Un cyborg à fleur de peau. Le major Motoko Kusanagi dans Ghost in the shell

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  • Description

    Stéphanie MESSAL

    Architecte DPLG. Docteure en Anthropologie. Post‑doctorante en interaction homme‑machine à l’ICAM site de Toulouse.

    Référence électronique
    Messal S., (2021), « Un cyborg à fleur de peau. Le major Motoko Kusanagi dans Ghost in the shell », La Peaulogie 6, mis en ligne le 18 juin 2021, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/skin-on-the-shell

    Résumé

    L’étude du personnage Motoko Kusanagi (héroïne cyborg du long métrage d’animation Ghost in the shell de 1995), aux prises avec un « super tank », nous permettra de développer une réflexion anthropologique et (cyber)psychologique sur l’utilité et la signification de sa peau de synthèse. De quelles matières se compose cette peau synthétique ? Quelles sont ses spécificités techniques ? Quelles similitudes et différences peut‑on repérer entre cette peau artificielle et la peau organique ? Ces interrogations nous mèneront sur les traces de la sensibilité et de la douleur dont semble dépourvu le major Motoko Kusanagi. Les nombreuses aptitudes (combat au corps à corps, et hacking) dont est doté ce cyborg le rendent exceptionnel. Pourtant, il atteint ses limites dans un ultime combat. Que nous révèle ce corps démembré sous la peau déchirée ?

    Mots-clés

    Moi‑peau, cyborg, coquille, peau synthétique, limite, déchirure, sensibilité

    Abstract

    By studying Mototo Kusanagi (a cyborg character from the animated movie Ghost in the Shell, 1995), fighting against a super‑powered tank, I will develop an anthropological and (cyber)psychological reflection on the meaning and use of Kusanagi’s artificial skin. What are the artificial skin components made of? What are its special features? Which similarities and differences may we find between Kusanagi’s artificial skin, and organic skin? Through these questions, we will also ask about whether this artificial skin is sensible to external stimuli and sensation, especially pain. Can she feel these things or not? This cyborg has so many exceptional capacities and skills so as to seem invulnerable. But the last fight exposes her limits. What may we say about the dismembered body beneath the torn skin?

    Keywords

    Ego‑skin, cyborg, shell, synthetic skin, limit, tear, sensibility

    Introduction

    Le personnage fictif du major Motoko Kusanagi, héroïne du long métrage animé Ghost in the shell réalisé par Mamoru Oshii, sorti en 1995 au Japon et en 1997 en France, retiendra notre attention. Le combat que ce cyborg mènera contre un super tank « arachnomorphe » se conclura par le démembrement de son corps dans une mise en scène spectaculaire. Nous reviendrons en détail sur cette scène tout au long du présent article. Pour l’heure, proposons un bref résumé de ce dessin animé : le major Kusanagi et ses coéquipiers de la « Section 9 » ont été chargés d’arrêter un cyberpirate répondant au nom de Puppet Master. Cette course poursuite entre monde réel et monde virtuel (le Net ou cyberespace) n’est pas la seule intrigue. En filigrane s’égrènent les doutes existentiels du major Kusanagi. Les rapports entre son ghost et son shell semblent instables, l’empêchant d’asseoir sa personnalité propre. Le shell est le corps cyborg qui contient le ghost, sorte d’esprit dont le major n’arrive pas à déterminer s’il est humain ou bien simple programme simulant la pensée humaine. Il nous intéressera donc d’établir le rôle que tient la peau synthétique enveloppant son corps cybernétique. Quels en sont les composants ? Est‑elle sensible ? Est‑elle dotée de capacités surhumaines ? Contribue‑t‑elle à asseoir le développement de la personnalité du major ou bien est‑ce le contraire ? A‑t‑elle une fonction contenante ? Ghost in the shell a inspiré bien des scientifiques et nombreux sont les articles sur ce film d’animation. Nous espérons pouvoir apporter un nouvel éclairage par l’exploration de la peau fictionnelle de Motoko Kusanagi.

