Référence électronique
Lapôtre C., (2025), « Faire œuvre. La réponse du droit de la propriété intellectuelle », La Peaulogie 12, mis en ligne le 14 février 2025, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/droit-propriete-intellectuelle
Clémence LAPÔTRE
Avocate en droit de la propriété intellectuelle, de l’art et des données à caractère personnel. Associée, Barnett Avocats, Paris, France.
Référence électronique
Lapôtre C., (2025), « Faire œuvre. La réponse du droit de la propriété intellectuelle », La Peaulogie 12, mis en ligne le 14 février 2025, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/droit-propriete-intellectuelle
Résumé
La souplesse du droit d’auteur français se caractérisant, notamment, par le principe de l’unité de l’art a permis d’intégrer aisément les tatouages parmi les œuvres protégeables. Il importe donc peu que le tatouage trouve son origine dans des pratiques identitaires ou populaires et soit destiné à une ornementation physique. Le motif réalisé par un tatoueur est, par principe, susceptible d’être protégé comme œuvre de l’esprit, sous réserve de son originalité, à savoir s’il porte l’empreinte de la personnalité de son auteur. Dès lors qu’un tatouage satisfait cette condition d’originalité, son auteur se voit conférer un ensemble de prérogatives d’ordre patrimonial et moral qu’il pourra exercer sur son œuvre. La jurisprudence a ainsi reconnu la qualité d’œuvre protégeable à divers tatouages à l’inverse, à ce jour, des créations appartenant au body art. Cependant, les droits du tatoueur peuvent entrer en conflit avec les droits de la personne tatouée, tels que le droit de disposer de son image et le principe cardinal de l’indisponibilité du corps humain. Ainsi, une balance entre les droits et intérêts du tatoueur, d’une part, et ceux du tatoué, d’autre part, est opérée en pratique par les juges pouvant aboutir à la limitation des droits patrimoniaux de l’auteur et à la paralysie de ses droits moraux.
Mots-clés
Droit, Propriété Intellectuelle, Unité de l’art, Droits patrimoniaux, Droits
Abstract
The flexibility of French copyright law, characterized in particular by the principle of the unity of art, has made it easy to include tattoos among protectable works. It is therefore irrelevant whether the tattoo originates from identity or popular practices and is intended for physical ornamentation. As a matter of principle, a tattoo artist’s design can be protected as a work of the mind, provided it is original, i.e. it bears the imprint of the author’s personality. As soon as a tattoo satisfies this condition of originality, its author is granted a set of prerogatives of a patrimonial and moral nature, which he can exercise over his work. Case law has thus recognized the status of protectable work for various tattoos, unlike, to date, creations belonging to body art. However, the tattoo artist’s rights may conflict with the tattooed person’s rights, such as the right to use his or her image and the core principle of the unavailability of the human body. In practice, therefore, judges strike a balance between the rights and interests of the tattoo artist, on the one hand, and the tattooed person, on the other, which can result in the limitation of the author’s economic rights and the paralysis of his or her moral rights.
Keywords
Law, Intellectual Property, Art Unity, Economic Rights, Moral Rights
Ornement corporel pérenne, le tatouage consiste en l’inscription au sein du derme d’un individu de motifs décoratifs par l’introduction de matière colorante.
Particulièrement ancienne, la pratique du tatouage, rapportée par le capitaine Cook dès le 18ème siècle, remonterait au paléolithique. Issu des régions insulaires, orientales et africaines et doté de fonctions et significations sociales et religieuses, le tatouage s’est ensuite répandu en Occident pour devenir une inscription non seulement identitaire mais encore esthétique.
Ainsi, conçu tout d’abord comme pratique identitaire, le tatouage a été progressivement reconnu pour ses qualités esthétiques. Au fil des siècles, quatre styles principaux de tatouage se sont progressivement dégagés : le style japonisant (i), hyperréaliste (ii), tribal (iii) et old school (iv). Ils constituent la genèse de multiples réalisations artistiques des tatoueurs du 19ème siècle.
(i) Le style japonisant : au Japon, le tatouage ou irezumi se pratiquerait, selon les scientifiques, depuis la Préhistoire. Il avait notamment pour fonction d’indiquer l’appartenance à un clan ou un statut marital, par exemple. Les motifs emblématiques de ce style sont aujourd’hui la carpe koi, le dragon, le masque Hannya.
