Chanter le tatouage. La pègre, les « Apaches » et la chanson réaliste

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    Audrey COUDEVYLLE

    Maître de conférences en langue et littérature du XXème siècle, à l’Université Polytechnique Hauts-de-France. Elle est enseignante en communication à l’IUT du Mont Houy, et membre de l’Unité de Recherche DeScripto (UPHF).

    Référence électronique
    Coudevylle A., (2020), « Chanter le tatouage. La pègre, les « Apaches » et la chanson réaliste. », La Peaulogie 5, mis en ligne le 25 décembre 2020, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/chanter-tatouage

    Résumé

    De la Belle Époque à l’entre-deux-guerres, la chanson réaliste a fait de la figure du « mauvais garçon » l’un de ses personnages de prédilection. Apache, Affranchi, homme du Milieu, gangster, proscrit, en sont devenus les héros magnifiés. Bien sûr, tous ont pour point commun d’être des « durs, des vrais, des tatoués ». Marque de virilité, d’appartenance à une communauté hors la loi, le tatouage rend compte aussi de la singularité de leur parcours, à la marge de la société et de leur passage dans des lieux de privations de liberté (prisons, bagnes, colonies pénitentiaires).

    Mais cet « encrage » est également l’expression d’une nostalgie, celle symbolique d’un monde perdu, d’une patrie, de leur jeunesse, d’un amour passé, etc. Le tatouage constitue donc une carte d’identité intime, à même la chair.

    Dès lors, dans une perspective croisée, tant sociologique que cantologique, il s’agira d’interroger la représentation de ces mauvais garçons et d’analyser comment la chanson réaliste construisit d’eux un portrait certes stylisé, mais glorifié.

    Mots-clés

    Tatouage, Chanson réaliste, Légionnaire, Biribi, Bruant, Fréhel, Affranchis, Homme du Milieu

    Abstract

    From the Belle Epoque to the interwar period, bad boys and gangsters were the favorite characters of realistic songs. They were also famous for their ink. If tattoos could be seen as a mark of virility, they were also the sign of particularly violent rites of passage in North African penal units. This practice of tattooing is also the expression of a longing for a symbolic lost world, back home. Each inscription on the body can be read as an intimate identity card.

    This article will question the representation of these bad boys from a sociological and cantological perspective and analyze how realistic songs portray these men.

    Keywords

    Tattoo, Realistic Song, Bad Boys, Gangster, Legionnaire, Biribi, Bruant, Fréhel

    Parmi les chansons françaises du XXème siècle, il en est une dont les premières mesures provoquent pour notre mémoire collective, de façon instantanée, l’émergence de la figure du tatoué. Quelques notes, et apparaissent dans un halo de lumière des inscriptions sur une peau marquée à l’encre : « pas vu, pas pris », « personne », « raisonne ». Mon Légionnaire :

    Il avait de grands yeux très clairs

    Où parfois passaient des éclairs

    Comme au ciel passent des orages

    Il était plein des tatouages

    Que j’ai jamais très bien compris,

    Son cou portait : « pas vu, pas pris ».

    Sur son cœur on lisait : « personne ».

    Sur son bras droit un mot : « raisonne ».

    [Refrain]

    J’sais pas son nom, je n’sais rien d’lui.

    Il m’a aimé toute la nuit

    Mon légionnaire !

    Et me laissant à mon destin

    Il est parti dans le matin

    Plein de lumière !

    Il était mince, il était beau,

    Il sentait bon le sable chaud

    Mon légionnaire !

    […]

    On l’a trouvé dans le désert,

    Il avait ses beaux yeux ouverts,

    Dans le ciel passaient des nuages.

    Il a montré ses tatouages

    En souriant et il a dit,

    Montrant son cou : « pas vu, pas pris ».

    Montrant son cœur « Ici personne »

    Il ne savait pas…

    Je lui pardonne.

    […]

    Pochette du 45 tours Mon Légionnaire de Marie Dubas.

    Pochette de disque de Marie Dubas Mon Légionnaire,
    45 tours / 17cm / SP
    1957, Columbia / Pathé-Marconi

    Associée au répertoire d’Édith Piaf (1915‑1963), c’est pourtant Marie Dubas (1894‑1972), chanteuse fantaisiste et réaliste de l’entre‑deux‑guerres, qui fit connaître la chanson et construisit son succès. Écrite par Raymond d’Asso (1901‑1968), dont il était le secrétaire‑adjoint, et mise en musique par Marguerite Monnot (1903‑1961), la chanson est déposée à la SACEM en février 1936.

    Si l’univers de la Légion est très à la mode au mitan des années trente, – instigué par le cinéma depuis la sortie du mythique Morocco en 1930, ou du Grand Jeu en 1934, suivi de La Bandera en 1935 et Pépé le Moko en 1936 –, Asso puise pourtant dans son propre parcours de tête brûlée, de Spahi[1] et ancien de l’armée d’Afrique, pour écrire cette chanson. Émerge alors la figure héroïque et magnifiée du légionnaire. Fascinée par la chanson, Marie Dubas, amoureuse d’un lieutenant aviateur avec lequel elle fit des échappées au sud du Maroc, la chante pour la première fois à Marseille en avril 1936 et triomphe. Devant le succès remporté sur scène, elle est sollicitée pour enregistrer la chanson chez Columbia. Critiques et public sont unanimement enthousiastes :

    « La chanson s’appelle Mon Légionnaire. Une fille regrette le gars parti se faire tuer sous le soleil d’Afrique. Jamais Marie Dubas n’a été plus simple, plus humaine que dans ces couplets populaires qu’aimerait Pierre Mac Orlan ».

    Les radios, sollicitées par l’appel massif des auditeurs, diffusent la chanson plusieurs fois par jour. Édith Piaf, alors débutante mais soutenue par Asso qui prend sa carrière en mains, l’enregistre chez Polydor, comme il était d’usage à l’époque de reprendre les succès des aînées pour se faire connaître, et l’intègre à son tour de chant à l’ABC en mars 1937. Ce n’est que durant les années 1940, quand Marie Dubas commence à disparaître des radios et des scènes, en partie en raison de sa judaïcité, qu’Édith Piaf affirme sa gloire.

    La suite est connue de tous : Mon Légionnaire achève de consolider sa place emblématique dans le panorama de la chanson française, grâce à la reprise aux orientations particulières que lui donnera Serge Gainsbourg dans son dernier album You’re Under Arrest en novembre 1987.

