Peau d’Homme

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    Peau d’Homme

    Hubert, Zanzim

    Hubert, Zanzim, (2020), Peau d’Homme, Grenoble : Glénat Editions, 160 p., ISBN : 978‑2344010648

    Compte rendu de Irène Salas

    Référence électronique

    Salas I., (2021), « Peau d’Homme », La Peaulogie 6, mis en ligne le 18 juin 2021, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/peau-homme

    Dans la Florence de la Renaissance, la jeune Bianca est promise par sa famille à un riche marchand, Giovanni. Ignorant tout de son fiancé, elle recourt à un curieux subterfuge pour apprendre à mieux le connaître : en se couvrant d’une mystérieuse « peau d’homme », procurée par sa bienveillante marraine, elle se métamorphose en un séduisant garçon prénommé Lorenzo et peut alors approcher discrètement Giovanni. Mais ce jeu de masque ne peut qu’engendrer complications et quiproquos : Bianca va en effet se retrouver piégée par cette enveloppe artificielle, car contre toute attente, le futur époux s’éprend de Lorenzo. Pour s’unir charnellement à son bien‑aimé, la ragazza doit demeurer ragazzo : Lorenzo lui colle à la peau…

    Inspirée du conte populaire « Peau d’âne » — connu à la Renaissance sous le titre « Cuir d’Asnette »[1] —, cette fable facétieuse met en scène une héroïne hybride, mi‑homme mi femme, comme l’est l’héroïne du conte (mi‑femme mi‑animal). Mais ici le déguisement de peau conduit au vice et à la subversion. Si la « peau d’âne » permettait à l’innocente princesse de se protéger des désirs fous de son père incestueux et d’échapper à une situation perverse, la « peau d’homme » dont est affublée la jeune femme est le déclencheur même d’une situation sinon malsaine, du moins embarrassante.

    Hubert, Zanzim, (2020), Peau d’homme, Glénat, p. 15

    Dans ce récit d’apprentissage, la pétillante protagoniste ne se contente pas de s’immiscer dans l’univers interlope de Giovanni ; elle plonge dans la société patriarcale et dans la vie publique interdite aux Florentines de son temps ; elle s’aventure dans la faune nocturne et les lieux illicites, pour s’adonner à des jeux libertins ; elle laisse enfin libre cours à ses propres désirs et accomplit pleinement sa féminité. Mais elle se heurte aussi à l’intolérance, au rigorisme de Fra Angelo dont les prêches vindicatifs rappellent ceux du réformateur dominicain Savonarole (1452‑1498) qui entend brûler tous les débauchés de la ville, devenue à ses yeux une Grande Babylone.

    Devant ce joyeux carnaval censé se dérouler au XVe siècle, il ne faut pas s’offusquer des nombreux anachronismes ni chercher une exacte reconstitution historique. C’est surtout de thèmes actuels que traite cette œuvre multiprimée : place des femmes dans la société, inégalité des sexes, mariages arrangés (qui concernent encore des millions de jeunes filles dans le monde), quête identitaire de genre, polyamours, homophobie et homoparentalité, montée des intégrismes religieux… L’idée de ce roman graphique est venue au scénariste Hubert, militant de la cause gay, après les manifestations contre la loi dite du « Mariage pour tous » en 2013. Écœuré et blessé par les réactions haineuses, il livre une ode à la tolérance et à la liberté ; grâce à son compagnon de plume, le dessinateur Zanzim, il dénonce avec humour la morale puritaine et le fanatisme, en invitant le lecteur à s’émanciper de toutes les formes de coercition ou d’oppression.

    L’originalité narrative de cette divertissante bande dessinée tient moins au propos lui‑même — le changement de sexe, thème bien connu — qu’à la manière dont il est amené : par le motif épithélial, c’est‑à‑dire par cette étrange « peau d’homme » qui renouvelle considérablement l’imaginaire de la transsexuation.

    Dans la mythologie ou la littérature, la transsexuation s’effectue d’ordinaire sous deux modalités (souvent complémentaires) : soit de façon radicale, par véritable transformation anatomique, comme dans la célèbre légende de l’aveugle Tirésias qui vécut sept années dans le corps d’une femme[2] ; soit de façon plus allusive, par travestissement, comme dans La Nuit des rois de Shakespeare où Viola prend les habits de son frère Cesario[3].