(ii) Le style tribal ou polynésien : le vocable tatouage trouve justement son étymologie dans le tatau polynésien qui remonterait à 1300 avant Jésus‑Christ. Le tatouage tribal se caractérise par des motifs abstraits formés par des lignes noires au tracé plus ou moins épais.
(iii) Le style hyperréaliste : est apparu durant la deuxième moitié du XIXème siècle, à la suite de la réintroduction du tatouage en Europe au 18ème siècle par des marins de retour de Polynésie. Il vise à représenter de la manière la plus réaliste possible des motifs ou objets réels. Techniquement, le tatouage réaliste requiert une grande précision dans les détails, les tracés et les ombrages.
(iv) Le style old school : le tatouage old school est fondé sur le patrimoine iconographique constitué par les marins et les militaires américains au cours de la première moitié du 20ème siècle. Ce style se caractérise par des lignes épaisses représentant des motifs puisés dans l’univers de la marine : ancres, bateaux, sirènes, drapeaux, emblèmes divers.
Aujourd’hui, les styles et pratiques de tatouage se sont multipliés, les tatoueurs empruntant à des univers et styles artistiques variés, depuis le cubisme à la fantasy en passant par l’abstraction et le symbolisme. Le tatouage est reconnu comme un moyen commun d’appropriation et de stylisation du corps, un cinquième de la population française arborant un tatouage[1].
Face à cette évolution, le Syndicat National des Artistes Tatoueurs (SNAT) plaide pour la reconnaissance du tatouage comme un dixième art et la question de la qualification artistique du tatouage et de son intégration au sein des institutions culturelles et muséales se pose désormais de manière particulièrement vive.
Un tel changement de paradigme suscite cependant des interrogations, notamment quant au régime juridique applicable au tatouage par les différentes branches du droit. À titre d’exemple, le droit fiscal semble rester hermétique à ces évolutions tandis que le droit de la propriété intellectuelle se montre plus souple et a depuis longtemps intégré le tatouage parmi les œuvres protégeables, même si les droits accordés à leur auteur peuvent être limités.
En effet, si la protection de cette pratique comme forme d’art et l’inclusion des tatouages parmi les œuvres protégées par le Code de la propriété intellectuelle ne semble pas soulever de réelles difficultés (I), l’exercice des prérogatives accordées aux tatoueurs peut être entravé en raison des caractéristiques mêmes de leur pratique artistique (II).
En vertu du principe de l’unité de l’art, le Code de la propriété intellectuelle protège « toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination » (article L. 112‑1 du Code de la propriété intellectuelle).
Il importe donc peu que le tatouage trouve son origine dans des pratiques identitaires, populaires ou encore qu’il soit destiné à une ornementation physique.
Par principe, le motif réalisé par un tatoueur est susceptible d’être protégé comme œuvre de l’esprit, sous réserve d’originalité, à savoir, conformément à la jurisprudence, s’il porte l’empreinte de la personnalité de son auteur.
A titre préliminaire, il convient cependant de relever que de nombreux motifs de tatouage, tels que les végétaux ou les animaux, appartiennent à un fond commun et, partant, ne remplissent aucunement la condition d’originalité. Ainsi, la jurisprudence a refusé la protection du droit d’auteur à des motifs tatoués banaux, voire a exclu de la protection du droit d’auteur des motifs ou dessins vestimentaires en s’appuyant sur l’existence de créations similaires antérieures dans le domaine du tatouage.
À cet égard, la décision de la troisième chambre de la Cour d’appel de Lyon du 18 avril 2013 (n°11/05243) constitue un exemple éloquent. En effet, dans cette affaire, un tatouage avait été reproduit par deux entreprises vestimentaires concurrentes sur leurs lignes de vêtements respectives. L’entreprise qui en avait eu l’initiative a alors accusé la seconde de contrefaçon et de concurrence déloyale. La Cour d’appel de Lyon a toutefois jugé que le tatouage en cause était banal, connu de tous et appartenait au fond commun de cette pratique artistique. Partant, ce motif était libre de droits et pouvait être reproduit sur des T‑shirts par tout opérateur économique.
