Des livres reliés en peau humaine

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    Des livres reliés en peau humaine

    Enquête sur la bibliopégie anthropodermique

    Rosenbloom M.

    Rosenbloom M., (2022), Des livres reliés en peau humaine :enquête sur la bibliopégie anthropodermique, Paris : Editions B42, 240 p., ISBN : 9782490077649

    Compte rendu de Camille Gravelier

    Référence électronique

    Gravelier C., (2022), « Des livres reliés en peau humaine :enquête sur la bibliopégie anthropodermique », La Peaulogie 9, mis en ligne le 11 juillet 2022, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/livres-peau-humaine

    Dans ce premier ouvrage de Megan Rosenbloom traduit de l’anglais et paru aux éditions B42 le lecteur découvre sous une couverture certes de papier (fort esthétiquement ornementée) un récit écrit avec talent qui nous plonge, avec la même curiosité que l’autrice a su développer, dans la quête des origines des livres dont la couverture est faite de peau humaine : la « bibliopégie anthropodermique ».

    Dès le prologue, le lecteur est plongé dans une véritable enquête spécialisée qu’elle mène avec passion et pertinence, telle une véritable légiste du livre ancien.

    Actuellement une cinquantaine d’ouvrages ont été authentifiés par le programme « Projet Livres Anthropodermiques » mené par l’autrice ; la plupart appartenant à des collections publiques ; le plus souvent concernant les candidats les plus improbables.

    Un travail de détective du corps objet, réellement sous la forme d’une objet (le livre), fait de corps (la peau humaine) ; et sur ceux qui furent les créateurs de ces reliures (leurs motivations et les circonstances leur ayant permis l’accès à cette matière première si particulière). Où la peau « vêtement humain » devient revêtement d’ouvrages. Ceci conférant aux écrits qu’ils entourent un caractère précieux de par la rareté de leur matériaux. Cette rareté présupposant une accessibilité de la dite matière première ayant de ce fait plutôt concerné des collectionneurs d’ouvrages littéraires, médecins de profession.

    Armée d’une « saine dose de curiosité morbide » au travers de plus de cinq années de voyages réalisés au sein des institutions les plus prestigieuses dans le but de voir ces livres de ses yeux, l’autrice nous révèle, à la lumière des filigranes du papier, des ex-libris, des dorures ou de l’aspect même de la trame des peaux (ou de la trace des vestiges de leurs follicules pileux) ce qu’elle a pu comprendre et réfléchir des mystères de ces objets particuliers. Dans une tentative de « réhumanisation » de ces livres, l’autrice entame dès lors une enquête (ou quête) vers la ou les vérités de chaque ouvrage, fonction d’une histoire qui lui est propre. Un récit passionné et passionnant.

    SOUS VERRE

    Déambulant dans les salles d’exposition d’un musée de Philadelphie, cette étudiante en sciences de la bibliothèque tombe un jour sur une discrète vitrine dont il est renseigné que les livres qu’elle contient sont reliés en peau humaine. Dès lors naît  chez elle un questionnement : Ces reliures sont-elles réellement en peau humaine ? Qui sont les personnes ayant produit ces couvertures ? Comment ces personnes ont-elles pu opérer une telle distanciation du corps permettant de penser à revêtir un livre de pareille peau transformée en cuir ? Se peut-il qu’un médecin eut recours à de telles pratiques ? Quelles circonstances ont amené à écrire un texte que l’on a trouvé judicieux de relier en peau humaine ? Qui a fourni la peau utilisée et comment cette personne a été choisie ? Qui sont les relieurs ayant accepté pareil ouvrage ? Qui sont les collectionneurs ayant passé une telle commande ? Entre quelles mains ce livre est passé et qu’ont pu ajouter ces personnes à l’histoire du livre ? Qui sont ceux qui au sein d’institutions on su conserver un pareil livre à l’intention de futurs chercheurs ?