    Les origines

    Dans le long métrage de 1995, Motoko Kusanagi s’interroge régulièrement sur sa part humaine. Elle se demande au fond si son ghost, sa conscience et sa mémoire ne sont pas elles aussi de nature synthétique comme l’est son corps. À aucun moment dans ce film ne nous sont données de quelconques indications sur son passé. D’autres sources nous en apprennent plus, comme la série animée télévisée Stand alone complex, saison 2 (2004), épisode 11. Une vieille femme raconte à Motoko Kusanagi comment deux enfants ont survécu à un crash aérien. Le cerveau de la petite fille a été sauvé parce qu’il a été inséré dans un corps de cyborg. La ressemblance physique de cette petite fille avec Motoko amène le spectateur à faire de leurs biographies respectives une seule et même histoire. Pourtant, rien ne nous confirme qu’il s’agit bien de son histoire d’enfance. Dans Border 1 ‑ Ghost pain, premier OAV (original animation video) sur quatre de l’autre série télévisée Arise (2013), le major Kusanagi révèle à Batou (un coéquipier) qu’elle a toujours été un cyborg. Toutefois, l’intrigue de ces quatre OAV reposant sur la traque du virus Fire‑starter, le doute est de mise sur la véracité de ces propos, puisque ce virus crée de faux souvenirs lorsqu’il infecte son hôte. Nombreuses sont les adaptations du manga de Masamune Shirow (films d’animation, séries d’animation, OAV, film en prise de vue réelle, jeux vidéo). Aussi, pour minimiser les confusions et les digressions, nous nous référerons principalement au long métrage de 1995 qui nous intéresse ici. Nous y trouvons d’ailleurs au générique quelques indices assez maigres sur ce qui semble être la genèse du major. Au moment de l’assemblage de son corps cybernétique, nous pouvons voir son cerveau. Il apparaît en vert, telle une image holographique. S’agit‑il d’une IRM (imagerie par résonnance magnétique) en 3D (trois dimensions) et en temps réel du cerveau organique du major ? Ou bien s’agit‑il d’une simple représentation de ce qui s’apparente à un cerveau : une façon de représenter son ghost à l’image d’un cerveau humain ? Les pistes offertes au spectateur n’en finissent plus de semer le doute, nous baladant dans les chemins sinueux du virtuel au réel et du réel au virtuel où quelque chose se trouve en même temps que quelque chose se perd : insaisissable.

    Si le corps du major a une apparence de jeunesse éternelle (en plus d’être doté d’une force exceptionnelle), son esprit est bien plus âgé. C’est ainsi que Hiroyuki Okiura a pensé et dessiné le personnage : « Motoko Kusanagi is a cyborg. Therefore her body is strong and youthful. However her human mentality is considerably older than she looks. I tried to depict this maturity in her character instead of the original girl created by Masamune Shirow » (2020). Ainsi, elle serait dotée d’une mentalité humaine. Est‑ce que cela signifie que le major est en partie humaine ? Que son cerveau serait donc organique ? Qu’elle aurait originellement été humaine ? Ou bien que son ghost serait le fruit d’un programme simulant la pensée, la mentalité humaine ? Pour le moment, revenons au sujet principal : la peau de synthèse du major.

    La sensibilité

    « Les références de la sensibilité esthétique, chez l’homme, prennent leurs sources dans la sensibilité viscérale et musculaire profonde, dans la sensibilité dermique, dans les sens olfacto‑gustatifs, auditif et visuel, enfin dans l’image intellectuelle, reflet symbolique de l’ensemble des tissus de sensibilité » (Leroi‑Gourhan, 1965). Il s’agira de comparer la sensibilité comme propriété d’un corps vivant et la sensibilité comme propriété « d’un instrument, d’un appareil, d’un matériau ». Cette comparaison nous permettra d’appréhender le rapport au corps et particulièrement à la peau selon que cette dernière est organique ou synthétique. Pour le moment, donnons quelques définitions fondamentales.

    Sensibilité, subst. fém.

    I. [Propriété ou faculté d’un être vivant, d’un organe]

    A. −Dans le domainephysique

    1. Propriété de la matière vivante de réagir de façon spécifique à l’action de certains agents internes ou externes.

    2.

    a)Propriété des êtres vivants supérieurs d’éprouver des sensations, d’être informés, par l’intermédiaire d’un système nerveux et de récepteurs différenciés et spécialisés, des modifications du milieu extérieur ou de leur milieu intérieur et d’y réagir de façon spécifique et opportune.[1]

    Nous ne parlerons pas de la sensibilité dans le domaine affectif. Ce qui nous intéresse est bien du domaine physique, puisqu’il s’agira de déceler la relation que le cyborg Motoko Kusanagi entretient avec la membrane artificielle enveloppant les mécanismes de son corps robotique, faisant office de peau.

