La chevelure longue, une marque de l’Élite ?

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    Betty RAME

    Chercheuse associée, Laboratoire d’affiliation : UMR 7041, ArScAn (Archéologies et Sciences de l’Antiquité), Maison d’Archéologie et Ethnologie

    Référence électronique
    Ramé B., (2022), « La chevelure longue, une marque de l’Élite ? Une étude de cas : l’iconographie égéenne de l’âge du Bronze », La Peaulogie 9, mis en ligne le 11 juillet 2022, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/chevelure-longue-elite

    Résumé

    La chevelure longue a possédé de très nombreuses significations, à la fois positives et négatives dans de nombreuses cultures. Dans cet article, nous nous intéresserons plus particulièrement au rapport qu’ont les civilisations égéennes à la représentation des cheveux des individus dans l’iconographie. À travers l’étude de scènes spécifiques, nous suggérons que la chevelure longue se révèle être un attribut de différenciation sociale. En tant que telle, elle permettrait d’identifier et de glorifier les élites.

    Mots-clés

    Cheveu, Age du Bronze, Protohistoire Egéenne, Minoens, Mycéniens, Élite, Iconographie, Identité

    Abstract

    Long hair has had many meanings, both positive and negative in many cultures. In this article, we will focus on the relationship between Aegean civilizations and the representation of their hair of individuals in iconography. Through the study of specific scenes, we suggest that long hair is an attribute of social differentiation. As such, it would identify and glorify the elites.

    Keywords

    Hair, Bronze Age, Aegean Prehistory, Minoans, Myceneans, Elite, Iconography, Identity

    INTRODUCTION

    Le corps humain, en tant qu’un instrument de communication, permet la projection et la diffusion de nombreux messages non verbaux (Mauss, 1934)[1]. En ce sens, la tête, lieu d’individualisation, se place comme un endroit essentiel pour la transmission d’un langage silencieux[2]. La chevelure, par sa nature particulière[3], permet un grande variation de l’apparence. Elle est modulable à l’infini : il suffit d’un outil tranchant pour en changer la longueur, et d’une teinture pour en modifier la couleur. Ses changements et ses variations au sein d’une société donnée peuvent être codifiés, réglementés. De ce fait, la coiffure est l’expression d’une société, et soumise  à ses normes esthétiques et culturelles. La chevelure engendre par conséquent un discours autour du corps et de sa représentation. Elle joue un rôle dans l’expression des identités, des catégories et constructions sociales telles que le sexe, le rang, la richesse ou encore l’âge (Bromberger, 2010 ; Brulé, 2015 ; Lançon, Delavaud‑Roux, 2011).

    Les sociétés égéennes de l’âge du Bronze ont représenté la chevelure de manières très diverses : parfois courte, parfois longue, ou encore relevée sur la tête. La diversité de ces iconographies est importante et soulève de nombreuses interrogations[4] (Ramé, 2020). Bien que ces représentations soient nombreuses et variées, elles relèvent uniquement de la perception et de l’interprétation visuelle, les indices écrits étant insuffisants[5] et les vestiges archéologiques inexistants[6]. Cette étude du cheveu égéen réalisée à travers le prisme de l’iconographie repose sur deux hypothèses de travail. Dans un premier temps, je considère que les représentations iconographiques sont issues de choix délibérés, qu’ils proviennent de l’artisan et/ou du commanditaire. Dans un second temps, j’estime que, bien que l’iconographie ne présente qu’une distorsion de la réalité, elle s’appuie néanmoins sur un système de valeurs et véhicule des messages variant selon le contexte et le public auquel elle s’adressait (Panofsky, 1969). Il s’agit d’une mise en scène visuelle répondant à des codes précis et des systèmes symboliques particuliers. L’iconographie en tant que reflet, certes partiel, d’un imaginaire social permet d’aborder la chevelure comme facteur de différenciation. Les questions que ce sujet soulève ne sont pas nouvelles : comment la coiffure a‑t‑elle été représentée au sein des civilisations égéennes ? Quelles valeurs et significations lui a‑t‑on accordées ? Peut‑elle définir et catégoriser des personnes particulières.