Dans le même sens, on peut citer l’affaire dite « Bérénice », tranchée par la première chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt en date du 6 octobre 2021 (n°19‑21.350), qui a approuvé la décision rendue le 20 juin 2019 par la première chambre du pôle 3 de la Cour d’appel d’Aix‑en‑Provence (n°2019/246). En l’espèce, cette dernière a reconnu l’originalité du dessin d’ailes de la marque Bérénice dans la mesure où il se distinguait du fond commun constitué par les traditionnelles représentations d’ailes d’ange en architecture, en art pictural et dans le domaine des tatouages. La Cour a cependant écarté la contrefaçon, le dessin d’ailes litigieux appartenant, quant à lui, au fond commun pictural constitué, notamment, des dessins de tatouages et ne reproduisant pas les caractéristiques originales du dessin de la marque Bérénice.
Quelques années plus tôt, la seconde chambre du pôle 5 de la Cour d’appel de Paris, dans une décision en date du 3 février 2012 (n°11/09866) impliquant également la marque Bérénice, avait d’ailleurs nié toute originalité à un dessin de cœur porté par des ailes déployées de la même marque, sur la base d’un tatouage reproduit dans deux revues montrant le motif tatoué sur le ventre d’une jeune femme notoirement connue.
En conséquence, pour pouvoir revendiquer utilement la protection du droit d’auteur, il conviendra d’établir que le tatoueur a réalisé des choix propres et exprimé sa personnalité dans la composition du tatouage, la sélection des couleurs, la réalisation du tracé ou encore l’agencement du motif.
À plusieurs reprises, la jurisprudence a reconnu la qualité d’œuvre protégeable à un tatouage dès lors que la création se distinguait du fond commun des motifs apposés sur la peau des tatoués. Peuvent être citées à titre d’exemple, les décisions de la chambre criminelle de Cour de cassation des 6 mai 1986 et 28 sept. 1999 et de la Cour administrative d’appel de Paris des 26 novembre 2010 (n°09PA01836) et 1er février 2012 (n°10PA02521).
Il semble donc que le tatouage bénéficie d’un relatif traitement de faveur par rapport à d’autres pratiques artistiques prenant le corps comme support, tel que le body art, dont l’originalité peut être plus délicate à caractériser, comme en témoigne l’affaire ayant opposé l’artiste Orlan à la chanteuse Lady Gaga tranchée par la Cour d’appel de Paris dans une décision en date du 15 mai 2018 (n°16/17477).
Dans cette affaire, l’artiste plasticienne française, Mireille Porte, dite Orlan, avait initié une procédure contre Lady Gaga estimant que cette dernière avait copié ses œuvres en se faisant poser des implants sur le visage, en reproduisant deux personnages Bumpload et Woman with head et en s’appropriant son effort créatif comme son image, pour la pochette de l’album Born this Way et le clip du titre éponyme.
Cependant, Orlan a été déboutée de son action tant en première instance qu’en appel, la Cour d’appel de Paris ayant estimé que les ressemblances entre les œuvres étaient limitées à la présence d’excroissances sur le corps et que l’insertion d’excroissances, en particulier placées sur le front ou sur la tête, relève d’une tendance présente dans l’art, insusceptible d’appropriation. La Cour a également relevé que Lady Gaga avait fait état de sources d’inspirations distinctes, telles qu’un défilé de mode d’Alexander McQueen en 2010, ou encore les tatouages du mannequin dit Zombie Boy qui participait lui‑même au clip, excluant, en conséquence, toute appropriation fautive ou parasitaire.
Des difficultés peuvent, en outre, surgir en matière de tatouage d’inspiration tribale. En effet, les motifs traditionnels ou folkloriques appartiennent par principe au domaine public. Cependant, leur réinterprétation originale par un tatoueur pourrait donner lieu à une protection par le droit d’auteur.
Il est dès lors possible d’imaginer que, comme en matière de mode, les peuples pour lesquels ces tatouages représentent un héritage culturel ou portent une signification particulière s’opposent à leur réutilisation ou appropriation par un tiers artiste tatoueur.
Peuvent être citées, à titre exemple, les affaires Isabel Marant relative à des motifs d’inspiration mexicaine apposés sur les vêtements d’une de ses collections de prêt à porter automne‑hiver 2020‑2021 ou Nike qui a été contraint de retirer du marché une ligne de vêtements de sport, notamment de leggings, qui étaient inspirés de tatouages tribaux des Fidji, de Samoa et de Nouvelle‑Zélande, à la suite de la réaction de ces communautés du Pacifique. Une grande partie de la plainte déposée par des membres de la communauté samoane découlait de la méconnaissance de l’utilisation du motif du tatouage car les leggings destinés aux femmes utilisaient un motif similaire à celui de la pe’a qui est un tatouage traditionnel réservé, dans leur culture, aux hommes.