    2015, devenue bibliothécaire responsable du fond médical de l’université de Californie du sud, elle crée l’Anthropodermic Book Project et, telle une légiste du livre, entreprend d’authentifier ceux suspects de bibliopégie anthropodermique via de microprélèvements de couverture testés par un procédé dit « test EPM » permettant de déterminer l’espèce dont le cuir est issu : chaque famille d’animaux partageant une empreinte de marqueurs protéiques qui leurs sont propres et spécifiquement reconnaissables.

    Elle est appelée « au chevet » des livres de bibliothèques suspects pour se pencher sur leur histoire trouble. Ces suspicions étant souvent fondées sur quelques notes sur la page de garde griffonnées au fil du temps par un ancien propriétaire de l’ouvrage. Le caractère pittoresque de l’ouvrage joue le plus souvent en défaveur de son « authenticité anthropodermique ». C’est ainsi qu’elle authentifie l’ouvrage Anatomy Epitomized and Illustrated, issu d’un legs de médecins collectionneurs de livres anciens rares : un livre d’anatomie relié en véritable peau humaine.

    Se sentant investie d’une mission, l’autrice nous amène à nous questionner sur notre rapport à la mort, mais aussi à la maladie, au corps mort, aux objets ; à ce que le regard clinique distancié peut produire ; et à ce que nous devons à ceux dont le corps à été utilisé par les pratiques médicales au cours des siècles, jusqu’à aujourd’hui.

    LE PREMIER EXEMPLAIRE

    Début 2015 elle se rend à la bibliothèque Houghton de Harvard pour consulter ce qui est alors l’unique livre anthropodermique authentifié scientifiquement : Des destinées de l’âme de Arsène Houssaye. Son authenticité avait été prouvée un an auparavant à Harvard par EPM. Avant, l’apparition de l’empreinte peptidique (EPM) était uniquement possible l’étude des motifs dessinés par les follicules sur le cuir : au microscope on observe l’agencement des follicules pileux humains qui ont une forme de losange à la différence de ceux de vache ou cochon (avec les difficultés d’interprétation liées au tannage de la peau qui déforme les motifs aléatoirement).

    Les Métamorphoses d’Ovide (datant du XVIe siècle) prétendu jusque-là relié en peau humaine, avait vu ses tests scientifiques révéler qu’il s’agissait en réalité d’une peau de mouton. L’aspect du livre avait pourtant les critères anthropodermiques : de petite taille (à peu près de la taille d’un téléphone portable) le cuir intérieur présentait des follicules très visibles ; sur sa première de couverture se trouvait un exlibris en cuir rouge décoré d’une hache dorée en dessous duquel figurait une annotation manuscrite : « relié en peau humaine ». La plupart des livres reliés en peau humaines semblent issus de la période fin XVIIIe / début XIXe, où il était courant d’acheter des blocs de textes pour ensuite les faire relier en un assemblage personnalisé. Les collectionneurs de l’époque aimaient tout particulièrement faire relier des écrits plus anciens qu’ils jugeaient précieux. Après avoir cru pendant des années que le livre était en peau humaine, certains des membres du personnel de la bibliothèque furent déçus. Là où d’autres furent soulagés de ne pas avoir à faire face à la polémique qui fit rage à la bibliothèque de Harvard propriétaire Des destinés de l’âme : déterminer si la place de l’ouvrage était sur la paillasse des chercheurs, dans une armoire à l’abri des curieux, exposé aux yeux de tous, ou détruit voire enfoui sous terre en signe de respect au défunt dont le corps avait été profané.