    II. −[Propriété d’un instrument, d’un appareil, d’un matériau]

    A. −Aptitude à détecter de faibles grandeurs ou variations.

    1. PHYS.Aptitude à mesurer ou à enregistrer un phénomène ou une grandeur, les variations les plus faibles d’un phénomène ou d’une grandeur.

    C. −PHYS.Résistance d’un matériau.

    Sensibilité à l’entaille, à l’effet d’entaille. Diminution de la résistance à la rupture provoquée par une surface hétérogène (entaille, craquelure, etc.). (Dict. xxes.).

    Sensibilité à la rupture. Résistance variable aux facteurs pouvant provoquer une rupture (Dict. xxes.)[2].

    C’est le volet du matériau qui retiendra notre attention, car la peau artificielle du major Kusanagi est une membrane de synthèse. Nous ne connaissons pas la composition exacte et détaillée de cette enveloppe[3], mais il est certain qu’elle est de nature synthétique.

    L'élasticité

    C’est par l’étude de la résistance des matériaux (RDM), propre à la mécanique appliquée, que nous proposons une approche comparative entre la peau organique et la peau synthétique afin d’en découvrir un peu plus sur cette peau toute particulière qui enveloppe le corps cyborg du major. La RDM étudie les propriétés mécaniques des matériaux et les conditions dans lesquelles ils résistent et se déforment lors de leur emploi. Sans utiliser les formules mathématiques propres à ce domaine, nous nous arrêterons sur un des éléments de sollicitation élémentaire : la traction. Nous considérerons la peau du major Kusanagi comme un « tissu ». En effet, la peau de synthèse telle qu’on la fabrique de nos jours est composée de silicone et d’autres polymères. L’ensemble forme une « matière flexible de peu d’épaisseur »[4]. Nous nous référerons donc aux essais de traction uni‑axiale réalisés sur une pièce de tissu à l’aide d’une machine conventionnelle prévue à cet effet. Le procédé est le suivant : l’échantillon de tissu est étiré afin de déterminer sa limite élastique et son moment critique au point de rupture. À chaque nouvelle contrainte exercée sur le tissu, des relevés sont exécutés. Ainsi, il est possible de déterminer la limite d’élasticité : en deçà de cette limite, le tissu reprend son état d’origine une fois que la traction exercée cesse (déformation élastique) ; et au‑delà de cette limite, le tissu reste détendu et ne peut revenir à son état d’origine lorsque l’essai de traction se termine (déformation plastique). Enfin, par ce type d’essai, le moment de rupture (quand le tissu se déchire) pourra être établi.

    La peau organique possède des propriétés spécifiques dont celle d’hyperélasticité lorsqu’elle est contrainte à un essai de traction. « Le comportement de la peau humaine en traction peut être assimilé à celui d’un tissu conjonctif hyperélastique non linéaire. » (Jacquemoud, 2007) « D’un point de vue mécanique, elle est une structure multicouche complexe ayant des propriétés viscoélastiques, non‑linéaire, quasi incompressible, anisotrope et elle est in vivo soumise à un chargement de précontrainte. » (Remache, 2013)