Le droit d’auteur va, par ailleurs, pouvoir trouver à s’appliquer à différents supports et le statut d’œuvre protégeable va venir qualifier différentes étapes de la création selon la ou les pratiques adoptées par le tatoueur.
La technique du « free‑hand », en premier lieu, consiste à réaliser le motif directement sur la peau de la personne. Dans cette hypothèse, sous réserve d’être originale, l’œuvre sera donc constituée par cette seule réalisation. Le fait qu’elle prenne pour support la peau d’une personne physique n’est pas en soi de nature à exclure la protection par le droit d’auteur per se/en soi.
La technique du « flash », en second lieu, consiste à réaliser au préalable un ou plusieurs dessins préparatoires qui seront ensuite réalisés sur la peau d’un individu. Dans ce cas, la protection du droit d’auteur, qui n’est pas conditionnée par l’achèvement de l’œuvre, s’appliquera tant aux dessins préalables, au motif final dessiné qu’au tatouage lui‑même.
En outre, compte tenu de la pratique même du tatouage, la qualité d’auteur va pouvoir bénéficier à différents intervenants.
Par principe, les droits reviennent tout d’abord au tatoueur, même si cela peut surprendre.
En effet, le fait que l’œuvre ait pour support le corps d’une personne physique ou que le tatoué ait commandé le motif ou loué les services du tatoueur n’est de nature à entraîner une cession automatique des droits du tatoueur au bénéfice du tatoué, conformément aux règles de l’article L.111‑1 alinéa 3 du Code de la propriété intellectuelle.
En l’absence de cession expresse, le tatoueur reste titulaire de ses droits d’auteur et demeure libre de reproduire le motif réalisé sur une ou plusieurs autres personnes, voire de le décliner sur d’autres supports.
Ce qui peut surprendre le tatoué lui‑même. Ainsi, en 2005, le footballeur David Beckham s’est opposé à son ancien tatoueur qui avait cédé les droits du motif à une société japonaise pour créer une ligne de vêtements. Face aux menaces de poursuites de la star, le tatoueur a renoncé à cette opération, mais a menacé David Beckham de poursuites si son tatouage s’avérait être trop visible dans d’éventuelles campagnes de publicité.
De plus, en cas de tatouage original, le statut d’auteur ne sera cependant pas automatiquement attribué au seul tatoueur.
A cet égard, il importe de relever que, si le fait que l’œuvre s’intègre à l’enveloppe corporelle d’un individu n’est pas de nature à attribuer automatiquement des droits à ce dernier, il peut en être différemment lorsqu’il s’implique dans le processus créatif. Ainsi, si le tatoué ou un tiers intervient dans la conception ou dans la réalisation du tatouage, la qualification d’œuvre de collaboration pourra être appliquée au tatouage en résultant. Ce sont donc deux auteurs qui se verront reconnaître des droits sur l’œuvre.
Par ailleurs, en cas de modification d’un tatouage préexistant par un autre tatoueur, notamment par la modification du motif ou l’adjonction d’un ou plusieurs autres motifs, le résultat final pourra recevoir la qualification d’œuvre composite.
Cette faculté laissée au tatoué de modifier l’œuvre originale inscrite sur sa peau annonce les développements de la seconde partie de cette étude. Car si le tatouage est une œuvre originale, ce n’est pas pour autant que son auteur bénéficiera des mêmes droits qu’un auteur aux pratiques plus traditionnelles.
La souplesse des définitions du droit d’auteur permet d’intégrer aisément le tatouage parmi les œuvres protégeables. Dès lors, du seul fait de la création d’un tatouage original, le tatoueur disposera de l’ensemble des droits traditionnellement reconnus aux auteurs par le Code de la propriété intellectuelle.
Cependant, la nature même de cette pratique qui vise à s’intégrer et à orner le corps d’une personne physique vient restreindre les prérogatives traditionnellement reconnues à l’auteur d’une œuvre originale. En effet, les droits et libertés du tatoué sont susceptibles de limiter ceux du tatoueur.
En ce qui concerne le droit de reproduction, tout d’abord, la jurisprudence est venue préciser les limites applicables à un tatouage dans le cadre de la décision Johnny Hallyday rendue par la Cour d’Appel de Paris le 3 juillet 1998 (Jurisdata, 1998‑022806).
