Les cicatrices vivantes de la torture les techniques émersives de la dictature brésilienne

2,00
0 out of 5 based on 0 customer ratings
- +
  • Description

    Bernard ANDRIEU
    Staps, Univ. Paris-Descartes, Dir. EA 3625 TEC
    & coord. GDRI 836 CNRS,
    associé à l’UMR 7268 CNRS

    Petrucia DA NÓBREGA
    Université Fédéral de Rio Grande do Norte, Natal, Brésil Dir. Estesia

    L’art de la contrainte physique repose sur les limites du corps humain : pesanteur, résistance de la peau, orifices corporels, douleur et spasmes, apnée et respiration… La contrainte c’est le corps lui-même, non seulement dans la représentation que nous avons incorporé par notre culture mais dans ses limites physiques. Pourtant en s’auto-infligeant une douleur, une situation, un milieu ou un plaisir nous testons les limites conscientes de notre satisfaction. En allant contre sa volonté, soit en étant captif d’un(e) autre, soit en se l’imposant à soi-même par passion, cette contrainte s’assimilerait à une torture : « Torturer c’est imposer à un sujet captif ce qui lui est intolérable ».[1]

    Le spectacle des cris de douleurs, même faux dans l’expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité de Stanley Milgram, engage « des réponses empathiques »[2] : chacun voudrait contraindre le corps de l’autre même si celle-ci serait insupportable ! La soumission à l’autorité cherche pourtant à obtenir son effet par la sensation de l’angoisse : exécutant un ordre, le bourreau dédouane de la responsabilité individuelle en agissant sur une partie du corps, transformant la recherche d’informations en acharnement sadique. Les limites du pouvoir physique sont posées dans la torture dès lors que l’ordre se confond dans le geste violent à l’arbitraire. Le vécu des victimes définit des traumatismes physiologiques et psychologiques qui reviennent en mémoire et altère la confiance dans les autres : la peur de l’autorité et la phobie du contact transforment le vécu corporel du torturé(e), surtout si le viol, l’humiliation, et les blessures aggravent l’intensité dans la mémoire du corps.

    Le sujet connaît-il ce qui lui est insupportable dès lors que la sensation atteinte douleur/plaisir n’a jamais été expérimenté dans le corps ? Le corps est limité par la représentation psychique du plaisir et de la douleur rendant très subjectif la normativité de l’extase. Le seuil de tolérance du corps rencontre celui de résistance du sujet.

    La torture émersive

    La torture nous enseigne[3] le vivant de notre corps. La torture émersive ne cherche pas à blesser seulement le corps biologique et physique en laissant des traces et des cicatrices. La marque physique est une technique recherchée et précise qui a pour but de blesser volontairement et involontairement le corps de la personne. La marque physique devient une cicatrice par les écrasements, les entailles, les déformations et autres blessures qui laissent une trace. L’identification médico-légale, souvent insupportable à regarder, est clairement établie par les juristes brésiliens à partir de photographies des lésions, de reconstitution de postures et positions imposées et de schémas techniques.[4]

    Mais à la marque physique, le tortionnaire espère bouleverser la connaissance que la personne torturée aura de son corps vivant : en laissant son empreinte indélébile, il impose une reconfiguration du schéma corporel et des humiliations qui entament l’estime de soi. A travers les entretiens avec les personnes torturées, comme la présidente Dilma Rousseff, se révèlent une torture plus émersive que physique qui veut attendre le vivant en altérant, parfois de manière définitive l’intégrité individuelle : soit en perturbant, par le renversement de la tête suspendu à l’envers, la circulation sanguine de l’hypothalamus est altérée diminuant les réactions de lutte et la résistance corporelle[5] ; soit en violant l’intimité sexuelle par la pénétration forcée des orifices, l’exhibition encagée ou des conditions antihygiéniques.[6]