    LES DONNEES ICONOGRAPHIQUES EGEENNES

    Les sociétés égéennes de l’âge du Bronze s’étendent de ± 3000 av. n.è. à ± 1050 av. n. è. C’est une longue période de presque deux mille ans dont la chronologie précise est encore discutée[7]. Pour cet article, nous nous concentrerons sur deux périodes. Lors de la première, la période néopalatiale[8], les minoens forment une société hiérarchisée et divisée en provinces qui s’organisent autour de quatre palais (Cnossos, Malia, Phaistos et Zakros). Les ateliers palatiaux réalisent des œuvres de prestige et de luxe dont une partie est issue de nos représentations. La deuxième période, la période mycénienne, émerge après la destruction des palais crétois (± 1450/30 av. n.è.). Elle se développe en Grèce continentale, puis se diffuse sur l’ensemble de l’aire égéenne[9]. Il s’agit également d’une civilisation palatiale mais plus standardisée et hiérarchisée. Une standardisation s’observe également dans leurs productions palatiales dont provient le reste des œuvres utilisées dans cet article. Bien que nous sachions qu’il s’agit de systèmes palatiaux pour ces deux civilisations, leur mode d’administration  politique et sociale est encore largement débattu par les chercheurs (Treuil et al., 2008, 31‑33). Ainsi, la nature et les attributs de l’autorité restent des questions en suspens, tous comme ce qui concerne l’élite.

    Dans l’art de ces deux civilisations, il n’existe pas de représentation officielle du roi[10], au contraire de ce que l’on trouve dans les régions voisines à ces périodes, tels l’Égypte Pharaonique et le Proche‑Orient. Plusieurs auteurs, par prudence, parlent donc d’une « iconographie de la légitimité » plutôt que d’ « images royales » (Krattenmaker, 1995 ; Drappier et Langoh, 2004, 37). L’absence d’imagerie souveraine renvoie également à une autre absence, celle de l’individualisation des visages. Toutefois, au‑delà de cette impression d’anonymat, il est certain que l’élite dirigeante devait chercher à se légitimer grâce à une iconographie spécifique (Drappier et Langohr, 2004). Une catégorie masculine a ainsi retenu notre attention. L’iconographie égéenne distingue la plupart du temps les individus masculins et féminins par le biais de leurs coiffures. Ainsi, les personnages féminins sont représentés le plus souvent les cheveux longs ou mi‑ longs, avec des coiffures parfois très élaborées, au contraire des hommes qui sont représentés avec les cheveux courts (Ramé, 2020). Or, les cas présentés ci‑dessus sont inhabituels puisqu’il s’agit de personnages masculins aux cheveux longs, qui semblent liés à des activités particulières de l’élite telles que la guerre, le sport ou encore la chasse.

    DOMINER LA VILLE : EMPREINTE DU SCEAU DE LA CANEE

    Le premier artefact est une empreinte de sceau datée du MR I (figure 1 ; ±  550 av. n.è. ; CMS[11].VS.1A.142). Il s’agit d’un scellement d’argile qui a été découvert sur la colline de Kastelli à La Canée, en Crète[12]. L’impression, connue des archéologues sous le nom de The Master Impression, a été estampillée par une bague en métal qui n’a pas survécu aux effets du temps. Sur cette empreinte minoenne en argile, un seul individu est figuré. Celui‑ci se tient debout sur la partie centrale d’un édifice tripartite, symbolisant peut‑être une ville ou un sanctuaire, surmonté de doubles cornes. Ce personnage masculin porte un pagne et tient un bâton (possiblement un sceptre) dans sa main droite. Bien que l’espace disponible sur le scellé soit restreint (2,75 cm de longueur sur 2 cm de largeur), l’artisan a gravé un personnage avec une musculature imposante. Il l’a également doté de cheveux très longs et ondulés dans le dos. La taille de l’individu est clairement démesurée par rapport au bâtiment qu’il surplombe. Visuellement, il est ainsi placé en position de domination. On ignore son identité, mais la présence du bâton a été interprétée comme un insigne de pouvoir (Rutkowski, 1986, 88)[13].

