Référence électronique
Salas I., (2022), « Petite anthropologie du sourcil (Della Porta, Le Brun, Darwin) », La Peaulogie 9, mis en ligne le 11 juillet 2022, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/anthropologie-sourcil
Irène SALAS
Docteure de l’EHESS (CRAL-CNRS), spécialiste de l’histoire des représentations du corps, en particulier à l’époque pré-moderne. Elle a enseigné à Harvard et à Oxford la littérature française des XVIe-XVIIIe siècles.
Référence électronique
Salas I., (2022), « Petite anthropologie du sourcil (Della Porta, Le Brun, Darwin) », La Peaulogie 9, mis en ligne le 11 juillet 2022, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/anthropologie-sourcil
Résumé
Le sourcil, ce modeste duvet pileux ornant la peau mobile de notre visage, n’est pas seulement un vestige de notre ancestrale animalité. Aussi humble soit-il, il possède de multiples fonctions, esthétiques et anthropologiques. À échelle individuelle, les spéculations physiognomoniques de Della Porta montrent qu’il peut refléter notre âme et notre tempérament profond ; à l’échelle du groupe, selon la pathognomonie de Le Brun, il rend visibles nos passions intérieures et nos émotions passagères, favorisant ainsi nos interactions sociales ; enfin, à l’échelle de l’espèce, selon Darwin, il est un messager affectif universel, sélectionné naturellement au fil des générations, participant assurément à notre succès adaptatif.
Mots-clés
Sourcil, Poil, Visage, Physiognomonie, Cosmétique, Expressions Humaines, Della Porta, Le Brun, Darwin
Abstract
The eyebrow, is not only a vestige of our ancestral animality. Humble though it is, it has multiple functions, both aesthetic and anthropological. On an individual scale, Della Porta’s physiognomic speculations show that it can reflect our soul and our deep temperament. At the group level, according to Le Brun’s « pathognomy », it facilitates social interactions by making visible our inner passions and passing emotions. Finally, on the level of the whole human species, the eyebrow is, according to Darwin, a universal communicator of affect, naturally selected over generations, which has helped contribute to the species’ ongoing successful adaptation and survival.
Keywords
Eyebrow, Hair, Face, Physiognomony, Cosmetics, Human Expressions, Della Porta, Le Brun, Darwin
Durant la pandémie de Covid‑19, nous nous sommes habitués à porter des masques, dissimulant la partie inférieure de nos visages et voilant nos sourires. Mais ces petits rectangles de tissu ont‑ils véritablement entravé notre expressivité ? Laissant à découvert la partie supérieure — yeux, sourcils, front —, les masques sanitaires ont étonnamment permis d’exacerber le rôle joué par le modeste duvet juché au sommet de nos arcades sourcilières…
Si cette excroissance pileuse a révélé toute son importance, c’est parce qu’elle a notamment la propriété d’animer le visage humain. Or, comme l’ont jadis observé les philosophes, d’Aristote à Lévinas, « seul l’homme a un visage ». Tandis que les animaux n’ont qu’une « face », le visage est une caractéristique essentielle de notre espèce. Et la peau de ce visage a une particularité remarquable : de tout le corps humain, elle est la plus capable de se mouvoir, mobilisée par un complexe réseau de muscles intradermiques : frontal, peaucier, orbiculaire palpébral, pyramidal du nez, grand zygomatique, auxquels s’ajoute bien sûr le muscle sourcilier, orné d’une rangée de poils qui n’a rien d’accessoire. Modifiant notre aspect, permettant notre identification, manifestant nos affects, elle remplit diverses fonctions et son statut est équivoque : vestige superflu de notre ancestrale animalité, ou bien appareil indispensable à l’intersubjectivité et à la vie sociale ? Pour esquisser des réponses, il faudrait remonter loin dans le temps…
Lorsqu’on retrace l’histoire de l’humanité, avant de communiquer par les mots, les primates que nous étions utilisaient la communication non verbale. Les signaux envoyés par le visage, le corps et la vocalisation demeuraient essentiels pour assurer notre survie, trouver des ressources et crée des groupes sociaux. Les sourcils constitueraient un leg de l’évolution, nous permettant ainsi de décrypter, en moins d’une seconde, si l’étranger qui nous fait face constitue ou non une menace.
Trois auteurs, en leur temps, ont joué un grand rôle dans l’examen et l’interprétation des indices faciaux : ils seront nos guides. Leurs œuvres, riches de suggestions, nous conduiront d’abord à la Renaissance, avec la physiognomonie du savant Giambattista Della Porta ; puis à l’âge classique, avec la pathognomonie du peintre Charles Le Brun ; enfin, à l’époque moderne avec l’enquête phylogénétique du naturaliste et paléontologue Charles Darwin.
Depuis l’Antiquité, la (pseudo) science traditionnellement nommée « physiognomonie » a suscité d’innombrables spéculations. Elle se fonde, comme on sait, sur l’idée que l’observation de l’apparence physique d’une personne peut donner, à ceux qui savent lire, un aperçu de son caractère ou de sa personnalité. Les signes corporels donneraient des indices du tempérament. Le terme apparaît pour la première fois en français en 1565, sous la plume du célèbre imprimeur Henri Estienne, qui qualifie la physiognomonie d’« art de déterminer le caractère d’une personne d’après les traits du visage ». La physiognomonie repose sur l’idée que le corps s’offre à une sémiotique — et que cette sémiotique, dans certains cas, peut se faire divinatoire : comme dans le cas de la chiromancie (qui lit l’avenir dans les lignes de la main) ou de la métoposcopie (qui le lit dans les rides du front).
De tout temps, le corps de l’Homme a été scruté par les devins et par les philosophes (en Mésopotamie déjà, on inspectait les organes après dissection, et en les observant on prédisait l’avenir). Mais c’est à la forme du nez, des yeux, du front ou de la bouche que s’attachent surtout les physiognomonistes, en s’appuyant souvent sur une comparaison entre l’homme et la bête : il s’agit d’interpréter leurs similitudes. D’autres allient physiognomonie, météorologie et médecine, en se référant au système humoral d’Hippocrate, et en associant ses quatre humeurs aux qualités élémentaires (froid et chaud, humide et sec). Dans les manuels de science populaire, par exemple dans les Heures à l’usage de Rouen (vers 1508), on retrouve les quatre complexions animalières (lion, agneau, singe, pourceau) combinées aux quatre éléments (feu, eau, air, terre), aux quatre humeurs corporelles (bile jaune, lymphe, sang, bile noire) et aux quatre tempéraments (colérique, flegmatique, sanguin, mélancolique). L’Homme et son environnement sont ainsi reliés dans un même mouvement spéculatif. La physiognomonie déploie ici une profondeur cosmogonique : elle renforce l’idée d’une relation étroite entre microcosme et macrocosme.
La série est longue de ces déchiffreurs du corps humain qui, du pseudo‑Apulée (IVe siècle) à Coclès, de Polémon à Bartolomeo Della Rocca, via Scot, Razî, Albert le Grand ou Michel Savonarole, ont voulu déduire l’invisible du visible, le spirituel du corporel, à partir du principe général — Animae sequuntur corpora — qu’exprimait le pseudo‑Aristote dès la première ligne de son traité (Physiognomonika). À cette doctrine, la Renaissance ne pouvait manquer d’accorder un intérêt accru, en particulier chez le célèbre érudit et « mage » Giambattista Della Porta qui, dans son De humana physiognomonia (1586), est l’un des rares à consacrer une section complète à la peau. Il observe les détails de l’épiderme : sa texture, sa couleur, sa finesse, sa rugosité, sa flaccidité, ses plissures ou encore son éclat. Chaque signe cutané renferme potentiellement une information symbolique sur l’individu. Le degré de pilosité est également analysé avec soin, selon que les corps sont velus, hirsutes ou glabres. Dans un esprit qui se veut scientifique, le savant napolitain concentre son attention sur le visage, en particulier sur les masses sourcilleuses, auxquelles un chapitre particulier consacre un examen minutieux.