    Peau d’homme évoque le premier type de transformation à la page 72, où référence est faite aux hermaphrodites et à la théorie humorale d’Hippocrate, bien connue des médecins de la Renaissance. Quant au travestissement, il règne en maître sur les vingt dernières pages de l’ouvrage, lorsque la peau de Lorenzo est définitivement remisée dans son coffre (p. 139) et que l’histoire prend une tournure plus légère et festive ; le changement de genre vire alors à la mascarade.

    Explorer la question de la transsexualité et du transgenre à travers l’organe de la peau est audacieux : mieux qu’un travestissement, la peau permet de jouer de façon approfondie et subtile du « transvestissement »[4] vers le sexe opposé. Tentons d’expliquer pourquoi.

    Une exquise ambigüité

    La peau, qui à la fois couvre et découvre, cache et révèle, est elle‑même ambivalente : écran et miroir, elle met en œuvre une dialectique complexe. Elle dissimule les viscères tout en laissant affleurer à sa surface l’épaisseur charnelle. Il y a un paradoxe épidermique, comme il y a un paradoxe du comédien, et Peau d’homme les superpose : grâce au masque et au mensonge, grâce à l’usurpation de l’identité d’autrui, Bianca ose certaines hardiesses (qu’elle ne se permettrait pas sous son vrai visage), et progresse dans sa quête intérieure. Le « connais‑toi toi‑même » socratique ne s’opère pas dans la profondeur supposée de l’introspection, mais bien à la surface.

    Cette peau salvatrice prend à rebours l’opposition classique entre essence et apparence trompeuse. Selon une tradition philosophique bien établie, qui fait de l’alêtheia un dévoilement, c’est le déshabillage qui permet d’accéder à la lumière, de sortir de l’opacité, de se dégager des faux‑semblants. Et dans le monde judéo‑chrétien, qui a lié le vêtement à la souillure et au péché — que l’on songe aux « tuniques de peaux » dont sont vêtus Adam et Ève après la Chute — , le dépouillement est une marque d’humilitas et peut mener à Dieu : tels le décharnement de Job ou l’écorchement de saint Barthélémy, qui en perdant ses « quatre peaux » se purifie et s’élève spirituellement[5].

    À l’inverse, ici c’est l’habillage, le recouvrement, qui offre l’authenticité. La sur‑peau qu’enfile Bianca se fait l’instrument d’une révélation, d’une initiation à sa liberté de femme. Par l’artifice, on peut donc paradoxalement accéder à la nature ; par le tégument superficiel, on peut éprouver certaines vérités profondes, si pénibles soient‑elles, comme l’atteste ce dialogue entre la marraine et la filleule :

    — J’ai fait une bêtise en te donnant cette peau. Mieux vaut parfois ne rien savoir et avancer dans la vie les yeux fermés, en gardant ses illusions.

    — Non ! Je préfère savoir plutôt que de vivre comme une de ces pauvres filles crédules… » (p. 68‑69)

    Or, frayer avec des « peaux chargées de sens », comme l’avait déjà compris Léonard de Vinci[6], ne peut qu’apporter la lucidité, la connaissance et la sagesse sans lesquelles il n’y a pas de liberté.

    Les auteurs ont bien saisi la portée visuelle et symbolique de cet organe réversible comme un gant ; il était fort pertinent de le choisir pour incarner l’énigme des genres. De même que la peau permet de traverser la frontière entre intériorité et extériorité, de même elle rend possible ici la transgression entre masculin et féminin, qui relève pourtant d’un interdit divin : le simple échange de vêtements entre sexes opposés est déjà sanctionné dans l’Ancien Testament (Deutéronome, xxii, 5). Aussi la mère de Bianca invective‑t‑elle sa fille : « C’est aller contre les lois de Dieu qui a fait femme la femme et homme l’homme ! » (p. 113).

    Cette peau féérique qui agit comme un philtre d’amour n’en demeure pas moins ingrate pour Bianca : puisque son fiancé lui préfère Lorenzo, elle enferme l’héroïne dans le mensonge et le secret.