    À bien regarder l’extrait cinématographique de Ghost in the shell, nous pouvons nous demander si la peau synthétique est composée sur le même principe que celui de la peau organique en trois couches : épiderme, derme et hypoderme. Lorsque l’enveloppe s’arrache et que le corps métallique se démembre, nulle goutte de sang (ne serait‑ce que synthétique) ne se répand. De quels types de fibres se compose cette peau de synthèse ? Nul ne le sait. Si le générique nous informe sur l’élaboration du corps cyborg du major Kusanagi, cela reste malgré tout assez sommaire. Une fois assemblé, le corps robotique passe dans un bain dont le liquide opaque recouvre l’ensemble d’une pellicule blanche. Le corps se retrouve alors entre des anneaux de lumière dont nous ne savons s’ils sont chauffants, ionisants ou bien dotés d’une toute autre fonction qui produirait une action particulière sur ce matériau. Quoi qu’il en soit, cette procédure n’est pas sans rappeler la technique d’émaillage et de cuisson des artisans potiers. Ensuite, le corps ainsi recouvert passe dans un second bain rempli de liquide translucide. Une fois entrée en contact avec lui, la pellicule blanche craquelle et, se détachant, elle se décompose, laissant apparaître un corps d’aspect humain : tétons, visage, cheveux, longs cils et peau toute rose. Lorsque la peau humaine pèle, commence alors sa régénérescence : l’organisme évacue la peau morte qui tombe bout par bout. Ce phénomène fait généralement suite à une brûlure. Ainsi peut‑on penser que le liquide transparent par effet chimique a brûlé la première couche, essayant ainsi de se rapprocher au plus près des mécanismes de la peau organique pour parfaire l’illusion. Mais nous n’apprenons pas grand‑chose de plus, sinon que ce tissu est particulièrement élastique. Le major développe en effet un effort musculaire considérable pour ouvrir la trappe du tank. C’est ce qu’indique la musculature synthétique qui apparaît visiblement comme grossissant à l’extrême au fur et à mesure que l’effort de traction devient énorme.

    La douleur

    Douleur, subst. fém.

    A.− Domaine de la vie physique. Souffrance plus ou moins vive, produite par une blessure, une brûlure, une lésion ou toute autre cause, qui manifeste une rupture du bien‑être, de l’équilibre de la santé, la perte ou la diminution de l’intégrité physique.[5]

    Notre sensibilité nous permet d’éprouver des sensations par l’intermédiaire de récepteurs et notamment du système nerveux. Parmi ces sensations, il y a la douleur. Cette souffrance que ressent le corps nous alerte sur une situation critique. Quelque chose se passe en nous, nous informant de la gravité (plus ou moins importante) des dommages subis physiquement. L’information communiquée à notre cerveau et à notre conscience par la douleur éprouvée nous dicte la marche à suivre : un repli stratégique, un soin médical ou chirurgical, du repos, etc. Généralement, cette information qui nous met dans un état de mal‑être nous pousse à arrêter ce qui provoque cette douleur. Pour le moment, il nous intéresse ici d’observer les différences de réactions entre une peau organique sensible et une peau synthétique insensible.

    Peut‑être avez‑vous déjà tenté de tirer quelque chose de bien trop lourd pour vous. Vous avez alors ressenti le phénomène de traction subi par vos bras, puis vos épaules, votre nuque, vos abdominaux et enfin votre dos au fur et à mesure que vous mettiez toute votre volonté et votre force à tirer cet élément vers vous. Vous avez renoncé dès lors que l’effort devenait trop important et commençait à vous infliger quelques douleurs musculaires et articulaires. Cela devenait « trop dur » ! Cette dureté est celle perçue par le cerveau, envoyée par le corps qui souffre dans l’effort.

    Auriez‑vous continué jusqu’à ce que votre peau se déchire ? La douleur nociceptive provoquée par la lésion tissulaire aurait été tellement aiguë qu’il y a fort à parier que vous auriez perdu connaissance. Quant à l’idée de vous auto‑démembrer, elle ne vous aura même pas effleuré l’esprit, car chacun repensera à la peine de mort par écartèlement, une mort qui survient dans une douleur intense…

    Dans le cas du major Kusanagi, il semblerait bien que la notion de douleur soit inexistante ou bien que son seuil de tolérance soit si élevé qu’il échappe complètement au commun des mortels. En effet, alors que dans l’effort intense elle serre les dents, rien n’indique que cette grimace soit corrélée à une quelconque douleur. De plus, au moment où son corps se démembre, si surprise qu’elle soit (comme semble le suggérer l’expression de son visage), elle ne pousse aucun cri. Soumis à la douleur, nous crions et parfois, la souffrance devenant insoutenable, nous nous évanouissons. Le major ne crie pas et ne s’évanouit pas non plus. Nous pouvons penser que ce refoulement (voire cette absence) de toute douleur résulte d’une volonté du constructeur. Le major Kusanagi est le chef opérationnel de la « Section 9 », créée pour lutter contre le cybercrime. C’est une militaire gradée. Elle opère tout autant sur le terrain réel que le terrain virtuel. Son corps cybernétique de pointe lui confère des atouts particuliers (force décuplée, grande agilité) lors des combats au corps‑à‑corps ainsi qu’une exceptionnelle habileté dans le domaine du hacking. Il est affranchi des vicissitudes de la souffrance physique propre aux humains.

