La peau doit conserver son intégrité, car elle constitue un moyen de reconnaissance – et par conséquent, d’attachement affectif. Chez Almodovar, c’est par une tache de naissance que Zeca montre à la servante Marilia qu’il est son fils, lorsque Vicente, devenu Vera, tente de se suicider en coupant sa nouvelle peau – ce qui fait écho à l’une des premières scène de reconnaissance par le tégument que l’on retrouve dans l’Odyssée d’Homère, au chant XIX. Le chirurgien Robert Ledgard la rattrape à temps pour la soigner, pour panser les entailles, et commente : « Ta peau est plus tendre que ce que je croyais » (Almodovar, 2011). Dans ces deux extraits, la surface cutanée marque la constance identitaire en dépit des changements infligés : la tache marque l’unicité, elle différencie ; tandis que l’entaille met en péril. La peau se fait ainsi support identitaire et support vital par sa permanence et sa correspondance dans le temps.
De la même façon, Altered Carbon met en scène l’importance identitaire et affective liée à la peau. Takeshi Kovacs porte l’enveloppe (l’apparence, la peau contenante) d’Elias Ryker (officier dont la pile corticale a été condamnée à être ôtée de son enveloppe), dont Kristin Ortega (lieutenant en charge de l’enquête) était la compagne : celle‑ci cherche à tout prix à protéger la peau de son amant, afin de ne pas la blesser ni risquer de la détruire – par ce biais, ce serait l’image du corps dans lequel elle a toujours connu Elias Ryker qui disparaîtrait. Dans l’épisode 4, Takeshi, face à Ortega (qui ne lui a pas encore révélé l’identité de sa nouvelle enveloppe ni le lien qu’elle entretenait avec elle, avant le réenveloppement), tente de faire émerger la vérité en entaillant son corps. Par cet acte, c’est l’enveloppe d’Elias Ryker qu’il abîme. Il scarifie son bras, sa poitrine, fait couler le sang avant de menacer de se trancher la gorge. Kristin Ortega l’en empêche, montrant ainsi son attachement à l’enveloppe de Ryker. Après avoir assimilé les raisons qu’a de la jeune femme de préserver son intégrité physique, Takeshi Kovacs, dans l’enveloppe d’Elias Ryker, énonce à plusieurs reprises l’injonction : « sauve cette enveloppe » (épisode 7). La peau est ainsi la métonymie de la personne, elle marque la permanence identitaire. Sauver l’enveloppe, c’est donc sauver la peau, sauver l’identité que cette peau a contenue.
Un même souci de la peau d’autrui se manifeste dans La Piel que habito et Altered Carbon, lors de scène de reconnaissance qui identifie la peau avec la personne, dans un lien métonymique. La peau marque la persistance dans le temps, la cohésion, l’unicité de la personne. La peau devient alors un support affectif et mémoriel.
L’aspiration mimétique, lorsqu’elle ne peut pas se concrétiser directement sur la peau, s’applique sur le recouvrement de celle‑ci. Dans Les Yeux sans visage et dans La Piel que habito, des masques recouvrent les visages de Christiane et de Vera. Le masque a un statut particulier car il relève plus de la seconde peau que du masque carnavalesque, rigide, qui appose une identité secondaire. Dans Les Yeux sans visage, il épouse les traits de la jeune fille et semble mouvant ; il lui colle littéralement à la peau. Ce masque blanc, inexpressif, neutre, ressemble à un visage, à la frontière entre animé et inanimé, vivant et mort. Le spectateur ne fera pas de différence entre le visage du masque et le visage de Christiane après l’opération de greffe, celle‑ci étant finalement toujours absente – la peau de l’autre, le greffon, ne lui correspondant pas, elle ne retrouvera pas son identité à travers lui. Le masque seconde‑peau est une déclinaison de la persona[4] qui permet de per‑sonare[5], de parler à travers une nouvelle strate d’identité. Le masque post‑chirurgical que porte Vicente/Vera est du même type que celui de Christiane, il vise à cacher la peau encore instable qui se dissimule en‑dessous. La seconde peau de silicone qu’est le masque post‑opératoire, permet de maintenir la surface, encore à vif, afin que celle‑ci devienne présentable au monde, au regard d’autrui, et qu’elle ne soit pas une vision écorchée monstrueuse. Le but de la seconde‑peau est donc de modeler le visage reconstruit sur le modèle des visages humains, afin de ne pas sortir de la norme esthétique. L’incarnation mimétique soulève également la question du choix d’un acteur pour incarner un personnage (plutôt que de passer uniquement par des images de synthèses). Le Major dans Ghost in the Shell est incarné par l’actrice Scarlett Johansson, qui lui prête ses traits. Le mélange entre carnation humaine de l’actrice et images de synthèses de la peau‑cyborg crée un corps hybride, figuré par des prises de vues réelles, mais aussi avec des images de synthèse[6]. La peau devient un latex numérique, lisse, recouvrant des organes synthétiques. Cette hybridité est exploitée par l’usage d’animatroniques, créatures robotisées animées à distance (c’est le cas pour les geishas du film). Ghost in the Shell est toujours à l’interface, entre le réel et le numérique, jouant avec la perception du spectateur. Ghost in the Shell interprète le mimétisme et la ressemblance avec la réalité en recourant à des solidgrams (technique de capture utilisée exclusivement pour ce film, qui produit un hologramme amélioré à partir de quatre‑vingt captures d’une figure par caméras). Ceux‑ci reconstituent la texture, le volume, la surface des peaux. À cette technologie s’en ajoute une autre : la photogrammétrie de mouvement, qui crée une version en volume des déplacements, grâce à quatre‑vingt caméras situées autour de l’acteur, et permettant de le réintégrer a posteriori dans un environnement de synthèse tout en ayant récupéré la peau : « We are trying to capture the skin, the hair, the cloth, the performance » (Zakarian, 2017). Les techniques multimodales cherchent ainsi à rejoindre la réalité en reconstituant son grain. En effet, les caméras vidéos et les caméras numériques utilisent des sensors comme éléments digitaux pour faire une image avec de la lumière. Ce mot récent (apparu dans les années 1930) vient du sense anglais, terme utilisé pour désigner la sensorialité : la vue, le toucher, l’ouïe, le goût et l’odorat. Le sensor se veut donc un organe du sens, agissant avec sensation, pour faire une image (Vandenbussche, 2015, 15).