    Changer de peau

    Mais d’où vient‑elle, et quelle est précisément sa nature ? Les auteurs sont peu diserts à son sujet et se contentent de présenter cette « peau d’homme » comme un artefact merveilleux, autorisé par les conventions du conte. Elle apparaît comme adjuvant, du même ordre que bottes de sept lieues, les souliers ensorcelés, les capes qui rendent invisible, ou les ceintures magiques. Mais il est pour nous intéressant, quoique malaisé, de préciser ce qu’elle a de spécifique : n’est‑elle qu’un tissu inerte ? S’agit‑il d’une membrane synthétique ou d’une peau organique ? Dans ce dernier cas, vit‑elle et palpite‑t‑elle, ou bien s’apparente‑t‑elle à un cuir sec et imputrescible ? Une rapide enquête s’impose.

    Nous apprenons d’emblée qu’il s’agit d’une peau sexuée : en l’occurrence, d’une peau masculine. Elle apparaît d’abord comme une simple combinaison, une sorte de dermo‑latex moulé à partir de l’empreinte d’un corps qui n’est pas celui de Bianca. Laquelle assure effectivement se sentir dans un habit étranger : « J’étais dans la peau de Lorenzo ! C’était sa nudité, pas la mienne ! C’était comme si je portais un vêtement » (p. 64). Cette « peau d’homme » devrait a priori demeurer une enveloppe superficielle, incapable de donner accès à l’intériorité. Mais bizarrement, le simulacre s’anime et se révèle réceptif aux stimuli tactiles ; il s’enracine dans la profondeur du corps vécu de l’héroïne, dans son système neuro‑immuno‑cutané. Bien qu’elle s’enfile comme un justaucorps, cette peau artificielle n’a rien d’une pelisse : elle est pourvue de toutes les qualités naturelles, ce que confirme Giovanni après l’avoir caressée :

    « Et il a une peau extraordinaire, veloutée, comme chauffée par les baisers du soleil. Rien que de le toucher… Ça me rend fou » (p. 99)

    L’épiderme entre en interaction avec Bianca, à mesure que celle‑ci l’habite. À la fois vivant et fonctionnel, il offre même les attributs de la virilité à la jeune femme, laquelle fait alors l’expérience d’une intimité nouvelle : elle frémit au contact des zones érogènes, découvre des sensations inédites, ignorées de son corps féminin. Lorsqu’elle pose sa main sur son membre, celui‑ci réagit (p. 16‑17). Comme Tirésias, Bianca‑Lorenzo vit la double expérience des sexes et jouit doublement, éprouvant un plaisir pervers à se faire sodomiser dans la peau d’un homme qu’elle a littéralement incorporée.

    Mais Bianca n’épouse‑t‑elle pas aussi le « Moi‑peau »[7] de l’autre, au point de s’aliéner en lui ? Comme le suggère un des épisodes les plus intéressants de la bande dessinée, cette peau se complexifie au fil de l’intrigue et devient un écran de projection psychique, où s’exprime une intense vie intérieure. Bianca fait ainsi un terrible rêve dans lequel elle se voit devenir une pellicule informe et flétrie, double fantomal d’elle‑même. Giovanni étant tombé amoureux de Lorenzo, son corps à elle n’est plus qu’une pelure inutile :

    Peau d’homme, de Hubert et Zanzim © Editions Glénat, 2020, p. 49

    Dans cette vision qu’on pourrait dire néoplatonicienne, le dessinateur a bien rendu la dépossession de soi : l’héroïne perd sa substance et se réduit à une enveloppe vide. L’amour, selon Marsile Ficin, ne consiste‑t‑il pas à mourir à soi pour renaître en autrui ? L’image de l’exuvie étalée au sol est forte et traduit l’intensité du trouble qui traverse l’inconscient de Bianca : expropriée de son corps, elle l’est aussi de sa féminité ; elle peut alors revêtir indifféremment une « peau d’homme » ou une « peau de femme ». Confusion des genres ? Perte d’identité ? À ce moment du récit, Bianca n’est plus tout à fait elle‑même, ni tout à fait Lorenzo : son identité s’évapore dans cet entre‑deux insaisissable qu’incarne à merveille l’organe‑peau.

    Sur le plan esthétique, viennent ici à l’esprit les peaux dépulpées et détachables de la plasticienne Nicole Tran Ba Vang[**]. Ces « habits de nudité » que l’on peut ôter à loisir permettent d’affirmer la liberté d’un sujet protéiforme, sorte d’homme‑caméléon cher aux humanistes de la Renaissance — notamment à Pic de la Mirandole —, capable de se façonner lui‑même, en mouvement perpétuel, multiplex et multiformis. Cette série illustre le fait que le Moi ne se construit pas sur une dure armature ; il est labile, souple et mouvant, comme l’épiderme.

