Le toucher par les mots et par les textes
Verine B.
Le toucher par les mots et par les textes
Verine B.
Verine B., (2021), Le toucher par les mots et par les textes, Paris : L’Harmattan, 246 p., ISBN : 978-2-343-23883-8
Compte rendu de Maud Verdier
Référence électronique
Verdier M, (2024), « Le toucher par les mots et par les textes », La Peaulogie 11, mis en ligne le 28 octobre 2024, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/toucher-mots-textes
De tous les sens, le toucher est celui qui, dans notre société moderne, est le moins valorisé, rappelle Alain Rabatel dans son introduction à l’ouvrage du linguiste Bertrand Verine, Le toucher par les mots et par les textes. Paru en 2021 aux éditions L’Harmattan dans la collection « Dixit Grammatica » (p. 9), ce livre participe à l’entreprise de « reconquête du toucher », alors que le développement des technologies visuelles et auditives a largement contribué à éclipser la place de ce sens dans la culture (p. 21).
Il « existe des mots pour dire le toucher » dans la langue française (p. 19) et cet ouvrage contribue à en dresser un recensement minutieux, en s’appuyant sur un corpus important d’extraits littéraires. Sa lecture peut donner l’impression que les locuteurs du français disposent d’un lexique foisonnant pour exprimer la diversité des perceptions tactiles (chaque chapitre comporte un développement très informé sur le vocabulaire ainsi qu’un index thématique), mais l’examen empirique des usages aboutit à une conclusion moins optimiste : les mots et les formules qui expriment des sensations tactiles sont comparativement peu présents dans le lexique en français. Cette sous‑représentation dans la langue française renvoie au « façonnement social des perceptions » (p. 182), qui illustre, pour notre société, une sous‑évaluation de la part du toucher dans notre vie. Pourtant, déjà au dix‑huitième siècle, le philosophe Condillac, dans son Traité des sensations (1754), imaginait un être, la Statue, privé de tous les sens sauf un. Il examinait comment se formeraient chez celui‑ci les sensations et les idées, puisqu’il ne serait, tour à tour, que pure ouïe, vue, odorat, goût ou toucher. Le philosophe soulignait alors combien la conjugaison des sens est essentielle. Hervé Mazurel, commentant cette proposition, écrit que « les sens ne cessent de collaborer, de s’enrichir continûment les uns et les autres », tout en précisant que le toucher « semble jouer en définitive un rôle plus actif que les autres » (Mazurel, 2020, note 4, p. 322). C’est ce que relève fort justement le chapitre 10 du livre de Bertrand Verine, intitulé « Le toucher, un sens sous‑estimé ».
L’auteur se livre à un examen attentif des termes associés aux différentes propriétés attribués au sens du toucher – la température, l’hygrométrie, le poids, la texture, la forme, les vibrations et autres micromouvements – dans la première partie de l’ouvrage, « Comment dire les propriétés tactiles ». La deuxième partie, « Toucher en situation », approfondit le rôle que jouent les perceptions tactiles au niveau de nos actions et de nos représentations, avec un développement intéressant sur la fonction jouée par celles‑ci dans les pratiques de soin, et plus spécifiquement celles en lien avec la douleur. Comme le relève Alain Rabatel dans son introduction, le verbe toucher, tout comme son substantif, se caractérisent par une « grande plasticité sémantique » en raison de leur généricité (p. 12). Toutefois, la langue française ne semble pas accorder un traitement équivalent à l’ensemble des propriétés, ce que permet de mettre en évidence l’examen des index thématiques situés en fin de chaque chapitre. Ainsi, par exemple, les termes en relation avec les propriétés du toucher associées à la texture et à la consistance sont nettement plus nombreux que ceux renvoyant à celles du poids et de la vibration. Si on le comprend pour le poids, que l’on perçoit davantage par les articulations, les tendons et les muscles que par la peau (p. 49), on le conçoit plus difficilement pour la vibration. Serait‑ce parce que l’expression de celle‑ci ne devient d’usage courant qu’au dix‑neuvième siècle, ainsi que le rappelle l’auteur (p. 116) ?
Cet ouvrage attire l’attention sur une spécificité de la langue française : le lexique d’usage courant, pour renvoyer à une même propriété, est conduit à établir des rapprochements entre des sensations très différentes. Ainsi, toujours à propos de la vibration, « le langage courant rapproche souvent la perception tactile de la vibration de celle du frisson et du frémissement » (p. 111), confondant en cela deux expériences sensibles différentes (lorsque nous frissonnons nous en percevons le mouvement de l’intérieur, alors que c’est par le toucher que nous sentons frémir un autre corps ou un objet). La littérature goûte ces associations inattendues. On en trouve un exemple dans la liste des effleurements qu’établit le personnage fou et meurtrier Philippos, personnage de l’écrivain grec Christos Chryssopoulos, qui a pour passion exclusive les mains (les siennes et celles des autres) : « Une pierre glacée sèche et lisse. L’air qui souffle par la fente de la fenêtre pendant l’orage. L’écharpe en laine qui a chauffé sur le radiateur » (voir les commentaires que fait Bertrand Verine de ce passage, p. 141‑143).
Les nombreux extraits de la littérature française et étrangère mentionnés dans l’ouvrage rendent sensible le fait anthropologique, relevé par David Le Breton, par ailleurs cité dans le texte, que « face au monde, l’homme n’est jamais un œil, une oreille, une main, une bouche ou un nez, mais un regard, une écoute, un toucher, une gustation ou une olfaction, c’est‑à‑dire une activité (…) Ce n’est pas le réel que les hommes perçoivent mais déjà un monde de significations » (Le Breton, 2007, p. 48). On découvre ainsi un monde de significations insoupçonnées grâce aux extraits littéraires cités dans l’ouvrage. Parmi les textes particulièrement marquants, citons l’admirable texte de Jean Giono, qui met en scène la jeune Marie cherchant à sauver un vieillard en l’allaitant (p. 183‑184), extrait de Bataille dans la montagne. Marie est dépeinte comme la « médiatrice de l’interaction tactile entre l’homme et l’animal qui lui sauve la vie » (p. 183). La lecture de certains passages remarquables d’écrivains de langue espagnole, Hernán Rivera Letelier (né au Chili en 1950) ou Pablo Tusset (né à Barcelone en 1965) dans leur traduction française, invite à s’interroger sur « la dimension culturelle de la structuration sensible du monde » (Mazurel, 2020, p. 151). Qu’en est‑il de l’expression des sensibilités ailleurs que dans notre société ? Que nous enseignerait l’examen d’œuvres littéraires dans d’autres langues sur le rôle du toucher dans l’expérience sensible ? On est reconnaissant à Bertrand Verine d’avoir initié l’examen de ces questions pour la langue française et l’on espère que ce travail se verra prolongé par des recherches similaires permettant de réaliser à terme une analyse comparative.
Chryssopoulos, Christos. (2005). Le Manucure. Actes Sud, 70.
Le Breton, David. (2007). « Pour une anthropologie des sens ». Erès, 4(96), 48.
Giono, Jean. (1972). Bataille dans la montagne. Gallimard, 803‑804.
Mazurel, Hervé. (2020). Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit. Collection « La Source ». La Découverte, 150.