Référence électronique
Dufrêne T., (2025), « Introduction », La Peaulogie 12, mis en ligne le 14 février 2025, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/introduction-droittatouage
Thierry DUFRÊNE
Professeur d’histoire de l’art à l’université Paris-Nanterre (Centre de recherches Histoire des Arts et des Représentations -HAR).
Référence électronique
Dufrêne T., (2025), « Introduction », La Peaulogie 12, mis en ligne le 14 février 2025, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/introduction-droittatouage
Résumé
L’anthropologie s’est, la première, intéressée au tatouage. Philippe Descola demandait en 2021 ce qu’avaient de commun « lorsqu’ils se tatouent, un Maori de Nouvelle-Zélande, un punk de Hambourg, un poète japonais ou un Indien d’Amazonie ». L’histoire de l’art, qui s’est récemment saisie du phénomène comme sujet d’étude, démontre que l’expression artistique est l’un des objectifs communs de celles et ceux qui tatouent ou se font tatouer. Le tatouage, technique a priori artisanale, métier et savoir-faire, est donc aussi un art. Quelles en sont les conséquences pour le statut professionnel, celui du tatouage et de la relation entre tatoueurs-tatoueuses et tatoué·e·s ?
Mots-clés
Histoire de l’art, Terminologie, « Contrat de tatouage », Auctorialité
Abstract
Anthropology was the first to take an interest in tattoos. Philippe Descola recently asked what a New Zealand Maori, a Hamburg punk, a Japanese poet or an Amazonian Indian have in common “when they tattoo themselves’. The history of art, which has recently taken up the phenomenon as a subject for study, shows that artistic expression is one of the possible common objectives of tattooing. Tattooing, a technique that is a priori a craft, a profession and a skill, has to be considered as an art. What are the consequences for the status of the tattoo artist, the status of the work and the relationship between tattoo artists and tattooed people ?
Keywords
Art history, Terminology, “Tattoo contract”, Authorship
« Il dit que c’est sa honte de n’être pas tatoué » (Robert Enoch, dit Mathias Lübeck)
Louis Aragon, Une vague de rêves, 1924, 91.
Un Français sur cinq est aujourd’hui tatoué. Le tatouage autrefois pratiqué sur des personnes plutôt en marge, marins et forçats, – pensons aussi au capitaine Costentenus et aux freak-shows-, et têtes couronnées excentriques, s’est généralisé, et si le tsar de Russie Nicolas II avait un dragon tatoué sur le bras et la marquise de Londonderry, un autre de la cheville à la cuisse, alors que Valdemar de Danemark arborait une ancre, aujourd’hui les nouveaux seigneurs du tatouage sont des artistes comme Jean-Luc Verna – qui fut notre premier témoin invité mais n’a pu finalement être des nôtres – dont le corps est entièrement tatoué ou David Cardoso, le Français qui tatoua les yakuzas japonais qui parlera pour clore cette journée.
Le terme Tattoo ou Tatouage en français provient du mot « tatau » en polynésien qui signifie « frapper » Un autre mot tahitien » Ta-Atua », de « Ta » : « dessin inscrit dans la peau » et » « Atua » : esprit », est évocateur. Les tatouages sont des « esprits de corps », dépassant la traditionnelle division entre corps et esprit, et même créant un esprit de corps, si je file la métaphore, par le rapprochement d’humains usant d’un même vocabulaire de marquage.
Le mot est rapporté en Occident par James Cook. C’est en 1769 que le mot tatouage fit son entrée dans le langage courant, et en 1858 que le mot fut officiellement « francisé ».
On s’intéressait alors à l’artificialisation des corps et Baudelaire écrivait à peu près au même moment son « Éloge du maquillage » dans Le peintre de la vie moderne en 1863. La photographie rapporta des images de ces corps tatoués et une recherche universitaire a pu être menée sur les photographies publiées par Karl von den Steinen, médecin allemand dans l’archipel des Marquises à la fin du XIXe siècle, qui publia Les Marquisiens et leur art, ouvrage de référence dès sa première parution en 1925 et à partir duquel les Maoris aujourd’hui refont des tatouages sur leur corps.