    DES HOMMES ATHLETIQUES ACROBATES AU TAUREAU

    Le motif des acrobates au taureau (taurocathapsie) est un thème assez récurent au sein de l’iconographie égéenne (figure 2). Dix‑huit acrobates aux cheveux longs ont été identifiés sur divers supports iconographiques[14]. Les premières apparitions de ce motif datent de la période minoenne. Ce thème apparaît au MRI, sur un vase en stéatite issu du palais d’Haghia Triada (Marinatos, 1959, n°107), sur deux sceaux de Zakros (bâtiment A, pièce VII ; CMS.II.7.37‑38) et un de Cnossos (CMS.III.362). Par la suite, les acrobates sont dépeints plusieurs fois sur des fresques datées du MRII‑IIIA et issues du palais de Cnossos (Immerwahr, 1990, pl. 41 ; Poursat, 2014 pl. LII ; Bietak, Marinatos et Palivou, 2007, fig. 107). De la même période, nous retrouvons ce motif sur une pyxide en ivoire de Katsamba (Dimopoulou‑Rethemiotaki, 2005, 335). En Grèce continentale, les représentations de taurocathapsie sont datées entre l’HRII et l’HRIIIA1. Elles sont dessinées  sur un vase métallique issu d’une tombe de Vaphio (Marinatos, 1959, n°184), une empreinte de sceau du palais de Pylos (CMS.I.370), un sceau en agate de forme lentoïde provenant de Mycènes (tombe à chambre, nécropole Panajia Necropolis, tombe 47 ; CMS.I.82) et deux bagues métalliques (l’une de la tombe à chambre IV d’Antheia ; CMS.VS.1B.135, et l’autre de la tombe à chambre I de la nécropole de Barnous à Asine ; CMS.I.200).

    Les acrobates au taureau apparaissent dans des scènes très stéréotypées, qui se composent d’un individu masculin sautant sur, ou près d’un taureau[15]. Celui‑ci est imposant et occupe en général la majeure partie de l’image. Les personnages, tel celui représenté sur The Master Impression, sont toujours vêtus d’un pagne qui dévoile une musculature saillante. Sur certaines des fresques mentionnées ci‑dessus, les hommes portent des bracelets sur les bras et les avant‑bras, ce qui pourrait suggérer une certaine richesse de ces individus . L’un d’entre eux a le front ceint d’un bandeau. Aucun autre détail, tels des éléments de paysage, n’a été peint ou gravé, en dehors des individus et des taureaux. Ces représentations illustrent une scène à la fois d’activité physique et de chasse qui met en valeur le dernier moment, celui de la capture de l’animal.

    Pour la grande majorité de ces individus, les cheveux, très longs, sont représentés en plusieurs mèches ondulées le long du dos qui semblent indiquer un mouvement rapide en relation avec le saut acrobatique. Arborer une aussi grande longueur de cheveux pour une activité aussi physique peut surprendre ; ces derniers peuvent en effet entraver aussi bien la vue que le saut. Il est à constater également que la position des individus masculins face au, ou sur le taureau, souligne leur vaillance et leur domination de l’animal. Il s’agit d’une prouesse athlétique qui implique une excellente condition physique et un haut degré de dangerosité. En ce sens, en plus de la domination, la valeur héroïque de l’exploit, pour les protagonistes, semble toute aussi importante.

    HEROÏSME GUERRIER

    De nombreuses scènes guerrières existent au sein de l’iconographie égéenne (Vonhoff, 2008). Si sur la plupart d’entre elles les belligérants portent un casque qui cache la chevelure, dans plusieurs cas, le vainqueur porte les cheveux longs (Figure 3).

    Le premier document est un scellé provenant de la Canée et attribué au MRI (CMS.VS.1A.133). Il présente un guerrier, vêtu d’un pagne, qui tient par une corde ce qui semble être ses prisonniers. Bien que ces derniers présentent peu de détails, l’empreinte étant brisée à cet endroit, le personnage menant les prisonniers est gravé deux fois plus grand, soulignant son statut de dominant. Ses cheveux, démesurément longs, sont ondulés et semblent flotter dans son dos.

    Le deuxième est un sceau rectangulaire en or provenant de la tombe III du cercle A de Mycènes (CMS.I.11). Il serait daté de l’HRI. Sur ce sceau est représenté un combat opposant un individu casqué contre un personnage aux cheveux longs et à la musculature impressionnante. Une nouvelle fois, ce personnage est nu, à l’exception d’un pagne, et se trouve en position de vainqueur face à l’ennemi ployant sous sa force. Il plante son épée contre la gorge du vaincu, ce qui suggère que la scène présente la phase finale du combat.

    Le dernier sceau est en agate et a été découvert récemment dans la tombe du Griffin Warrior à Pylos, près du palais dit de Nestor (Davis et Stocker, 2017). La tombe, trouvée intacte, a été datée de l’HRIIA. De forme amygdaloïde, le sceau mesure 3,6 cm de longueur et 2,2 cm de largeur. Il se trouvait près du bras droit du squelette et était mélangé avec d’autres sceaux et bagues en or. La gravure de ce sceau est exceptionnelle, de par la finesse du détail. La scène, très similaire au sceau précédent, montre également un individu athlétique aux cheveux longs en position de victoire. L’ennemi, casqué, tombe, mortellement blessé à la gorge. Le combat se déroule en foulant un autre individu déjà trépassé. Les détails finement exécutés permettent de saisir toutes les ondulations et boucles bien définies de la chevelure. Des perles sphériques sont également enroulées dans la chevelure et l’on discerne plusieurs bracelets à ces poignets. Les muscles des belligérants sont également adroitement mis en valeur.