Dans cette affaire, le tatoueur auteur du motif représentant une tête d’aigle apposée sur le bras du chanteur s’est opposé à sa reproduction sans autorisation sur des pochettes d’albums et articles dérivés.
La Cour d’appel de Paris a retenu la contrefaçon soulignant que :
‑ le tatouage constitue un attribut de la personnalité de Johnny Hallyday, qu’il est donc loisible à un producteur d’exploiter ‑ sous réserve de l’accord du chanteur ‑ lorsque celui‑ci est nécessairement visible sur les photographies de la star, mais de façon accessoire ;
‑ la reproduction sans autorisation du tatouage et qui n’est pas accessoire à l’image de l’artiste, telle qu’en l’espèce, porte atteinte aux droits patrimoniaux du tatoueur.
En ce qui concerne le droit de représentation, ensuite, des limites similaires sont applicables. On ne peut imaginer en effet qu’un tatoueur interdise à un tatoué d’arborer le motif sur sa peau, d’être pris en photographie avec celui‑ci et de librement diffuser son image sur les réseaux sociaux, par exemple.
Sur ces points, on peut s’intéresser également aux débats juridiques soulevés à l’étranger, qui ont trouvé une issue que l’on peut rapprocher de la jurisprudence Johnny Hallyday ayant appliqué la théorie de l’accessoire.
Ainsi, en 2009, la question du droit d’auteur sur un tatouage a été portée devant la Cour d’appel de Gand. Dans sa décision, la Cour a décidé que bien que le tatoueur soit effectivement le titulaire du droit d’auteur sur le dessin du tatouage, son droit était limité par les droits de la personnalité de la personne tatouée. En effet, la Cour a tranché que le tatoueur ne pouvait empêcher la personne arborant le tatouage d’être photographiée ou d’autrement afficher son tatouage (JDH c. JM, (2009) 2007/AR/912 (Juridat)).
Aux Etats‑Unis ensuite, la jurisprudence peut sembler plus accueillante aux revendications des tatoueurs même si elle a souvent débouté ces derniers.
Ainsi, si Warner a préféré résoudre le litige l’opposant au tatoueur de Mike Tyson, S. Victor Whitmill, de manière amiable après l’introduction par ce dernier d’un référé en réaction à la reprise de son tatouage dans le film « The Hangover Part II » (Very bad trip 2), d’autres artistes ont choisi de poursuivre leur action, avec plus ou moins de succès.
Tout d’abord, le tatoueur Solid Oak a assigné les sociétés 2k Games, and Take‑Two Interactive, au motif de la reproduction non‑autorisée des tatouages réalisés pour des stars de la NBA telles que LeBron James, Kobe Bryant et Kenyon Martin dans le cadre d’un jeu vidéo. Cependant, le Tribunal de New‑York, par décision en date du 26 mars 2020 (Solid Oak Sketches, Llc, V. 2k Games, Inc., United States District Court Southern District Of New York) a rejeté cette action estimant que l’usage querellé remplissait les conditions pour bénéficier des exceptions de minimis (i), de licence implicite (ii) et de fair‑use (iii) applicables en droit du copyright américain.
(i) En vertu du principe général du « de minimis non aurat lex » selon lequel la loi ne se préoccupe pas de choses insignifiantes, l’utilisation de minimis d’une œuvre protégée correspondant à un usage infime de celle‑ci ne requiert pas le consentement du titulaire du droit d’auteur.
(ii) La licence implicite en droit américain est caractérisée par une absence de formalisme. Elle peut être déduite d’un contrat, signé ou non, d’une lettre, d’un devis, d’un courriel ou même d’une simple conversation. La charge de la preuve d’une licence implicite repose toutefois sur la partie qui l’invoque.
(iii) Prévu à l’article 107 du Copyright Act, le fair‑use américain est une exception largement conçue, contrairement à la liste exhaustive prévue par le droit d’auteur français à l’article L. 122‑5 du Code de la propriété intellectuelle.
Le bénéfice de cette exception repose sur quatre critères, librement appréciés par le juge américain :
a) La nature de l’œuvre protégée ;
b) L’importance quantitative et qualitative d’extraits de l’œuvre utilisée appréciée au regard de l’œuvre dans son ensemble ;
c) L’objectif et la nature de l’usage (but commercial, éducatif, informationnel ou scientifique) ;
d) Les conséquences de l’usage second sur le marché potentiel ou la valeur de l’œuvre protégée.