    Motoko Kusanagi est un agent militaire adapté au combat : elle a été conçue comme une arme de guerre redoutable. « Ce désir n’a rien de nouveau puisque la volonté d’augmenter nos capacités contre nos ennemis a toujours fait partie intégrante du monde de la guerre » (Caron, 2018). Le mythe du super‑soldat est ici incarné par le major, femme‑robot, véritable allégorie des servantes d’or créées par le divin Héphaïstos pour l’aider dans sa tâche et le soutenir dans ses déplacements. « Deux servantes s’évertuent à l’étayer. Elles sont en or, mais elles ont l’aspect des vierges vivantes. Dans leur cœur est une raison (noos) ; elles ont aussi voix (audê) et force (sthenos) ; par la grâce des Immortels, elles savent travailler » (Iliade, chant XVIII). Comme le précisent Alexandre Marcinkowski et Jérôme Wilgaux : « En indiquant que les jeunes servantes sont dotées d’un noos, Homère précise ainsi ce qui permet de les assimiler à des êtres vivants et plus encore, bien évidemment, aux humains » (2004). Ces automates ont une particularité : en prenant en charge la peine des hommes, ils leur offrent un monde sans ponos. Il revient à ces automates, à ces robots mythologiques de se charger du travail des hommes et d’assumer toutes sortes de tâches plus ou moins ingrates. « Les créations d’Héphaïstos effectuent leur tâche, nous l’avons dit, à la perfection et surpassent assurément les êtres mortels » (Ibid.). Ainsi le major Kusanagi est ce super‑soldat qui accomplit sa tâche militaire à la perfection, tant sur le terrain réel que sur le terrain virtuel. Son corps robuste et insensible à la douleur l’autorise à se risquer dans des situations dont la plupart des humains ne sortiraient pas indemnes. Mais cette insensibilité montre malgré tout des limites.

    La limite

    La peau est une « interface » qui, en dessinant les contours de notre corps, en pose les limites. Elle vient en frontière entre ce qui se trouve à l’intérieur et ce qui en est extérieur. Didier Anzieu a développé le concept de Moi‑peau en comprenant toute l’importance du lien entre cette peau qui est enveloppe du corps et le Moi qui enveloppe l’appareil psychique. Au Moi‑peau, il assigne trois fonctions : « le sac, l’écran et le tamis » (2006). Par les terminaisons sensibles qui la parcourent, la peau nous informe sur notre environnement : la température ambiante (thermique), les textures des matières (toucher), les agressions extérieures comme les coups de soleil qui brûlent la peau ou l’eau bouillante (douleur), etc. Mais elle nous informe aussi sur notre propre intériorité : la chair de poule lorsque nous avons peur, l’eczéma lorsque nous sommes stressés, les manifestations cutanées diverses telles que les éruptions de boutons lors d’une attaque virale comme la varicelle, etc.