    Nicole Tran Ba Vang, Corps À Corps avec Angelin Preljocaj, photographies, 2011 © Nicole Tran Ba Vang.

    Nicole Tran Ba Vang, Collection Printemps/Été 2001, photographies, 2001 © Nicole Tran Ba Vang

    La peau amovible d’Hubert et Zanzim permet certes d’explorer les virtualités de l’être, de jouer avec les apparences et les différentes facettes de soi, et surtout de brouiller les assignations de genre. Mais s’affranchir des encombrantes limites du corps, n’est‑ce pas aussi vouloir nier ce dernier, et même le prendre en « haine »[8] ? L’effacement du corps n’est‑il pas préconisé dans les théories queer qui rejettent tout assujettissement au déterminisme biologique ? La peau dont Bianca se pare n’exprime‑t‑elle pas, en fin de compte, le fantasme contemporain de changer de genre comme l’on change de chemise, autrement dit le refus du réel et d’une anatomie sexuée, considérée comme décevante ?

    Notre époque tend à valoriser un monde utopique où les identités sexuelles seraient abolies : la bande dessinée pousse très loin cette hybris, en abordant malicieusement la thématique transgressive de l’homme gravide. Lorsque Bianca tombe enceinte, elle contemple devant une glace son ventre arrondi et se résigne à délaisser provisoirement sa « peau d’homme » : « Il va falloir que j’arrête pendant un moment. Lorenzo avec un gros ventre, ce n’est pas concevable » (p. 132). Lorenzo avec un gros ventre ? On songe au cas bien réel de Thomas Beatie affirmant, en 2016, être « le premier homme enceint au monde ». Femme à sa naissance, mais devenu légalement homme en 2002, il suffisait à ce transsexuel américain de suspendre son traitement hormonal le temps de la grossesse, avant de le reprendre pour redevenir homme…

    Lorenzo, l’homme-peau

    La « peau d’homme » dont se couvre Bianca est donc loin d’être un vêtement textile impersonnel. Mieux : elle présente aussi un visage. Ce qui suscite d’autres questions : comment la marraine de la jeune femme a‑t‑elle obtenu cette peau ? Et qu’est‑il advenu du corps de Lorenzo ? Dans une vignette, il apparaît comme le souvenir d’un défunt, exhumé d’un coffre‑cercueil par la marraine ; mais seule demeure l’enveloppe évidée, dépecée post‑mortem par un taxidermiste. Nulle trace de chair purpurine ni de cadavre. Le corps du jeune homme est totalement absent de la narration ; il a disparu et n’a peut‑être jamais été.

    Peau d’homme, de Hubert et Zanzim © Editions Glénat, 2020, p. 14

    Cette peau plate n’a aucune histoire ; elle vagabonde sans corps. En la revêtant, Bianca ressuscite en quelque sorte un mort — avant de s’accoupler à Giovanni, dans ce qu’on pourrait appeler une danse macabre entre Éros et Thanatos… Lorenzo réincarné et revitalisé peut alors jouir, à l’inverse de l’érotique bataillenne qui conduit à la « petite mort ». L’œuvre n’ évoque que trop furtivement cette dimension inquiétante, voire cataclysmique, du désir — celui‑là même qui surgit de la profondeur du corps et du chaos des entrailles, pour remonter jusqu’à la surface et en faire vibrer les moindres replis. Le plaisir, quant à lui, s’y trouve réduit à un hédonisme parfois caricatural ; cette outrance dessert le propos et occulte ce qu’il peut avoir de grave.

    Car avant d’être lascive, la chair de Lorenzo a pu être mortifiée. Le mystérieux jeune homme a peut-être été supplicié, comme le satyre Marsyas le fut par le dieu jaloux Apollon. Dans ses Métamorphoses (VI, 382‑400), Ovide décrit comment le malheureux musicien, arraché à lui‑même, les nerfs à vif, n’est plus qu’une plaie, puis finit par mourir dans d’inimaginables souffrances, le sang ruisselant de sa carcasse pantelante et désarticulée :

    Theodoor Galle, d’après Jan van der Straet, dit STRADANUS,
    Apollon écorchant Marsyas, vers 1580-1600