Si le front indique la portée de l’intelligence, si les yeux sont considérés comme les fenêtres de l’âme, les sourcils, quant à eux, offrent des indices sur le caractère : selon qu’ils apparaissent touffus ou clairsemés, fins ou épais, arrondis ou obliques… C’est selon un système de ressemblances et d’analogies avec les figures animales que Della Porta interprète les arcades pileuses. Ainsi, de grands sourcils, à l’image du lion, signifient la virilité. Mais s’ils sont « de travers », semblables à ceux de la lionne, ils suscitent plutôt l’effroi. Ceux qui « tirent droit vers le nez » dénotent « la folie & la cervelle mal timbrée, à l’exemple des pourceaux, à qui les sourcils tendent droit vers le nez de haut en bas », comme sur la gravure ci‑dessous[1].
« Teste d’un Pourceau ayant les sourcils tirant droit vers le museau, & celle de l’Homme exprimé à sa similitude »,
gravure sur bois, extrait de G. Della Porta, La Physionomie humaine (Rouen, 1655 : 139)
Après ces remarques préliminaires, l’auteur en vient à établir une typologie précise, tant la variété des formes sourcilières est grande. Quelques exemples, d’après Galien, Pline ou Aristote :
Des Sourcils clairs & bien proportionnez : indiquent une grande facilité d’impression d’esprit & un bon entendement.
Ceux dont le poil est long & en abondance designent l’homme […] sujet à de grandes tristesses. Ceux qui ont les sourcils beaucoup velus, ont de la difficulté à parler.
S’ils sont velus & conjoints, c’est signe que l’homme est impie, larron, trompeur, homicide, machinant tousjours en son Ame quelque méchanceté.
S’il n’y a point de poil aux sourcils ou s’ils sont déliez, c’est signe d’imbecilité de nature.
Des Sourcils ployez vers le nez […] designent l’homme austere & revesche […] en ses mœurs lourd & stupide.
Des Sourcils ployez vers les tempes […] denotent que l’homme aime à se railler d’autruy & sçait l’art de dissimuler.
Des Sourcils abbatus entierement vers les paupières signifient l’ennui.
Des Sourcils enclinez de haut en bas [sont] signe que l’homme est menteur, traitre, taquin, paresseux, & de peu de paroles.
Des Sourcils un peu longs marquent l’arrogance & l’effronterie ; l’homme medite de grandes choses, est farouche & cruel.
L’érudit humaniste nous apprend également que l’empereur Octave avait — selon Suétone — les sourcils clairs et conjoints. Or, « ce signe dénote la personne soigneuse & affectionnée à l’étude ». La théorie physiognomonique se confirme, car l’empereur « estoit un personnage tres‑affectionné aux beaux Arts, qui se fit extrémement estimer par son eloquence, & sa haute rhetorique, qui a écrit beaucoup de merveilles, tant en prose qu’en vers, & qui a excellé pareillement en la connoissance des lettres grecques ». Quant aux sourcils arqués, au poil réhaussé vers le front, ils sont le propre de « l’homme courageux, fol, & enclin à la cholere […], glorieux, audacieux et menaçant ». Leur rôle est d’appuyer un regard ardent et martial, comme chez le prophète arabe :
L’on tient que Mahomet second qui prit Constantinople d’assaut les avoit en forme d’arcade, & qu’ils estoient si élevez qu’il ne semboit tonner que des foudres & des menaces, il estoit tres audacieux, ambitieux, il brusloit du desir de s’immortaliser, & estoit grand guerrier, invincible & cruel.
Della Porta se souvient ici, sans doute, des vers d’Homère célébrant la pilosité du roi des dieux grecs. Zeus est doté d’une abondante chevelure, qui provoque la crainte dès qu’elle se dresse ; ses sourcils reflètent sa puissance et son autorité. L’auteur a aussi en mémoire le vaillant Ulysse, qui se contente d’une flexion du sourcil pour ordonner à ses hommes de quitter immédiatement l’île de Polyphème (Odyssée, IX, 468) et pour les encourager à ramer (IX, 490). Chez Homère, les héros animés de fureur guerrière ont les yeux qui flamboient sous leurs « sourcils terribles » : c’est le cas d’Hector, lorsqu’il se livre à un combat effroyable (Iliade, XV, 608).
Mais les sourcils ne servent pas seulement à « signer » l’âme d’un individu ; participant à l’harmonie d’un visage, ils fournissent aussi un critère de beauté — comme en témoignent les références présentes dans les poèmes anacréontiques et les épigrammes amoureuses de l’Anthologie Palatine. En somme, ils reflètent autant l’apparence que l’essence.
La doctrine physiognomonique, qui concerne l’Homme en général, ne formule par conséquent aucune remarque particulière sur la femme dans les ouvrages. Les traits de caractère révélés par la forme naturelle du sourcil doivent éclairer les deux sexes. Mais culturellement, il s’avère que seule la gent féminine est incitée à travestir la nature en sublimant le tracé pileux dont elle est dotée. La domestication esthétique du poil, imposée à chaque époque aux dames dans les traités d’hygiène, de santé et d’embellissement du corps, tend à réduire la possibilité de déchiffrer le tempérament véritable de la personne. En composant un autre visage, on altère la signature naturelle qui, selon les lois physiognomoniques, permet ce déchiffrement. La rectification des sourcils se met alors au service d’une signature sociale, régie par des canons esthétiques bien établis.
De même que la barbe définit une forme de charisme pour les hommes, de même les femmes doivent apprendre à soigner leur pilosité. Le médecin français Jean Liébault, contemporain de Della Porta, leur prodigue quelques conseils dans un foisonnant traité consacré à la cosmétique, paru en 1582 :
La beauté des sourcils est qu’ils soient noirs comme l’hebene, subtils, deliez, cours, rares, mols, comme si c’estoit fine soye, plus espois au millieu, plus rares & se diminuans de leur millieu vers les extremitez. Qui soyent separez l’un de l’autre de toute la racine du nez, & de leur autre bout ne surpasse l’angle de l’œil[2].
En revanche, sont à blâmer les sourcils inclinés, ceux « de laide couleur, gros, espois, longs & rudes » ; aussi faut‑il les rendre « doux & mollastres » et bien les dessiner à l’aide d’une « petite pincette ». Le médecin fournit de précieuses recettes pour les entretenir convenablement :
S’ils tombent plus bas & cheent quasi sur les yeux, vous les releverez & ferez retourner en leur lieu naturel avec un petit emplastre faict de mastich incorporé avec le iust de choux, qu’estendrez le long d’euc & lierez estroictement en traversant le front iusques au sommet de la teste à fin de les tirer en haut.
S’ils defluent & tombent […] en la pelade à raison d’un humeur acre & maling qui corrompt leur racine, vous les affermirez avec onguent faict de limure subtile de plomb, incorporee avec graisse de canard.
Les sourcils tombez renaissent avec la decoction de la graine de jusquiame torrefiee & pulverisee, d’autant que telle graine a une vertu particuliere a faire renaistre les poils des sourcils. Le plus certain remede est, les cendres des guespes bruslees incorporees avec miel.
On constate, ici comme ailleurs, que la mise en valeur du sourcil passe par un apprivoisement du poil : ce « corps filamenteux jailli des pores de la peau », comme on le nommait au XVIIIe siècle, doit être désépaissi et, en quelque sorte, civilisé. Car il est suspect d’animalité, rappelant la sauvagerie et la vermine. « Le plus souvent s’engendrent ès sourcils des lentes, poux, morpions, ou cirons », note Liébault, avant d’appeler les femmes à s’en débarrasser :
Vous les ferez mourir : Faictes onguent duquel frotterez les sourcils. Ou bien, meslez poudre de staphisaigre & argent vif. Ou bien destrempez en vinaigre scillitique un peu d’alun saccharim, d’aloë, de staphisaigre, d’absynthe, de souphre : faictes une forme d’onguent. Lequel estendrez sur une toille qu’appliquerez sur les sourcils allant au lict.