    Dans cette torture il y a de la douleur comme chez Sade, mais elle n’est pas masochiste. C’est une douleur de la sensation et la désorientation de la sensibilité interne. Cette douleur émersive provient de l’écart entre la connaissance éprouvée de nos sensibilités avec la confrontation à la limite. Le problème de la douleur dans la torture, c’est qu’on y diminue le seuil de la sensibilité, la seule fin possible semble être la mort. La gradation de la douleur est indéfinie qu’il s’agit de briser en fournissant, par la force, des coordonnées esthésiologiques nouvelles. Les nouvelles techniques d’isolement sensoriel[7] renforcent cette action directe sur le vivant du corps : par la désaffection et par la perte de signification de la torture dans la logique de l’aveu, le ou la torturé(e), comme avec le Waterboarding depuis 1976 et actualisée par la C.I.A., le Department of Homeland Security et le Patriot Act, perd le sens du temps, de l’espace et de son identité.

    « Car le corps, lui, ne sait pas. »

    La trace mnésique dans le corps peut naître aussi de la blessure indélébile qui traverse la conscience au moment de l’écriture de son corps vécu. Ne parvenant pas à se détacher de ce que son corps vivant aura subi par son immersion dans la douleur, l’orgasme ou le vertige, le souvenir revient constituer ce noyau caché de l’écriture. Face à une sensation intense qui déborde notre sensibilité habituelle, nous éprouvons toutes les difficultés pour la contenir quand elle surgit en nous.

    Jorge Semprun décrit dans son dernier texte comment, arrêté et torturé par la gestapo, il était dans l’incapacité d’anticiper l’expérience de la torture tant du point de vue de la conscience que du point de vue de son corps :

    « Car le corps, lui, ne sait pas. Le corps ne peut pas avoir l’expérience anticipée, a priori, de la torture. Même le corps qui a connu la faim, la misère, n’a pas cette expérience, ne peut pas anticiper charnellement cette expérience : la torture est imprévisible, imprédictible, dans ses effets, ses ravages, ses conséquences sur l’identité corporelle »[8].

    Les expériences vécues jusque-là ne suffisent pas pour nous préparer à la nouveauté sensorielle. Nous établissons une hiérarchie des sensations vécues en fonction d’une différence de degré que nous savons reconnaître : toute variation pourrait être ainsi mesurée en fonction de cette échelle subjective ; mais si la sensation est trop forte, la conscience ne parvient pas à la contrôler ; elle nous trouble par sa présence et sa fulgurance dans un corps si maitrisé d’habitude. Cette habitude contient notre sensibilité.

    Ce corps inconnu se révèle dans la douleur de la torture en définissant un nouveau corps inconnu jusque-là :

    « J’avais eu l’impression, rétrospectivement, de n’avoir jamais eu de corps […] j’ai tellement ressenti mon corps qu’il est devenu, en quelque sorte, une entité séparée, peut-être autonome – dangereusement autonome – comme un être autre […] J’ai donc ressenti mon corps comme jamais auparavant. Dans la douleur, certes, dans un affolement viscéral difficile à contrôler, dans la bestialité d’un désir de capitulation »[9].

    Le corps vivant qui anime notre organisme nous procure à notre insu des informations. Laisser advenir le vivant de son corps à la claire conscience est une technique de trouble précipitant la perception de soi dans l’intensité sensorielle de la douleur ou du plaisir. Comment le corps vivant peut-il se manifester dans sa conscience vécue du corps ? La surprise sensorielle procède de l’inadéquation entre le récit du sujet sur son propre corps et cette impropréité du corps vivant. Ce corps impropre, qui ne peut devenir mon corps propre, est celui qui soutient notre existence organique. Cette dépropriation du corps vivant ne peut pas anticiper son corps vivant, alors que le corps vivant anticipe ce que la conscience percevra de lui à travers le prisme du corps vécu.

    Il y a deux niveaux dans la destruction de la logique identitaire par la torture :

    – corps d’identité : les personnes utilisent leur corps pour signifier leur identité

    – corps identitaire : les personnes ont le sentiment de ne plus avoir de corps privé

    La souffrance vécue se rabat sur la douleur physique. Les personnes ne peuvent plus utiliser leur corps comme un mode de régulation identitaire. Pour comprendre les effets de ces actes extrêmes, il faut les situer par rapport à l’histoire corporelle de l’individu. Il n’y a pas d’identité corporelle sans la nécessité, après la torture, de reconstruire son histoire. Car à travers ces épreuves l’individu découvre une nouvelle sensation corporelle. Les catégories classiques de la catharsis (purgation, régulation) et de l’exis (exercice, entraînement, élaboration de l’acte) sont mise à mal dans la torture pour constituer une technique du corps. le ressort invisible[10] de la re-calibration sensorielle peut être brisée.