L’anthropologie s’est, la première, intéressée au tatouage. L’une des expositions les plus marquantes de cette dernière décennie, « Tatoueurs, tatoués » s’est tenue en 2014 au musée du quai Branly. Le corps n’est socialement acceptable qu’artificialisé -expliquait Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques (1955) – prenant l’exemple des Caduveo du Brésil qui doivent être peints pour se distinguer de la nature environnante et devenir vraiment des hommes. On ne trouve d’ailleurs de conjoints dans nombre de peuples de par le monde que pour autant qu’on est tatoué. Toutefois, si l’on en croit le dernier livre de Philippe Descola, Les formes du visible (2021), « hormis les sempiternels lieux communs sur l’impératif supposé universel de marquer les corps humains perçus comme trop naturels au moyen des signes symboliques de la culture, on s’abstient en général de se demander quels objectifs communs pourraient poursuivre, lorsqu’ils se tatouent, un Maori de Nouvelle-Zélande, un punk de Hambourg, un poète japonais ou un Indien d’Amazonie » (p. 135). L’anthropologue nous incite à du comparatisme et à rechercher des objectifs communs.
Cette journée d’étude Le tatouage. L’art aura-t-il ta peau ? à l’INHA organisée avec l’Institut Art & Droit, -dont je remercie l’infatigable Président, le professeur Gérard Sousi ainsi que mon collègue et complice Charles-Edouard Bucher, professeur de droit privé à Nantes Université, qui assurent avec moi la direction scientifique du colloque- a pour but de tester l’un de ces objectifs communs possibles du tatouage : l’expression artistique.
Il ne s’agit pas de tirer à toutes forces le tatouage vers l’art, mais de voir s’il ne serait pas tout aussi légitime de considérer le tatouage comme un art et le tatoueur comme un artiste, que de ne pas les considérer comme tels, comme le revendiquent certains tatoueurs et usagers qui veulent voir le tatouage plutôt comme une profession libérale, un artisanat, un marqueur social, un goût, une appartenance communautaire ou une expérience existentielle.
Nous sommes là simplement pour examiner ensemble ce que cela fait de le considérer aussi comme un art, quelles en sont les conséquences pour le statut de l’artiste, celui de l’œuvre et de ce qu’on pourrait appeler « le contrat de tatouage » engageant les protagonistes en responsabilité et en auctorialité.
La question des techniques, des outils et des styles est évidemment fondamentale, comme Rodolphe Cintorino le rappellera dans son intervention « Machines à tatouer : entre propriété(s) et héritage(s) », de même que celle de l’ensemble des processus : des dessins, – je pense à la communication d’Alexandra Bay « Tattoo Flash vs Création », à la réalisation sur les corps et à la monstration de la documentation dans les expositions, réalisée souvent de façon artistique par photographes et cinéastes, voire aujourd’hui au moyen de sculptures 3D reproduisant les corps tatoués dans leur intégralité.
S’il y a d’anciens artistes de l’art urbain, comme Cokney et Roti, -que je salue-, qui prendront la parole aujourd’hui, c’est que, comme le street art, le tatouage est un art dont le support n’appartient pas à l’artiste ; peut-être même davantage car s’il arrive qu’une fresque ou un tag puisse être déposés et entrer dans un espace d’exposition, cela ne se produit -sauf exception- qu’en photographie ou par le moyen du film et de la vidéo pour un morceau de peau tatouée. Il est en effet illégal de dépecer quiconque, même mort, comme le montre l’affaire Tim Steiner-Wim Delvoye.
Celle ou celui qui choisit la forme de son tatouage (son commanditaire, en somme), qui le montre en certaines occasions et à certaines personnes, ne peut-elle/il être comparé/e à l’amateur qui renferme, dans son cabinet de curiosités, des merveilles que, tour à tour, il cache et exhibe ? Ce jeu du caché-montré du tatouage l’apparente à la lettre volée d’Allan Edgar Poe que personne ne trouve car elle est tellement en évidence qu’on ne la voit littéralement pas. Un ensemble composé de tatouages ne produit-il pas sur la peau le même effet qu’une collection d’œuvres qu’un amateur assemble avec goût dans son espace privé, une sorte de musée personnel ? Mais un musée qui marche, si on se réfère à la nouvelle L’homme illustré (1951) de Ray Bradbury : « Cet homme était un musée de merveilles itinérant ». L’auteur compare les tatouages à des miniatures peintes par Le Greco.
