L’image de l’homme à la peau foncée dans le monde romain antique

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    L’image de l’homme à la peau foncée dans le monde romain antique.

    Constitution, traduction et étude d’un corpus de textes latins.

    Micahel Syna Diatta

    Syna Diatta M., (2017), L’image de l’homme à la peau foncée dans le monde romain antique : constitution, traduction et étude d’un corpus de textes latins, Thèse de doctorat sous la direction de Jean-Yves Guillaumin et Claude Brunet, soutenue le 14.12.2017., 404 pages, Besançon, décembre. Repéré à : http://indexation.univ-fcomte.fr/nuxeo/site/esupversions/d3c9b7ef-ba5c-4971-bce7-679beff80317-romain-antique

    Compte rendu de Bertrand Lançon

    Référence électronique

    Lançon B., (2020), « L’image de l’homme à la peau foncée dans le monde romain antique. », La Peaulogie 4, mis en ligne le 5 mai 2020, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/peau-foncee-monde-romain-antique

    Micahel Syna Diatta a présenté le 14 décembre 2017 devant l’Université de Bourgogne Franche‑Comté (Besançon), une thèse de doctorat de Langues et Littératures anciennes intitulée : L’image de l’homme à la peau foncée dans   le monde romain antique : constitution, traduction et étude d’un corpus de textes latins, préparée sous la direction de Jean‑Yves Guillaumin et de Claude Brunet. Celle‑ci se compose de 404 pages réparties en deux volumes. Le premier, riche de 302 pages, constitue le texte même de la thèse. Il est ordonné selon un plan clair et cohérent en trois parties. La première s’attache à une étude lexicologique et sémantique particulièrement pertinente des termes latins désignant la couleur noire dans les textes (ater, niger, fuscus, adustus, exustus et aethiops), cela jusqu’au Vème siècle de notre ère. La deuxième est focalisée sur les Aethiopes, nom générique donné aux noirs dans la société romaine et étudie les rôles dans lesquels les textes les présentent (vie économique, militaire, sportive, religieuse, politique, sans oublier la mythologie). La troisième partie, enfin, est consacrée aux perceptions négatives des Romains envers les Aethiopes, principalement sous l’angle de la sexualité et du métissage ; elle se conclut par un chapitre sur leur perception dans les textes des auteurs chrétiens et   un autre sur les Pygmées. Cette belle thèse s’achève par une bibliographie complète, soignée et présentée selon les usages de la recherche universitaire, qui peut rendre bien des services aux chercheurs qui s’intéressent à ce sujet. Le second volume, qui comporte 102 pages, présente le corpus des sources étudiées ‑ les fameuses pièces justificatives ‑ par ordre alphabétique des auteurs, avec dates, références éditoriales, extraits de textes latins et traductions. Cette riche anthologie est remarquable et sera précieuse pour tout chercheur ultérieur sur ce thème. Je n’y vois qu’un défaut véniel, à supposer qu’il en soit un : les auteurs chrétiens y sont traités à part, à la suite des païens, ce qui me semble procéder d’une dichotomisation quelque peu obsolète.

    L’ensemble est d’une présentation particulièrement soignée et claire. L’insertion de documents iconographiques et la disposition en colonnes des extraits latins et de leur traduction française lui ajoutent un supplément d’intérêt et un surcroît de qualité. Cette thèse est en outre très bien rédigée. Ces qualités, qui rendent la lecture aisée et agréable, ont aussi le mérite de passionner le lecteur par l’intelligence de son exposition documentaire et problématique.

    La nuance du titre est une finesse : ce n’est pas l’homme à peau foncée que l’auteur étudie, mais son image, donc sa perception dans la société romaine et les lieux communs que celle‑ci peut y véhiculer.

    Le premier défi de cette thèse était de constituer un corpus qui n’existait pas. C’est un gros travail qui a été réalisé là : le second tome en témoigne, avec 270 références qui ont été minutieusement exploitées. Les éloges doivent être accrus du fait que l’auteur ne s’est pas contenté d’établir un simple catalogue. En ce sens, cette thèse de Langues et littératures anciennes possède aussi   les dimensions intellectuelles d’une thèse d’histoire et d’anthropologie. Je crois que c’est à juste titre que les références ont été présentées dans l’ordre chronologique alors que l’analyse était conduite de manière thématique. L’exercice n’est pas facile mais il a été accompli de manière convaincante.

