Référence électronique
Lahuerta C., (2021), « Introduction », La Peaulogie 8, mis en ligne le 07 mars 2022, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/introduction-tatouage-ethique-inclusif
Claire LAHUERTA
PR en arts, Université Lorraine, Centre de Recherche sur les Médiations. Spécialiste des questions de genre et des stratégies intersectionnelles en art contemporain, elle développe une recherche sur les enjeux politiques et militants en art et en particulier sur le corps et ses représentations.
Référence électronique
Lahuerta C., (2021), « Introduction », La Peaulogie 8, mis en ligne le 07 mars 2022, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/introduction-tatouage-ethique-inclusif
Dans son ouvrage Soi-même comme un autre (1990) Paul Ricoeur définit l’identité comme la manière dont chacun·e se construit, se perçoit, chemine dans son rapport à soi et aux autres. Par cette élaboration en process, le récit de soi (Butler), le fait de se raconter, est une étape essentielle de « la mise en intrigue de l’identité » qui s’élabore entre deux polarités : le « même » (je ressemble aux autres) et « l’ipséité », la singularité, qui permet de s’en distinguer. Se réaliser revient à se situer dans un groupe social par des signes voire des stigmates (Goffman) transindividuels (Simondon) et interrelationnels (Mead). Sur la peau, qui est le premier support de nos marques individuelles, le tatouage serait alors un ancrage de ces curseurs au fil de la vie ; en déployant une capacité à s’auto-fictionner (fabriquer son propre récit de vie) le tatouage inscrit une trajectoire pour soi, qui transcende une invite à se donner à lire aux autres. Par ce geste – marquer sa peau – le choix du tatouage, de lae tatoueur·euse, de l’emplacement en disent beaucoup sur le cheminement personnel. Les circonstances dans lesquelles ces expériences se déroulent sont souvent aussi -voire plus- importantes que les motifs laissés sur la peau. C’est cet entrelacs expérientiel que les auteur·ices ont cherché à explorer dans ce numéro.
Longtemps pratiqué dans des conditions discriminantes et oppressives, le tatouage n’est pas toujours vécu comme une expérience bienveillante : sexisme, racisme, grossophobie sont les violences les plus relatées dans l’expérience des client·es. Dans le milieu du tatouage, le corps devrait être un support « neutre » pour le motif, sous-entendu « beau », « lisse », et normatif. Sans accroc donc, mais en contradiction avec les intentions de qui veut marquer sa peau pour quitter cette enveloppe d’invisibilité. Autre discrimination que l’on observe du côté des tatoueur·euses : la psychophobie, qui consiste à outrepasser les limites psychologiques et mentales des professionnel·les. Un nombre croissant de tatoueur·euses prennent désormais la parole pour faire entendre à leur clientèle un cadre de respect et de consentement mutuel, dont l’impératif de respecter leur sensibilité, leur rythme et leurs conditions de travail. La crise sanitaire de 2020 a exacerbé cette acuité pour tous·tes, et l’urgence de verbaliser les agressions plurielles, notamment sexistes et sexuelles, dans la dynamique vindicative de #meetoo pour les faire stopper. Le compte Instagram #payetontattooartist par exemple a été l’un des premiers à proposer, à l’initiative d’un·e tatoueur·euse français·e en janvier 2019, un espace de témoignage pour les victimes d’abus et de discriminations dans le monde du tatouage. Comptant près de 15000 abonné·es désormais, il a participé à diffuser la parole des victimes, à sensibiliser les client·es potentiel·les, mais également à médiatiser les violences liées à ce milieu, inscrivant une vigilance légitime.
Au-delà de ces enjeux sociologiques, le tatouage se veut polysémique, fictionnel autant que testimonial, léger, joyeux, grave parfois, authentique et singulier, et pratiqué dans une communauté bienveillante.
C’est au seuil de ces synergies, déconstruction sexiste et construction de soi, que le tatouage peu à peu fait peau neuve. Porté par un élan politique fort, vindicatif et intransigeant sur le respect de chacun·e, le tatouage ne se réduit plus seulement à une pratique ornementale. Il déploie, dans ces stratégies émancipatrices, de nouvelles praxis : motifs moins traditionnels et moins genrés, parfois même ouvertement militants, emplacements plus variés, nouvelles modalités d’accueil : ateliers privés proposant des hébergements et des services connexes, tatouage à domicile, espaces en non mixité, tatouages gratuits pour lutter contre la précarité de personnes discriminées, autant d’initiatives intersectionnelles qui transforment une pratique ancestrale en lui insufflant des valeurs plus éthiques, politiques et inclusives.