    La torture comme arme de guerre

    En 1985, le livre Brasil : nunca mais (Brésil plus jamais)[11] est paru, après 21 ans de dictature militaire dans ce pays. Il s’agit d’un premier document assez complet sur la question de la répression politique exercée par le régime militaire dans la période de 1964 à 1979. Dans ce document on peut trouver une description de toutes sortes de punition, de torture et des méthodes dégradantes, par exemple : « pau-de- arara » (le prisonnier est attaché a une barre en fer et suspendu du sol à 20 ou 30cm. Dans cette position, il reçoit des életrochocs, des noyades, etc) ; « le frigo » (cinq jours dans une ambiance à basse température et un espace réduit) ; produits chimiques ou même rester dans une petite pièce avec des animaux comme un serpent. La torture a été appliquée sans discrimination au Brésil : les enfants, les femmes, les femmes enceintes dont beaucoup venant de subir un avortement. Il était question non seulement de produire dans le corps de la victime une douleur profonde, en les obligeant à donner des informations au système répressif, mais le but de la torture était d’imprimer à la victime une destruction morale par la rupture des limites émotionnelles qui sont basées sur des relations affectives et de parenté.

    A Comissão Nacional da Verdade (la Commission Nationale de la Vérité) a été créée par la loi 12528/2011 le 16 mai 2012. Le CNV vise à examiner des violations graves des droits de l’Homme entre le 18 Septembre de 1946 et le 5 Octobre 1988. Le travail réalisé pendant deux ans par des experts dont José Carlos Dias, José Paulo Cavalcanti Filho, Maria Rita Kehl, Paulo Sérgio Pinheiro, Pedro Dallari, Rosa Cardoso a permis conclure à des violations graves des droits humains dans la période d’enquête de la Commission, en particulier dans les 21 années de la dictature établie en 1964, il a été le résultat d’une action généralisée et systématique de l’Etat, une mise en crime contre l’humanité.

    Ils ont montré le rôle majeur des forces armées dans l’exercice des chaînes de commandement impliqués, avec pour origine les bureaux des présidents et des ministres militaires, comme cela est amplement démontré dans le rapport. Tout ce travail représente un geste concret qui ouvrira la voie pour surmonter le passé sur une base permanente de l’engagement de l’armée à la règle de droit démocratique et les réconcilier pleinement avec la société brésilienne.[12]

    Leneide Duarte-Plon a établi[13], sur la base d’archives récemment découvertes et rendues publiques au Brésil et en Argentine, comment les militaires français avaient exporté leurs techniques de torture acquise en Indochine et Algérie aux escadrons de la mort et du terrorisme d’Etat. Ainsi le Colonel Paul E. Aussaresses[14] pratique la torture[15], dénoncé par Henri Alleg[16] torturé dans le centre de tri d’el Biar en juin 1957 ; il participe dès 1961, au nom de la République[17], comme conseiller militaire à l’étranger et donnera des cours entre 1973 à 1975 à Belem sur les « interrogatorios coercitivos »[18]

    Dans la tradition[19] le tortionnaire, qui cherche l’aveu dans l’inquisition avec la question, doit « s’abstenir de tourmenter le prévenu de ses propres mains[20] » ; il ordonne et enseigne, comme le colonel, à des hommes de mains qui vont agir par procuration sur les corps brésiliens, argentins, chiliens et aujourd’hui syriens. Le « surcroit d’infamie »[21] trouvaient dans les tourments une justification pour connaitre la vérité : mais ceux –ci sont plutôt « un expédient qui pousse l’homme à s’accuser qu’il ait ou non commis de crime »[22].