    Mon Légionnaire est donc l’un des exemples les plus immédiatement accessibles pour évoquer le lien intime existant entre la chanson réaliste et la figure du tatoué. Car, finalement, que sait‑on de ce légionnaire réduit à sa seule fonction et dont on ne sait même pas le nom ? Rien ou presque. Qu’il est blond, qu’il a des yeux clairs, qu’il est beau, qu’il sent bon, qu’en mauvais garçon il arbore des tatouages et qu’il suscite une ardeur amoureuse passionnée mais sans lendemain, vouée à l’échec. Et bien sûr qu’il court vers son destin : la mort.

    Typifiée à souhait, généralisante mais magnifiée (par le lamento d’une voix féminine tout entière repliée dans le souvenir), cette figure du légionnaire cristallise à elle seule toute l’esthétique de la chanson réaliste dans laquelle elle l’inscrit.

    Aussi en guise de préambule – et afin de mieux contextualiser mon propos – importe‑t‑il de revenir sur cette esthétique de la chanson réaliste des années 30, alors à son acmé, pour mieux en circonscrire les aspects.

    Prolégomènes à l’esthétique réaliste en chanson

    La chanson réaliste a imprégné et marqué profondément le paysage sonore de la chanson française de l’entre‑deux‑guerres. Si elle tire ses origines des chansons dites sociales du Second Empire, elle est instituée par le chansonnier Aristide Bruant (1851‑1925) vers la fin du XIXème siècle. La chanson réaliste est un genre extrêmement stylisé, qui s’inscrit dans la célébration de la canaille des bas‑fonds des faubourgs parisiens, dont elle cultive et retranscrit d’ailleurs le langage argotique. Très rapidement, elle est happée par les voix d’interprètes féminines, telles qu’Eugénie Buffet (1866‑1934) ou Yvette Guilbert (1865‑1944), qui reprennent le répertoire de Bruant. Ses interprètes suivantes, qui émergent avant‑guerre et percent au cours des années vingt (parmi lesquelles Fréhel, Damia, Berthe Sylva, Germaine Lix, Édith Piaf , etc.) vont lui conférer des accents plus sombres et la déployer davantage dans l’expression d’un pathos singulier, celui d’un « je » prostitué dans l’acceptation de sa situation tragique.

    Or, c’est dans ce creuset que la chanson réaliste de l’entre‑deux‑guerres va s’épanouir. Elle va s’orienter presque exclusivement du côté de l’énonciation dolente et cafardeuse de ce « je » féminin, accablé par le poids du Fatum, ravagé par la mélancolie et déplorant la médiocrité de son existence ou de ses amours malheureuses, sans pour autant parvenir à les surmonter. La chanson réaliste cultive donc une esthétique des larmes et de la douleur, et a pour personnages de prédilection ceux que Fréhel appelle « Le Troupeau des pas de chance », autrement dit les miséreux, les filles‑mères, les prostituées, les laissés‑pour‑compte, les renégats, les voyous, et bien sûr les mauvais garçons.

    Ceux‑là même que le système de répression va envoyer à Biribi et dont va s’emparer la chanson réaliste pour en faire des héros glorifiés.

    Bruant, Biribi et les bat d’Af’. Mythification de l’univers pénitencier

    La mémoire collective a associé l’imaginaire du bagne au nom de Cayenne mais a complètement occulté celui de Biribi. Pourtant, l’armée française met en place à partir de 1830, dans ses nouvelles colonies d’Afrique du Nord, au Maroc, en Algérie et en Tunisie (le fameux Tataouine), un système répressif très organisé et d’une extrême dureté pour les militaires réfractaires. Outre ces soldats insubordonnés (déserteurs, mutilés, mutins), sont aussi envoyés tous les futurs conscrits dont la condamnation est supérieure en France à trois mois de prison. Condamnés pour outrage public, attentat à la pudeur ou aux mœurs, vol, abus de confiance, proxénétisme ou meurtre, ils viennent dans ces camps de redressement pour y exécuter leur service militaire (indépendamment de leur peine), afin de ne pas contaminer les contingents « honnêtes ».

    Cet « archipel pénitentiaire », complexe, très hiérarchisé, est désigné sous le terme générique de Biribi. Ces bagnes coloniaux développent plusieurs types de structures disciplinaires, composées de divers corps pénitenciers et d’ateliers de travaux publics. L’univers des condamnés est d’une violence extrême, fait de coups, de privations et d’humiliations, à laquelle s’ajoutent la promiscuité de locaux sordides, les maladies, l’insuffisance de nourriture et évidemment la chaleur suffocante du désert africain. Une violence estimée très largement supérieure aux sévices usuels pour l’époque. Sans compter la pratique très répandue du viol ou de l’homosexualité contrainte.

    Biribi est un lieu de non‑droit, rendu d’autant plus terrible que son éloignement « exotique » et les informations parcellaires, attisent les récits effrayants. Il faut attendre 1890 pour que Georges Darien publie un témoignage sur son expérience d’internement en Tunisie (Biribi, discipline militaire, 1890). Mais le premier reportage marquant véritablement la conscience collective est celui du grand reporter et écrivain, Albert Londres, qui, en 1924, relate très explicitement dans son ouvrage Dante n’avait rien vu, la réalité des bagnes, leurs conditions d’enfermement, les tortures subies par les détenus, comme celle de la crapaudine. Néanmoins, dès 1889, Aristide Bruant s’emparait déjà de ces bas‑fonds de la justice militaire et rendait compte précisément, par le biais de sa chanson À Biribi, de l’univers tortionnaire de ces forçats où même les plus forts finissaient par plier et où toute tentative d’échappée était inutile :

    Y en a qui font la mauvais’ tête

    Au régiment,I’s tir’ au cul, ils font la bête

    Inutil’ment

    Quand i’s veulent pus fair’ l’exercice

    Et tout l’ fourbi

    On les envoi’ fair’ leur service

    A Biribi.

    A Biribi, c’est en Afrique

    Où qu’le pus fort

    Est obligé d’poser sa chique

    Et d’fair’ le mort

    Où que l’pus malin désespère

    De fair’ chibi,

    Car on peut jamais s’faire la paire,

    A Biribi.

    A Biribi, c’est là qu’on marche,

    Faut pas flancher

    Quand le chaouch crie : «En avant ! marche !»

    I’ faut marcher,

    Et quand on veut fair’ des épates,

    C’est peau d’zebi :

    On vous fout les fers aux quat’ pattes

    A Biribi.