    UN AFFREUX ATELIER

    Lors d’une visite à l’université de Berkeley on lui confie un ouvrage français : L’Office de l’église en françois. Un petit livre de prière en latin et français imprimé en 1671 dont la couverture semble bien plus récente, et où l’autrice découvre les notes suivantes : « relié en peau humaine » et « c’est un fait avéré que pendant les horreurs de la Révolution française, des tanneries furent établies ici et là en France où les peaux des victimes de la guillotine étaient tannées, et certaines d’entre elles furent utilisées pour relier des livres en raison du grain fin de leur surface après avoir été corroyées. Cet ouvrage est l’un d’entre eux ». Stupéfaite d’apprendre qu’il pourrait y avoir des ouvrages de bibliopégie anthropodermique d’une autre époque que celle identifiée et originaire d’un autre continent, elle enquête sur ces faits. Elle découvre rapidement que si les faits décrits avaient eu lieu, les artisan tanneurs de l’époque n’auraient pu faire face à l’ampleur de la tâche. Et qu’ainsi la tannerie de Meudon (château, ancien pavillon de chasse royal au sud-ouest de Paris) relève plus d’une efficace propagande royaliste visant à diaboliser les révolutionnaires, que de faits réel. Sans pouvoir néanmoins affirmer catégoriquement qu’il n’existe aucun ouvrage de la sorte. En particulier un ouvrage française La Constitution de 1793 du musée Carnavalet de Paris laisse planer le doute dont l’actuelle fermeture du musée empêche la dissipation.

    LES GENTLEMEN COLLECTIONNEURS

    En janvier 1869, le Dr John Hough autopsie la jeune Mary Lynch décédée de tuberculose et parasitose très évoluées. Il prélève un fragment de peau de la cuisse de Lynch pour faire relier trois de ses livres préférés, traitant tous de la santé et de la reproduction de la femme. Collectionneur de livres rares il amassa plus de 8 000 ouvrages précieux qui furent légués à la bibliothèque de l’université de Philadelphie et celle de Pennsylvanie où il avait étudié.

    « Je n’en peux plus de ce livre » disait le bibliothécaire de l’université de Pennsylvanie, lassé de voir les badaud se presser pour un Catalogue de Sciences médicale de la bibliothèque nationale de France ayant appartenu à Hough. Cet ouvrage est annoté : « Relié en peau du dos. Tanné en juin 1887 » et « Relié en janv. 1888 ». Fait de cuir sur un seul côté (ou demi-reliure), l’autrice n’était pas convaincue : en quelle mesure pouvait-on consacrer un morceau de peau humain à la reliure d’un catalogue ? L’état du cuir et la date de sa confection questionnaient : mal conservé, moisi par endroits, il ne pouvait pas s’agir de la peau de Marie Lynch. Contre toute attente ce livre fut confirmé par EPM. Tentant de comprendre en quelle mesure un médecin avait pu s’adonner à pareil hobby, elle comprit qu’à l’époque il avait été question pour Hough de valoriser son ouvrage (liste des livres les plus rares de l’époque : donc important à ses yeux de collectionneur) en le reliant de la peau la plus précieuse « disponible ». Il s’était essayé à le relier lui-même avec la peau d’un autre patient dont elle découvrit l’identité : Thomas McCloskey, mort à l’hôpital de Philadelphie en 1869.

    De même, lorsque les descendants du Docteur Joseph Leidy médecin contemporain de Hough, collectionneur international réputé et s’adonnant aux même pratiques, firent don de son traité Elementary Treatise annoté « peau humaine, celle d’un soldat mort pendant la grande rébellion sudiste » ils décrivirent l’ouvrage comme « un des biens les plus précieux de la famille ».

    L’ART DE LA PEAU

    En quête de réponse, l’autrice pousse les portes d’une tannerie réputée pour avoir préservé un savoir-faire ancien, leur conférant une aura dans le milieu du livre (et de la reliure). Elle reconstitua ainsi le processus de création des reliures de Hough : très probablement plongées immédiatement après prélèvement dans de l’urine (disponible facilement à l’hôpital) pour ses propriétés acides et conservatrices, le temps de confier les échantillons à un artisan tailleur de l’époque. Comprenant un peu mieux le processus de tannage, l’autrice compris à quelle point ce médecin devait s’être senti peu lié à ses patients. Souhaitant creuser cette idée elle s’intéressa au contenu des ouvrages de Hough ainsi reliés: Recueil des secrets, d’une pionnière de la maïeutique Louise Bourgeois.