    Une question se pose d’emblée : noir et foncé sont‑ils des synonymes ou s’agit‑il seulement d’éviter des répétitions ? J’adhère avec ce qu’écrit l’auteur à la suite de Snowden Jr, à savoir que les Grecs et les Romains n’étaient pas racistes, au sens moderne du mot. Le lexique est bien entendu primordial dans cette affaire et la première partie, qui lui est consacrée, est on‑ne‑peut‑plus pertinente. « Race » n’est qu’une traduction extrapolée du grec ethnè et du latin gens ou natio, qui accapare les notions gréco‑romaines à une perception raciale des peuples qui est celle des temps modernes. Tout au plus les auteurs romains considèrent‑ils les peuples comme tributaires des climats chauds ou froids. Ainsi les noirs sont‑ils perçus comme inaptes à la guerre et disposés à la sagesse philosophique – comme les gymnosophistes de l’Inde ‑, tandis que les barbares du nord à peu blanche sont vus comme d’excellents guerriers inaptes à la réflexion.

    Le Chapitre 1 porte sur la couleur noire dans le lexique latin. Ater  se dit   du vin à robe foncée, de la bile noire – atrabilis ‑, qui est la plus funeste des quatre humeurs, celle qui porte à la mélancolie et à l’anxiété, ainsi que du pelage de certains animaux, telle la panthère noire (atra tigris). Pour ce qui est des humains, Vitruve emploie fuscus pour la peau et niger pour les yeux,  ce qui est une preuve indubitable de la nuance lexicale entre les deux termes, que confirment des passages d’Ovide et de Martial (p. 29). Les pages sur l’explication de la couleur noire (adustus color) de la peau par les Anciens sont excellentes. Les participes adjectivés que sont adustus ou exustus assimilent le noir au « brûlé ». Les hommes à peau foncée auraient donc la peau brûlée par le soleil, ce qui fait de la peau noire un comble de la peau rouge ou rougie. Un intéressant passage de Stace indique qu’aux yeux des Romains, l’Éthiopien n’est pas noirci mais rougi par le soleil (rubentem Aethiopum). Dans l’échelle chromatique, le noir serait donc un rouge extrême, porté à la calcination (p. 68). La remarque de Pline l’Ancien, qui indique que c’est « par pudeur » que les Mesaches enduisent de rouge leur corps noir (p. 19) est éloquente : il s’agissait pour eux de cacher une couleur noire qui serait une dégradation excessive du rouge. Il semble qu’Aethiopus soit devenu un terme générique dans le latin tardif. Sur ce point, l’étude sur les sens d’Aethiops est particulièrement bien conduite (p. 34).

    Le Chapitre 2 porte sur les Aethiopes dans la littérature latine (p. 77s). On les trouve comme esclaves de prix, garçons de bain. Ils sont aussi arroseurs de sable dans le cirque, pugilistes, chasseurs et dompteurs (uenatores, domitores. 116‑117). Leur marcophallisme fait d’eux une pâte à fantasmes. Le minimus Aethiops est le domitor qui impressionne le plus Sénèque car il est l’homme  le plus petit qui dompte le plus gros des animaux (donc, métaphoriquement, le sage le plus accompli). Le Chapitre 3, enfin, s’intéresse aux perceptions négatives des Aethiopes. La question fondamentale est  la  suivante  : l’étranger noir est‑il autre chose qu’un étranger ? Les Romains ont peur du métissage (hybrida est un adjectif péjoratif ); c’est de cette peur‑là dont il s’agit, et non de la répulsion en soi pour la peau noire, qui attire des Romaines dont l’adultère menace les lignages. À l’époque augustéenne, la sexualité se déploie de manière extra‑conjugale tandis que la sexualité dans le mariage est une débauche si elle n’a pas en vue la procréation. De plus, il n’y a pas de noirs dans la haute société des personnes libres. L’auteur rappelle (p. 220) que les Aethiopes appartiennent aux barbares selon Claudien (Gildon, 190‑191). Par ailleurs, l’auteur délivre de bonnes pages sur la décoloration (decolor et discolor).