Nos sourcils sont effectivement les hôtes d’une vie grouillante et invisible. La science moderne a ainsi démontré qu’un seul centimètre carré de peau pouvait abriter 500 000 bactéries ! Celles‑ci sont surtout très présentes dans les follicules pileux, par lesquels elles parviennent à pénétrer les couches les plus profondes de l’épiderme (causant des problèmes inflammatoires). Si les acariens se nourrissent de peaux mortes, les champignons cutanés, quant à eux, prolifèrent dans les zones sécrétant du sébum, comme le nez, les lèvres… et les sourcils.
Chez Liébault, l’idéal féminin passe donc par un désensauvagement de la femme, destiné à faire oublier les ultimes traces d’animalité sur son visage. Reste que cette tendance à vouloir polir le poil est partagée par de nombreuses cultures. Charles Darwin notera de semblables pratiques dépilatoires en Amérique du Sud ou en Afrique du Nord :
Cette mode est poussée à un tel point chez les Indiens du Paraguay, qu’ils s’arrachent les poils des sourcils et les cils, pour ne pas ressembler, disent‑ils, à des chevaux. (1881, XIX, 635)[3] :
Les cheveux reçoivent des soins tout particuliers dans divers pays ; là, on les laisse croître de toute leur longueur jusqu’à atteindre le sol ; ailleurs, on les ramène en « une touffe compacte et frisée, ce qui est l’orgueil et la gloire du Papou. » Dans l’Afrique du Nord, un homme a besoin d’une période de huit ou dix ans pour parachever sa coiffure. D’autres peuples se rasent la tête ; il y a des parties de l’Amérique du Sud et de l’Afrique où ils s’arrachent même les cils et les sourcils.
Pisanello, Jeune femme de profil, ca. 1440,
huile sur bois, Paris, Musée du Louvre.
S. Boticelli, Portrait d’une jeune femme, ca. 1480,
tempera sur bois, Berlin, Gemäldegalerie.
À la Renaissance aussi, on s’épile bien volontiers pour favoriser une belle apparence. Les fronts hauts et bombés sont à la mode, si bien que les dames n’hésitent pas à s’épiler, à l’aide d’une cire, la ligne des cheveux pour agrandir leur front, comme on peut le voir sur certains portraits de l’époque. Chez Pisanello ou Botticelli se déploie une esthétique de la ligne — en particulier dans les représentations de profil – propre au style gothique international, mais aussi aux canons esthétiques féminins de leur temps. Mis à part le sourcil, qui doit être délicatement effilé, tout poil est proscrit. La grâce est à ce prix.
La beauté du sourcil est également célébrée par les poètes, en particulier ceux qui se plaisent à blasonner le corps féminin sur le registre pétrarquiste. En 1536, le Lyonnais Maurice Scève participe au concours organisé par son collègue Clément Marot. C’est avec ces vers, faisant l’éloge du sourcil, qu’il remporte le prix :
Sourcil tractif en voûte fléchissant
Trop plus qu’ébène, ou jayet noircissant.
Haut forjeté pour ombrager les yeux,
Quand ils font signe ou de mort, ou de mieux.
Sourcil qui rend peureux les plus hardis,
Et courageux les plus accouardis.
Sourcil qui fait l’air clair, obscur soudain,
Quand il froncit par ire, ou par dédain,
[…] Sourcil, non pas sourcil, mais un sous‑ciel
[…] Où l’on peut voir deux étoiles ardentes,
[…] Étincelant plus souvent et plus clair
Qu’en été chaud un bien soudain éclair.
[…] Sourcil sur qui amour prit le portrait
Et le patron de son arc, qui attrait
Hommes et Dieux à son obéissance,
Par triste mort et douce jouissance.
Ô sourcil brun, sous tes noires ténèbres
J’ensevelis en désirs trop funèbres
Ma liberté et ma dolente vie,
Qui doucement par toi me fut ravie.
Dans cette ode à l’arc pileux, le sourcil de la femme aimée est présenté comme tout‑puissant, pouvant décider de la vie ou de la mort de l’amant‑poète quand les yeux « font signe ou de mort, ou de mieux ». Par un subtil réseau métaphorique, cette rangée de poils prend une dimension cosmique (le sourcil est un « sous‑ciel », tandis que les yeux sont « deux étoiles ardentes ») et mythologique : ainsi leur arc renvoie‑t‑il à celui de Cupidon qui décoche les flèches d’amour. Cette analogie fait du sourcil l’origine de l’amour du poète : c’est lui qui provoque le coup de foudre.
L’imaginaire artistique et poétique a façonné pour longtemps un idéal du corps féminin qui perdure aujourd’hui. Au XXIe siècle comme au XVIe, le soin apporté au sourcil ne relève pas seulement d’un souci de netteté hygiénique ; il doit se conformer à certains standards esthétiques concernant la symétrie, la ligne, la couleur ou le volume. Crayons, brossettes, pochoirs et pinces sont les instruments privilégiés qu’on utilise traditionnellement dans les instituts de beauté. Certains, tel l’« Atelier du Sourcil », mettent au point des savoir‑faire originaux, comme la pratique du brow up, qui vise à embellir le regard en donnant de la matière et du relief aux poils — sculptés à la verticale grâce à une colle hydrosoluble.
Exemple de pochoirs à sourcil réutilisables, de formes variées.
Pour une restructuration plus durable de l’arcade sourcilière, on aura recours à la dermopigmentation : soit à l’aide d’aiguilles, comme pour les tatouages (dermographie), soit à l’aide de petites lames qui viennent griffer superficiellement la peau (microblading). Ce maquillage semi‑permanent permet d’offrir une certaine densité aux sourcils et est prisé des femmes qui souhaitent suivre la mode orientale du « sourcil à la libanaise », semblable à un accent circonflexe. Le sommet doit être marqué et offrir une structure bien épaisse, qui rétrécit légèrement vers la pointe. Les poils sont maîtrisés, alignés et lissés jusqu’à l’opacité : fourni, mais non broussailleux, le sourcil libanais ne laisse pas entrevoir la peau au travers. À cette fin peut aussi servir la trichopigmentation, bien connue des spécialistes.
Quant au lifting et au botox, ils peuvent rehausser le tracé du sourcil ; mais en lissant les rides ou en immobilisant les muscles, ils tendent aussi à figer les expressions. Ces techniques paralysent et artificialisent les traits du visage ; est‑ce à dire qu’il perd son âme ? Il ne se laisse plus lire, comme le voulait l’ancienne théorie physiognomonique, à la manière d’un mystérieux hiéroglyphe ; statique, il ne renvoie plus à la profondeur d’une âme, mais devient une pure surface.
Certaines féministes l’ont compris, qui pour lutter contre la tyrannie des injonctions esthétiques et sociales pesant sur la femme occidentale moderne choisissent de laisser pousser leurs poils (aisselles, jambes, pubis, duvet au‑dessus des lèvres…) et de les garder tels quels, sans les retravailler. On songe au « monosourcil » de la peintre mexicaine Frida Kahlo qui est, depuis longtemps, devenu le symbole de son féminisme, incarnant le refus de se plier aux normes[4]. Ces femmes, qui ne veulent plus censurer leur enveloppe naturelle, vont jusqu’à retourner le « stigmate » en exhibant fièrement leurs toisons sur les réseaux sociaux. Certaines ont même décrété une journée du poil : le 8 juin devient le #BodyHairDay (Vagianos, 2016).
Mais aux deux fonctions historiquement attribuées au sourcil s’en ajoute une troisième. Il ne sert pas seulement à révéler l’âme, selon les lois physiognomoniques, ni à parfaire l’harmonie du visage, selon les critères sociaux : intimement lié au regard, il joue un rôle important dans l’expression des émotions.