    LES SECRETS DES SAGES-FEMMES

    Louise Bourgeois (1563-1636) est accoucheuse des rois et développe pendant toute sa carrière de nouveaux procédés obstétricaux en tant que sage‑femme, face à des chirurgiens hostiles. Pointée injustement du doigt par ces derniers, elle termine sa carrière par un Recueil des secrets rassemblant des remèdes qu’elle jugeait pertinents, relié ensuite par Hough pour l’exemplaire qu’il possédait avec la peau de sa patiente.

    Depuis le début de ses recherche, l’autrice est confrontée à certains collègues prêtant des intentions de profanation voir de « viol post-mortem » au corps féminin prélevé par un médecin homme. Hough aurait‑il pu relier de la peau de Mary Lynch le recueil de Louise Bourgeois discrédité par les hommes de santé de l’époque ? La question de l’exploitation des femmes se pose, celui du devenir du livre le doit moins. On ne peut pas revenir en arrière et empêcher la création des livres anthropodermiques, mais on peut en comprendre leur provenance pour l’expliquer à la lumière d’une réflexion éthique aux générations futures, et protéger ces objets historiques avec le plus grand respect afin qu’ils ne finissent pas exhibés dans des attractions touristiques voyeuristes.

    LA LONGUE INFLUENCE DES « MÉDECINS DE NUIT »

    Henry Wellcome, magnat de la pharmacie au XIXème, fit l’acquisition d’un petit carnet où est inscrit «la reliure de ce livre est conçue avec la peau tannée du nègre dont l’exécution a entraîné la Guerre d’indépendance». Il n’existe aucun livre authentifié relié avec la peau d’une personne de couleur, mais piéger les collectionneurs et les musées au sujet de la nature véritable d’un objet est une idée qui remplit l’autrice de peur, de fascination et de dégoût. Comme elles n’ont pas de lien avec un créateur unique, les contrefaçons de livres anthropodermiques peuvent tromper les collectionneurs par toutes sortes d’astuces : l’ajout d’une fausse note en page de garde qui prétend que la reliure est en peau humaine, ou la création d’une «arnaque à l’origine» au cours de laquelle le récit retraçant la généalogie des différents possesseurs du livre est modifiée pour y inclure un élément anthropodermique.

    A savoir qu’alors que les livres anthropodermiques sont des objets rares, les Poems de Phillis Wheatley, autrice esclave noire émancipée, est le seul ouvrage dont plusieurs exemplaires reliés en peau humaine sont authentifiés, et ce sans précisions sur la race de la personne dont la peau a été utilisée, donnant à penser que ce choix de reliure anthropodermique n’est lié ni à la race de l’autrice ni à son statut d’esclave. Dans l’un de ces exemplaires se trouve un ex-libris de la collection Charles F Heartman d’objets liés à la culture nègre. Cet homme amoureux des livres et admirateur du travail de Wheatley, passa commande chez le célèbre relieur londonien Zaehndorf pour la reliure de trois exemplaires du recueil de la poétesse avec des «cuirs fournis par le client». Cette entreprise relia d’autres ouvrages grâce aux «cuirs fournis par le client» dont un exemplaire de The Dance of Death de 1898 mis ici en illustration (le plus bel exemple de reliure anthropodermique actuellement connu).

    Il existe une longue histoire de médecins blancs hommes qui profitent des femmes et des personnes de couleur au nom de la science, avec des récits de «médecins de nuits» voleurs de cadavres noirs emportés par les esclavagistes qui ne semblent pas reposer sur des faits réels, mais dont les effets se ressentent toujours actuellement sur la confiance des noirs américains vis à vis de la médecine (avec une perte de chance pour leur santé).

    LES VOYAGES POST-MORTEM DE WILLIAM CORDER

    1828 en Angleterre, William Corder est jugé pour « le meurtre de la grange rouge » : féminicide de sa compagne qu’il enterra dans la grange des parents de celle-ci. Le procès est sans appel : William Corder est condamné par le juge « à la fin de sa carrière de mortel » et pendu. Sa dépouille est disséquée, comme l’étaient systématiquement les dépouilles des meurtriers. A cette époque où la phrénologie (analyse des bosses du crâne) connaissait son apogée, le squelette, le cœur et jusqu’aux oreilles reliées au scalp du criminel furent conservés. Son crâne moulé. Ses vêtements et jusqu’à la corde ayant servi à la pendre, gardés en reliques. Un morceau de peau fut également prélevé afin de relier un ouvrage sur son procès.

