Confronté à une palette de réactions perçues négativement: dégoût, rejet, surprise, etc., un.e grand.e brûlé.e va souvent prendre certaines mesures anticipatives à titre préventif pour lui-même, mais également pour autrui. S’attendant à de telles réactions, il cherche en quelque sorte un accord tacite, décrit par Goffman : en dissimulant les séquelles et en limitant leur saillance, un.e grand.e brûlé.e fait tout son possible pour diminuer l’inconfort interactionnel qu’il suscite. Mais, en échange, il attend que son interlocuteur fasse comme si de rien n’était (Goffman, 1996 [1975], 145). Ce type d’accommodation est cependant fragile. Parfois, un.e grand.e brûlé.e souhaite maintenir des signes familiers d’interaction, comme par exemple une simple poignée de main alors qu’il n’a plus qu’un moignon à la place de la main. Mais, pensant mettre à l’aise son interlocuteur par une forme d’hypercorrection artificielle (sans par exemple présenter son autre main valide), il risque alors de susciter de la surprise, même si, de son point de vue, cette manière de faire devrait entrer dans la normalité des interactions. Il arrive ainsi que même une hypercorrection soit mal perçue parce qu’elle se situe à la frontière entre une exposition considérée comme normale et une exposition perçue comme provocatrice.
Au strict du terme, pour un.e grand.e brûlé.e, la provocation s’inscrit dans la lutte constante qu’il mène pour montrer qu’il revendique simplement d’être un partenaire d’interaction reconnu comme normal. Son apparence ne devrait, pour certain.e grand.e brûlé.e en aucun cas le condamner à la discrétion, à l’effacement et encore moins à toute forme d’exclusion. Ce renversement est à lire et à interpréter comme un retournement du stigmate: positiver une situation perçue comme douloureuse, mais aussi s’en affranchir afin de se revendiquer comme une personne au même titre que les autres, en aucun cas diminuée, ni fragile.
Nous retiendrons ici quelques formes de retournement du stigmate. La première revient à normaliser c’est-à-dire à parler ouvertement de la brûlure alors que le ou les interlocuteurs tentent d’en faire abstraction. Un.e grand.e brûlé.e profite ainsi d’occasion de provoquer, soit en réagissant à des termes en rapport avec le feu (et les expressions ne manquent pas du type : il n’y a pas le feu au lac, etc.) soit en se qualifiant de « mi-cuit », ou en disant qu’il « supporte bien la chaleur jusqu’à 1000 degré » (Samuel, 40 (20), accident professionnel). Il lui arrive également de surligner l’atteinte carnée qui brouille la frontière entre intérieur et extérieur, entre ce qui est caché, la chair, et ce qui est visible, la peau: « Même moi, quand je le [bras] montre, je dis : « Même en boucherie ils ne le veulent pas. » J’essaie de le prendre à la rigolade » (Marlène, 28 (22), attentat). Par ce surlignage, cette femme renvoie aux autres comment elle perçoit leurs comportements. Cette attitude est une forme de mise en abyme, dont l’objectif n’est pas seulement rétrospectif : décrire ce qui vient de se dérouler, mais également prospectif, pour qu’à l’avenir ces personnes ne soient plus autant impressionnées. Ce procédé a pour but d’agir et de ne pas se laisser submerger par le malaise des autres, leurs fantasmes et leurs représentations.
La deuxième forme consiste à faire compatir à exhiber les séquelles pour voir les réactions des autres, avec la complicité d’autres protagonistes : amis, etc. À nouveau, cette exhibition se situe dans la zone liminale entre exposition normale et exposition provocatrice. Est recherché avant tout la prise de conscience de l’entourage de l’insistance de ses regards, de ses remarques (s’il ne l’avait pas encore remarqué). Dans le cas où la responsabilité d’un tiers est reconnue, l’exhibition volontaire des cicatrices (par exemple, une femme brûlée, par un généreux décolleté ou par une minijupe qui mettent en évidence les séquelles). Prenant un sens bien particulier, ce genre d’« affichage » revient à insister sur ce qui est arrivé, dont les conséquences sont tangibles : « Regardez on m’a fait mal, plaignez-moi » (Sophie, 43 (40), accident domestique). Il s’agit une fois de plus d’une recherche de reconnaissance sur ce qui est arrivé et qui aurait pu ne pas arriver.
La troisième forme sert à mettre à l’épreuve les autres, à les tester à opérer un tri sélectif selon les termes d’une personne interviewée. Ce test aurait même dans certains cas une valeur initiatique : permettant de juger quelqu’un selon son attitude face à une peau abîmée, il autoriserait un.e grand.e brûlé.e à opérer un tri dans son réseau relationnel, tri grâce auquel il serait en mesure d’effectuer en quelque sorte un renversement de situation.