La particularité de ce phanère, par rapport aux autres excroissances épidermiques (cheveux, poils, ongles), est sa mobilité. Elle permet d’animer le visage et de refléter ses passions (pathèmata), c’est‑à‑dire les affects transitoires qui le traversent, causés par une vive émotion — et non par un sentiment, qui est la manifestation d’un état. Cette lecture des émotions, appelée « pathognomonie », a été remarquablement théorisée par le peintre Charles Le Brun au XVIIe siècle. La face humaine apparaît dès lors comme une sorte de tableau vivant. Les arts plastiques et dramatiques le savent depuis longtemps : dans leurs œuvres, les dessinateurs doivent savoir rendre de façon immédiatement identifiable — presque iconique — les passions humaines et reproduire avec habileté les plis transversaux et les muscles sourciliers qui animent et transforment les traits d’un visage ; de leur côté, les acteurs doivent jouer de leur élasticité faciale, notamment dans la pantomime. Lorsqu’ils ont recours aux masques, ceux‑ci marquent exagérément les sourcils (que l’on songe aux masques antiques qui personnifient la Tragédie et de la Comédie, ou à ceux de la commedia dell’arte…).
Charles Le Brun, l’auteur des grands décors de Vaux‑le‑Vicomte et de Versailles, le directeur des Gobelins, membre éminent de l’Académie de peinture et de sculpture, l’artiste officiel comblé d’honneurs par Louis XIV et Colbert, n’est pas seulement ce promoteur froid et guindé du style classique que présente trop souvent une étroite histoire de l’art : les conférences qu’il a tenues en 1668 sur l’Expression générale et particulière des passions, sa conférence de 1671 sur la Physionomie, lui valent une place de choix dans l’histoire de l’anthropologie comme dans l’histoire des langages du corps[5].
Les conférences de Le Brun sur la Physionomie ont marqué les esprits : non pas tant par leur contenu, largement tributaire de la tradition ancienne évoquée plus haut, que par leurs illustrations fréquemment reproduites par la suite et qui firent forte impression (en particulier sur Lavater, auteur au siècle suivant d’un traité sur l’Art de connaître les hommes par la physionomie, 1781). L’influence de Della Porta se fait clairement ressentir dans ces dessins, notamment dans la série où Le Brun reprend les analogies zoologiques, en montrant des types de visages humains parallèlement à des têtes d’animaux — lion, aigle, perroquet, etc. —, ou de façon plus frappante encore lorsqu’il présente des séries d’yeux où apparaissent leurs traits partagés ou contrastifs. Même si dans cette série Le Brun s’intéresse surtout au regard, il décrit les sourcils avec une grande précision et montre que s’ils sont tous des « linéaments », les sourcils humains en particulier semblent plus mobiles et offrent davantage de variantes expressives.
« Yeux d’homme, yeux de singe, yeux de chameau », gravure sur cuivre d’après les dessins de Ch. Le Brun,
Dissertation sur un traité concernant le rapport de la physionomie humaine avec celle des animaux, Paris,
L. P. Dubray, 1806, Planche 34.
Aussi Le Brun en vient‑il à proposer des signes gestuels un nouveau déchiffrement. Physiognomoniste, sans doute lit‑il encore les corps comme une continuité d’analogies ; mais pathognomoniste, il entreprend de lire la mobilité des visages comme un système de différences. En passant de l’étude des caractères permanents à l’étude des émotions fugitives, il change radicalement de paradigme. Alors qu’entre hommes et bêtes il ne voit que similitudes, entre gestes du corps et passions de l’âme il ne perçoit nul rapport d’affinité ; ce n’est pas la même « correspondance » qui fait correspondre avec le lion l’homme léonin et avec la colère le visage courroucé. Loin de lui apparaître d’emblée lisibles à la manière des signes égyptiens (tels, s’entend, qu’avant Champollion on prétendait les lire), les mouvements somatiques s’offrent pour Le Brun à une analyse différentielle, qui mesure leurs écarts. Selon qu’elles sont « linéaments » ou « motions », les marques du corps n’auront pas le même statut sémiologique : pour le dire un peu vite et dans les termes de Michel Foucault, la zoomorphie de Le Brun appartient encore à l’épistémè du XVIe siècle, et sa peinture des passions à l’épistémè de l’âge classique.
Autant, dans le premier cas, il s’inspire des spéculations les plus antiques, autant dans le second il se réfère aux recherches les plus récentes. Non point à celles des moralistes et des rhéteurs, des honnêtes gens et hommes d’Église, dont les Traités des passions se sont à partir de 1610 multipliés dans toute l’Europe, mais aux travaux des « physiciens » : sans les nommer, c’est de Cureau de La Chambre et de Descartes que Le Brun constamment s’autorise. Les Characteres des passions (1648) et les Passions de l’âme (1649) sont, à dire vrai, deux textes philosophiquement et scientifiquement inconciliables : l’un, conservant la division scolastique des appétits et situant dans le « sensitif » le siège des passions, dont il reprend l’énumération traditionnelle, fait dépendre de l’âme tous les mouvements de nos corps ; l’autre, jetant à bas ce vitalisme, construit une physiologie rigoureusement mécaniste autour de l’interaction des deux substances. Mais si capital que soit le débat, l’enjeu en échappe à un artiste peu philosophe : seule importe au propos de Le Brun, à sa passion de la peinture comme à sa peinture des passions, l’analyse du « grand ressort » qui rend visibles leurs effets qui s’« impriment » sur le visage :
C’est une chose certaine, que le corps s’altere et se change quand l’ame s’esmeut, et que celle‑ci ne fait presque point d’actions qu’elle ne luy en imprime les marques, que l’on peut appeler characteres, puisqu’ils en sont les effets, et qu’ils en portent l’image et la figure. (Cureau…, Les Characteres des passions, Introduction)
Et cette écriture est mécanique, telle est l’idée que garde Le Brun des analyses cartésiennes :
L’ame a son siege principal dans la petite glande qui est au milieu du cerveau, d’ou elle rayonne en tout le reste du corps par l’entremise des esprits, des nerfs, et mesme du sang, qui participant aux impressions des esprits, les peut porter par les arteres en tous les membres. Et nous souvenant de ce qui a esté dit cy‑dessus de la machine de nostre corps, a sçavoir que les petits filets de nos nerfs sont tellement distribuez en toutes ses parties, qu’a l’occasion des divers mouvemens qui y sont excitez par les objets sensibles, ils ouvrent diversement les pores du cerveau, ce qui fait que les esprits animaux contenus en ses cavitez entrent diversement dans les muscles, au moyen de quoy ils peuvent mouvoir les membres en toutes les diverses façons qu’ils sont capables d’estre meus. (Descartes, Les Passions de l’âme, art. XXXIV)
Reprise par Cureau, explicitée et corrigée par Descartes, la vieille théorie des esprits va pour Le Brun rendre possible cette merveille : entre mouvements internes et mouvements externes, une rigoureuse correspondance. Selon leur afflux ou leur reflux, selon aussi la direction que la glande leur impose, la machinerie du corps est modifiée de proche en proche par les particules de matière ; gonflé par celles qu’envoie le cerveau en bataillons pressés, voici qu’un muscle entre en action, tandis qu’un autre se relâche, privé d’esprits par un sang raréfié. Telle passion produit tel(s) geste(s), tel geste manifeste telle passion. Correspondance non univoque, car des variantes demeurent possibles ; mais dans ce jeu réglé, jamais le sens ne s’égare. En couplant au mécanisme cartésien l’« imprimante » de Cureau, c’est une machine à traduire qu’obtient Le Brun. Un dictionnaire, qu’il veut exhaustif et lisible dans les deux sens : de l’âme au corps, du corps à l’âme. D’ou, entre visible et invisible, le constant va‑et‑vient de sa lecture, dont témoigne par exemple sa description de la Frayeur :
Les yeux paraissent extremement ouverts en cette passion ; c’est que l’ame s’en sert pour remarquer la nature de l’objet qui cause la frayeur : le sourcil qui est abaissé d’un coté et élevé de l’autre, fait voir que la partie élevée semble se vouloir joindre au cerveau pour le garantir du mal que l’ame aperçoit, et le coté qui est abaissé et qui paraît enflé, nous fait trouver dans cet état que les esprits viennent du cerveau en abondance, comme pour couvrir l’ame, et la défendre du mal qu’elle craint ; la bouche fort ouverte fait voir le saisissement du cœur, par le sang qui se retire vers lui, ce qui l’oblige, voulant respirer, a faire un effort qui est cause que la bouche s’ouvre extremement (Le Brun, Conférences)
Cette physio‑sémiologie trouve dans les beaux‑arts une immédiate application : elle autorise aussi bien la critique d’œuvres anciennes que la production d’œuvres nouvelles. Ainsi le sculpteur Van Obstal a‑t‑il expliqué cartésiennement le fameux Laocoon, en sa posture torturée. Le Brun lui‑même n’a peint qu’en fonction de tels principes : dans La Bataille d’Arbelles (1668), c’est la Frayeur précitée qui vaut au capitaine des vaincus sa crispation et son rictus. Tête en arrière et yeux levés, la Madeleine repentante (1655) est le jouet de ses esprits. Aussi les conférences de 1668 et les dessins qui les illustrent sont‑ils bien moins un curieux divertissement qu’un véritable art poétique ; il faut en préciser quelques aspects.