    Après avoir passé près d’un siècle à l’hôpital du comté, le squelette de Corder termina exposé dans une collection londonienne du Collège Royal de chirurgie, au sein d’une section dédiée aux meurtriers exécutés. Lorsque le musée fut rénové (début 2000) la question se posa du devenir de ce squelette. Un membre éloigné de la famille obtint d’organiser sa crémation. Enhardie de son succès, la famille demanda le même sort pour le scalp de Corder et le livre relié avec sa peau, conservés au conseil municipal. Ce qui fut refusé. L’institution propriétaire (ainsi que la caractérisation en tant qu’objet des parties du défunt) décide du devenir de ces entités, même si issues du corps humain. S’ajoutent dans la réflexion autour du devenir de l’objet : les circonstances dans lesquels il a été obtenu, la politique de l’institution (le squelette de Corder par exemple se retrouvait dans une collection originale dont il ne faisait pas partie initialement, il n’y avait donc pas de raison de l’y conserver), l’Histoire, et comment sont considérés les restes humains localement.

    LES ECHOS DE TANNER’S CLOSE

    1829 en Ecosse, William Burke est pendu pour le « recel » de cadavre qu’il se fournissait en assassinant des voyageurs hébergés dans son hôtel. Ce trafic fournissait un éminent anatomiste pour ses dissections de recherche et d’enseignement : le Dr Knox. Membre du collège royal de chirurgie d’Edimbourg, on peignit de ce médecin le tableau d’un homme tellement concentré lors de son travail qu’il en aurait occulté les marques sur les corps indices de leur provenance douteuse. Etant donné que les victimes disséquées étaient ensuite détruites, il ne subsistait aucune preuve contre Knox. Burke comparut d’ailleurs uniquement pour le meurtre de sa dernière victime. Ainsi Knox bénéficia de ses crimes mais en détruisit également les preuves, sans jamais être inquiété. Un comité d’enquête dirigé par des médecins se pencha sur les agissements du Dr Knox en lien avec les meurtres dits de West port, pour conclure que Knox avait été d’une négligence insouciante mais non criminelle, croyant vraiment que les pauvres étaient habituellement disposés à vendre le corps de leurs proches aux anatomistes.

    En 1752, le parlement vota une loi visant à donner la possibilité aux juges de prononcer la dissection comme peine supplémentaire à l’exécution des meurtriers, à une époque ou des délits mineurs comme le vol pouvaient être passibles. Les médecins devenaient les agents du châtiment d’Etat et la dissection une performance publique de l’humiliation ajoutant de l’horreur à la gravité de la sentence. Néanmoins à la date de l’exécution de Burke, les quantités de corps étant insuffisants pour alimenter les besoins des facultés de médecine une « proposition de loi pour la prévention des écoles d’anatomie » vit le jour. Il s’agissait d’ajouter aux corps des meurtriers les dépouilles non réclamées de pauvres « sans amis ». Une version édulcorée de cette proposition de loi fut actée en 1832 où devait être impérativement renseignée l’identité du corps (nom, sexe, âge et dernière adresse) sous peine pour le médecin de s’exposer à une amende (qui ne pouvait pas dépasser 50 livres). Ce qui est intéressant dans ces lois c’est que légalement un cadavre ne possède pas les droits d’un corps vivant, car il n’appartient à personne.

    Un grand nombre de livres anthropodermiques proviennent de l’époque où les cadavres des criminels étaient disséqués. Secondairement cette loi eut pour effet de rendre illégale la dissection des corps de meurtriers, permettant de dédiaboliser la dissection et de libérer les anatomistes de leur image de croque-mitaine. Dé-stigmatisant les travaux d’anatomie, mais augmentant les différences de classes sociales. Certains incidents ranimaient parfois ces tensions, les médecins affirmant que les réalités de leur vocation étaient trop dures à accepter pour les gens ordinaires (débat encore actuel avec de nos jours la notion de viol lors des examens clinique).  Mais ce n’est qu’au XXe siècle que le concept médical de consentement fut écrit inscrit dans la loi.