Quant à la quatrième forme, l’héroïsation, s’inscrit dans la dimension narrative. Nous avons mis en évidence l’importance cruciale du récit pour faciliter l’identification des séquelles. En raison de la dimension bien souvent dramatique de l’accident et de la visibilité des conséquences, un.e grand.e brûlé.e doit trouver une forme acceptable pour rendre compte de l’accident. Ce récit que nous avons qualifié de récit clef en main reste souvent très factuel. Dans la construction du discours, l’étiologie de l’accident, davantage que les conséquences esthétiques, revêt un sens primordial. Il va sans dire que survivre à un accident d’avion suscite plus d’intérêt et permet plus d’emphase que d’avoir résisté aux conséquences d’un banal accident ménager : « Si j’avais eu un accident de moto, c’est moins drôle. Mais un accident d’avion et que je sois là, c’est déjà assez rigolo, enfin, c’est déjà assez miraculeux pour qu’on puisse le dire. » (Luis, 63 (58), accident de loisir (véhicule à moteur). De même, un accident survenu dans un cadre professionnel particulier (pompier, militaire) ou privé, mais qui a permis de sauver des vies, bénéficiera aisément d’une charge héroïque. Le sens attribué aux récits et leur finalité varient cependant toujours en fonction des interlocuteurs. Souvent reconfiguré, notamment après une phase de coma artificiel et s’appuyant avant tout sur les propos de témoins ou de rapports (police, etc.) ce type de récits est forcément « revisité », réapproprié et interprété avec des touches et retouches bien personnelles dans le but évident de provoquer une réaction chez les interlocuteurs.
« J’ai raconté plein de trucs, dans les boutiques une fois encore j’ai dit : « Je suis tombée dans la jungle. » (…) De l’avion dans la jungle et que j’étais une rescapée. Des trucs comme ça. Les gens ils ne peuvent pas savoir. Quand je n’avais pas envie de raconter mon histoire, la vérité, j’ai raconté des bobards »
(Lisa, 62 (19), accident de loisir, véhicule à moteur)
Cette héroïsation avoisine et rejoint d’autres formes comme, la cinquième forme, la singularité, qui vise à capitaliser sur le signe distinctif. Au lieu d’être un signe discriminant celui-ci peut faciliter la reconnaissance du grand.e brûlé.e. et même augmenter sa notoriété. Cette singularité cutanée a même été exploitée par de grandes marques de vêtements qui ont fait défiler Winnie Harlow, mannequin concerné par le vitiligo. Dans ce cas, l’atteinte de la peau se confond avec des vêtements colorés. On assiste ainsi à une sixième forme, l’esthétisation des marques, ce qui se retrouve dans le recouvrement par des tatouages de séquelles de brûlures ou d’endroits dépigmentés prises de greffe.
La septième et dernière forme, correspond à l’exemplarité. Déjà évoquée, celle-ci quand elle est agie et apporte les effets escomptés permet au grand brûlé non seulement par la mise en évidence de la « pyrosocialité » d’œuvrer à défendre la cause des grands brûlés, mais plus largement, grâce à la « dermosocialité » d’étendre cet engagement aux autres atteintes visibles de la peau, voire avec des personnes ayant vécu des bifurcations dues à des événements disruptifs : divorce, deuil, etc.
Comme nous l’avons vu, toutes ces diverses tentatives de sur-expeausition des séquelles de brûlure sont risquées. Ne souhaitant, la plupart du temps, que pouvoir enfin « passer à autre chose » (Marlène, 28 (22), attentat), un.e grand.e brûlé.e ne veut en réalité plus être constamment ramené et réduit à ses séquelles, ni à la factualité de l’accident. Derrière ces diverses formes de retournement du stigmate se trame donc bien souvent une lutte contre des stéréotypes et des idées reçues ; mais également une lutte pour : se faire reconnaître comme un véritable partenaire de l’interaction, un partenaire qui ose se confronter aux autres. L’atteinte cutanée fait ainsi office de « chevron » qui « surclasse » (Javeau, 2015, 39) personnellement un.e grand.e. brûlé.e par rapport à ce qui lui est habituellement assigné.
Force est de constater cependant que cette expeausition-revendicative ramène encore et toujours bien souvent aux spécificités si particulières des séquelles d’une brûlure et à leurs conséquences visibles. Un grand brûlé poste par exemple sur Facebook® une photo de lui-même à la plage, couché sur un transat, dans le but non seulement de montrer qu’il est à l’aise avec ses brûlures mais surtout d’inciter d’autres personnes à en faire de même. Les commentaires ne se font pas attendre. Ils insistent sur la saillance des séquelles. (Je ne pensais pas que tu étais aussi gravement brûlé). Dans toute exposition médiatique, un.e grand.e brûlé.e ne manquera ainsi pas de recevoir en retour des remarques à caractère moral ou des questions qui laissent supposer une part de responsabilité personnelle dans l’accident, qui suggèrent qu’il n’a peut-être pas pris les bonnes dispositions ou, ce qui revient fréquemment, qu’il n’a pas eu recours à des coupeurs de feu ou des personnes ayant le secret, croyances populaires encore très ancrées dans le domaine de la brûlure grave.
On le voit, comme un funambule, un.e grand.e brûlé.e doit sans cesse chercher un équilibre subtil entre exposition normale et exposition revendicatrice, entre sur-visibilité et moindre visibilité. C’est ainsi que, au gré d’expériences interactionnelles routinières mais également d’expériences virtuelles dont il ne faut pas sous-estimer l’importance, cet équilibre en perpétuel ré-équilibrage, s’éprouve, s’exerce et, heureusement, se trouve.