D’abord, la nudité des corps projetés n’est en réalité que partielle, puisque les corps sont « habillés » de tatouages, dessinés et littéraires[3]. De même, la surface de projection n’est pas non plus nue car taguée et graphée de tout son long en partie basse. Aussi, une écriture s’appose sur une autre. De plus, les tatouages des corps sont autant de témoins des éraflures corporelles subies, puisque le corps est piqué pour être tatoué, c’est-à-dire que les entailles sont nécessaires pour que l’encre du tatouage soit injectée dans la peau. De la même manière, les murs sont littéralement et étymologiquement éraflés puisque graffés. Pour rappel, « graffiti » est terme italien, dérivé du latin « grafium », qui signifie « éraflure ». Par ailleurs, les corps projetés sont bleus, c’est-à-dire, dans le champ lexical du tatouage, qu’ils présentent un nombre important et une diversité de tatouages, tant dans la forme, que dans le fond ou le procédé employé. Ils sont quasiment ce qu’on appelle des bodysuit[4], c’est-à-dire tatoués intégralement.D‘une manière comparable, sur ce mur public, devenu spot des graffeurs, tagueurs et writers[5] (les praticiens de l’art du graffiti), sont visibles à la fois des flop[6] (graffs simples sans remplissage), des bombing[7] (graff à l’aérosol), et des lettrages[8] (grandes lettres stylisées, colorées formant ou non des mots), accompagnés ou non d’un personnage et d’un dessin. D’autre part, si on retrouve des cover up[9] sur les corps projetés (recouvrements d’un tatouage), sur le mur, des tags sont toyés (recouvert par un autre tag). De part et d’autre, ces recouvrements sont souvent le signe d’une volonté de cacher ce qui a été réalisé antérieurement soit parce qu’ils ont été exécutés par un scratcheur[10] (mauvais tatoueur qui a travaillé « à l’arrache ») ou un toy[11] (mauvais graffeur ou un débutant), soit par provocation, déni ou négation du passé. En outre, il semblerait que des flashs[12] (tatouages dont les motifs sont prêts avant la demande) et one shoot[13] (tatouages tracés en une seule fois et sans reprise du trait) aient été réalisés sur les corps projetés, bien qu’ils soient minoritaires. Au contraire, sur le mur, des vandals[14] (graffitis peints rapidement dans un endroit non autorisé) ou encore des punitions[15] (tagués de manière répétitive dans un même endroit) prennent le dessus sur des réalisations plus fines. Or, les lieux urbains choisis pour les mappings STILLS IV et V sont précisément des endroits où l’expression par les tags est interdite.
Qu’il s’agisse de tatouages ou de graffitis, ils sont à penser comme une expérience artistique et humaine, une volonté de laisser une trace et/ou un signe de reconnaissance d’un individu, d’un groupe, d’une idée ou d’une valeur. Ils se fondent, se confondent et ensemble fondent une histoire dans leur rapport avec la marginalité ou l’intégration sociale.
Concernant maintenant le caractère « littéraire » de ces lettrages, sur les corps projetés, ils sont à peine lisibles. D’une calligraphie poussée, il est difficile d’en décrypter le sens, comme si ces lettrages corporels n’appartenaient qu’aux propriétaires des corps et donc tatouages. Néanmoins, les lettrages sur la paroi de projections sont eux bien lisibles et compréhensibles. De véritables tags, c’est-à-dire des « étiquettes », des pseudonymes calligraphiés, côtoient des mots anglais comme « past » (passé), « enemy » (ennemi), « won » (avoir gagné), « char » (carboniser), « Fuck all », etc., comme autant de provocations, revendications ou plaintes émises par le peuple writers à l’État, aux passants, à Autrui. Ainsi, cette médiation écrite est reprise pour devenir « média ». La littérature est à la fois dans la peau et dans les murs. Elle est ici à saisir selon son sens étymologique de « lettre » apparente d’une part, mais aussi dans sa caractéristique réceptive puisque proposant une double lecture, en tant qu’action de lire et celle d’interpréter.
En effet, ne pas choisir d’effacer ces lettrages avant le mapping, c’est d’abord pour Kris Verdonck être en accord avec ces interpellations et réclamations. De plus, décider de mettre en scène des corps nus et tatoués sur ces lettrages, c’est accepter qu’ils se lisent désormais communément. Au regard, les graffitis s’imprègnent dans la peau des corps des protagonistes projetés et en deviennent de nouveaux tatouages littéraires. Ainsi, les tatouages projetés sur les murs se confondent avec les graffitis et, ensemble, deviennent les livres ouverts de la ville exposant dessins et écritures des corps et du peuple, de son identité et de celle de chacun le constituant. Le paysage urbain s’unit avec le paysage cutané. Les murs deviennent peau et réciproquement. L’écriture et le langage deviennent doublement corporels. Comme l’examine le chercheur brésilien Eni Puccinelli Orlandi, les manifestations langagières, comme les graffitis, les tags, les tatouages, les piercings, etc., deviennent des récits urbains. Elles « trouvent leurs sens, ainsi que les paroles désorganisées, dans des conditions de production du langage propres à notre société actuelle : les nouvelles technologies du langage, la publicité, les médias, l’excès du langage lourdement omniprésents dans l’espace public » (Orlandi, 2001, 107). Une « indistinction entre le corps du sujet et le corps de la ville » s’opère et la ville devient un « espace politico‑symbolique » (Orlandi, 2001, 119).