Expressions des Passions de l’âme : la Frayeur,
dessin à l’encre de Charles Le Brun © RMN/Gérard Blot
Le corps entier fait signe dans l’écriture des passions ; le port comme le geste, le maintien comme la contenance, pour reprendre les distinctions de Cureau de La Chambre. Et Le Brun, même s’il n’en traite qu’« en passant », ne néglige en théorie et en pratique ni les mouvements des bras et jambes, ni le haussement des épaules, ni la courbure du dos ou l’écartement des doigts. Mais, pour une pathognomonie fondée sur une base scientifique, la théorie de la glande pinéale ne peut que renforcer, en le justifiant, le privilège du visage : parce que plus proches du principal siège de l’âme, les muscles faciaux se trouvent, par force, les plus affectés lorsqu’elle pâtit. À l’extrême de cette logique, une inéluctable conclusion : toutes les passions peuvent s’exprimer par « deux mouvements dans les sourcils ». À hauteur de la petite glande, ils ont le rôle directeur déterminant, et partant une prééminence sémiologique.
Dans le Rire par exemple, « les sourcils qui s’abaissent vers le milieu du front, font que le nez, la bouche et les yeux suivent le même mouvement » ; dans le Pleurer, « les mouvements sont composés et contraires, car le sourcil s’abaissera du côté du nez et des yeux, et la bouche s’élèvera de ce côté‑là » ; dans la Haine ou Jalousie, « les sourcils sont abattus & froncés » ; dans la Colère aigüe, « les yeux deviennent rouges & enflammés ; la prunelle égarée et étincelante ; les sourcils tantôt abattus, tantôt élevés »… Physiologiquement, les sourcils sont le moteur du visage ; sémiologiquement, ils en deviennent la synecdoque. De même que celui‑ci peut exprimer le corps entier, de même ceux‑là peuvent exprimer tout le visage. Leur motilité particulière, leur pilosité peut‑être aussi — par quoi ils s’apparentent déjà à des caractères d’écriture — situent au sommet de la hiérarchie expressive ceux que Darwin appellera, deux siècles plus tard, les « muscles de la douleur. »
Charles Le Brun, Études d’yeux humains © RMN (Musée du Louvre)
Il n’est pas surprenant que cette grammaire universelle du sourcil, indispensable à la communication humaine, se retrouve aujourd’hui dans d’autres applications que les arts plastiques ou visuels. Ainsi, dans le monde virtuel, des pictogrammes expressifs ont fait leur apparition dans les années 1970, avec les smileys. Depuis, les émoticônes et emojis intégrés dans nos claviers d’ordinateurs, de tablettes ou de smartphones, constituent un langage identifiable aux quatre coins du monde.
Exemples d’émoticônes
La représentation graphique stylisée et symbolique d’une émotion permet de communiquer nos émotions par écrit, sans passer par la verbalisation. En plus du clignement des yeux ou du mouvement des lèvres, les variations de la courbure et de l’espace intersourcilier aident à saisir toutes les nuances expressives.
Mais entre la pathognomonie de Le Brun et ce langage 2.0, qui semble aujourd’hui universellement compris, il faut signaler une étape capitale : celle qu’a marquée Darwin, avec sa phylogénétique. Tout en resserrant nos liens avec le monde animal, le naturaliste anglais s’est en effet intéressé de près à la genèse des expressions émotionnelles, suivant une méthode éthologique. Ses recherches, portant sur l’origine et les causes de l’expression, s’écartent radicalement de la physiognomonie de Della Porta et vont bien au‑delà des intuitions de Le Brun.
Dans un de ses ouvrages majeurs, L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, publié en 1872, Darwin étudie l’enracinement phylogénétique des expressions faciales et formule une série d’hypothèses : elles sont « innées ou héréditaires », et universelles ; elles sont un enjeu de survie individuelle et sociale. Le visage de l’Homme étant le théâtre des plus subtils « mouvements de l’âme », ces affects sont visibles d’autrui, difficilement dissimulables. L’espèce humaine présente six états émotionnels primaires (joie, surprise, peur, dégoût, colère, tristesse), dont les expressions faciales sont interprétées de la même manière par tous les humains.
Le muscle sourcilier dont l’auteur analyse finement l’évolution morphologique dans La Descendance de l’homme (1871) contribue de manière décisive à cette expressivité intersubjective. Mais bien qu’il ne soit pas propre à notre espèce, de par sa mobilité particulière il est à la base de la communication émotionnelle interhumaine permettant une sociabilité accrue.
Le chirurgien et physiologiste écossais Charles Bell soutenait, dans son traité à l’intention des artistes (Anatomie des Expressions, 1844), que les animaux ne sont point dotés de sourcil ; seul l’homme aurait cette caractéristique. Idée que réfute Darwin : « On a affirmé par erreur qu’aucun singe n’a de sourcils ». D’après lui, la constitution de l’homme est analogue à celle des mammifères supérieurs, qu’il s’agisse du corps ou de la face :
La position relative des traits de la face est évidemment la même chez l’homme et chez les quadrumanes ; les diverses émotions se traduisent par des mouvements presque identiques des muscles et de la peau, surtout au‑dessus des sourcils et autour de la bouche[6].