    LE TRÉSOR DU BANDIT DE GRAND CHEMIN

    1837, Georges Walton bandit de carrière, finit ses jours dans la prison d’Etat du Massachusetts. Son directeur, Charles Lincoln, se rend à son chevet quotidiennement pour recueillir le récit de ses aventures et ses nombreuses évasions. Le détenu réussit ainsi à convaincre ses geôliers qu’à sa mort soit prélevé sur sa peau de quoi relier deux livres, à leurs frais. Regagnant ainsi un contrôle sur son corps enfermé, tel une ultime évasion planifiée. Un des exemplaires fut remis à l’une de ses mémorables victimes, qui s’était illustrée pour s’être vaillamment débattue. L’ouvrage fut légué à l’Athenaeum de Boston où il est toujours conservé. Walton repose ainsi (en tout cas en partie) dans un magnifique bâtiment de style italien, et sa peau recouvre pour toujours l’histoire de sa vie.

    Georges Walton est la seule personne que l’on recense dont la peau est utilisée pour une reliure anthropodermique que lui-même a souhaitée.

    DES FANTOMES DANS LA BIBLIOTHÈQUE

    Lorsque l’autrice explique aux gens qu’elle étudie les livres reliés en peau humaine, la première question qui vient souvent est « c’est un truc de nazis, non ? ». Bien que le penchant de Himmler pour les livres ésotériques soit bien connu, aucun livre nazi ou issu du régime n’est actuellement connu comme objet anthropodermique.

    Il est par contre intéressant de comprendre pourquoi c’est aux nazis que l’on pense en premier quand on évoque la bibliopégie anthropodermique. Le camp de Buchenwald fut l’un des plus grands camps de concentration de la Shoah. Le 16 avril 1945 un documentaire filma le camp et ses atrocités. Au milieu des scènes de libération des prisonniers on y distingue un abat-jour qui fait partie d’une exposition comprenant des organes conservés dans des bocaux, des têtes réduites et de nombreux morceaux de peaux préservées et tatouées. Cet abat-jour finit par occuper une place considérable dans la mémoire collective des atrocités de la seconde Guerre mondiale, devenant un emblème de la brutalité du régime nazi car réputé réalisé en peau humaine. Il est en réalité très peu probable que cet abat-jour fut confectionné avec de la peau humaine ; mais au fil du temps d’autres récits culturels ont contribué à assoir cette légende : comme l’abat-jour en peau humaine et autre reliques macabres découvertes chez le tueur en série Ed Gein en 1957.

    Il n’est pas étonnant que le public persiste à relier l’idée des livres en peau humaine aux nazis. Il est plus facile de croire que les objets en peau humaine furent fabriqués par des monstres comme les nazis et les tueurs en série plutôt que par des médecins respectés représentant la réussite sociale. Ce qui est primordial c’est d’avoir une réflexion éthique sur ces actes. Ce qui fut le cas lors du procès des médecins de ce camp de concentration où ironiquement le code éthique pour l’expérimentation médicale le plus solide qui servit fut celui qui avait été établi par les nazis eux-mêmes, et qui soulignait l’importance du consentement éclairé.

    MON CADAVRE, MON CHOIX

    De nos jours objetiser sa peau questionne toujours. Kate Moss spécule sur les tatouages du bas de son dos réalisés par le peintre connu Lucian Freud comme s’ils pouvaient être vendus. Le gérant d’un salon de tatouage zurichois Tim Steiner a littéralement cédé sa peau à un collectionneur : « mon dos est une toile, je n’en suis que le cadre temporaire » dit-il, s’auto-objetisant volontairement (contre la somme substantielle de 150 000 euros et l’engagement que sa peau sera exposée dans des musés officiels tel le Louvre).