Les lettrages, tatoués ou graphés, soulignent ainsi la fragilité de l’être humain dans son rapport au monde et sa relation d’avec soi et témoignent de la précarité de leur situation. L’exposition de ces corps gigantesques nus et doublement tatoués devient dès lors un acte politique duquel transpire une dimension subversive radicale tant la petitesse et la fragilité humaine est grande. Il s’agit, par la littérature, cutanée ou architecturale, de sortir du système de survival of the fittest, c’est-à-dire du concept même de compétition pour garantir sa survie ou assurer son pouvoir et sa dominance sur l’autre.
En outre, l’intériorité de l’être s’exprime par la concentration permanente de son extériorité comme c’est ici le cas. David Le Breton, sociologue et anthropologue français, dans son article « La peau entre signature et biffure : du tatouage et du piercing aux scarifications » écrit : « Exister, c’est aujourd’hui être reconnu, ou plutôt recevoir l’onction du regard des autres. Le salut est d’être remarqué, c’est‑à‑dire marqué et démarqué. La peau devient l’écran proposé à l’appréciation des autres » (Le Breton, 2011, 85). Le défi est aussi de parvenir à se placer hors de soi pour enfin exister par soi et devenir soi. Le corps est de trop et ne représente dès lors qu’une simple enveloppe charnelle qu’il faudrait écorcher, dépouiller pour que celui-ci soit libéré. La peau en tant que prison d’identité, et ne pouvant être enlevée, doit être modifiée pour que dépassement et franchissement de cette paroi de chair s’opèrent. Il en est de même pour les murs.
La recherche de transcendance comme échappatoire, c’est-à-dire de dépassement ou de franchissement, au-delà du perceptible et des possibilités de l’intelligible, se manifeste par le corps et sa transformation en une autre forme choisie le dépassant. La métamorphose du corps s’apparente alors à le marquer, le signer, le biffer par le tatouage ou le piercing par exemple et pour que délivrance se fasse. Le tatouage apparait pour beaucoup comme un moyen de se réapproprier son corps en se libérant de celui reçu à la naissance et en rompant avec l’image qu’il véhiculait jusqu’alors. Il s’agit de se singulariser, d’afficher son identité propre et investie ou de marquer son appartenance. L’encre utilisée pour le tatouage et la peinture d’aérosol pour les graffitis, deviennent ainsi un moyen d’ancrage d’une inaliénabilité pour l’une et d’impermanence pour la seconde, mais toujours d’une mémoire ou d’un remaniement du corps. Soit nous sommes dans son appartenance à soi et le tatouage ou le tag est comparable à une signature ou une marque, soit nous sommes dans son arrachage à soi et donc dans son attaque et le tatouage ou le tag devient biffure. Dans les deux cas, il résulte d’un changement de peau pour mieux s’y sentir. Ainsi, David Le Breton écrit aussi dans son ouvrage L’Adieu au corps : « [L’homme] récuse dès lors que [le corps] soit sa racine identitaire, son « destin », il entend le prendre en main comme un accessoire pour lui donner une marque qui n’appartienne qu’à lui » (Le Breton, 1999, 82), par exemple par l’ajout d’« un bijou cutané » (Le Breton, 2016, 132), c’est-à-dire d’un tatouage. De même, Bernard Andrieu précise :
Être un corps naturel est désormais insuffisant pour être humain. L’identité singulière du corps reçu par la nature fournit dans sa matière des possibilités de normativité nouvelle. Devenir soi-même exige plus qu’une simple transformation du corps naturel. La manière d’être ne traduit qu’un contrôle de l’apparence corporelle, tandis que la matière d’être résoudrait l’opposition entre objet-sujet en matérialisant la forme choisie par le sujet pour se définir. Le corps humain n’est pas seulement biologique car il produit dans la culture des normes adaptées au vécu de son vivant. (Andrieu, 2004, 342)
Le tatouage et le tag témoignent ainsi, de la volonté pour le tatouage-encre, et de l’obligation pour le tatouage-tag, de celui qui les porte, de rompre avec son corps d’origine, pour en bricoler un autre qui sera sien et dont il sera le créateur. Il s’agit aussi de briser le lien qui unit le corps à ses premiers créateurs, c’est-à-dire de couper le cordon d’avec les parents qu’ils l’ont conçu et mis au monde mais aussi, par les tags, de rompre avec le modèle imposé par la société. Le corps, doublement tatoué, éradique une filiation, s’arrache ainsi du lien d’appartenance ou de propriété des géniteurs et de la société et affiche son identité propre, individualisée des figures parentales et sociétales, indépendante et autonome. Le corps doublement tatoué devient corps travaillé, corps sculpté, corps construit de ses propres expériences personnelles et témoin d’événements extérieurs. Le corps témoigne dès lors d’une proclamation personnelle et collective qui se revendique sur et par la peau et se manifeste, dans le cas des doubles tatouages par exemple, dans l’image, l’esquisse ou l’écriture. La parole se fait forme et le langage corporel. Le double tatouage n’est ici ni caché ni dévoilé mais exhibé. Il se montre et démontre, et le corps qui le porte affirme son caractère politique.