Si les quadrumanes ne diffèrent pas fondamentalement des humains, la réciproque est vraie : pour le paléontologue, notre pilosité est un souvenir génétique de notre archaïque et uniforme revêtement pileux. Témoin le très fin duvet qui recouvre tout le corps du fœtus humain, à l’exception des paumes des mains et des plantes des pieds :
La surface entière du fœtus, y compris même le front et les oreilles, est ainsi couverte d’un épais revêtement de poils ; mais, fait significatif, la paume des mains, ainsi que la plante des pieds, restent absolument nues, comme les surfaces inférieures des quatre membres chez la plupart des animaux inférieurs. Cette coïncidence ne peut guère être accidentelle ; il est donc probable que le revêtement laineux de l’embryon représente le premier revêtement de poils permanents chez les mammifères qui naissent velus. […]. Un médecin, attaché à un hôpital pour les enfants, m’a affirmé que beaucoup d’enfants délicats ont le dos couvert de longs poils soyeux. (DH, I, 17)
Fait plus remarquable encore, ce duvet pileux se développe très tôt sur la zone sourcilière, anticipant nos futures expressions :
Le fin duvet laineux, dit lanugo, dont le fœtus humain est entièrement recouvert au sixième mois, présente un cas plus curieux. Au cinquième mois, ce duvet se développe sur les sourcils et sur la face, surtout autour de la bouche, où il est beaucoup plus long que sur la tête. (DH, I, 17)
Poursuivant l’étude comparative entre l’homme et les mammifères, Darwin observe que la mobilité sourcilière relève d’abord d’une faculté animale, qu’aurait héritée l’espèce humaine. Divers animaux peuvent contracter certaines parties de leur peau grâce aux muscles sous‑cutanés :
Chacun a remarqué l’aptitude que possèdent plusieurs animaux, le cheval surtout, à mouvoir certaines parties de la peau par la contraction du pannicule musculaire. On trouve des restes de ce muscle à l’état actif sur plusieurs points du corps humain ; sur le front, par exemple, où il permet le relèvement des sourcils. (DH, I, 10)
En plus de leur pelage, certains primates sont dotés de poils longs qui se dressent au‑dessus de l’orbite et s’apparentent à des sourcils :
On remarque, chez le chimpanzé et chez certaines espèces de macaques, quelques poils redressés, très longs, plantés droit au‑dessus des yeux, et correspondant à nos sourcils ; on a observé des poils semblables très longs dépassant les poils qui recouvrent les arcades sourcilières chez quelques babouins. (DH, I, 18)
Mais ces sortes de sourcils n’ont pas la même fonction que chez les humains ; exceptés les bonobos et quelques espèces de chimpanzés nains, connus pour nouer plus de liens sociaux avec leurs congénères, la plupart des singes ne communiquent pas leurs expressions par les sourcils. Ils utilisent plus volontiers les mouvements de la bouche et des lèvres. Ces poils qui se dressent au‑dessus des yeux ont donc surtout une fonction esthétique ou sémiotique — leur permettant de se reconnaître entre eux — mais non expressive.
Concernant la proéminence plus prononcée de l’arcade sourcilière, l’homme a partagé longtemps cette caractéristique avec la plupart des singes anthropoïdes, comme le gorille. Chez nos ancêtres, comme chez les primates, cette structure proéminente participe du dimorphisme sexuel entre mâles et femelles : « l’arcade sourcilière est plus fortement accusée en général chez l’homme que chez la femme. Il a le corps et surtout le visage plus velu, et sa voix a une intonation différente et plus puissante », écrit Darwin (DH, XIX, 611). Pour l’homme de Néandertal, la projection vers l’avant des arcades sourcilières est ainsi considérée comme un caractère sexuel secondaire, soit un signe de virilité et d’agressivité destiné à montrer sa puissance dominatrice sur le groupe ou à intimider les éventuels prédateurs. Elle fonctionne un peu comme la crête d’un coq ou les bois d’un cerf. Ce bourrelet sub‑orbitaire, qui a longtemps caractérisé notre espèce, n’est donc pas un simple rempart protecteur des yeux.
Pourtant, au cours des 100 000 dernières années, la morphologie des visages d’homo sapiens s’est modifiée, effaçant progressivement ce bourrelet osseux, mais préservant le poil sourcilier. Pourquoi ? Une étude menée en 2018 par des archéologues portugais — publiée dans la revue Nature, Ecology & Evolution — a démontré que notre visage avait évolué en fonction de nos modes de vie, de nos habitudes alimentaires et surtout de nos relations sociales : c’est à celles‑ci qu’il faudrait attribuer la forme et la mobilité actuelles de nos sourcils. Ceux‑ci sont devenus plus expressifs, nous permettant de mieux livrer nos émotions et d’exprimer des sentiments plus nuancés ; d’accéder enfin à une compréhension sociale plus élaborée. Car grâce à nos 43 muscles faciaux, produisant pas moins de 10 000 expressions et micro‑expressions, nous serions les seuls hominidés dotés d’une telle variété de mouvements dans l’arcade sourcilière, favorisant une plus grande coopération entre les individus[7].
Aussi la diminution osseuse de notre région frontale va‑t‑elle de pair avec une augmentation de la mobilité de nos sourcils. En somme, nous avons perdu en force et en pouvoir d’intimidation, mais gagné en souplesse épidermique et en communication non verbale.
Mais revenons à Darwin, selon qui les émotions intérieures ne sont pas maîtrisables, non plus que leurs manifestations extérieures. Hors de contrôle, les poils subissent des mouvements indépendants de la volonté, aussi bien chez l’homme que chez l’animal. Tout comme l’occlusion des paupières ou la dilatation de l’iris, l’horripilation, par exemple, est provoquée par la contraction réflexe de muscles lisses attachés aux annexes cutanées — follicules pileux ou plumaires. Le gonflement du corps fait partie des moyens instinctifs de produire la crainte chez un ennemi :
Chez les carnivores, le hérissement des poils paraît être un caractère à peu près universel ; il s’accompagne souvent de mouvements menaçants : l’animal montre les dents et pousse des grognements sauvages[8].
Il en va de même pour les muscles expressifs, en particulier les moteurs du sourcil, qui obéissent à une mécanique incontrôlée, impulsée par une sensation ou une émotion. Pour Darwin, leur mobilité réflexe a été acquise au cours de l’évolution. Les expressions primaires sont désormais innées et relèvent d’un habitus ancestral incorporé dans la mémoire organique des hommes et transmis par l’hérédité. Le chercheur anglais s’intéresse notamment à l’origine du froncement des sourcils :
Nous pouvons maintenant nous demander comment il se fait qu’un froncement de sourcils puisse exprimer l’idée de quelque chose de difficile ou de désagréable […]. Dans l’étude des mouvements de l’expression, il convient d’adopter, autant que possible, la méthode des naturalistes, qui jugent nécessaire de suivre le développement embryonnaire d’un organe afin d’en comprendre parfaitement la structure. La première expression, la seule à peu près qui soit visible pendant les premiers jours de l’enfance, où elle apparaît souvent, est celle qui se manifeste pendant les cris. Or, dans le premier âge et quelque temps après, les cris sont excités par toute sensation, toute émotion douloureuse ou déplaisante, comme la faim, la souffrance, la colère, la jalousie, la crainte, etc. Dans ces moments‑là, les muscles qui entourent les yeux sont fortement contractés, et ce fait explique, je crois, en grande partie le froncement des sourcils qui persiste pendant le reste de notre vie. (EE, VIII, 242)
Darwin illustre ensuite son propos à partir de l’observation empirique de ses propres enfants ; le père de famille cède alors la place à l’anthropologue :
J’ai observé à plusieurs reprises mes propres enfants, à partir de huit jours jusqu’à l’âge de deux ou trois mois, et j’ai remarqué que, lorsqu’une crise de pleurs survenait graduellement, le premier signe visible était la contraction des sourciliers, qui produisait un léger froncement, promptement suivi de la contraction des autres muscles qui entourent les yeux. Lorsqu’un enfant est inquiet ou souffrant, j’ai constaté que de légers froncements de sourcils passent constamment sur son visage comme des ombres. (EE, VIII, 242)
Puis il monte en généralité, passant du nourrisson à l’homme adulte :
Cette habitude de contracter les sourcils, au commencement de chaque crise de pleurs et de cris, s’étant maintenue chez les petits enfants pendant des générations innombrables, a fini par s’associer fortement à la sensation naissante de quelque chose de douloureux et de désagréable. De là vient que, dans les circonstances analogues, cette habitude peut se conserver pendant l’âge mûr, bien qu’elle ne dégénère alors jamais en crise de pleurs. On commence de bonne heure dans la vie à retenir les cris et les pleurs, tandis qu’on ne réprime guère le froncement des sourcils à aucun âge. (EE, VIII, 243)
Mais le froncement des sourcils n’est pas toujours lié à la passion douloureuse ; il signale aussi la réflexion, ou un état méditatif. L’origine en est très lointaine et viendrait aussi d’un geste réflexe archaïque de protection, les muscles péri‑oculaires se contractant contre l’éblouissement de la lumière :
Une cause d’un autre ordre a probablement fortifié encore l’habitude de froncer les sourcils toutes les fois que l’esprit s’applique à quelque sujet ou se trouve en face de quelque difficulté. De tous les sens, la vue est le plus important : aux époques primitives, la plus grande attention dut être sans cesse dirigée vers les objets éloignés, soit dans le but de se procurer une proie, soit dans celui d’éviter un danger. […] Or, lorsqu’un individu ayant la tête découverte (ce qui a dû être la condition primitive de l’homme) s’efforce de distinguer en plein jour, surtout si le ciel est brillant, un objet éloigné, il contracte presque invariablement ses sourcils, pour émécher l’accès d’une lumière excessive ; en même temps la paupière inférieure, les joues et la lèvre supérieure se soulèvent de manière à amoindrir l’ouverture des paupières. (EE, VI, 190)
Souffrance, peur, chagrin, désespoir, mépris, dégoût, surprise, horreur, médiation ou bouderie… Toutes nos réactions seraient traduites par notre système nerveux qui déclencherait à son tour toute une palette de sensations corporelles : sueurs froides, palpitations, horripilations, accélération cardiaque, tensions musculaires, etc. Pour expliquer la réception des émotions par le système nerveux, le savant anglais s’appuie sur les travaux du docteur Duchenne, auxquels il est largement redevable : il en partage les principales conclusions et reproduit un certain nombre de planches dans son ouvrage sur les expressions humaines.