    La torture, après le coup d’Etat au Brésil et la dictature militaire (1964-1985)[23] a été une arme de guerre. 20 000 opposants ont été torturés sous la dictature, dont la présidente Dilma Roussef qui déclare le 29 aout 2016 devant le Sénat qui veut la destituer dans un nouveau coup d’Etat : « J’avais peur de la mort, des séquelles de la torture dans mon corps et mon âme (…) mais je n’ai pas cédé. J’ai résisté. (…) Aujourd’hui, je ne crains que la mort de la démocratie. »

    Les adversaires politiques sont les premiers à être arrêtés et torturés comme décrit par les témoins en première personne et les historiens[24]. Mais la difficulté méthodologique reste encore très problématique pour développer une compréhension plus directe du vécu et des débordements du vivant dans l’expérience. Comme les tortionnaires sont toujours là reconvertis dans la police et dans l’ordre politique.


    [1] Kubarck (collectif), (2012). Le manuel secret de manipulation mentale et de torture, Paris, Zones, p. 32.

    [2] Milgram S., (1965). Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, trad. fr. Claire Richard, Paris, Zones 2013, p. 43.

    [3] . Perret C., (2012). L’enseignement de la torture, Paris, Le Seuil.

    [4] Vanrell J.P., Malaver M. P. (eds.), (2016). Torturas. Sua Identificaçao e valoraçao Médico-légal, Brésil, Jhmizumo.

    [5] . Op. cit., p. 26.

    [6] . Op. cit., p. 219.

    [7] . Andrieu B., (2007). « Les techniques d’isolement sensoriel : la désaffection punitive du corps prisonnier », in : Michel Porret (ed.), (2007). Les sphères du pénal. Avec Michel Foucault, Lausanne, Antipodes, pp. 85-98.

    [8] . Semprun J., (2012). Exercices de survie, Paris, Gallimard, p. 34.

    [9] . Ibid., p. 56.

    [10] . Fischer G. N., (1994). Le ressort invisible. Vivre l’extrême, Paris, Seuil, p. 72.

    [11] . Arns E. (1985). Brasil nunca mais, São Paulo, Arquidiocese de São Paulo.

    [12] . BRASIL (2014). Relatório da Comissão Nacional da Verdade. http://www.cnv.gov.br/institucional-acesso-informacao/verdade-e-reconcilia%C3%A7%C3%A3o.html

    [13] . Duarte-Plon L., (2016). A Tortura como arma de Guerra. Como os militares franceses exportaram os esquadrões da morte e o terrorismo de Estado, Rio de Janeiro, Ed Civilização Brasileira.

    [14] . Aussaresses P.E., (2001). Services spéciaux Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la torture, Paris, Perrin. (2008). Je n’ai pas tout dit : Ultimes révélations au service de la France, Paris, Editions du Rocher.

    [15] . Branche R., (2001). La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, p. 138, note 2.

    [16] . Alleg H., 1958, La question, Paris, Ed. de Minuit.

    [17] . Vidal-Naquet P., (1972). La torture dans la république, Paris, Maspero, p. 37.

    [18] . Duarte-Plon L., 2016, A Tortura como arma de Guerra, op. cit., p. 134.

    [19] . Andrieu B., (2016). « Couper la tête d’un chrétien ». La Décollation de saint Jean-Baptiste, Caravage, Coll. 28, in : .Carole Brandon (dir.), Laboratoire LLSETI, Université Savoie Mont Blanc, p. 32-34.

    [20] . Verri P., (1777). Observations sur la torture et notamment sur ses conséquences à l’occasion des onctions méléfiques auxquelles fut attribuée l’épidémie de peste qui ravagea Milan en 1630, Paris, Editions Viviane Hamy, 1992, p. 97.

    [21] . Op. cit., p. 98.

    [22] . Op. cit., p. 104.

    [23] . Gaspari E., (2002). As Ilusoes armadas. 2. A Ditadura Escancarada, Rio de Janeiro, Ed. Intrinseca, p. 162.

    [24] . Duarte-Plon L., Meirelles C., (2014). Un Homem tortueado. Nos passos de frei Tito de Alencar, Rio Janeiro, Ed. Civilizaçao Brasileira.