    Si la peau est en soi une limite entendue comme frontière, elle nous impose aussi de limiter les actions de et avec notre corps, sous peine de souffrir ou même de mourir. L’ensemble des terminaisons nerveuses parcourant la peau sert d’indicateur concernant cette limite à ne jamais franchir pour conserver l’intégrité du corps. Rien de tel chez le major Kusanagi : sa peau synthétique n’assure pas cette fonction. Lors de son assaut, la force de traction que le major exerce sur la trappe du tank est si grande que ses muscles grossissent de façon spectaculaire. N’ayant vraisemblablement aucune sensibilité à la douleur, les muscles étant sollicités au‑delà du paroxysme, la peau finit par se déchirer, d’abord au coude puis au genou. La force de traction emportant tout, le moment critique de rupture est atteint et le corps se démembre, révélant alors l’absence d’intégrité de Motoko Kusanagi. Elle ne se perçoit pas comme un individu (un humain) à part entière le ferait. Comme nous l’avons écrit plus haut, le major doute tout au long du film d’avoir une part d’humanité : elle s’interroge sur son ghost, lequel somme toute pourrait être un simple programme l’amenant de façon pernicieuse à s’interroger sur ce qu’il reste d’humain en elle, alors qu’elle pourrait n’être qu’un pur cyborg. L’ensemble de sa mémoire, de ses souvenirs, de ce qui s’apparente à un passé, de ce qu’elle semble ressentir ne serait en fin de compte qu’une simulation. À la recherche de son identité, c’est par le biais de son corps qu’elle cherche des réponses en pratiquant régulièrement la plongée, activité éminemment dangereuse pour un cyborg ainsi que le lui rappelle son coéquipier Batou, car son corps de métal pèse très lourd et pourrait l’entraîner dans les profondeurs ; et une simple infiltration pourrait aussi endommager ses composants cybernétiques. Qu’importe ! C’est dans la plongée, dans un « sentiment océanique » que Motoko tente de se (re)trouver : en immergeant son corps, elle plonge en elle‑même (Rolland, 1927). Retour des plus symboliques dans le ventre maternel, flottant dans le liquide amniotique, lui permettant de retrouver la sensation de ses humaines origines, si tant est qu’elles existent… Il est intéressant de noter avec quelle facilité le major peut « plonger » dans l’espace virtuel qu’est le Net, mais aussi hacker les ghosts des autres cyborgs. Et pourtant, elle ne peut reproduire ce plongeon sur le plan réflexif.

    La rupture

    Dans différents ouvrages traitant de l’intelligence artificielle (IA) et de la robotique, le corps et l’esprit sont régulièrement étudiés de façon dualiste. La célèbre formule « cogito, ergo sum » n’a pas fini de conduire notre perception et nos réflexions sur notre monde intérieur et sur le monde extérieur. Le cerveau reste l’un des plus grands terrains de recherche en IA. C’est ce qui a conduit au développement du réseau de neurones (neural network) et à l’apprentissage profond (deep learning). Depuis René Descartes, la science ne cesse de vouloir comprendre le fonctionnement de la conscience, cette conscience contenue dans un corps de chair. « Et si la pensée était autant une affaire de peau que de cerveau ? », demande Didier Anzieu (2006). C’est le travail de Nicolas Abraham sur l’écorce et le noyau qui lui confirmera ses réflexions autour du Moi‑peau. Elles ont ceci de fort intéressant qu’elles invitent à repenser le corps comme contenant de l’esprit ou l’esprit comme contenu dans le corps, l’un étant noué à l’autre par un lien indéfectible qui crée un tout unifié et particulier. Penser le corps ET l’esprit implique au contraire une disjonction de la matière et de l’esprit, disjonction latente chez Motoko Kusanagi : elle possède un corps de métal, synthétique, le shell, ET un ghost qui, rappelons‑le, est doté d’une mentalité humaine. Les deux n’arrivent pas à s’unifier pour former une identité propre. C’est en ce sens que le démembrement de son corps incarne une impossible intégrité. Mais en se déchirant de façon si spectaculaire, la peau fait jaillir le refoulé (Le Breton in Bancaud, 2020) : toute la mécanique cybernétique interne surgit aussi soudainement qu’elle vient rappeler la nature du major : un cyborg, fait de métal et de tissu synthétique. Motoko Kusanagi est scindée en deux : un esprit à sauvegarder à tout prix ; et un corps accessoire, insignifiant. La peau n’est rien d’autre ici qu’un composant du corps robotique. Elle ne tient pas le rôle de la peau organique comme limite. C’est bien là ce qu’elle symbolise en se déchirant. L’absence de douleur, l’incapacité de déceler s’il existe une part humaine et organique en elle, des capacités physiques exceptionnelles, un ghost qui circule d’un monde à l’autre (du réel au virtuel) ne font qu’ajouter aux doutes du major Kusanagi, qui n’en finit plus d’être mal dans sa peau. Elle est un cyborg conçu et créé sous l’apparence d’une femme humaine. Mais cette simulation n’est pas simplement imitation. « Il est seulement à craindre un peu que dans mille ans l’homo sapiens, ayant fini de s’extérioriser, se trouve embarrassé par cet appareil ostéo‑musculaire désuet, hérité du Paléolithique » (Leroi‑Gourhan, 1965). Le major est une version augmentée, améliorée, amplifiée de l’humain dans une démesure qui dépasse de très loin le corps organique dans ses forces et qui annihile ses faiblesses. « La démesure, à l’extrême, pourrait provoquer une déchirure de l’enveloppe, liée à l’incapacité de se représenter contenir ces nouveaux contenus hybridés » (Tordo, 2019). Ainsi Motoko Kusanagi, déchirée de l’intérieur, finit par déchirer son enveloppe synthétique : cette dernière n’aura pu suffire à maintenir son ghost.