    A Biribi, c’est là qu’on crève

    De soif et d’faim

    C’est là qu’i faut marner sans trêve

    Jusqu’à la fin !…

    Le soir, on pense à la famille,

    Sous le bourbi…

    On pleure encor’ quand on roupille,

    A Biribi.

    A Biribi, c’est là qu’on râle

    On râle en rut,

    La nuit on entend hurler l’mâle

    Qu’aurait pas cru

    Qu’un jour i’ s’rait forcé d’ connaître Mam’zelle Bibi,

    Car tôt ou tard il faut en être,

    A Biribi.

    On est sauvag’, lâche et féroce,

    Quand on en r’vient…

    Si par hasard on fait un gosse,

    On se souvient…

    On aim’rait mieux, quand on s’rappelle

    C’qu’on a subi,

    Voir son enfant à la Nouvelle

    Qu’à Biribi

    Paroles et musique de Aristide Bruant. A Biribi.

    Bruant A., (1891), A Biribi paroles et musique de Aristide Bruant [format ou support],
    Bibliothèque nationale de France, département Musique, VM28-41, Paris.

    Notons qu’à aucun moment, Aristide Bruant ne présente les condamnés de Biribi comme des délinquants ou des criminels, mais simplement comme des conscrits récalcitrants aux ordres donnés. En filigrane, se perçoit aussi une des thématiques chères au chanteur : la contestation de l’ordre social établi par les parvenus bien nés. Son recueil de chansons et de monologues, Dans la rue, publié en trois volumes entre 1889 et 1895, témoigne de cet engagement.

    Pourtant, la réalité est que Biribi regroupe surtout les durs à cuire de France et constitue l’arrière‑cour de la pègre des grandes métropoles. Apaches[2], Affranchis[3], Caïds, hommes du Milieu, gagnent leur galon de gangster à Biribi et achèvent de se forger leur réputation de voyou en intégrant le Bataillon d’Infanterie légère d’Afrique.

    Plus communément dénommée le Bat’d’Af., cette compagnie, créée dès 1832, regroupe les militaires au casier chargé, qu’il faut « recycler » à l’issue de leur peine, et incorporent également les fortes têtes « incorrigibles ». Ces détenus étaient ironiquement désignés sous l’étiquette des « Joyeux[4] ».

    Ce sont eux que la chanson réaliste va mettre en exergue. Pas simplement parce qu’elle aime glorifier les voyous, mais aussi parce qu’elle magnifie les miséreux, les reclus, tous ceux nés sous une mauvaise étoile. Car voilà la réalité de Biribi : des criminels redoutables certes, mais aussi beaucoup de pauvres hères, souvent analphabètes, sans travail, dont la destinée n’est pas si éloignée de celle d’un Jean Valjean.

    Mon vieux frangin tu viens d’bouffer d’la case,

    T’es un garçon comme moi, tu n’as pas l’taf,

    J’écris deux mots et j’profite d’l’occase,

    Pour t’envoyer le refrain des Bat. d’Af.

    [Refrain]

    V’là l’Bat. d’Af. qui passe,

    Ohé ! Ceux d’la classe !

    Vivent les Pantinois

    Qui vont s’tirer dans quéques mois ;

    A nous les gonzesses, Vivent nos ménesses !

    On les retrouv’ra

    Quand la classe partira.

    Depuis que j’suis dans c’tte putain d’Afrique

    A faire l’Jacques avec un sac su’ l’dos,

    Mon vieux frangin, j’suis sec comme un coup d’trique,

    J’ai bentôt pus que d’la peau su’ les os.

    [Refrain]

    Embrasse pour moi ma p’tite femme la Fernande

    Qui fait la r’tape au coin d’l’av’nue d’Clichy;

    Dis‑y que j’l’aime et dis‑y qu’a m’attende

    Encore quéque temps et j’vas êt’ affranchi.

    [Refrain]

    Surtout dis‑y qu’a s’fasse pas foute au poste,

    Qu’a s’pique pas l’nez, qu’a s’fasse pas d’mauvais sang

    Et qu’a m’envoye quéqu’fois des timbres‑poste,

    Pour me payer des figues et du pain blanc.

    [Refrain]

    Souhaite el’ bonjour au père et à la mère,

    Dis à ma femme qu’a tâche d’les aider…

    Faut pas laisser les vieux dans la misère,

    Car à leur âge on doit rien s’emmerder.

    [Refrain]

    Mon vieux frangin, je n’vois pus rien à t’dire,

    Dis ben des choses à tous les barbillons,

    Dis au daron qu’i’ n’oublie pas d’m’écrire,

    Dis à Fernan’ qu’a n’me fasse pas d’paillons.

    De la même façon, à la suite de Bruant, les chanteuses réalistes de l’entre‑deux‑guerres, Fréhel (Adieu Mon Petit Officier ; Derrière la clique (sous‑entendu du Bataillon d’Afrique), Mistinguett (C’est mon Gangster), Damia (Johnny Palmer), Marie Dubas (Le Fanion de la Légion ; Mon Légionnaire) ou Piaf (Mon Amant de la Coloniale), etc., inscrivent ces hommes de la marge dans leur répertoire et brossent de ces laissés‑pour‑compte des portraits de héros magnifiés. Biribi, comme les Bat’d’Af, deviennent les lieux privilégiés, fantasmés et stylisés, dans lesquels puise l’imaginaire fertile de la chanson réaliste. Ils accèdent grâce à elle, davantage qu’à la littérature, au rang d’évocations mythiques.

    Mais il est un aspect, concernant très directement notre sujet, qui a participé à ancrer plus profondément encore ces bagnes coloniaux dans les légendes carcérales. Biribi était une véritable institution dans l’art du « piquage » à l’ancienne, autrement dit du tatouage.

    En effet, contrairement aux propos communément répandus, le tatouage en France n’est pas uniquement une affaire de marins, mais de soldats et plus particulièrement de militaires condamnés. D’ailleurs leur symbolique respective est tout à fait différente. Le tatouage marin est orienté dans l’expression d’un Ailleurs exotique et aventureux mais empreint d’une nostalgie douce. A Biribi, la signification des « bouzilles » ou « Fleurs de bagne » (Graven, 1962) (les tatouages) était tout autre et bien moins sereinement connotés.

    Le tatouage, du rite initiatique à la trace mnésique

    Le tatouage, pourtant interdit dans les camps disciplinaires, était une sorte de rite de passage, presque initiatique pour tous ceux pénétrant à Biribi (70 à 100 % des détenus des camps disciplinaires d’Afrique du nord ressortaient tatoués) (Pierrat J., Guillon E., 2005). S’il était essentiellement symbole de révolte et de désespoir, témoignant de l’injustice d’une condamnation, d’une situation sociale précaire ou d’un destin brisé (cf. les images 1 et 2 ci‑dessous), le tatouage avait aussi valeur de courage et d’honneur. Il attestait dès lors d’une volonté de s’intégrer au groupe.