    Aussi particulière que cette démarche puisse être perçue, elle est une nette amélioration par rapport aux objets en peau d’antan car elles sont consenties et documentées. Et même si ces contrats peuvent être discutés sur le plan légal, surtout, c’est le pays dans lequel il est signé qui influence son caractère autorisé ou non. Considérer le corps comme n’étant ni une personne ni un bien vient des droits coutumier et ecclésiastique anglais, avec des divergences interpays au cours du temps. Le système légal étasunien favorise par exemple les choix du devenir de sa dépouille, par le défunt. Permettant la naissance d’entreprise comme Save My Ink Forever, qui propose de mettre sous cadre parfaitement conservé et pour toujours, vos plus beaux tatouages. Le droit britannique s’intéresse à la notion de « savoir-faire » : l’action de transformation de la peau en objet en transforme le statut légal. Ainsi un squelette sera qualifié de reste humain, tandis qu’un livre anthropodermique sera un artefact culturel (comme il était le cas des restes de Corder discutés précédemment) avec une sorte de principe que doit être protégé ce qui ne peut pas être régénéré (exemple : la peau versus le sang, qui n’est pas protégé).

    La France est le pays où l’utilisation du corps humain est la plus réglementée : le code civil déclare que le corps humain est inviolable, et punit d’une amende et d’une peine de prison « toutes atteintes à l’intégrité du cadavre, par quelque moyen que ce soit ».

    LA FRENCH CONNECTION

    L’enquête se termine en France, où l’autrice voit ses suspicions de bibliopégie anthropodermie francophone prendre une autre direction que celui des récits révolutionnaires de tanneries de peaux humaines fantasmagoriques. A la bibliothèque nationale de France elle consulte un article sur la thématique, illustré de photographies de couvertures tatouées ou même ornées d’un téton pour un ouvrage intitulé Eloges des seins. Elle comprend que, si livres reliés en peau humaine en France il existerait peut-être, ils se cacheraient plutôt dans des collections privées. C’est ainsi qu’elle authentifie un ouvrage d’Edgar Allan Poe d’un collectionneur français de livres ésotériques, en véritable peau (humaine) : Le Scarabée d’or. Ouvrage où l’on peut lire sur la page de garde : « Cher John, Quel hommage pour le morbide Poe, cet amoureux de la mort que de trouver Le Scarabée d’or relié en peau humaine. Ou est-ce une tentative de calembour ? Poe humani en peau humaine ». Ce livre original avait lui-même eut une vie, voyageant à travers les continents et les propriétaires pour se retrouver aujourd’hui dans une collection littéraire occulte privée française. Il était passé entre les mains de certains des étasuniens les plus brillants dans le domaine de la médecine et de la littérature : « leçon de choses – reliées en peau humaine – pour l’histoire de la médecine » dit l’autrice.

    ANATOMIE HUMANISTE

    L’épilogue de ce livre raconte l’expérience de l’autrice en tant que spectatrice d’une cérémonie des étudiants en médecine autour des corps qu’ils s’apprêtent à disséquer. Cette cérémonie très émouvante la rassure quant au cheminement de pensée des étudiants. Car c’est là le maître message de l’ouvrage : quand bien même ces objets et pratiques dérangent, ce qu’il est impératif de faire c’est un travail d’analyse éthique de compréhension de leur production, pour que les médecins et la société actuelle tirent leçon du passé.

    Moi-même médecin, je n’ai jamais assisté en France à pareille cérémonie au sein de ma faculté avant une dissection. Je me souviens de camarades ayant bien mal vécu cet exercice, se plaignant justement du manque de préparation psychologique que nous pouvions avoir. Néanmoins, la France est le pays le plus strict quant aux usages du corps. L’autrice en réfléchissant à sa vision de la mort et du don de corps remarque que son point de vue, comme celui des sociétés, a changé au gré du temps et changera encore : nous devons faire en sorte que les futurs médecins du monde entier ne permettent jamais à leur curiosité et à leur compassion d’être gommées, les envoyant sur la voie de la dépersonnalisation qui permit à certains de leurs prédécesseurs de l’histoire de gommer à leur tour l’humanité de leurs patients.