Le tatouage pour réapproprier le corps cicatrisé

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  • Description

    Camille GRAVELIER

    Valérie MARRO

    Tony MARITATO

    « L’ère de l’énergie bon marché est presque morte. Popeye n’arrive plus à trouver d’épinards pas chers »
    Popeye le Marin

    Ces dernières années ont vu une banalisation de la pratique du tatouage, voire son augmentation. Autrefois adopté par une population marginale tels les bagnards ou prisonniers, ou en corolaire vu comme marque marginalisante ; les représentations ont changé et toutes les couches de la société sont aujourd’hui concernées. Des individus évoluant dans les milieux aisés aux plus défavorisés, le tatouage est accessible et perçu comme une amélioration de soi-même, un gain de fonction pour son corps.

    En parallèle de ces changements, certains patients deviennent demandeurs de tatouage sur peau pathologique. Recouvrir une cicatrice par un tatouage reste encore une pratique marginale et peu structurée. Les données disponibles concernent souvent le tatouage de cicatrice et celui de plaque de dépigmentation de vitiligo réalisés à l’étranger (en Inde surtout).

    Historiquement, le camouflage cutané a été développé durant la seconde guerre mondiale quand des chirurgiens plasticiens associés à la British Royal Air Force commencèrent à chercher une technique durable de coloration de la peau pour le traitement des cicatrices de brûlure. En effet, la brûlure grave (à partir de deuxième degré profond) au stade séquellaire présente souvent un placard cicatriciel plus ou moins associé à une modification de la pigmentation cutanée, et ce, avec une variabilité interindividuelle forte non encore comprise à ce jour. A cette époque la recherche se centrait principalement sur les crèmes et le maquillage. Aujourd’hui de plus en plus d’auteurs s’intéressent au tatouage dans la prise en charge des cicatrices et dyschromies cutanées (Vassileva S. et al 2007, Setlur J. 2007, etc.). Le premier avantage du tatouage est son caractère permanent ; pouvant être considéré comme un défaut également si mal exécuté.

    Une étude allemande de 2006 différencie 10 grands groupes motivationnels à la pratique d’une modification corporelle (tatouage et piercing confondus) : motivation esthétique, pour marquer son individualité, rite de passage, endurance physique à la douleur, affiliation à un groupe, rébellion, spiritualité, addiction, motivation sexuelle, et sans motivation particulière (Wohlrab S. et al., 2007). Toutes ces catégories ont pour point commun une réappropriation du corps. Le patient demandeur de tatouage est dans une démarche active de réappropriation de son corps, ou en tout cas d’une partie de son corps qui ne lui plaît pas et qu’il subit. Il choisit d’être tatoué et ce qui sera tatoué : un tatouage cosmétique trompe l’œil qui fera disparaître la zone inesthétique, ou un tatouage artistique fantaisie qui fera de cette zone une marque nouvelle, positive et revendiquée.

    Plus loin, la réalisation du tatouage par du personnel non médical (tatoueur conventionnel) peut être bénéfique quand se manifeste un épuisement lié au parcours de soin, justement parce que le tatouage n’est pas un geste conventionnel et médicalisé.

    Les gestes les plus demandés concernent la couverture de cicatrice post-mammectomie après une chirurgie de cancer du sein. La cicatrice constitue le dernier stigmate de passage dans le monde médical. La patiente doit réapprendre à vivre après la maladie. Et cette marque constamment présente lui oblige toujours un rappel au passé et aux soins médicaux invasifs. En poussant les portes d’un salon de tatouage elle entre ainsi dans une démarche de soin positif et bénéfique : il ne s’agit plus de lutter contre la maladie, mais de regagner une fonction, d’apaiser son corps, de lui ajouter une application. Et ce à sa propre demande (pas dans le cadre d’une procédure médiale subie). Le tatoueur, en injectant l’encre de tatouage dans la peau cicatricielle non fonctionnelle, par les couleurs et les motifs qu’il créé, y réintroduit un ersatz de vie. Et puisqu’il s’agit de la peau c’est comme si la fonction de l’organe était rétablie : son rôle de couverture, de protection contre le monde extérieur.

    Sur ces photos on voit le travail de l’artiste sur une cicatrice disgracieuse aux yeux de la patiente. Femme qui n’a pourtant pas souhaité l’ajout d’une prothèse mammaire pour remplacer le sein retiré chirurgicalement. Pour ces patients, l’encre de tatouage n’est nullement similaire à l’ajout d’un corps étranger (comme une prothèse). Le sein était tumoral : retiré, il faut en faire le deuil. La peau a subi cette maladie : il faut la réparer pour passer à autre chose. Plus loin, le choix des motifs permet à la patiente d’effectuer une réappropriation corporelle par le marquage de son individualité.

    Toutes les cicatrices ne sont pas planes. Cela n’empêche pas le geste du tatoueur, mais le rend plus complexe. Le travail de l’artiste expérimenté est alors primordial : l’enjeu de tatouer la peau cicatricielle est encore plus important que dans le tatouage d’apparat. Si la patiente a le sentiment que son tatouage est raté le processus de réappropriation, la démarche de guérison de la peau ne pourra jamais s’effectuer.

    La peau est un organe d’échange, la première interface à l’environnement extérieur. La cicatrice est un état morbide de la peau due à une agression externe. En altérant la frontière entre dedans et dehors, entre soi et le monde, la cicatrice affecte autant les fonctions physiologiques que les fonctions psychiques. D. Anzieu, psychanalyste français, développe en 1974 le concept d’un Moi-peau, entité anatomique, physiologique et culturelle reflet de la complexité du Moi sur le plan psychique. La peau, par ses propriétés sensorielles, garde un rôle déterminant dans la relation à l’autre. Altérée par la cicatrice, la sensibilité est souvent modifiée. Rétablir un aspect visuel acceptable par le patient peut être un pas vers l’amélioration de sa sensorialité.

    La peau présente d’abord les stigmates des traumatismes, de l’âge, de l’origine ethnique, du sexe ; elle peut ensuite être marquée par le tatouage. Ce dernier permet la réappropriation de son corps par l’individu, en créant une nouvelle surface de signification et de possible.

    Références

    Vassileva S, Hristakieva E. Medical applications of tattooing. Clinics in Dermatology. 2007;25(4):367‑374.

    Wohlrab S, Stahl J, Kappeler P.M. Modifying the body: Motivations for getting tattooed and pierced. Body Image. mars 2007;4(1):87‑95.

    Setlur J. Cosmetic and reconstructive medical tattooing. Current Opinion in Otolaryngology & Head & Neck Surgery August 2007. 2007;15(4):253‑257.