    C’était également un système de reconnaissance entre détenus, dans la mesure où chaque motif tatoué possédait une signification particulière, codée, cryptée, connue des seuls « Happy Few », qui déterminent les antécédents du détenu et son unité disciplinaire. C’est une forme de langage herméneutique « réservé » aux seuls initiés.

    Les symboles représentés sur la peau constituaient donc la signature d’un parcours carcéral singulier. Graver une viscope signifiait qu’on appartenait aux Bataillons d’Afrique puisqu’il s’agissait du képi à longue visière que portait le Joyeux ; la grappe de raisin, un passage par la compagnie disciplinaire de Calvi ; les points noirs sur le corps correspondaient au nombre de jours passés au cachot ; la lanterne accrochée au croissant de lune informait d’une condamnation par le tribunal militaire, etc.

    Plusieurs types de tatouages pouvaient coexister sur un même corps. Alexandre Lacassagne, professeur de médecine légale, fut l’un des pionniers dans l’étude des tatouages. Dans son enquête menée en 1881, il recense les différents types de tatouages chez les criminels et les classifie en sept catégories distinctes[5]. Qu’il s’agisse de devises, de dessins ou de symboles, les tatouages étaient le plus souvent de nature provoquante, sexuelle, patriotique ou en révolte contre un ordre établi. On trouvait des insultes, des poignards, des chaînes autour des cous ou des chevilles, des pelles et des pioches, des références aux instruments de torture ou aux châtiments infligés, mais aussi des étoiles, des animaux (tête de tigres, hirondelles, chiens, chauves‑souris), des symboles (un soleil levant derrière une barrière, une tête d’indien, trois cerises, les quatre as, etc.).

    Bien sûr, d’autres tatouages plus intimes à connotation plus nostalgique et sentimentale, consistaient en des portraits de l’être aimé ou de la famille, des cœurs transpercés d’un poignard, des cœurs avec une étoile à cinq branches en sautoir, des roses, des pensées, des marguerites, ou des fleurs exotiques dans les pétales desquelles se lit le prénom d’une maîtresse ou une dédicace à la mère[6]. Sorte de journal de vie à fleur de peau, le corps s’institue en un carnet souvenir. Dans leur ouvrage, Les Durs, les vrais, les tatoués, Jérôme Pierrat et Éric Guillon notent que, dans cet univers particulier, la représentation de la femme, quand bien même elle se décline en figurations licencieuses ou érotiques, demeure essentiellement sur la peau de ces hommes, idéalisée :

    On ne comptent plus les visages de femmes, s’étalant parfois sur la largueur du dos, au milieu de guirlandes de fleurs, d’hirondelles, de papillons ou d’angelots. […] Si certains portraits peuvent effectivement passer pour équivoques, c’est sans conteste l’amour le plus pur qui a motivé les cœurs percés, les traditionnelles pensées et les baisers que s’échangent deux amoureux. Certains que l’absence de l’être aimé rend poète, vont même plus loin en dédiant à leur belle un portrait ou même un poème. »

    Photos extraites du livre de Jérôme Pierrat et Éric Guillon, Mauvais Garçons, portraits de tatoués 1890‑1930, Paris,
    La Manufacture des livres (2013, 119 et 161).

    Ces tatouages sentimentaux semblent vouloir acter du reste de la fragile part d’humanité des détenus, dont les cœurs résistent à l’oppression d’un milieu annihilant a priori toute expression de tendresse.

    Du tatouage émane donc une puissance identificatoire non négligeable et telle qu’elle est capable d’assurer aussi une forme de respect et de hiérarchie entre forçats, en particulier lorsque les symboles gravés évoquent les sévices endurés ou les jours d’emprisonnement subis.

    Photos extraites du livre de Jérôme Pierrat et Éric Guillon, Mauvais Garçons, portraits de tatoués 1890‑1930.
    Paris, La Manufacture des livres.

    À l’inverse, s’il glorifie le parcours de l’homme au sein d’un groupe communautaire, il peut aussi le « désintégrer » lorsqu’il est punitif et qu’il vise l’humiliation. En effet, certains détenus, fragiles ou moins coopératifs aux différents rituels de passages imposés, étaient tatoués contre leur gré, souvent d’inscriptions obscènes, jusque sur le visage, « marquant » leur appartenance à un autre détenu.

    Ainsi, le tatouage devient la carte d’identité du détenu, ce qui ne sera pas sans lui poser quelques difficultés d’ailleurs lors de son retour à la vie civile puisqu’il sera facilement identifiable et stigmatisé.

    Le tatouage relève aussi pour le bagnard d’un langage psychologique. Il est l’inscription de sa psyché sur la peau, son prolongement direct, voire son actualisation. Le tatouage est le refus de l’effacement[7] d’une empreinte psychique (ici l’emprisonnement ou la torture par exemple) qui se traduit donc en empreinte corporelle ; il est une forme de mise à distance de l’oubli, perçu paradoxalement aussi comme potentiel « destruction de soi ».

    L’oubli pour Paul Ricoeur participe en effet d’un double état : « l’empêchement de retrouver le temps perdu » et/ou le résultat de « l’inéluctable usure par le temps de traces qu’ont laissées en nous, sous forme d’affections originaires, les événements survenus » (Ricoeur, 2000, 37).

    Le tatouage exprimerait la lutte contre ce constat. Il est l’expression d’une volonté jaillissante du dedans vers le dehors et de fait, est lié à la notion, complexe et plurivocale, de trace. Il est une trace mnésique (corticale ou cérébrale), mnémonique (relatif à l’art de cultiver la mémoire, et à la conscience ou l’inconscience) et écrite.

    Le tatouage correspondrait selon moi à ce que Ricoeur applique pour un tout autre domaine (celui de l’histoire) à l’« inscription‑affection » : « Il appartient aux affections de survivre, de persister, de demeurer, de durer, en gardant la marque de l’absence et de la distance » (p. 54).

    Le tatouage relèverait donc de la « trace, de l’empreinte et du vestige » pour reprendre les mots de Jean Greisch (2003, 123).