    J’ai été très intéressé par le 3.2, sur les Aethiopes dans les textes d’auteurs chrétiens (plutôt que « textes chrétiens »). La question cruciale est la suivante : l’appartenance au christianisme induit‑elle une perception différente des Aethiopes ? Sachant que l’Aethiopia est, avec l’Arménie, la première terre non‑romaine à avoir été christianisée. Par la conversion, l’Aethiops change de peau comme le juif passe de la circoncision physique à celle du cœur. On est dans la symbolique, non ethniciste, de l’universalisme. Le noir cesse d’être noir par le fait de sa conversion (p. 245). Le mot grec métanoia désigne aussi bien la conversion que la métamorphose. Dans la symbolique augustinienne, la conversion ne dénégrise pas, mais fait de la négritude une beauté, comme chez la reine de Saba, épouse de Salomon.

    Lisant cette thèse, je me suis posé la question suivante : les hommes à peau noire se réduisent‑ils aux Aethiopes ? Qu’en est‑il des Nubiens (p. 68 et 145) et du passage de Silius Italicus sur le corpus exustus ? Qu’en est‑il des Indiens, mentionnés p. 19 et 23 ? Des habitants de l’India, nous savons que le nom désignait aussi, chez les Romains, à tout le moins au Ve siècle, la corne de l’Afrique et le royaume d’Axoum (p. 57, l’auteur évoque Ovide, qui distinguait Ethiopiens et Indiens). Notons enfin que l’assimilation de la couleur noire au diable relève d’un pourcentage infime dans la littérature patristique.

    Pour ce qui est de la bibliographie, je n’aurai que trois ajouts à proposer : celui du livre de Michel Pastoureau, Le Noir, Histoire d’une couleur (Paris, Seuil, 2008), pour qui « le noir est un pôle fort du système de la couleur » avant l’époque moderne, au cours de laquelle il prend en Occident le statut particulier d’une non‑couleur ; j’y ajoute les travaux d’Agnès Rouveret et d’Adeline Grand‑Clément sur les couleurs et les matières dans l’Antiquité[1].

    La thèse de Mr. Diatta nous donne à voir une perception oscillante et ambivalente des noirs dans la société romaine, qui se poursuit à l’époque chrétienne. Son mérite est double : d’un côté celui d’étudier et éclairer un sujet peu abordé par la constitution d’un corpus original, de l’autre celui d’enrichir la perception des historiens de ce que pouvait être, pour les Romains, l’altérité ‑ qu’Yves‑Albert Daugé appelait « aliénité » en 1981[2]. Il apparaît en effet que, dans le paysage ethniciste qui est celui de la culture romaine, les noirs semblent dissociés des barbares et porteurs d’une spécificité qui n’est qu’occasionnellement péjorée. De ce point de vue, le gros travail doctoral   de Micahel Diatta apporte du nouveau et de précieuses inflexions à nos connaissances et à nos réflexions sur le monde romain antique. De ce point de vue, on ne peut qu’espérer la transformation de cette thèse en livre, car cette thèse est une belle étude, bien écrite, nourrie par de bonnes connaissances bibliographiques et des études textuelles précises. J’y ai  beaucoup  appris. Son auteur donne à mieux connaître les mentalités romaines face à l’altérité (un concept très en vogue aujourd’hui). Pour les Romains comme pour les Romains chrétiens, l’altérité naturelle n’a pas vocation à s’éterniser : la liberté, la citoyenneté et la conversion viennent universaliser les différences et gommer les altérités. En cela le christianisme a poussé à son comble l’universalisme romain.


    [1]. Rouveret A, (1989), Histoire et imaginaire de la peinture ancienne (Ve s.av. Ier s. ap. J.C.), Rome : BEFAR ; (2006), Couleurs et matières dans l’Antiquité. Textes techniques et pratiques, avec Dubel S. et Haas V., Paris : PENS. Grand‑Clément A, (2011), La fabrique des couleurs. Histoire du paysage sensible des Grecs anciens, Paris : De Boccard.

    [2]. Daugé Y‑A., (1981), Le Barbare. Recherches sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation, Bruxelles : Latomus.