Guillaume‑Benjamin Duchenne (1806‑1875) est un médecin clinicien, grand spécialiste des systèmes musculaires et nerveux, et considéré comme un des fondateurs de la neurologie. C’est à la suite d’essais d’électropuncture sur un malade paralysé du visage, semble‑t‑il, que Duchenne s’intéresse dès les années 1830 à l’étude des usages médicaux de l’électricité. Le Brun peignait les visages avec son pinceau ; Duchenne les sculpte avec des électrodes, impulsant une neuro‑stimulation transcutanée. Maniant habilement la méthode d’électrisation superficielle qu’il a mise au point, il cherche à démontrer la possibilité de recréer les expressions faciales des sentiments par un stimulus extérieur (l’impulsion électrique), et non par un affect intérieur. Ces expressions étaient obtenues par la contraction des muscles du visage, les uns après les autres, grâce au passage d’un faible courant électrique.
Avec la complicité du photographe Félix Nadar — lui‑même passionné de médecine —, il souhaite pérenniser, par une série de clichés, ses extraordinaires résultats ; ils sont salués lors de démonstrations publiques. Alliant art, science et innovation, il publie en 1862 Mécanisme de la physionomie humaine, un atlas composé de 74 figures électro‑physiologiques qui le rendra célèbre autant dans l’histoire de la photographie que dans l’histoire de la médecine.
G.‑B. Duchenne et F. Nadar, Analyse électro‑physiologique de l’expression des passions (Tableau synoptique)
Photographies, 1852‑1856 © BnF, Réserve des livres rares, 4‑TB52‑20
Duchenne a choisi comme modèle un cordonnier parisien à l’étrange faciès. Ce vieillard intéresse le médecin parce qu’il est frappé d’anesthésie faciale : ses expressions ne répondent qu’aux stimulations électriques et sa douleur est presque nulle. D’après Duchenne, il « est trop peu intelligent ou trop peu impressionnable pour rendre lui‑même les expressions que je reproduis sur sa face » (1862, 8).
Alors que Della Porta, pour élaborer son système analogique et humoral, s’intéressait à des morphologies faciales permanentes, et que Le Brun cherchait à traduire les passions accidentelles (mécaniquement et fugitivement suscitées), chez Duchenne les contractions faciales répondent à un stimulus affectif que communique un influx nerveux. Avec Darwin, enfin, on apprend que les expressions émotionnelles relèvent d’une empreinte somato‑psychique immémoriale, transmise de génération en génération. Selon les époques, selon les approches et les théories, le corps se fait humoral, mécanique, nerveux ou biologique. Mais si les principes diffèrent, le résultat est le même : les « physionomies en mouvement », lisibles à fleur de peau, obéissent toujours peu ou prou aux mêmes affects.
Et ces affects primaires se traduisent toujours de la même manière dans l’espèce humaine ; cette « vérité des expressions » semble universelle. Ainsi, à propos des photographies expérimentales du docteur Duchenne, Darwin témoigne : « sur quinze personnes auxquelles j’ai montré la photographie originale sans les prévenir en aucune façon de ce qu’elle représentait, quatorze ont reconnu immédiatement un chagrin désespéré, la souffrance, la mélancolie. » (EE, VI, 194). Il commente par ailleurs d’autres émotions, dont il observe les manifestations auprès de peuples lointains. Par exemple, le froncement des sourcils qui exprime la perplexité :
Il est certain que les Australiens, les Malais, les Findous et les Cafres du sud de l’Afrique froncent les sourcils lorsqu’ils sont embarrassés, [de même que] les Guarinis de l’Amérique du Sud. (EE, VIII, 230)
D’après les réponses que j’ai reçues à mes questions, les hommes de toutes races froncent les sourcils quand ils ont l’esprit perplexe pour une cause quelconque. (EE, VIII, 239)
Ou encore l’élévation énergique et soudaine des muscles peaussiers qui exprime l’étonnement :
L’une des photographies du docteur Duchenne représente un vieillard dont les sourcils sont reliés et arqués par la galvanisation du muscle frontal, la bouche étant d’ailleurs ouverte volontairement. Cette figure exprime la surprise avec une vérité saisissante. (EE, IX, 299)
Chez l’homme adulte, lorsque les sourcils s’élèvent, le front tout entier se sillonne de rides transversales […] Elles sont expressives au premier chef de la surprise ou de l’étonnement. (EE, IX, 302)
Pour sa part, le chagrin s’exprime par une courbure descendante des sourcils sur la paupière supérieure. L’abattement et la tristesse sont repérables sur les visages aussi bien sous nos latitudes que chez les indigènes de la Terre de Feu :
Une souffrance prolongée rend les yeux ternes, inexpressifs et souvent humides de larmes. Les sourcils prennent parfois une position oblique, résultant de l’élévation de leur extrémité interne. Il se forme alors sur le front des rides particulières qui diffèrent beaucoup du simple froncement des sourcils » (EE, VI, 190)
Quant aux plis caractéristiques des mélancolique, Darwin note que « les sourcils se hérissent légèrement, parce que les poils sont projetés en avant » (EE, VI, 193). La plupart de ses analyses se sont révélées justes : les mimiques universellement expressives permettent à tous les humains de communiquer en un clin d’œil leur for intérieur. À quelques nuances près… Car une question demeure : si les expressions faciales de nos passions sont innées, relevant d’une sélection naturelle, comme le soutient Darwin, la culture ne joue‑t‑elle pas aussi un rôle ? Dans quelle mesure engendre‑t‑elle, modèle ou modère‑t‑elle l’expression de nos émotions ? C’est ce qu’une étude réalisée en 2012 par des scientifiques de l’Université de Glasgow (publiée dans le PNAS) a tenté de préciser. Il en résulte que les émotions dites « simples » se traduisent par des gestuelles universelles ; elles sont aisément catégorisables par les Occidentaux et les Asiatiques, lorsqu’on leur soumet une série de visages. En revanche, les émotions « complexes » demeurent moins facilement reconnaissables par les deux groupes, relevant davantage de traits civilisationnels. Enfin, l’intensité émotionnelle passerait plus par l’activité des yeux pour les Asiatiques, alors que les Occidentaux se montrent plus sensibles à la gestuelle ou aux mouvements faciaux.
Reste que la théorie darwinienne reste à l’honneur, au point d’inspirer les informaticiens et roboticiens qui imaginent le monde de demain. Dans ce monde, ils espèrent que les machines pourraient avoir de multiples interactions avec les humains. Et pour améliorer la qualité de ces futurs échanges, les ingénieurs enseignent aux androïdes notre répertoire comportemental, pour leur permettre de détecter facilement l’état de leur interlocuteur (est‑il ennuyé, confus, en colère, triste, surpris ?). Ainsi, en 2018, une équipe de chercheurs du Département de Technologie de l’Université de Cambridge a conçu un robot humanoïde nommé « Charles »… en hommage à Darwin.
