Référence électronique
Vivès V., (2020), « Peaux vives. Reproduction d’une disparition. Remarques autour d’un essai poétique. », La Peaulogie 5, mis en ligne le 25 décembre 2020, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/peaux-vives-poetique
Vincent VIVES
Professeur des Universités en littérature française à l’UPHF (Valenciennes). Au sein de l’Unité de Recherche DeScripto ses travaux sont centrés sur la poésie du XIXème siècle, les écritures poétiques et post-poétiques contemporaines.
Référence électronique
Vivès V., (2020), « Peaux vives. Reproduction d’une disparition. Remarques autour d’un essai poétique. », La Peaulogie 5, mis en ligne le 25 décembre 2020, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/peaux-vives-poetique
Il n’y a pas d’archive sans destruction […] L’archive commence par la sélection, et cette sélection est une violence.
Jacques Derrida, Trace et archive, image et art
Dans ce travail d’écriture, l’art de la reproduction (photographie) et la numérotation de l’étant (classification, numérotation) ordonnent une consignation et une administration de la mort sur des peaux vives.
Sachant que l’homme qui pose devant lui devra finir en un tout petit format, le photographe a capté du visage ce qui lui semble le plus important. Il a fait vite, à peine l’homme assis, pris sur le vif, jusqu’au milieu de la poitrine. A cette époque, les portraits ont tendance à durcir les traits et à vieillir le modèle. Aussi n’est-on pas certain ici de l’âge. C’est sans doute un jeune homme. Vieilli par l’objectif ou par autre chose que le visage ne trahit pas. On ne voit pas les mains, mais on peut imaginer à la tension des épaules qu’elles se tiennent l’une à l’autre dans une grande contraction. Il regarde fixement, droit devant. Les deux sourcils sont arqués et descendent loin sur les tempes, soulignant la ligne elle-même saillante et bombée des pommettes. Sur la photo (c’est un agrandissement), ils mesurent à peu près trois centimètres. Un calcul un peu savant permettrait de savoir combien ils font en réalité. Mais assurément, ce sont de très beaux sourcils, purement dessinés, que prolongent les cils soyeux. Ceux de l’œil gauche s’accrochent à une tache formée sur le papier par l’humidité. Les joues sont creuses et grisées par une barbe de quelques jours. Un nez aquilin descend sur une bouche à la lèvre inférieure plus forte que l’autre, légèrement asymétrique. Soit que l’homme a bougé à ce moment, soit que c’est naturel chez lui
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La série ne comporte aucun ordre que l’œil puisse saisir. Elle suit une autre logique. Ici, rien qu’un très petit visage tremblant qui trempe la feuille. Photo, identité : petit rectangle, presque carré. Les cheveux ont disparu. On en imagine la masse depuis les rares vestiges mourant aux tempes. Les traits tirés donnent toute la force aux arcades sourcilières. Deux grains de beauté, presque au centre du front, le signalent, singulièrement. La peau est fine, presque parcheminée par l’âge. Alors, on voit la structure cartilagineuse du nez. Les vêtements aimeraient cacher la maigreur des membres (on imagine : ils n’entrent pas dans le petit rectangle, presque carré), la nervosité des bras mal attachés au corps. Des membres éparpillés et dessoudés par le trop lourd travail, comme on en voit chez les ouvriers des chantiers mal nourris et sous-payés. C’est la faim sans doute, une faim millénaire, qui a fondu les muscles en tendons que la toile de gros drap habille. Le regard semble dire un temps si fugitif qu’on tremble et s’étonne de penser que ce corps ait eu le temps de s’attarder devant l’appareil. Le corps, si on l’estime à partir de ce que le portrait restitue, ne devait pas atteindre 1,70 cm. La toise annonce moins encore
