain ? Peut‑être, cette fois‑ci, pourrait‑elle s’arrêter net au milieu de la préparation du repas, sans même s’éloigner du fourneau, et sentir la douleur qui devait rayonner dans son dos. Faire confiance aux choses et retrouver des souvenirs […] » (trad. fr. Hortense Chabrier et Sylviane Rué, 1989, 29‑32).

    La violence la moins difficile à exprimer a consisté à lui « éclater le dos, et quand ça s’est refermé ça a fait un arbre. Il y pousse toujours », dix‑huit ans après. La singularité de cette douleur est que Sethe « ne sent rien, parce que la peau de son dos est morte depuis des années ». Mais cela demande à être non seulement perçu par la « joue » et les « lèvres » de « quelqu’un d’autre », mais « appris », pour que Sethe puisse espérer « peut‑être, cette fois‑ci, sentir la douleur qui devait rayonner dans son dos ». Les recherches actuelles sur le stress post‑traumatique expliquent cet apparent paradoxe : dans le cas d’un souvenir ordinaire, même mauvais, « la scène est reconstruite, contextualisée et […] il existe une forme de distanciation ». Dans le cas de la mémoire traumatique, « la charge émotionnelle de la peur est telle qu’elle empêche justement le cerveau de forger un souvenir » (Jalinière, 2018). Les soins aux victimes de viols, de guerres, d’attentats… montrent également que, si mettre en mots les perceptions traumatisantes ne suffit pas pour faire disparaître les symptômes, ne pas les verbaliser complique et retarde leur traitement.

    Or, pour Sethe, la blessure corporelle et sa cicatrice cutanée sont seulement la situation finale de son histoire. La narration révèle que la violence la plus secrète a été l’extorsion du lait maternel qu’aurait dû téter Beloved. Sethe le verbalise deux fois comme acte déclencheur des événements et le répète deux fois après coup : « ils m’ont pris mon lait ». La narratrice du roman reprendra cet acte comme le plus saillant de l’histoire (« après lui avoir raconté le vol de son lait ») et, dans notre extrait, un énoncé en discours indirect libre interprète la mise en récit comme un « moyen de […] humer de nouveau l’odeur du lait volé[6] ». Ce traumatisme a été reconnu par les larmes de la femme muette à qui Sethe l’a dénoncé, mais le fouet est venu dénier cette reconnaissance. Paul D. lui‑même accorde d’abord plus d’importance à la cruauté du châtiment qu’à l’extorsion du lait. Cependant, son premier geste de « bonté » consiste à « tenir dans les paumes de ses mains » les seins de Sethe. Il répond ainsi au besoin que « la responsabilité de ses seins repose, enfin, dans les mains de quelqu’un d’autre », d’être « soulagée du poids de ses seins ».

    Ainsi, c’est grâce à la mise en récit de la double agression subie par sa chair et à la perception passive des gestes de Paul D. que Sethe commence à « retrouver des souvenirs », en remettant les événements dans l’ordre et en partageant le fait que sa douleur première est le vol de son lait.

    CONCLUSION

    Au total, j’espère avoir prouvé qu’il est possible et utile de dépasser les contraintes superficielles que constituent l’insuffisance des listes lexicales, les non‑dits des dictionnaires, ainsi que la variabilité des combinaisons entre la diathèse, le sémantisme et la construction des verbes référant au toucher. Le modeste échantillon de travail sur corpus présenté ici révèle en effet l’importance qualitative de la perception passive de l’environnement dans sa globalité et de propriétés spécifiques telles que la vibration, mais aussi la diversité des configurations que suscite le toucher interpersonnel. Ce champ de recherche encore embryonnaire est récemment devenu un enjeu sociétal avec la difficulté d’appliquer et de faire respecter les gestes barrières contre la pandémie de Covid‑19. Ces résistances montrent que, malgré les interdits explicites, les impensés et les mises en inconscience, le toucher, et plus encore le toucher passif, nous sont consubstantiels (Le Breton, 2006, 177‑185). On peut faire l’hypothèse que de telles contraintes seraient plus faciles à négocier si nous cultivions ces sensorialités aussi systématiquement que nous le faisons pour le regard et pour l’écoute, notamment en apprenant à mieux articuler, dans nos actes comme dans nos discours, la manipulation transformatrice, la perception haptique et le toucher passif.

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    [1].. Cette prééminence n’est légitimée par l’objet d’étude que chez les socio/anthropologues qui étudient les techniques du corps. Je signale cependant le grand intérêt du travail de Grave (2007) sur la « force interne » dans les arts martiaux indonésiens.

    [2].. Dans ce livre comme dans le présent travail, j’utilise les extraits littéraires, souvent fictionnels, comme des exemples formalisés des verbalisations qui n’affleurent souvent que par bribes dans les discours ordinaires. J’essaie ici de mieux mettre en valeur que je ne l’ai fait la composante passive des perceptions tactiles.

    [3].. Notamment le larousse.fr, recyclage en ligne du Grand Larousse en 5 volumes de 1987, lui‑même issu du Grand Dictionnaire Encyclopédique en 10 volumes de 1982.

    [4].. Lire Bertille Cousin, p. 45‑46 ; et Thierry Faure, p. 86‑87 ; mais aussi Pablo Tusset, p. 53‑55. Les deux textes cités ici ont été recueillis dans le cadre du concours Dire le non‑visuel que j’ai organisé en 2008.

    [5].. L’autrice lui rend d’ailleurs hommage en reprenant entre guillemets trois mots de la dernière phrase de L’Étranger.

    [6].. Cette configuration particulière amalgame dans le même énoncé la voix narratrice et les paroles ou, comme ici, les pensées des personnages. Les recherches récentes en physiologie du cerveau et en psychologie montrent les liens privilégiés entre perception des odeurs, émotion et souvenir.