    Particulièrement cher aux artistes de la Renaissance, cet épisode mythologique a suscité une riche iconographie ; sans doute hante‑t‑il encore les pages de Peau d’homme

    Mal dans sa peau

    Car dans la bande dessinée d’Hubert et Zanzim, une autre peau mérite attention. Non plus celle dont Bianca se vêt littéralement, mais celle dont Giovanni, aux yeux de la société, doit métaphoriquement se couvrir. Afin de sauver la morale et les apparences, à sa manière, lui aussi doit se fabriquer une « peau d’homme » fallacieuse. Son homosexualité le condamne à vivre dans l’hypocrisie, à feindre le mari modèle et le mâle idéal ; son entourage exige qu’il « joue à l’homme », avec tout ce que cela implique de tirades bravaches, de comportements gaillards ou misogynes. L’expression « entrer dans la peau » d’un personnage prend ici tout son sens. Giovanni est le symétrique de Bianca : l’un et l’autre s’enveloppent d’une « peau d’homme » qui leur permet, selon des modalités différentes, de s’affranchir de la comédie sociale et de dissimuler leurs adultères et leurs désirs.

    Si jouer à l’homme n’ est guère aisé, être homme semble plus compliqué encore : le roman graphique fait ici écho à la crise de la masculinité qui traverse nos sociétés modernes : comment un garçon vit‑il son identité, a fortiori s’il est homosexuel ? Lorsque Bianca endosse pour la première fois la peau de Lorenzo, elle se sent mal à l’aise dans ce nouveau corps masculin. « Pff, c’est pas facile d’être un garçon », soupire‑t‑elle en apprenant son rôle (p. 19) :

    Peau d’homme, de Hubert et Zanzim © Editions Glénat, 2020, p. 16

    Pour poursuivre l’enquête, il convient de s’intéresser au cas de Lorenzo : a‑t‑il subi le même sort que Giovanni, contraint de se construire une « peau‑bouclier » afin de survivre socialement ? Est‑il devenu l’ombre de lui‑même, ayant perdu sa substance ? S’est‑il froissé comme une poupée de chiffon, à force d’être mis et ôté comme un vêtement ? À moins que cette seconde peau sociale ait si bien adhéré qu’il lui est devenu impossible de « distinguer la peau de la chemise », selon l’expression de Montaigne[9]. Peut‑être lui a‑t‑il fallu s’excorier et arracher cette peau factice… dans d’insupportables douleurs, au point que l’infortuné a fini par souhaiter sa propre mort[10].

    La peau de Lorenzo serait‑elle alors celle du scénariste Hubert, qui a mis fin à ses jours quelques mois avant la parution du volume ? Dans La Chair de l’araignée, paru en 2010, l’auteur tourmenté explorait déjà la question de l’enveloppe charnelle et de la négation du corps, exprimée par la mélancolie anorexique d’un jeune homme mal dans sa peau. Dans La ligne droite (2013), il racontait la difficile acceptation de l’homosexualité durant son adolescence dans un milieu ultra‑catholique qui l’a rejeté et plongé dans la dépression. Peut‑on dire que la société « a eu sa peau » et que c’est cette précisément cette « peau d’homme » qu’il livre à son lecteur, en guise de testament parcheminé ? Hubert le « torturé »[11] se vivait‑il comme un écorché vif ? Ou bien se sentait‑il prisonnier d’une gangue, d’un costume d’homme qui n’était pas taillé pour lui ?

    La théorie du genre fait souvent référence à un corps sexué vécu comme une prison, dont il faudrait se libérer afin de mieux « coller » à son genre propre, à celui qu’on considère comme véritable. En leur temps déjà, les gnostiques du IIe siècle condamnaient le corps‑tombeau — ce carcan qui entravait l’élévation de l’âme, débarrassée des viscosités de la chair. Une telle vision ascétique est bien rendue dans la bande dessinée par la mise en scène d’une gaine épidermique entièrement détachable.

    On songe aussi au « sac de peau » (sacco di cuoio) dont parle Michel‑Ange, lorsqu’en poète il décrit son mal‑être[12].

    Du reste, sur l’immense fresque du Jugement dernier, dans la Chapelle Sixtine, l’artiste florentin est allé jusqu’à se représenter lui‑même en écorché — comme pour se délester de sa pesante enveloppe. Les historiens de l’art ont en effet unanimement reconnu l’autoportrait de Michel‑Ange dans la flasque dépouille de saint Barthélémy. Le dessinateur Zanzim s’en est souvenu, tant la ressemblance est frappante entre le martyr chrétien de la fresque et la peau de Lorenzo portée par Bianca.