    L'esprit dans la coquille

    Si noos peut se traduire par raison, esprit ou encore intelligence, le nom commun ghost, lui, se traduit généralement par « fantôme » et plus littéralement par « esprit d’une personne morte », ou bien par « souvenir »[6]. « En créant des automates, Héphaïstos n’imite pas le vivant : il le fabrique » (Marcinkowski et Wilgaux, 2004). Si le major est imitation de l’humain fabriquée par des humains, les servantes d’or, elles, sont des reproductions de l’humain créés par le divin Héphaïstos. Ce dernier leur donna un noos, alors que le major reçut un ghost en guise d’esprit.

    Fantôme, subst. masc.

    C.‑ Au fig.

        1. Souvenir persistant, sentiment obsessionnel.
        2. Création de l’imagination, idée fausse et illusoire.[7]

    Les doutes sempiternels de Motoko sur sa part d’humanité ne seraient‑ils pas l’incarnation de son ghost, d’un ghost donnant l’illusion d’être un esprit de raison quand il n’est peut‑être en fait qu’une programmation ? Par son ghost, le major peut évoluer dans le monde virtuel du Net tout en gardant la connexion au monde réel grâce à son corps cyborg. Motoko Kusanagi ne passe pas d’un monde à l’autre : les frontières étant abolies, elle vit ces deux mondes comme un (Le Breton, 2002) ! Lorsque le monde devient si vaste, dans un champ des possibles infini, comment le ghost pourrait‑il s’inscrire durablement dans un corps cyborg aux limites clairement définies ? Le ghost, c’est cette chose fantomatique absente et dont nous ressentons pourtant la présence : l’insaisissable.

    En testant les limites de son corps cyborg, Motoko teste en même temps les limites de son ghost. Cette peau synthétique qui se déchire est symbole d’une mue qui couvait tout au long du film. En se débarrassant de cet oripeau, de cet ensemble corporel factice, elle vit sa naissance, une naissance volontaire. « Toute intervention sur le corps, et particulièrement sur la peau, traduit le souci de modifier son existence. On change son corps pour changer sa vie » (ibid., 2006). C’est dans le corps cyborg d’une fillette trouvé au marché noir que le ghost de Motoko Kusanagi sera téléchargé par les soins de son coéquipier Batou. Le choix d’un corps d’enfant par le réalisateur symbolise bien ici cette naissance : l’enfance, c’est le temps de l’apprentissage, celui où la personnalité se construit, grandit et s’affermit. Avant de quitter l’appartement de Batou, Motoko lui dit qu’elle n’est plus le major ni même le Puppet master[8]. Elle est désormais ce que cette naissance symbolique lui a permis de déterminer. La peau, comme une chrysalide, a fait place à quelque chose d’autre. La chenille n’est pas le papillon, mais il est potentiellement en elle.

    « Et maintenant, où va aller le nouveau‑né ? Le Net est vaste et infini. » Telle sera la dernière phrase de ce film d’animation, prononcée par Motoko Kusanagi surplombant la ville.