    Pour en revenir plus particulièrement à sa représentation dans la chanson réaliste de l’entre‑deux‑guerres, le tatouage procèderait d’une forme métonymique d’une figuration de l’ultra masculinité, considérée évidemment au travers le prisme conceptuel de virilité pour l’époque. On est un Homme, un « mâle » quand on est « un dur, un vrai de vrai, un tatoué », à la marge des lois. Être tatoué c’est faire la nique au Fatum, au Destin qui accable, à la douleur et à la mort à venir. C’est l’inscription indélébile de sa trajectoire et de son acceptation.

    Photos extraites du livre de Jérôme Pierrat et Éric Guillon, Le tatouage à Biribi. Les vrais, les durs, les tatoués.
    Paris, Editions Larivière, Clichy (2004, 68,82).

    L’ode aux mauvais garçons, Fréhel (1891 1951), reine des Apaches

    La représentation des personnages masculins dans la chanson « réaliste » est rarement compatissante à leur égard. Les « Julot », tels qu’ils sont dénommés, sont au mieux des marginaux, pauvres gueux sans attaches et privés d’affection, au pire des voyous, appartenant au Milieu, des hommes brutaux et impulsifs qui martyrisent ceux ou celles qui les trahissent. Leur destin n’est pas clément. Leur trajectoire, souvent courue d’avance, reste déterminée par le poids de leur hérédité et de leur milieu, rappelant les théories zoliennes du naturalisme. Leur condition de traîne‑misère les contraint à une vie de malheur, de chagrin et de solitude ou les condamne à la peine capitale.

    Dans le répertoire de Fréhel, l’une des meilleures représentantes de la chanson réaliste, digne héritière de l’ancrage traditionnel et populaire de Bruant, si ces messieurs viennent à mourir, c’est souvent qu’ils ont été rattrapés par leur forfait et paient de leur vie leur dette à la société (cf. Sous la Blafarde, « la tête coupée roule goguenarde »). Fréhel s’est imposée par sa voix rauque, l’âpreté de son style et sa personnalité sans demi‑mesure, comme la muse des laissés‑pour‑compte. Elle‑même gosse de la rue, elle inscrit son premier répertoire, vers 1908, dans celui de ses aînés et reprend les chansons de Montéhus, Richepin ou Xanrof. Elle devient le chantre légitime de la faune miséreuse des faubourgs parisiens d’autant mieux qu’elle en est issue. Aussi, rend‑t‑elle compte des habitudes de vie de ce milieu, en célébrant les mœurs et les destinées terribles des Nini Peau d’Chien (incarnation de la fille de joie) et de leur Julot, plus ou moins marlou, plus ou moins apache (Sous la Blafarde, La Peur ou un chat qui miaule, Julot y a que toi, etc.). Elle célèbre la canaille et fait de la chanson de voyou et du trottoir (Les Filles qui la nuit, Sous le pont noir, Sans lendemain, etc.) la pierre angulaire de son répertoire. L’Homme chanté et célébré, est toujours un « mâle » (titre de la chanson ci‑après, écrite et composée par Charlys pour Fréhel en 1933), une vraie terreur possédant les signes distinctifs (et stylisés) de tout bon affranchi. Le tatouage en fait évidemment partie :

    Y’a des tas d’gonzesses qui font les bégueules aussitôt qu’un homme veut les approcher.

    Il leur faut des compartiments dames seules, elles ont trop peur d’avaler la fumée.

    Mais moi qui n’suis pas aussi chicandière[8], j’ai mon vrai de vrai, un homme affranchi.

    Avec lui, pas b’soin de faire des manières,on s’a dans la peau et ça nous suffit.

    [Refrain]

    C’est pas une demi‑portion,une galette, un avorton, lui c’est un mâle.

    J’aime son nez tout écrasé, sa mâchoire en or plombé, dans son teint pâle.

    Il peut me filer des coups,

    Il peut me piquer mes sous, sans que je râle.

    Il a des gros biscoteaux, et c’est lui qu’j’ai dans la peau, c’est le mâle qu’il me faut.

    Il m’arrive parfois quelques aventures,

    j’ai connu des hommes dans tous les milieux.

    Je suis un peu curieuse de nature, mais c’est encore lui, lui que j’aime le mieux.

    Il n’est pas rasé, tout son poil m’arrache, et quand il m’embrasse, il sent le tabac.

    Oui mais i’m’fait des tas d’machines qu’attachent, et je suis pâmée quand j’suis dans ses bras.

    [Refrain]

    Quand mon homme emballe une poule du grand monde, si l’a du pétard avec le bourgeois,

    Pour tirer son couteau de sa profonde, c’est lui qu’est l’premier, lui qui a la loi.

    Il a l’estomac avec un tatouage,

    sous c’tatouage un point d’interrogation,

    ça lui permettra, car il est volage,

    de faire lui aussi un peu d’aviation

    Évidemment cette chanson agit en contrepoint et en écho avec le succès de Mistinguett, Mon Homme interprétée en 1920. Julot semble être un voyou de pacotille, qui vit aux frais de sa (ses ?) princesse(s). Fréhel, en changeant de registre pour enrichir son répertoire de tonalités plus comiques, va inscrire la chanson réaliste dans des voies plus lumineuses et joviales. Elle quitte en partie le pathos.

    Des bas-fonds parisiens à la coloniale

    Néanmoins la figure de l’homme, qu’il soit du Milieu, héritier de l’Apache ou simple délinquant, va évoluer de façon très dichotomique dans le répertoire de Fréhel au cours des années trente. Il semble s’émousser, perdre un peu de sa superbe et de son agressivité, (ce qui ne l’empêche pas toutefois de la retourner contre les femmes). Il geint, se repend d’avoir trahi et n’éructe plus sa vengeance ; il meurt sans même que l’on n’évoque les circonstances de sa disparition. Bref, son statut de « dur à cuire », de « vrai de vrai » des bas‑fonds, n’est plus systématiquement salué. Les « Julots » finissent noyés dans la masse du terme générique « les hommes » (L’Amour des Hommes).

    Cela peut s’expliquer par l’évolution du répertoire de Fréhel, en période du Front Populaire, vers des tonalités plus festives. L’ambiance est à l’espoir d’une vie meilleure : Julot, probablement devenu ouvrier, s’est racheté une conduite. Apaisé, il troque ses coups de savates pour de gentils pas de deux. Aussi, ne parade‑t‑il plus au bal du samedi soir, (épuisé de sa semaine ?), il fréquente les guinguettes le dimanche midi, en toute décontraction. Il préfère désormais se restaurer, « se taper sans plus de manière/Des bigorneaux, et de la frite, du rosbif » (Dans une Guinguette), que de jouer du couteau.