La littérature dans la peau apparait donc comme une ruse, puisque relative à des caractéristiques politiques, d’intimité et d’extimité[16], s’exprimant corporellement par la peau de l’être et revendiquant son identité à la fois personnelle et partagée donc individuelle et commune. Les lettrages qui s’apposent au corps, frappent la rétine, nous replacent face au réel et permettent le questionnement sur notre propre corps et son statut dans la société. Emma Viguier, Maître de conférences en Arts plastiques et Théories de l’art, rappelle que :
Se tatouer c’est s’opposer à la souffrance, c’est contrer l’offense faite à l’individu, les différentes menaces qui le guettent, les situations qui l’asservissent ; c’est reprendre l’initiative, le contrôle ; c’est devenir acteur et non plus victime en imprimant Sa loi sur Son propre corps ; c’est se « ré-ancrer » pour sauver sa peau. Refaire présence et refaire surface : le tatouage est un moyen de reprendre possession de soi-même, de sa liberté, de son existence par la création d’une peau-arme-armure. (Viguier, 2010, 6)
Le double tatouage participe ainsi au déshabillage et dépouillement des strates constitutives de notre système et les met à nu pour pourvoir s’en saisir librement et totalement. La question du regard est donc centrale dans cette œuvre. Un bouleversement s’opère par sa réception et déstabilise par les réflexions et la remise en cause de soi et de l’Autre qu’elle provoque. Les enjeux ici soulevés de la réception de l’œuvre expliquent certainement pourquoi l’installation de STILLS IV et V n’a malheureusement duré que quelques jours et a dû être retirée suite à des plaintes déposées[17]. Si la censure exercée nous semble regrettable, elle est en tout cas révélatrice de l’impact et des résonances que cette œuvre peut susciter, des questionnements qu’elle éclaire et de la dimension politique qu’elle véhicule.
Alors que la nudité et le tatouage sur les écrans, dans les publicités et les médias, etc. sont acceptées voire légitimés et répondent aujourd’hui à un effet de mode, l’exposition de ceux-ci dans l’Art pose encore problème. Or, il nous semble que si sa réception est encore si complexe, c’est parce que justement, sa mise en scène et le dispositif dans laquelle les corps s’intègrent, n’est en rien comparable à ceux exploités sur les écrans et dans les rues habituellement. Par les lettrages, il ne s’agit plus de faire du corps nu et tatoué un objet de vente et de vision, mais un objet de réflexion et de regard. Il ne nous renvoie pas à un produit de vente ou de désir mais à nous-même. Il n’est pas considéré comme allant de soi mais pose questions. Ainsi pensé, mis en scène, reçu et littéralement lu, ce corps permet de renouer avec l’origine première de la publicité, c’est-à-dire, de l’« état de ce qui est public » et questionne profondément cet état et ses modalités de représentations et réception. La littérature dans la peau devient outil d’expression, de dénonciation, d’engagement et de résistance, sans que le corps ne soit pour autant support d’une production discursive[18].
Pour conclure, ces corps nous renvoient aux nôtres en tant qu’objet de soumission et de conditionnement et participent au dénudage de notre propre condition humaine, par la littérature qu’ils exhibent et la lecture que nous en faisons. Ainsi, ces urban projections et street art bouleversent les codes, renversent les icônes du pouvoir et apparaissent comme des revendications d’une incivilité salutaire.
Par ailleurs, dans les œuvres STILLS, Kris Verdonck propose une variation trans-dimensionnelle du néo-muralisme,« mouvement international de peintures monumentales transformant les façades d’immeubles en œuvres d’art » (Thomas, 2018, 5), défini par le beat-maker, monteur, réalisateur et ancien tagueur Jérôme Thomas. Les corps projetés remplacent les peintures monumentales et les animent. Aussi, si dans son livre-film Sky’s the limit, les peintres de l’extrême, Jérôme Thomas précise que le néo-muralisme est aujourd’hui dépolitisé voire aseptisé en France, le déploiement de ce mouvement chez Kris Verdonck renoue avec ces enjeux politiques et hacke l’espace public. Ces urban projections favorisent alors la requalification de quartiers, voire de villes, en espaces publics d’expressions populaires, artistiques et communautaires, et redonnent toute la puissance politique de la cité et des corps qui y font intrusion.
Humains, vivants et projetés, ces corps entrent par effraction dans l’espace public et le piratent en en cassant les codes. Dès lors, ils deviennent corps‑cracks, puisqu’ils relèvent d’un défi technique, artistique et politique, s’offrent au regard du plus grand nombre de spectateurs et les bousculent, détectent puis révèlent les failles d’un système pré-établi. Ainsi, ces corps‑cracks nous confrontent au réel, invitent au fantasme de corps ordinaires et à la projection de ce qu’ils pourraient être et faire, dès lors que le système est contourné.