    Le corps robotique n’est ici qu’un « contenant » passif, le shell. Qu’est‑il sans son ghost, sinon une coquille vide ? Le shell, corps cyborg, n’aura pas réussi à atteindre le rôle actif de « conteneur » (Anzieu, 2006). Aucune continuité entre le ghost et le shell n’aura pu être établie, mais peut‑être existe‑t‑elle dans l’infinité du Net. Le major Kusanagi ne craint pas la destruction de son corps de cyborg tant que son ghost peut continuer de circuler dans le Net, ou de shell en shell interchangeables à volonté. Le corps cyborg n’est alors plus qu’une peau, un vêtement, une enveloppe, un artifice, un accessoire, une parure qui permet au ghost de déambuler et d’interagir dans le monde réel au moment où il le souhaite. Nous pourrions faire là un parallèle avec l’avatar (notamment dans les jeux vidéo), qu’il est possible de personnaliser à l’aide de skins. « On retrouve donc la métaphore de la peau » (Bass, Tisseron & Tordo, 2021). Cette personnalisation permet l’appropriation de la technologie. L’avatar n’est alors plus simplement une image 2D (deux dimensions) ou 3D : il nous permet de nous incarner et d’exister par lui dans le monde virtuel. Nous changeons d’univers (du réel au virtuel) en changeant de peau ! Le major Kusanagi emprunte ce même procédé en miroir. Le shell devient l’outil d’extension du ghost qui lui permet de se matérialiser dans le monde réel : il y prend « corps » !

    Conclusion

    Ghost in the shell utilise le major Motoko Kusanagi pour parler des doutes existentiels de l’humain. En créant un cyborg à leur image, en programmant un ghost à la mentalité humaine, les ingénieurs, techniciens et scientifiques n’ont fait qu’externaliser leur humanité. Pourquoi cette volonté de créer des cyborgs en imitant le genre humain ? « Les robots […] forment autant de moyens d’un savoir sur nous‑mêmes ; une anthropologie qui, paradoxalement, construirait la compréhension de ce qui fonde notre humanité par le redoublement incertain de son image » (Becker, 2012). Si le film a connu un tel succès, c’est parce qu’il parle de nous.

    Lorsque le major se connecte au ghost du Puppet Master, s’ensuit une conversation sur les origines de l’humanité, l’évolution, la génétique, la reproduction, le lignage, la mort. Tout ce discours se déroule dans un muséum d’histoire naturelle désaffecté, avec pour décor l’arbre du vivant (Stammbaun des Menschen), qu’a réalisé en 1874 pour la première fois Ernst Haeckel. Le Puppet Master propose au major de fusionner, de devenir une nouvelle forme de vie qui aura su s’adapter. Pour cela, il leur faudra se dépouiller de tout : leurs shells déjà à moitié détruits, il ne leur reste plus qu’à « mourir » en fusionnant leurs ghosts – nouvelle forme d’accouplement et de fécondation – afin d’engendrer le « nouveau‑né ».

    La peau synthétique n’aura été qu’une illusion d’humanité. Pourtant, elle aura été utilisée comme peau organique : comme un sac se perforant de part en part et finissant par se déchirer. En se déchirant telle la poche des eaux, elle permet au ghost de naître enfin et de devenir une forme de vie inédite, tout en délivrant Motoko Kusanagi qui dans un double mouvement se fait génitrice et progéniture.

    Références bibliographiques

    Anzieu D., (2006), Le Moi‑peau, Malakoff : Dunod.

    Bancaud F., (2020), « La peau, frontière perméable du corps ? », Cahiers d’études germaniques, 78,123‑137

    Bass H.P., Tisseron S., Tordo F., (2021), « Cyberpsychologie et cyberpsychanalyse : quel avenir pour l’homme connecté ? », Le journal des psychologues, 1/383, https://doi.org/10.3917/jdp.383.0047

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    [1]. https://www.cnrtl.fr/definition/sensibilité

    [2]. https://www.cnrtl.fr/definition/sensibilité

    [3]. https://www.cnrtl.fr/definition/enveloppe

    [4]. https://www.cnrtl.fr/definition/tissu

    [5]. https://www.cnrtl.fr/definition/douleur

    [6]. https://dictionary.cambridge.org/fr/dictionnaire/anglais/ghost

    [7]. https://www.cnrtl.fr/definition/fantôme

    [8]. Le Puppet master, ou projet 2501, est un programme d’intelligence artificielle créé par la « Section 6 » pour maîtriser l’ensemble des données sur le Net et contrôler les ghosts. Le projet échappe à cette section lorsque le programme commence à développer une conscience et exige d’être traité comme un humain : il sera alors emprisonné dans un corps cyborg. À la suite de son combat contre le tank, le major fera une plongée dans le ghost du Puppet Master. S’ensuivra une conversation entre eux deux. Mais à la fin, Batou s’inquiètera de savoir si le ghost du Puppet Master n’a pas fusionné avec celui du major.