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Un peu tachée, la photo reste quand même précise au centre. Mais elle est fanée, écornée. Il faudrait en faire un nouveau tirage, et préserver celle-ci dans du papier de soie, hors lumière. Comme elle est abimée, l’œil a tendance à glisser à l’image suivante. Et pourtant il revient. Ce n’est pas pour le veston froissé et de mauvaise qualité, dans lequel l’adolescent à l’air d’avoir froid. Sa pomme d’Adam est très visible, et ses cheveux longs, mal coiffés, ou volontairement organisés en bataille (cette dernière hypothèse est de loin la plus incertaine), ses lèvres très dessinées lui donnent un aspect androgyne. Il ouvre un peu la bouche, surpris. Mais il n’a pas eu le temps de l’ouvrir entièrement, la chambre noire l’a happé avant. Il regarde un peu en dessous de l’appareil (à ses pieds ?). Il ne sait pas alors la beauté de ses paupières bistrées et lourdes. Il attend qu’on lui parle, ou que quelque chose arrive. Difficile à déchiffrer. Des lobes d’oreilles, dont la gauche est percée (à moins que ce soit l’effet de la détérioration du papier, on ne saura jamais), à la gorge dénudée, un long canal d’ombre descend. Le visage disparaît en se dissolvant dans un blanc de cadmium : le regard n’arrive à en capter ni la totalité ni les détails. Il se dissout dans la matière photographique, en des diverses nuances de gris, comme un lavis à l’encre, extrêmement délayé, ou plutôt, s’il faut être plus précis, comme un dessin à la pointe sèche sur lequel de l’eau serait tombée. La peau est très silencieuse
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(On retourne quelques pas en arrière, jusqu’à « L’homme au turban », dont le nœud qui retient le linge est en train de se dénouer) La petite cicatrice est toujours posée entre la lèvre inférieure et le menton, rivalisant avec le sourire agréablement carnassier, subtilement dédaigneux ; le regard est fiévreux, que tord dans son expression le voile d’ombre renfoncé dans les orbites profondément déprimées. Autour des yeux les rides étoilent des phylactères qui disent l’éventail des sens et des sueurs, des jeux de la matière sur la matière. Rom Tzigane métisse, yeux caves, circassiens. Il a le sourire extasié que la fièvre lui donne, comme celui d’un fou : celui des possédées de Loudun, celui des folles mystiques ou des opiomanes. Et son corps décharné se tord sans fin en poursuivant le linge déchiré qui lui enserre les tempes et coule jusqu’à la nuque. On pense à la guêpe rayée coupée en deux, aux martyres, à la beauté laiteuse et jaunie des os vieillis et des chairs d’ivoires blêmes, suintantes des sinistres faces ainsi désirables. Sa tête est un suaire de lange et de corde
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Face. Celui-ci est nu. « Nu descendant le mur » (c’est mieux que « 000 128 510 »). D’une nudité qui dégringole, qui chute, qui plonge. C’est par la tresse un peu défaite d’un corps habituellement très soigné, très lavé, que la pente se dessine jusque sur la clavicule. Elle n’a pas eu le temps de se reprendre, de rendre symétrique les deux bords du col de sa robe fermée. Seuls ses yeux maintiennent à la ligne d’horizon les fêtes d’antan. Mais les paupières cerclées n’ont pas dormi, mais les cils lourds se vrillent, mais les lèvres se sont crispées. Elle ne veut pas sourire. Son visage perdu et nu restera. Un visage sans visage. Pas d’âge, pas de poids, pas d’adresse, pas de mémoire. On sait l’art de la reproduction à l’infini
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Profil. Vingt ans. Elle vient des lourdes et longues plaines traversées par des rivières de Mazurie serpentant dans les bois de bouleaux, striées par les chemins de terre rendus meubles par la fonte des neiges aux printemps. C’est une paysanne. Elle a vingt ans. Un fichu souligne l’ovale parfait du visage et s’attache derrière la nuque. C’est un fichu à larges motifs naïfs et de couleurs pures, dessinant des fleurs rouges qu’entrainent dans leur danse des animaux peints en vert (poules, chevaux et moutons) pour le dimanche, – un de ceux que portent les femmes qui travaillent dans les fermes. On voit à peine les cheveux à leur racine. On devine la tête (on veut dire : la forme du crâne) auréolée d’un bestiaire aérien. Les pommettes sont hautes, proéminentes et pleines, étoilées de merveilleuses taches de rousseur. Des yeux intelligents, très espacés. Depuis le cou fort mince, on découvre que la maigreur est plus nue et plus indécente que la graisse. Les pupilles sont de la couleur éteinte des cendres de mégots