Simultanément, la tatoueuse Catherine Alexander a agi à l’encontre des mêmes défendeurs avec succès et, compte tenu de l’étendue de la reprise des tatouages en cause, obtenu l’allocation de dommages et intérêts pour leur reproduction non autorisée dans un jeu de combat (WWE) (Catherine Alexander, V. Take‑Two Interactive Software, Inc, United States District Court, Southern District of Illinois, 26 septembre 2020 et 22 septembre 2022). On peut penser que c’est l’importance des tatouages réalisés qui a incité les juges américains à trancher en faveur de l’artiste et à écarter ici l’application des exceptions susmentionnées.
De même, le tatoueur James Hayden qui a également réalisé des tatouages pour de nombreux joueurs de NBA, a récemment vu l’originalité de ses tatouages reconnue et obtenu qu’un jury soit désigné afin de trancher si dans son cas, les exceptions de fair use ou usage loyal, de licence implicite et de minimis trouvent à s’appliquer (Hayden v 2K Games, Inc., et al., US District Court for the Northern District of Ohio Eastern Division, 20 septembre 2022). En août 2023, le tatoueur a sollicité des mesures d’interdiction du jeu et l’allocation de dommages et intérêts.
A l’inverse, en octobre 2022, les juges californiens ont rejeté la plainte de Kevin Brophy dont une partie de son tatouage montrant un tigre et un serpent avait été reproduit en couverture d’un album de l’artiste Cardi B retenant l’exception de minimis (Kevin Brophy V Cardi B, U.S. Court, Santa Ana, California, 21 octobre 2022).
On constate, en conséquence, que, tant en France qu’à l’étranger, la jurisprudence en matière de reproduction et de représentation non autorisée d’un tatouage est particulièrement casuistique et, dès lors que l’originalité du tatouage est reconnue, se fonde essentiellement sur le caractère accessoire ou non de sa reprise.
En ce qui concerne le droit de suite, à savoir le droit de bénéficier d’un pourcentage de la vente de l’œuvre graphique ou plastique, lorsque celle‑ci fait intervenir un professionnel du marché de l’art, une telle prérogative parait paralysée dès lors qu’elle viserait à s’appliquer, non sur des dessins préliminaires, mais sur le tatouage apposé sur l’enveloppe corporelle d’une personne.
En effet, le principe de non‑patrimonialité du corps inscrit aux articles 16 et suivants du Code civil prohibe les conventions ayant pour objet la vente ou la location de ses éléments. A cet égard, l’affaire Paris Secret tranchée par la première chambre civile de la Cour de cassation le 23 février 1972 peut être citée. Cette affaire concernait une actrice (mineure qui plus est) qui, dans le cadre d’une œuvre cinématographique avait consenti à la réalisation d’un tatouage sur son corps (représentant une tour Eiffel et une rose) et à sa restitution à la production à l’issue de la réalisation du film. Cependant, les juges du fond comme la Cour de cassation ont qualifié d’immorale et contraire à la dignité humaine une telle restitution du tatouage.
En matière de contrefaçon enfin, à savoir la reproduction ou la représentation sans autorisation d’une œuvre originale, les sanctions applicables peuvent être paralysées, à tout le moins en partie, en cas de tatouage.
De nombreux tatoueurs publient les motifs dont ils sont l’auteur au sein de catalogues ou « book » ou sur les réseaux sociaux, à des fins promotionnelles. Ils s’exposent ainsi à leur reprise éventuelle par un concurrent. Dans ce cas, s’il est envisageable pour l’auteur du tatouage de saisir les tribunaux d’une action à l’encontre du tatoueur ayant reproduit son motif et de solliciter sa condamnation à des dommages et intérêts, la faculté pour l’auteur du tatouage contrefait de solliciter la destruction des reproductions contrefaisantes sera paralysée car de nature à porter atteinte à l’intégrité physique du tatoué.
Tout comme les droits patrimoniaux, les droits moraux de l’artiste tatoueur apparaissent réduits, voire paralysés, par les principes juridiques préservant l’intégrité du corps humain.
En ce qui concerne le droit de divulgation, il est évident qu’un tatoueur, même insatisfait de sa réalisation finale, ne saurait interdire au tatoué de circuler librement et de dévoiler le tatouage.