    Michel-Ange, Le Jugement dernier (1534-1541), fresque,
    Rome, Chapelle Sixtine, détail

    Peau d’homme, de Hubert et Zanzim © Editions Glénat, 2020, p. 85

    Le saint écorché tient dans sa main gauche sa propre dépouille, et dans sa main droite le couteau de son supplice. Dans une perspective théologique, la peau peinte par Michel‑Ange est « pneumatique », dans l’attente du pneuma divin. Une fois emplie et gonflée du souffle inspirateur, elle peut se ranimer, renaître, à la manière d’un corps glorieux… Sur la gravure de Stradanus reproduite plus haut, on peut observer le même dédoublement — corps scalpé d’un côté, épiderme flottant de l’autre — bien que le supplicié soit ici un satyre païen. Et d’une certaine manière, tout artiste éprouve aussi cette cruelle séparation : dans une métamorphose aussi destructrice que créatrice, il se déchire lui‑même, quitte douloureusement son « Moi‑peau » pour donner naissance à un « Moi‑œuvre » qui lui survit[13].

    En revêtant la « peau d’homme », Bianca ranime Lorenzo. Pourrions‑nous alors avancer prudemment que Lorenzo‑Hubert se trouve ainsi ressuscité, par l’écriture, dans un corps victorieux et pérenne ? Il a retrouvé son intégrité et a cessé de souffrir. Jamais plus à fleur de peau ; pour toujours à fleur de page.

    C’est en tout cas à dessein que Michel‑Ange, artiste notoirement homosexuel, est ici convoqué : en tant que maître des figures androgynes, sculptant des hommes efféminés et peignant des femmes au corps musclé et râblé. Rien d’étonnant non plus si l’action se déroule dans la Florence du XVe siècle ; selon Camille Paglia, spécialiste du transgenrisme, « une fréquence élevée d’homosexualité masculine a accompagné des sommets majeurs de la culture occidentale », notamment « dans l’Athènes classique et pendant la Renaissance florentine »[14]. L’atmosphère toscane est bien rendue par les références picturales : figures d’éphèbes (l’enlèvement de Ganymède par Baldassare Peruzzi, p. 63) ou de nudité virile (la monumentale statue d’Hercule de Baccio Bandinelli, p. 51) ; mais aussi par la représentation des autodafés de Savonarole, anéantissant sur le bûcher des œuvres d’art jugées trop licencieuses (p. 106). Il faut saluer la beauté des décors et la minutie avec laquelle Zanzim reproduit les architectures : Palazzo Vecchio, jardins Boboli, façade de l’église Santa Maria Novella. Sont aussi plaisamment évoquées les momeries[15] de la Renaissance (p. 126‑129).

    À la qualité du scénario correspond ainsi celle du graphisme. Les images sont chatoyantes, les couleurs délicates, les silhouettes graciles, les teintes fraîches et lumineuses ; la sensualité est élégante et poétique, jamais vulgaire ; de belles planches enluminées servent de frontispice aux chapitres.

    Mais ce qui séduit le plus, dans ce bel ouvrage, est son originalité. Ce n’est pas pour faire d’elle un simple artifice narratif, ou une fantaisie de conte, que les auteurs ont donné à la peau un rôle crucial : ils ont su la montrer riche de sens et de possibilités. Surtout, ils ont mis en lumière sa fonction d’« interface ». Cet organe médiateur offre à Bianca la possibilité de s’unir à l’homme qu’elle aime, mais aussi de renaître à elle‑même, telle une chrysalide dans un cocon. « Je me suis sentie si vivante dans la peau de Lorenzo », confesse‑t‑elle (p. 139) ; partie à la rencontre de son propre corps et de ses désirs, la nymphe Bianca s’est transformée en papillon épanoui… Or, cette métamorphose n’advient que par le truchement de l’Autre, qui en l’occurrence est masculin. La différence des sexes — non son effacement — permet de devenir soi :

    Peau d’homme, de Hubert et Zanzim © Editions Glénat, 2020, p. 38

    À cet égard, les auteurs vont à rebours de certaines revendications féministes ou homosexuelles : à leurs yeux, c’est en embrassant pleinement l’altérité qu’on peut advenir à soi‑même, comme l’avaient bien compris les humanistes de la Renaissance. Il s’agit de sortir de soi et de l’entre‑soi : la peau que revêt l’héroïne allégorise cet élan aventureux vers l’inconnu, cette prise de risque qui consiste à s’abandonner à autrui. Bianca s’ouvre et s’en remet pleinement à l’autre ; elle entre dans la peau d’un homme pour mieux devenir femme.