La sociologie, comme en témoigne Valérie Rolle, ou l’histoire de la littérature comme le remarquera Anne Chassagnol, se sont saisies du sujet du tatouage avec leurs méthodologies propres. L’histoire de l’art accueille à son tour le tatouage au sein de ses questionnements, comme elle l’avait de l’art urbain, et c’est le fait d’une jeune génération dont font partie Sarra Mezhoud et Alix Nyssen qui interviendront ici même, mais d’autres en sein des institutions comme Dominique Aris, la muse des artistes au sein du ministère de la Culture, avaient déjà préparé -avec combien d’obstination et de passion- la reconnaissance de formes artistiques jugées mineures et à ce titre injustement négligées.
Il arrive que la relation d’un artiste et de son mécène ou commanditaire soit si intime que l’œuvre doit à l’un autant qu’à l’autre. Si le tatoueur a ouvert un champ à l’imaginaire, le porteur n’en est-il pas le « preneur en charge » ? Mieux : l’interprète. Mais à la différence d’une pièce de théâtre ou même d’une performance limitée dans le temps, la monstration est ici liée à l’ensemble d’une vie humaine dans ses formes et dans ses temporalités.
Un corps tatoué est une œuvre cinétique qui prend souvent son sens quand le corps bouge, compose et décompose l’image, l’anime en utilisant la mobilité du support. L’historien de l’art Hubert Damisch l’avait déjà remarqué à propos des peintures corporelles Kwakiutl, dérivées de tatouages dans son texte éclairant « Paradoxe du danseur Kwakiutl. Note sur la notion de « dédoublement de la représentation » (, Damisch 1990, 349-351). L’anthropologue Franz Boas qui avait théorisé la pratique si fréquente du dédoublement des motifs selon un axe de symétrie dans les marques corporelles qu’il avait étudiées en Amérique, s’était étonné du motif d’une « grenouille » issue d’un motif de tatouage traditionnel et peinte sur le corps des danseurs Kwakiutl. Le tracé sur le corps qui disloquait l’image de la grenouille lui paraissait incompréhensible. Damisch lui répondit que si l’image était bien discontinue et rompue au repos, elle se recomposait quand le corps dansait, lorsque le danseur s’accroupissait et s’élançait, réunifiant la représentation dans le « faire », dans le performatif du mouvement.
Ainsi, selon Damisch, « Le danseur n’a pas à feindre d’être ours ou grenouille, ni à se glisser dans leur peau : il lui suffit, une fois peint comme il convient, de danser pour que se recompose d’une façon qui n’a en fait rien d’arbitraire une figure née de la rencontre entre le corps, ou la « personne », de chair, et le corps, ou l’animal de peinture… »
Il en est de même à mes yeux de maints tatouages qui tiennent compte des formes du corps et de ses mouvements, qu’ils ponctuent et articulent dans une magie incantatoire de l’image incarnée.
La structure de notre colloque – où l’on distinguera quatre sessions : « Le tatouage fait des histoires (des siècles dans la peau) », « Sa propre peau s’approprier », « Marquer, démarquer, remarquer », « La peau de l’autre »- se veut comme l’image et la peau, une structure dialogique, où l’artiste ou l’historien d’art dialogue avec le juriste, où le savoir de l’un s’imprimera dans le savoir de l’autre.
Bradbury R., (1951), L’homme illustré, Paris, Gallimard, Folio SF, traduit par C. Andronikof et B. Mariot.
Damisch H., (1990). « Paradoxe du danseur Kwakiutl. Note sur la notion de « dédoublement de la représentation », in : S. Devers (dir.), Pour Jean Malaurie, Plon : Paris.
Descola Ph., (2021), Les formes du visible. Une anthropologie de la figuration, Paris : Éditions du Seuil.
von den Steinen K., (2016), Les Marquisiens et leur art. Volume 1. Le tatouage, Tahiti, Éditions Aux vents des îles, première édition 1928, en Allemand.