    Toutefois, il me faut souligner un autre aspect significatif d’une évolution des caractéristiques de la chanson « réaliste » du milieu des années trente : Julot est daté, il a résolument vieilli, malgré quelques dernières évocations célébrant sa figure de vaurien. En 1936, Édith Piaf, alors à ses débuts, semble servir momentanément de relais à Fréhel en s’inscrivant également dans l’expression noire des mœurs apaches. Celle dont le nom de scène était alors la Môme Piaf interprète les Hiboux en 1936. La chanson rappelle sans concession dès son ouverture comment le destin tout entier d’un être est résolument déterminé par sa naissance :

    Il y en a qui viennent au monde veinards.

    D’autres, au contraire, toute leur vie sont bignards.

    […]

    Pour me nourrir ma mère devint catin

    Et moi, depuis, j’suis d’venu un vaurien.

    C’est nous qui sommes les hiboux.

    Les apaches, les voyous,

    […]

    Néanmoins, rappelons que cette chanson fut couplée en deuxième face avec J’suis mordue, inscrite dans le topos de la soumission d’une femme à un pseudo voyou et que la figure du tatoué y est clairement repoussée. Il n’est plus objet d’admiration pour les femmes :

    Quand les copines parlent de mon p’tit homme,

    Disent : « Ah ! c’qu’il est laid !

    Il est tatoué, ridé comme une vieille pomme.

    Il n’a rien qui plaît. »

    Disons plutôt que le vaurien parisien, qui durant le Front Populaire s’est endimanché, a été supplanté par une nouvelle figure de virilité : le légionnaire.

    En effet, sous l’impulsion du cinéma des années trente – qui sublime dans une vision très noire de la condition humaine, complètement assujettie au destin, la mythologie de la Légion –, le décor de la chanson « réaliste » a évolué et se délocalise au Maghreb. Cet effet de mode[9] autour de la figure du soldat de la Coloniale ou du légionnaire, essaime bien sûr dans la chanson. Marie Dubas interprète en 1936, nous l’avons dit, Le Fanion de la Légion, puis Mon Légionnaire ; Édith Piaf, crée également, toujours sur le même thème et la même année, Mon Amant de la Coloniale[10]. Fréhel pour sa part, n’exploite pas outre mesure cette vague exotique. Elle inclut néanmoins dans son répertoire une chanson, parmi les dernières qu’elle enregistre, faisant référence au Bataillon d’Afrique intitulée Derrière la Clique[10]. Il ne s’agit pas dans cette chanson de donner à entendre les épanchements amoureux d’une femme prise dans la remémoration nostalgique d’une nuit passionnelle avec un légionnaire, mais de rendre compte des « faits d’armes » des voyous des faubourgs parisiens, exilés en Afrique du Nord. La figure romantique du guerrier solitaire s’efface au profit d’une représentation collective :

    Derrière la clique du bataillon d’Afrique

    Suit tout le gratin du pavé parisien

    C’est Pantin et Belleville qui défilent

    Dans le Sirocco maudit

    Tout en gueulant « Pan pan Larbi »

    Tout en gueulant « Pan pan Larbi »

    Quand ils sont au bataillonnaire

    Les affranchis vont à Gabès

    Dans les sous‑clubs voir les moukères

    Comme ils faisaient sur le Barbès

    Leur peau n’est qu’un tatouage

    Près du cou on lit à Deibler

    Ou le souvenir d’un vieux collage

    « À ma Nini signé Bébert »

    Au tréfonds de Tripolitaine

    Traquant un réseau de Bédouins

    Ils sont partis une trentaine

    Vers le brûlant désert sans fin

    Mais bientôt les flingots[12] sont vides

    C’est au couteau, plus meurtrier,

    Que les fuyards on les liquide

    À la loyale, en régulier

    […]

    Qui plus est, les affranchis acquièrent dans cette chanson par leur intégration dans les bataillons coloniaux, un statut nouveau. À leur condition de vils criminels et de malfrats, appartenant en métropole à des bandes rivales de Pantin et Belleville, se substitue celle d’officiels guerriers, valeureux et intrépides, désormais unis dans un même élan belliqueux, dont la bravoure, le code de conduite et le sacrifice semblent pouvoir racheter une conduite autrefois répréhensible. Notons que la mention du tatouage renforce cet aspect. En effet, il participe à une construction très dichotomique de l’affranchi. Chez Fréhel, ce sont des trompe‑la‑mort arrogants, telle que la maxime caustique gravée sur leur cou le laisse entendre, « à Deibler » signifiant en argot la guillotine. Néanmoins, cette référence se couple toujours à une seconde, sentimentale, nostalgique trace mnésique d’une maîtresse autrefois possédée, qui contribue à rappeler leur humanité.

    Selon moi, Derrière la clique participa d’une évolution voire d’une sublimation de la chanson de voyous dans le répertoire de Fréhel. En effet, si durant les années vingt et le début des années trente, l’artiste chantait essentiellement les bagarres « locales » des Julots aux bals musettes ou sur les fortifs ; si elle soulignait leurs qualités de danseurs, leurs mœurs de mâles violents, avilissant leur femme, les prostituant ; si elle moquait leur dégaine, parfois mal assumée, cette fois‑ci leur célébration est tout autre. La chanson tend à verser dans une sorte d’épopée homérique où les affranchis, voyageant dans toute l’Afrique du nord, deviennent les nouveaux héros mythiques d’aventures odysséennes sanglantes. Quant à Fréhel, dont la voix est introduite par les sonneries militaires réglementaires des clairons, elle accède, grâce à son interprétation grave et solennelle, au statut d’aède, magnifiant le destin tragique de tatoués célébrés, non plus en leur qualité de voyous bagarreurs mais comme des héros honorables car sacrifiés.

    Fernandel (1903 1971), mise à distance comique et désacralisation du tatoué

    En 1938, trois films du réalisateur Christian‑Jaque[13] (1904‑1994) sortent sur les écrans français, parmi lesquels le célèbre Les Disparus de Saint‑Agil, mais encore deux comédies Ernest le rebelle et surtout Raphaël le Tatoué, tous deux avec l’acteur vedette de l’époque, Fernandel. Les ressorts de l’intrigue sont simplissimes mais efficaces : l’imbroglio, la méprise, le travestissement. Modeste, simple veilleur de nuit dans une usine automobile, est menacé d’être renvoyé par son patron parce qu’il s’est rendu à un rendez‑vous galant plutôt que faire sa ronde. Il s’invente alors un frère jumeau, Raphaël, le Tatoué, un dur à cuire, ancien légionnaire qu’il va devoir incarner. Christian‑Jaque n’en est pas à son premier coup d’essai, puisque deux ans plus tôt, il créait Un de la Légion dans lequel Fernandel tenait déjà le rôle principal. L’Homme du Milieu, est encore central à l’intrigue du film.