Ce robot a appris à lire et interpréter les expressions faciales humaines grâce à un logiciel intégré qui a visionné des millions de vidéos, pour apprendre à connaître et décoder nos expressions faciales. Par l’apprentissage automatique et l’Intelligence Artificielle, les ordinateurs pourront désormais décrypter nos émotions. Et réciproquement, pour permettre l’identification à la machine, le robot a été revêtu d’un dermo‑latex sophistiqué qui reproduit l’épiderme humain à la perfection et n’oublie pas la mobilité des sourcils.
Charles, le robot qui imite les expressions faciales pour les assimiler
© University of Cambridge, 2018
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Jane Forth, photographiée par Jack Mitchell dans les années 1970.
Car ces derniers ne permettent pas seulement de caractériser une émotion passagère, comme on l’a vu, ou un tempérament bien précis. Ils jouent un rôle dans la reconnaissance faciale du sujet : plus encore que le regard, ils sont un véritable marqueur identitaire, comme l’a démontré une thèse en sciences cognitives soutenue au MIT en 2003. Pour mener son étude, l’équipe de Javid Sadr avait choisi cinquante photos de différentes personnalités. Sur vingt‑cinq d’entre elles, les chercheurs ont effacé les sourcils ; sur les vingt‑cinq autres, ils ont fait disparaître les yeux. Les cobayes ont vu les photos modifiées avant de voir les originales, dans un ordre différent. Il en ressort que les sujets testés ont reconnu 56 % des personnalités sur les photos où les yeux avaient disparu, mais seulement 46 % de celles à qui il manquait les sourcils. Autrement dit, les sourcils seraient plus importants que les yeux pour reconnaître un individu.
L’absence de sourcils ferait donc perdre les contours du moi. Ainsi les cancéreux, qui doivent subir de lourds traitements chimiques, souffrent parfois d’une alopécie chimio‑induite ; perdant leurs cheveux, leurs cils et leurs sourcils, ils sont provisoirement défigurés et désocialisés. En plus de leur maladie qui les affaiblit considérablement, ils traversent une éprouvante dépossession identitaire.
Si un excès de poils nous animalise, l’absence totale de poils — en particulier au niveau du visage — nous déshumaniserait‑elle ? C’est ce que suggère Christian Bromberger lorsqu’il s’étonne de ne trouver dans la science‑fiction ou la bande dessinée que des personnages glabres au grands fronts lisses et bombés, aux yeux agrandis et dépourvus de cils et de de sourcils. Quel serait le statut du poil post‑humain ?
Il est vrai que le gommage total du sourcil ne laisse guère indifférent ; sans doute suscite‑t‑il un malaise plus grand que lorsqu’il est simplement grimé et redessiné par le maquillage[9]. Ainsi, le mannequin américain Jane Worth, muse d’Andy Warhol, s’est‑elle façonné un personnage au visage pâle, pommettes rouges et teint de porcelaine. Elle a marqué les esprits de l’époque en ne gardant que la naissance des sourcils, épilés aux extrémités, ce qui lui donnait une expression effarée, tel un Pierrot lunaire au féminin. Certains disaient même qu’elle ressemblait à « un insecte exotique ».
Que retenir de ce petit périple à la source des sourcils ? Si leur origine est animale, leur évolution biologique les a rendus proprement humains. Fascinant processus, spectaculaire renversement ! Bien qu’Homo sapiens « demeure une bête à poils, quoi qu’on en dise » (Gudin, 2007), son poil s’est en quelque sorte humanisé.
Cet humble arc garni qui surplombe nos yeux possède de multiples fonctions : à échelle individuelle, les spéculations physiognomoniques de Della Porta ont montré qu’il pouvait refléter notre âme et notre tempérament profond ; à l’échelle du groupe, selon la pathognomonie de Le Brun, il rend visibles nos passions intérieures et nos émotions passagères, favorisant ainsi l’expressivité artistique et les interactions sociales ; enfin, à l’échelle de l’espèce, d’après la théorie darwinienne, il est un messager affectif universel, sélectionné naturellement au fil des générations, participant assurément à notre succès adaptatif.
Les poètes n’avaient pas tort, qui autrefois chantaient cette délicieuse courbure en forme de « croissant de lune ».
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Sadr J. (2003), Visual perception and representation of objects and faces, thèse (Ph. D.), dir. P. Sinha, M.I.T., Departement de Sciences Cognitives, 95 p.
Scève M., (1543), « Blason du Sourcil », Blasons anatomiques du corps féminin, éd. C. Marot, Paris : Charles Langelier, Paris.
Vagianos A., (2016), « Ces femmes laissent pousser leurs poils et en sont fières », Huffingtonpost.fr, octobre 5 https://www.huffingtonpost.fr/2015/06/15/femmes‑poils‑fieres_n_7569952.html
[1].↑. Pour ce passage, toutes les citations sont tirées du traité de Giambattista Della Porta, De humana physiognomonia, 1586 (trad. 1655, II, v, « Des Sourcils » : 137‑142). L’orthographe n’a pas été modernisée.
[2].↑. Jean Liébault, Trois livres de l’embellissement et ornement du corps humain, Paris, Jacques du Puys (1582, II, « Le Sourcil », 268‑269). Les citations qui suivent sont tirées du même passage.
[3].↑. Dans ce passage, le naturaliste anglais s’appuie sur G. Catlin, North American Indians (1842, I, 49 et 227) ; G. M. Sproat, Scenes and Studies of Savage life (1868, 25) en ce qui concerne les naturels de l’île Vancouver ; F. de Azara, Voyages dans l’Amérique méridionale (1809, II, 105) à propos des Indiens du Paraguay. Ces observations seront plus tard confirmées par Claude Lévi‑Strauss : « Les Indiens s’épilaient de façon très méticuleuse : les cils, à la main ; les sourcils, avec de la cire qu’ils laissaient durcir en place pendant plusieurs jours avant de l’arracher » ; « Les nobles faisaient étalage de leur rang par des peintures corporelles au pochoir ou des tatouages, qui étaient l’équivalent d’un blason. Ils s’épilaient complètement le visage, y compris les sourcils et les cils, et traitaient avec dégoût de “frères d’autruche” les Européens aux yeux embroussaillés », à propos des Mbaya‑Guaicuru (1955, 327 et 175).
[4].↑. Largement indésirable en Amérique et en Europe, cet unibrow est toutefois considéré comme très attractif sous d’autres cieux. Il est, par exemple, signe de beauté au Baloutchistan, ou encore symbole de virginité chez les femmes du Tajikistan qui n’hésitent pas à recourir au khôl lorsque leur monosourcil n’est pas assez marqué.
[5].↑. Les remarques qui suivent sont inspirées de la préface d’Yves Hersant à L’Expression des passions & autres conférences de Charles Le Brun (Paris, Agora, 2018), dont je reproduis certains passages avec son aimable autorisation.
[6].↑. Ch. Darwin, La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle [1871], trad. É. Barbier, Paris, C. Reinwald (1881, VI, 163). Les citations suivantes sont tirées de la même édition, désormais abrégée en DH.
[7].↑. Voir D. Kaden, « Visage et voix : ils en disent long », documentaire, Arte, 2021, 53 minutes.
[8].↑. Ch. Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux [1872], trad. S. Pozzi et R. Benoît, Paris, C. Reinwald (1874, IV, 104). Les citations suivantes sont tirées de la même édition, désormais abrégée en EE.
[9].↑. Que l’on se souvienne de la mode dans les années 1920 où le sourcil était volontairement long, repassé au crayon, à la manière des actrices du cinéma muet, afin d’intensifier les expressions dramatiques à l’écran. Ou de Marlene Dietrich qui, dans les années 1930, épilait totalement son sourcil naturel pour le redessiner très finement, en accentuant franchement l’arche.