    Enfin, deux représentations de vases en stéatite datées du MRI et provenant d’Haghia Triada (Marinatos, 1959, n°101, 102) et de Cnossos (Evans, 1900‑1901, fig.31) possèdent une imagerie similaire. Une nouvelle fois, les personnages sont vêtus seulement d’un pagne, et possèdent une musculature détaillée. L’un tient une lance et l’autre marche sur ce qui pourrait être sa victime. Ces images accentuent une nouvelle fois la position dominante des individus pourvus de cheveux longs.

    À l’exception du premier scellé, les images se montrent particulièrement stéréotypées. Il s’agit d’un combat mortel illustrant le moment de la mise à mort. Néanmoins, ces diverses scènes guerrières ne comportent aucun indice figurant un événement précis, les éléments paysagés ou architecturaux étant réduits au minimum, voire totalement absents. La valeur héroïque de l’individu victorieux est mise en avant par sa position dominante, ses muscles saillants et sa chevelure luxuriante.

    UNE GLORIEUSE CHASSE

    Dans un registre similaire, la chasse contre des animaux sauvages suggère également une valeur guerrière héroïque. Pour trois d’entre eux, les hommes portent les cheveux longs comme sur les images précédentes. Il s’agit de deux sceaux (en cornaline et en fluorine ; CMS I. 294 ; CMS. XI.32) et d’une empreinte en argile (CMS.I.165) issue de la Grèce continentale (Mycènes). Les scènes présentent des duels mettant aux prises des personnages avec des animaux sauvages tels le lion et le sanglier. Comme pour les autres thèmes, les corps demi‑nus des personnages sont valorisés par des muscles saillants. L’agressivité de la lutte entre l’homme et l’animal est suggérée par les griffes qui entaillent le corps du chasseur pour l’un, ou la défense de sanglier qui pointe vers le ventre d’un autre. Les individus masculins sont munis de lances dirigées vers la tête des animaux. Que les animaux soient sauvages, voire également exotiques comme le lion, ils reflètent la volonté d’augmenter le prestige des chasseurs.

    UNE ELITE IDEALISEE

    Il apparaît ainsi que, dans l’iconographie minoenne et mycénienne, plusieurs hommes aux cheveux longs se présentent en position dominante et avec une forte musculature. La chevelure semble ici maîtrisée, non hirsute, avec des ondulations luxuriantes. Il s’agit donc d’un cheveu qui semble exprimer une valeur positive. Ce trait physique pourrait ainsi montrer une marque de distinction. La grande homogénéité dans la codification des représentations, en dépit de supports et de thèmes différents, suggère qu’elles reflètent un statut particulier lié à une vertu spécifique allouée à la chevelure[16]. De plus, compte tenu de l’absence généralisée de tout moyen iconographique permettant d’identifier un personnage particulier (aucun portrait ou signe d’individualisation) ou une scène historique (aucune référence chronologique ni géographique), la chevelure, en tant que marqueur important de cette imagerie, aurait eu un rôle symbolique et suggestif.

    L’art de cette période est dit palatial, puisqu’il provient d’ateliers où des artisans travaillent à la demande des catégories sociales supérieures de la société. Ainsi une grande partie des représentations égéennes de cette période sont commandées par et destinées aux élites, qui, seules, détiennent les codes pour les comprendre. Cet art se positionne comme un privilège de classe supérieure. Il devait également fournir les symboles de l’identité de la structuration et de la promotion des individus. Rappelons que les fresques, disposées à l’intérieur de bâtiments qui ne semblent pas avoir été accessibles au public, ne s’adressaient donc qu’à un nombre limité de personnes, à savoir l’élite résidente et ses invités (d’autres membres de l’élite ou de hauts fonctionnaires). De même, les sceaux (ou leurs impressions) avaient un usage administratif. Ils n’étaient donc également visibles que par une partie réduite de la population. De plus, les sceaux qui nous sont parvenus sont fabriqués dans des matériaux prestigieux comme l’or ou la cornaline[17], de même l’ivoire est employé pour la réalisation d’une pyxide. Pour les sceaux et les scellés, la petitesse de ces supports est également un élément à prendre en compte. Ces artefacts sont généralement compris entre 1 et 4 cm de diamètre : ainsi, y graver un élément comme une chevelure n’est clairement pas un acte anodin. Le mode de représentation, si finement détaillé, des cheveux, vise à attirer l’attention du spectateur sur cette partie d’une plus grande importance que les visages, ces derniers étant anonymes et tous similaires.