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Toise : 1 mètre 82. Il ne se soumet pas. Tout en lui refuse l’objectif. La raideur de la nuque qui se communique au plissement des yeux et la moue de la lèvre disent : non, (mais aussi) la guerre. Le menton, marqué par une fossette légèrement apparente, en signe de défi, risque à s’élever. Qu’importe que la photo soit mauvaise. Tout en lui dit qu’il a, très tôt, refusé : d’avoir des yeux bleus, de porter un quelconque uniforme, de s’agenouiller devant les autorités sans crédit, de s’encombrer de ceux des objets qui maintiennent l’homme dans les rôles de victimes ou de bourreaux. Les épaules ont pu porter les armes des Républicains d’Espagne (l’association vient de sa peau halée et des yeux très noirs, car on ne sait pas). La bouche dure serre les dents, mais tout le visage chante un air patriotique. L’image noir et blanc se teinte de rouge
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De profil, gauche. Rien ne légalise le jeu des substitutions entre la photo, l’identité et le réel. Le visage est étoilé par de multiples tâches de rousseur versicolores dont la variété est réduite par le passage en noir et blanc. Il est d’un ovale régulier, encadré par des cheveux fraîchement coupés en hâte. Et la régularité des taches contraste avec le violent zébrage des épis de la chevelure pointant en tous sens. Le regard n’a aucune expression (la photo d’identité la récuse). De là la qualité de la peau qui ressort, de ce corps qui tend à revenir au calme et à la sécurité de la vie organique. Ne plus être qu’un amoncellement d’atomes, être la matière. Alors l’étoilement qu’on avait cru chaotique se perd dans la masse des différentes grisailles de la photographie. Il y a le droit au silence et le devoir de parole. On voit la masse absolue de la mort c’est comme ça que dit Eluard dans ses dents disjointes et déchaussées, sur sa peau trop faible. Quelque chose comme ça, très fort, mais sans éclat. Son visage (elle doit avoir 30 ans), les yeux clairs et les pommettes saillantes, l’ossature apparaissant à l’articulation de la mâchoire, et le cartilage du nez presque palpable sous une peau très fine. Au-delà de la présence de son visage, il n’y a rien. Le peu du corps qu’on voit excède les bornes et rien ne le mesure. Aussi il aurait fallu plus de place entre les caillots étranglés auquel on compare les yeux. Elle est un corps qui s’entasse sur des corps comme sa photo s’additionne à l’accumulation des portraits conservés sur les murs lépreux blanchis avec une peinture qui ressemble à la chaux
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[1].↑ Reprise du terme proposé pour une de ses œuvres par Jacques André, artiste réalisateur performeur, dont le travail croise entre autres les questions du corps et de la science. https://jakesandrecom.wordpress.com/
[2].↑ Le lien entre ce qui vient d’être dit du tatouage en général et ce qui suit ne peut être pensé en terme analogiques ou d’identité. Si des liens souterrains existent, leur étude résiste à une approche synthétique, réductrice, qui serait obscénité intellectuelle. Il faudrait, ce qui ne peut se faire ici, passer par une histoire dans l’exercice de la raison calculante. Les numéros tatoués sur les avant-bras à la descente des trains, pour ceux seuls qui entraient dans les camps, disent bien la violence du calcul et la dictature des chiffres.