En matière de paternité, il apparaît loisible à un tatoueur de signer celui‑ci, sous réserve de l’accord du tatoué. Cependant, à défaut d’une telle signature, le crédit du nom de l’auteur en cas de reproduction ou de représentation du tatouage sera souvent difficile. Il semble assez délicat d’imposer à un individu que toute photographie le représentant et dévoilant le tatouage soit accompagnée d’une mention du nom du tatoueur.
Le respect de l’intégrité de l’œuvre apparaît de la même façon pratiquement incontrôlable. Aucune convention ne saurait valablement interdire le vieillissement, la prise ou la perte de poids du tatoué, au motif que cela serait susceptible d’altérer l’apparence du tatouage. De même, une personne demeure libre de modifier le tatouage réalisé en lui adjoignant un autre motif à proximité. Enfin, le tatoué finalement insatisfait de son tatouage ne saurait se voir interdire de procéder à son retrait et, partant, à la destruction de l’œuvre.
A l’inverse, comme l’affaire Paris Secret l’a illustré, le tatoué ne peut être légalement contraint à la modification, la suppression ou la restitution d’un tatouage. Il en résulte que le tatoueur est nécessairement dépossédé de son droit de retrait ou de repentir.
A cet égard, en Belgique, la Cour d’appel de Gand a établi une distinction entre le dessin du tatouage et le tatouage physique appliqué sur le corps d’une personne, jugeant qu’une fois le dessin fixé sur la peau, l’artiste ne détient plus de droits moraux sur l’œuvre. Toute personne arborant un tatouage doit avoir le droit de l’effacer ou de le modifier sans la permission de l’artiste (JDH c. JM, (2009) 2007/AR/912 (Juridat)).
Il apparait ainsi qu’un tatouage peut être le siège d’une forme d’originalité et légitimement inclus parmi les œuvres protégeables par le droit d’auteur, qui est particulièrement souple en la matière.
Si la protection d’un tatouage comme œuvre de l’esprit ne saurait être exclue du seul fait que ce dernier prend forme sur une enveloppe humaine, cette caractéristique restreint toutefois les prérogatives, d’ordre patrimonial comme moral, dont devrait disposer le tatoueur en qualité d’auteur.
Une telle balance entre les droits en présence, ceux du tatoueur, d’une part, et ceux du tatoué, d’autre part, paraît parfaitement légitime. Cependant, cette situation peut questionner la pertinence d’une protection par le droit d’auteur classique et l’opportunité de l’élaboration d’un régime sui generis pour ce type de création. Un tel régime pourrait, par exemple, en prévoir une cession automatique, de préférence non‑exclusive, des droits patrimoniaux du tatoueur au bénéfice du seul tatoué. Cette cession serait opérée à titre gratuit pour tous les usages non commerciaux du motif tatoué et relevant des droits de la personnalité de la personne. A l’inverse, toute exploitation commerciale serait conditionnée au versement d’une rémunération proportionnelle au tatoueur.
A défaut, les photographes, producteurs ou plus largement tout opérateur désireux de faire usage de l’image d’une célébrité tatouée, par exemple, doit désormais s’interroger sur les autorisations à solliciter auprès du tatoueur et sur la rémunération qui peut lui être éventuellement due à ce titre.
Larrieu J., (2017), Le tatoueur, le tatoué, le tatouage et le droit d’auteur, in Études en l’honneur du Professeur Jérôme Huet, LGDJ, p. 219, citant le sociologue David Breton.
Porcheron T. (2018), Le tatouage s’ancre dans les mœurs, La Croix 4 septembre 2018, https://www.la-croix.com/Culture/Art-de-vivre/Le-tatouage-sancre-moeurs-2018-09-04-1200966051
Manifeste du SNAT pour un 10ème art : https://syndicat-national-des-artistes-tatoueurs.assoconnect.com/page/837345-le-manifeste
Loiseau G. (2000), Typologie des choses hors commerce, Revue trimestrielle de droit civil, p. 47.
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Geoffroy R. (2018), Le tatouage, un art primitif devenu populaire, Le Monde, 10 mars 2018, https://www.lemonde.fr/culture/article/2018/03/10/le-tatouage-un-art-primitif-devenu-populaire_5268864_3246.html
[1]. Radiofrance, Podcast, « La France tatouée », 22 oct. 2023.