    De telles compositions iconographiques formelles, répétitives et codifiées, semblent ainsi servir la glorification de ces individus privilégiés et visent à refléter leur mode de vie distinctif. Les thèmes associés aux représentations d’hommes athlétiques aux cheveux longs sont loin d’être insignifiants. Pour N. Marinatos, les scènes d’acrobates aux taureaux représentent un festival religieux tandis que pour J.‑CL. Poursat, les acrobates symbolisent la puissance royale, mais aucun des deux auteurs n’étaye suffisamment sa proposition. M. Shaw rejoint la seconde idée : la tauromachie ainsi que les scènes de boxe permettraient au vainqueur d’accéder au pouvoir royal. M. Pomadère propose que « ces exercices athlétiques et violents s’inséraient dans des cérémonies organisées par l’élite (minoenne puis à Cnossos mycénienne ou « mycénisée »), probablement dans un cadre religieux ». Enfin, divers chercheurs y reconnaissent des initiations de jeunes hommes de classes privilégiées (Willets, 1962, 111 ; Säflund, 1987, 230 ; Marinatos, 1993, 213 ; Arnott, 1993, 114‑116 ; Younger, 1995, 521 ; Panagiotopoulos, 2006, 125‑138 ; Vlachopoulos, 2010, 177‑178). Sur les autres scènes, ces hommes se montrent en position de force contre un adversaire humain (ou animal), voire dominant métaphoriquement une ville. Elles témoignent d’une puissance masculine qui s’exprime au moyen des cheveux longs, une marque des élites. Il est ainsi très probable que nous soiyons face à une figuration idéalisée de ces élites, comme en témoigne la morphologie des corps des figures masculines. La taille très fine, les muscles bombés et les cheveux luxuriants symbolisent la forme physique afin de créer une impression de jeunesse et d’agilité. Cette impression de jeunesse est soulignée par l’absence de pilosité, en dehors de la chevelure, pourtant présente sur de nombreuses autres représentations (Fournier, 2014). En ce sens, ces images pourraient également associer la démonstration de la force physique à la jeunesse[18]. Sur ces représentations, la chevelure, associée à la musculature imposante, joue un rôle de marqueur social. Elle est associée à une position de pouvoir/autorité que nous pouvons lier à une valeur héroïque[19]. Il s’agit probablement des mêmes élites qui manifestent leur bravoure et puissance dans des jeux athlétiques, à la chasse ou à la guerre. Dans ces scènes, il s’agit d’une véritable démonstration de la force physique où la quasi‑nudité des personnages accentue cette impression de force dominante. Ces individus valorisés montrent qu’ils n’ont nul besoin d’armes défensives ou d’éléments de protection face aux adversaires : leur force majestueuse leur suffit.

    Conclusion

    Ces images à la fois minoennes et mycéniennes partagent ici un même système de représentation des élites ou du moins témoignent d’une continuité artistique. Une telle récurrence thématique a déjà été observée (Driessen et Langohr, 2007, 79) au sujet des fresques crétoises. Cette continuité picturale aurait eu pour but de « consolider le pouvoir dans le cadre d’une stratégie de légitimation dans la formation et le maintien d’un nouveau régime ».

    L’iconographie, en tant que miroir déformé de la réalité,  permet une discussion sur la forme et les motifs symboliques que pouvaient utiliser les élites de ces périodes pour se représenter et se légitimer auprès des autres strates sociales. La chevelure, en tant que système de communication visuel, peut renvoyer à des codes sociaux précis. Nous avons ici exploité une modeste partie du corpus si riche des civilisations égéennes[20]. Le but était également de montrer le potentiel de ces approches iconographiques. Ainsi, bien que la valeur narrative de ces images reste limitée, elles peuvent nous donner des indices sur l’iconographie du pouvoir des élites minoennes et mycéniennes, qui se révèle intimement liée aux activités de guerre, de sport et de chasse.