    [1]. . Noël du Fail, « Cuir d’Asnette », dans les Propos rustiques, 1547.

    [2]. Interrogé par Zeus et Héra au sujet du plaisir, il révèle que les femmes connaissent mieux les voluptés que les hommes : leur plaisir dure plus longtemps et leur passion est plus violente.

    [3]. Dans cette pièce datée de 1602, Olivia tombe amoureuse de Cesario‑Viola. L’auteur de Peau d’homme s’en souvient, de même que du Jeu de l’amour et du hasard : dans la comédie de Marivaux, Silvia se déguise en sa servante Lisette, afin d’observer incognito Dorante, l’homme auquel sa famille la destine.

    [4]. L’expression est de Marie de Rasse (« Travestissement et transvestisme féminin à la fin du Moyen Âge », Questes, 25, 2013, p. 81‑98).

    [5]. « Fecit quoque Dominus Deus Adæ et uxori ejus tunicas pelliceas, et induit eos » : « Le Seigneur Dieu fit aussi à Adam et à sa femme des tuniques de peaux, dont il le revêtit » (Genèse, 3, 21) ; « Pellem pro pelle, et cuncta quae habet homo, dabit pro anima sua » : « Peau pour peau ! Tout ce que l’homme possède, il l’abandonne pour sauver sa vie ! » (Job, 2, 4 et 2, 7). Concernant les « quatre peaux », voir J. de Voragine, « Sermon IV sur saint Barthélemy ».

    [6]. « Quanto più si parlerà colli pelli, veste del sentimento, tanto più s’acquisterà sapientia » : « Plus tu converseras avec les peaux chargées de sens, plus tu acquerras de sapience », Léonard de Vinci, Profezie. (Cette traduction est donnée par G. Didi‑Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Minuit, 1985, p. 9).

    [7]. Anzieu D. (1985), Le Moi‑peau, Paris : Dunod.

    [8]. Le Breton D., (2003), « L’homo silicium ou la haine du corps », dans A. Touati (dir.), Aux limites de l’humain, Paris : L’Harmattan, 73‑84.

    [9]. « Du masque et de l’apparence il n’en faut pas faire une essence réelle, ny de l’estranger le propre. Nous ne sçavons pas distinguer la peau de la chemise. » (M. de Montaigne, Essais, III, 10, « De Mesnager sa Volonté », 1588).

    [10]. Dans sa typologie, D. Anzieu mentionne les « peaux meurtrières » réelles ou symboliques. On songe à la robe que Médée confectionne à Créüse, sa rivale, et qui la fait périr dans les flammes, ou à la tunique empoisonnée que le centaure Nessus conçoit pour se venger d’Hercule.

    [11]. Girard, Q., (2020, 13 février), « Mort de Hubert, scénariste de BD et éclaireur des coins sombres », Libération.

    [12]. « Je vis ici claquemuré comme la moelle/ dans son écorce, pauvre et seul,
/ tel un esprit emprisonné dans une ampoule […]
/ J’ai un frelon dans la fiole ; j’ai des os assortis de ligaments dans un sac de cuir/ et j’ai trois pilules de poix dans une gousse. » (Michel‑Ange, « Tercets sur son propre sort », LXIX, in Poèmes, trad. P. Leyris, Paris, Gallimard, 1983, p. 111). « Écorce », « ampoule », « fiole », « sac », « gousse » : autant de contenants qui expriment la précarité du corps et l’enfermement de l’esprit.

    [13]. Dumas, S. (2014), Les peaux créatrices. Esthétique de la sécrétion, Paris : Klincksieck.

    [14]. Paglia, C., (2017), Introduction à Personas sexuelles, Québec : Presses de l’Université de Laval, 83.

    [15]. Mascarade, bouffonnerie divertissante pratiquée à la fin du Moyen‑Âge et à la Renaissance.

    [**]. Nous remercions Nicole Tran Ba Vang pour son aimable autorisation de reproduction