    Comme la plupart des films de l’époque, la chanson tient une place importante dans la construction narrative filmique des années trente (Pisano, 2002). Trois chansons apparaissent dans Raphaël le Tatoué, toutes écrites par Jean Manse[14] sur les musiques de Rosenthal et Oberfeld. La plus célèbre d’entre elles, Un dur, un vrai, un tatoué reprend le motif à la mode du temps, la figure du bagnard, ancien des Bat’ d’Af’. Dans l’imaginaire collectif, le « voyou » gagne encore et toujours sa légitimité en passant par le Bat’d’Af’ et apparaît nécessairement comme tatoué, preuve de sa férocité, de son appartenance à la communauté des « vrais de vrais ». Néanmoins, l’interprétation de Fernandel, par l’outrance comique de son jeu scénique[15], couplée à la verve démesurée de Manse, multipliant clichés argotiques et conceptuels, tendent à désacraliser le Tatoué, qui, caricaturé, fait office de truand d’opérettes plutôt que de héros :

    Je ne port’ pas de perlouzes

    Je ne suis pas un nervi

    Je trouv’ que ça fait tartouze

    Et c’est pourquoi moi j’vous l’dis

    J’ai l’air de n’pas avoir l’air

    Mais avec mon air j’fais la pige à Bébert

    [Refrain]

    Je suis un dur, un vrai, un tatoué

    J’fais pas des magnes

    Qu’est‑c’ qu’on y gagne pour les tournants

    Mais faut pas me les jouer

    J’ai risqué l’bagne faut l’avouer

    J’ai bouffé du cannibale

    J’ai même digéré des balles

    Il en faut pour que je m’emballe

    J’sais discuter car des bataillons d’Afrique

    Je port’ la marqu’ de fabrique

    Et voilà tout le portrait

    D’un tatoué, un dur, un vrai

    Je porte sur la poitrine

    Un p’tit dessin animé,

    Sur le nombril un’ sardine

    Avec ces mots : « J’suis aimé «

    Plus bas il y a le Sahara

    Quel panorama

    Ah ! cett’ gueule qu’il a !

    Pour l’amour c’est la même chose

    Je suis un mec à passions

    Les gonzess’s voient tout en rose

    Quand je leur flanque des gnons

    Et v’lan c’est pas du boniment

    Pas besoin d’serments

    J’les ai au sentiment

    […]

    Affiche du film "Raphael le tatoué"

    Affiche du film Raphaël le tatoué, 1939, France.

    Mêmes les représentations tatouées décrites, telles que « le p’tit dessin animé », « la sardine sur le nombril », l’inscription prétendument sentimentale ou le motif du Sahara, contreviennent au portrait d’un ancien des Bat’d’Af’ : elles ridiculisent davantage qu’elles sacralisent. Le glas de la représentation du légionnaire aurait‑il commencé à sonner à l’aube pourtant d’une nouvelle ère barbare, la Seconde Guerre mondiale ?

    Conclusion

    Pour achever cette argumentation, un extrait d’un poème de Renaud, intitulé justement « Peau Aime », enregistré en public en 1978 pour son album Ma Gonzesse, me semble parfaitement synthétiser les liens particuliers entre la figure du mauvais garçon, le tatouage et la chanson réaliste (de laquelle l’artiste se veut d’ailleurs l’héritier, en témoigne en autre preuve l’usage de l’argot).

    Construit comme une sorte de « méta‑chanson », puisque composé de références et brides des chansons les plus connues de Renaud, ce poème démystifie complètement la figure de l’Apache, pour au contraire dévoiler un aspect plus fragile de ce personnage, finalement grand sentimental, faux dur à cuire et surtout accablé de déréliction :

    Là, j’ai un insigne SS,

    L’initiale de ma gonzesse,

    Que c’est même pas ma gonzesse,

    C’est la femme à mon copain,

    Que c’est même pas mon copain.

    Parce que moi j’ai pas d’ copains,

    Pas d’amis, pas d’ parents, pas d’ relations.

    Ma famille c’est la prison,

    Mon copain, c’est mon blouson, c’est mon surin.

    Quoi ? Qui c’est qui dit qu’ c’est pas vrai ?

    Toi ? Bah t’as raison mon pote.

    Des copains j’en ai des tonnes

    Toutes les nuits dans tous les rades,

    Tous les paumés, tous les ivrognes,

    Tous les fous, tous les malades,

    Qui devant un perroquet, une Kanter ou un p’tit joint

    S’déballonnent dans un hoquet,

    Et r’font l’monde à leur image.

    Tous ces mecs c’est mes copains.

    Touche pas à mon copain.

    « Sors dehors si t’es un homme ! «

    Moi, euh, dans ces cas là, j’ sors pas.

    Dans ma tête, j’ suis pas un homme,

    Dans ma tête, j’ai quatorze ans ;

    Dans les muscles aussi d’ailleurs.

    J’ parlais des muscles des bras.

    « Eh, tu veux m’ casser la tête ?

    Bah qu’est‑ce t’attends ? Vas‑y ? »

    Laisse béton, j’ démystifie.

    Sur l’ bras droit, j’ai un tatouage :

    Y a une fleur, y a un oiseau, qui s’envolera plus jamais,

    Pis y a l’ prénom d’une souris. Une souris qu’est tellement belle,

    Qu’i’ faudrait qu’ j’ m’appelle Verlaine pour trouver les mots pour la décrire un peu,

    Mais j’ vais essayer quand même.

    Dans ses yeux, y a tant d’ soleil,

    Que quand elle me r’garde, je bronze.

    Dans son sourire, y a la mer,

    Quand elle me parle, je plonge.

    Quand j’ s’rai grand, on s’ mariera,

    Pis on aura plein d’enfants,

    Même que ce s’ra un garçon, même qu’i’ s’appellera Pierrot.

    « Eh ! Laisse‑moi fermer les yeux, Ouais, laisse‑moi rêver un peu. »

    Sur l’ bras gauche y’ en a un autre :

    Un poulbot qui a une gueule d’ange

    Et qui joue d’ l’accordéon.

    Pis en d’ sous y a mon prénom.

    Euh, y’en a qu’ ça dérange ?