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    CMS.III : Pini I., Müller W., ed., (2007). Iraklion archäologisches Museum: Sammlung Giamalakis, CMS, vol. III., Berlin: Gebr. Mann.

    CMS.VS.1b : Pini I., (1993), Kleinere griechische Sammlungen, CMS, vol. 5, Supplementum 1 B, Berlin: Gebr. Mann.

    [1].. Je remercie vivement Christian Bromberger pour m’avoir convié à écrire un article sur ce sujet. Les données présentées sont issues de ma thèse de doctorat (soutenue en 2020) menée à l’Université Paris‑1 Panthéon‑Sorbonne sous la direction de Haris Procopiou.

    [2].. Le Breton, 2016/2017.

    [3].. En tant que phanère (au même titre que les poils et les ongles), le cheveu pousse et repousse tout au long de notre vie.

    [4].. Les artisans de l’âge du Bronze égéen ont produit un très grand nombre de représentations de figures humaines sur des supports matériels de nature très diverse : figurines, fresques, larnakès, céramiques, vases métalliques, vases en pierre, sceaux et ornements divers. Au cours de mes recherches doctorales, j’ai comptabilisé les figurations d’individus présentant une chevelure ou suggérant une absence de chevelure sur ces divers supports artistiques (Ramé, 2020). Ces données ont ensuite été traitées et répertoriées par type de représentation capillaire : les cheveux courts, mi‑longs, longs, relevés, et rasés.

    [5].. En Égée, à l’âge du Bronze, les seules traces écrites sont le linéaire A et le linéaire B. Pour le premier cas, ce langage n’a pas encore été déchiffré à ce jour. Pour le deuxième, il s’agit uniquement de textes administratifs. Ils ne peuvent donc être exploités pour notre propos.

    [6].. Au contraire de sa région voisine, l’Égypte pharaonique, où certains restes de cheveux ont été découverts sur des momies (Balout, Roubet, Desroches‑Noblecourt, 1985 ; David, Garner, 2003 ; Harter, 2003), il n’existe aucun reste capillaire découvert dans le monde égéen.

    [7].. En ce sens, nous nous nous référerons à la chronologie basse proposée par Treuil et al. (2008, 31‑33).

    [8].. Il s’agit de la période des deuxièmes palais crétois. Elle sera également notée dans le texte sous Minoen Récent I (MRI).

    [9].. Cette période sera mentionnée dans le texte sous le nom d’Helladique Récent (HR).

    [10].. Sur ce sujet, l’expression “Missing ruler” (dirigeant absent) a été utilisée par F. Blakolmer (2015).

    [11].. CMS est l’abréviation de « The Corpus der minoischen und mykenischen Siegel ». Il s’agit d’un projet de recherche visant à collecter et à éditer tous les sceaux minoens et mycéniens. Les références complètes se trouvent dans la bibliographie.

    [12].. Musée Archéologique de Chania, numéro de musée : KH 1563.

    [13].. On ne peut écarter totalement l’idée qu’il s’agisse d’une divinité. Cependant, les spécialistes s’accordent à identifier uniquement des divinités féminines sur les représentations iconographiques égéennes de l’âge du Bronze.

    [14].. Sur cinq sceaux, les athlètes sont représentés avec les cheveux courts (Davis, Stocker, 2016, fig. 9 ; CMS.I.408 ; CMS.III.362 ; CMS.V.674 ; CMS.VI.336.

    [15].. Une seule scène présente un personnage qui ne saute pas et qui se tient debout près du taureau qu’il tient par une corde (vase en stéatite de Vaphio ; Marinatos, 1959, n°184).

    [16].. Nous pouvons également spécifier que cette codification est également visible sur les fresques égyptiennes de Tell El‑Daba datées du MRIB. Ces fresques auraient probablement été peintes par des artisans minoens itinérants.

    [17].. Toutefois, il est à noter que R. Laffineur (2000) démontre qu’il n’existe pas automatiquement une corrélation entre l’iconographie des sceaux et la richesse globale des sépultures dans lesquelles ils sont découverts.

    [18].. Par comparaison, l’absence de barbe distingue dans la société classique grecque les immatures, des matures (Brûlé, 2015).

    [19].. S. R. Stocker et J. L. Davis (2017) y reconnaissaient les éléments héroïques familiers dans la composition. Toutefois il est également possible d’y reconnaître une figure divine.

    [20].. Il a été estimé que seulement entre 5 et 10% du corpus originel des sceaux (Pini, 1992) et des fresques (Bennet, 2007) a pu être conservé jusqu’à nos jours.