    Dans l’ dos, j’ voulais faire tatouer un aigle, aux ailes déployées,

    On m’a dit : « Y a pas la place. Nan, t’es pas assez carré, alors t’auras un moineau. »

    Eh, y a des moineaux rapaces.

    Ça fait marrer mes conneries ?

    Laisse béton, j’démystifie.

    Bon c’est l’heure, moi j’ai fini,

    J’ vous vois tout à l’heure au bar,

    J’ vais m’ jeter un p’tit Ricard,

    Et ça, c’est pas des conneries.

    Le tatouage – en particulier ceux évoqués ici, les initiales d’une « gonzesse » qui n’est même pas la sienne et « le poulbot à la gueule d’ange » jouant de l’accordéon – participe d’une construction imaginaire, fantasmagorique, qui ancre une existence sans racine ni attache (« Pas d’amis, pas d’parents, pas d’relations. ») dans une supposée généalogie, (celle des proscrits), et tente de donner de l’épaisseur à une trajectoire fragile.

    Il semble également que le tatouage s’élabore comme acte conjuratoire d’un destin misérable (« sur le bras droit, y a une fleur, y a un oiseau »), mais inscrit paradoxalement l’acceptation d’un échec (« qui s’envolera plus jamais ») : celui des rêves déchus de liberté, d’accomplissement et de grandeur, puisqu’à deux reprises, les symboles de l’oiseau sont biffés (de l’aigle majestueux ne reste qu’un moineau).

    Néanmoins, quand bien même ces symboles « encrés » procèdent d’une mystification partielle et provoquent une désacralisation, quelque chose émane du « Peau‑Aime » qui rend touchante et respectable la figure du prétendu Voyou. Ces traces gravées sur la peau, par leur aspect définitif, semblent permettre l’émanation d’une prise de conscience progressive, d’autant plus bouleversante, que son expression verbale est radicale.

    L’Apache, incarné par Renaud, « démystifie » sa construction personnelle. Ce faisant, le registre comique se chargeant d’une accentuation pathétique, favorise l’éclosion d’un sentiment de compassion et permet à l’énonciation de gagner en sincérité.

    Dès lors, ce qui magnifie cette représentation du mauvais garçon tient à l’émergence de cette pensée intime, affairée dans l’examen d’elle‑même, qui dévoile sans faux‑semblant, son humanité profonde, dépourvue de vernis. Cette authenticité réveille un constat hugolien brillant : « il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs.[16]»

    Références bibliographiques

    Artières P., (2004), « À Fleur de peau‑Médecins, tatouages et tatoués (1880‑1910) », Paris : Éditions Allia.

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    Coudevylle‑Vue A., (2016), « Fréhel : de la porte‑parole d’un groupe à un effet d’intime ». In July, J. (Ed.) Chanson : Du Collectif à l’Intime, Aix‑en‑Provence : collection Chants Sons, PUP, 29‑39.

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    Graven J., (1962), L’argot et le tatouage des criminels, Neufchâtel : Éditions de la Baconnière.

    Greich J., (2003), Trace et oubli : entre la menace de l’effacement et l’insistance de l’ineffaçable, Diogène, 201, 82‑106.

    Jude R., (1907), Les Dégénérés dans les Bataillons d’Afrique, Paris : Éditions B. Le Beau.

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    Londre A., (1924), Dante n’avait rien vu, Paris : Albin Michel.

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    Pierrat J., Guillon E., (2013), Mauvais garçons, portraits de tatoués 1890‑1930, Paris : La Manufacture des livres.

    Pisano G., (2002), « Les années trente entre chanson et cinéma », 1895. Mille huit cent quatre‑vingt‑quinze [En ligne], 38 | 2002, mis en ligne le 08 mars 2007, consulté le 13 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/1895/357

    Ricoeur P., (2000), La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris : Seuil.


    [1]. Cavalier des corps militaires indigènes de l’armée française en Afrique du Nord crée en 1834.

    [2]. Terme désignant les très jeunes délinquants parisiens, issus d’un milieu social misérable, souvent orphelins et éduqués par la rue, qui terrorisaient les bourgeois et qui faisaient les choux gras de la presse d’avant‑guerre.

    [3]. Terme argotique pour désigner celui qui ne respecte pas les règles, qui est « hors‑la‑loi », qui s’en affranchit donc.

    [4]. Les autres détenus de Biribi étaient appelés les « pégriots ».

    [5]. Emblèmes patriotiques ou religieux ; emblèmes professionnels ; inscriptions ; emblèmes militaires ; emblèmes métaphores ; emblèmes amoureux et érotiques ; emblèmes fantaisistes, historiques. Voir Artières P., (2004), « A Fleur de peau‑Médecins, tatouages et tatoués (1880‑1910), Paris : Éditions Allia, 26.

    [6]. Sur ce point voir les photographies et illustrations de S. Valley dans l’ouvrage de Pierrat J. et Guillon E., (2013), Mauvais garçons, Portraits de tatoués 1890‑1930, Paris : La Manufacture des livres.

    [7]. Lire Domino X., Fleur de bagne, photographie de tatoués dans l’entre‑deux‑guerres, 11 | Mai 2002, mis en ligne le 15 septembre 2008, consulté le 23 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/273

    [8]. Vocabulaire argotique signifiant « susceptible ».

    [9]. D’autres films mettant en scène des légionnaires ou des soldats virent le jour à partir du milieu des années trente : Un de la Légion de Christian‑Jaque, sorti en 1936, avec Fernandel ; Les Hommes sans nom de Jean Vallée, sorti en décembre 1937 ; La Grande Inconnue, film‑reportage de Jean d’Esme, sorti en 1939.

    [10]. De Juel et Asso.

    [11]. De H. Poussigue et L. Bargen Leplay, enregistrée le 13 juin 1938, Columbia DF 2417.

    [12]. Vocabulaire argotique désignant les revolvers.

    [13]. On lui doit, outre les adaptations de Boule de suif (1945), La Chartreuse de Parme (1948) ou Nana (1955), les succès de Barbe bleue (1951), Fanfan la Tulipe (1952), Babeth s’en va‑t‑en guerre (1959), La Tulipe noire (1964), Les Pétroleuses (1971).

    [14]. (1899‑1967) Scénariste, parolier et accessoirement beau‑frère de Fernandel. On lui doit notamment les chansons du film Le Schpountz de Marcel Pagnol en 1938.

    [15]. Extrait vidéo visible à cette adresse https://www.youtube.com/watch?v=cZpNxLs4Xpg

    [16]. Hugo V., (1880), Les Misérables, tome I.