Les peaux artificielles à l’écran (1960‑2018)

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  • Description

    Clémence MESNIER

    Docteure en littérature comparée, chercheuse associée au CRIT (Centre de Recherches Interdisciplinaires et Transculturelles) et chargée de cours à l’Université de Franche‑Comté.

    Référence électronique
    Mesnier C., (2021), « Les peaux artificielles à l’écran (1960‑2018). Les Yeux sans visage (Franju, 1960), La Piel que habitò (Almodovar, 2011), Ghost in the Shell (Sanders, 2017), Altered Carbon (Kalogridis, 2018) », La Peaulogie 6, mis en ligne le 18 juin 2021, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/peaux-artificielles-ecran

    Résumé

    Les Yeux sans visage (Franju, 1960), La Piel que habito (Almodovar, 2011), Ghost in the Shell (Sanders, 2017) et Altered Carbon (Kalogridis, 2018) : ces productions audiovisuelles, sorties au cours des dernières décennies, partagent un même geste : la création d’une nouvelle peau, étrangère et greffée, ou synthétique – à l’exception du film d’Almodovar, qui cumule ces deux états. Dans les deux cas, la peau est dite « artificielle » car implantée par la main de l’homme, par son intervention démiurgique sur le corps. La modernité questionne l’organe à l’interface entre le sujet et le monde : la peau. Une peau qui doit être augmentée, modifiée, fragmentée, ôtée, greffée, recréée in vitro, qui devient le support même où se joue le désir prométhéen de l’homme. La peau est à la fois une surface (d’apparence) et une interface. La peau comme objet de modification pose donc la question du média qui la représente sur le support numérique. Nous constatons que le passage vers une peau modifiée suscite des interrogations, notamment autour du processus d’assimilation ou de rejet de cet organe étranger. En quoi, dans ces œuvres, la peau artificielle engage‑t‑elle une crise identitaire, un mouvement de dépersonnalisation ou de transfiguration ?

    Mots-clés

    peau, enveloppe, corps artificiel, greffe

    Les Yeux sans visage (Franju, 1960), La Piel que habito (Almodovar, 2011), Ghost in the Shell (Sanders, 2017), Altered Carbon (Kalogridis, 2018)… Ces productions audiovisuelles, sorties au cours des dernières décennies, partagent un même geste : la modification et la création d’une nouvelle peau. Qu’il s’agisse de greffe (Les Yeux sans visage) ou de peau synthétique enveloppant un corps artificiel (Ghost in the Shell, Altered Carbon), voire cumulant greffe et peau synthétique (La Piel que habito). Nous avons choisi un corpus qui, lui‑même, est hybride, composé de deux films d’auteurs (Les Yeux sans visage, La Piel que habito) et de deux productions mainstream (Ghost in the Shell[1], Altered Carbon[2]), instaurant des différences de moyens et de réception, mais se retrouvant autour d’un même objet : la peau artificielle car modifiée par une volonté humaine. La modernité questionne l’organe à l’interface entre le sujet et le monde, c’est‑à‑dire la peau. Une peau qui doit être augmentée, modifiée, fragmentée, ôtée, greffée, recréée in vitro, qui devient le support même où se joue le désir prométhéen de l’homme (Lecourt, 1996). La peau est à la fois une surface (d’apparence, par laquelle nous apparaissons au monde et à autrui) et une interface (dans son rôle relationnel qui nous permet d’appréhender le monde par le toucher, de nous mettre en relation avec autrui : Anzieu, 1985). La peau artificielle désigne, dans le corpus que nous avons précédemment délimité, les matières inertes (issues de greffes ou créées en laboratoire) qui s’animent sous la contrainte d’une main créatrice. La matière est transformée par un processus d’assemblage qui lui fait dépasser la frontière entre la vie et la mort. La peau comme objet de modification pose donc la question du média qui la représente.

    Nous constatons que le passage vers une peau artificielle suscite des interrogations, notamment autour du processus d’assimilation ou de rejet de cet organe étranger. En quoi, dans ces œuvres, la peau artificielle engage‑t‑elle une crise identitaire, un rejet de soi ? Nous examinerons en un premier temps quel idéal d’invulnérabilité préside la conception de peaux artificielles, avant de voir en quoi leur implantation engendre une déstabilisation identitaire.

    Un idéal d'invulnérabilité

    La peau artificielle ne cherche pas à sortir de l’humanité ; au contraire, la création d’organes synthétiques est au plus proche du réel, dans une recherche de mimétisme avec les organes naturels. Paradoxalement, l’homme cherche à reproduire ce qui existe initialement, mais en pouvant affirmer que cette création mimétique est l’œuvre de ses propres mains et non d’une nature première, avec pour but de se rendre maître et possesseur de la nature au point de la recréer à l’identique.

    L'ambition mimétique

    Le cinéma, par son dispositif même, ne peut convoquer l’haptique (le sens du toucher), car il est optique. Pour être en mesure de dévoiler les peaux, il doit alors les considérer comme des révélateurs, des motifs visuels. Nous avons choisi quatre films dans lesquels les peaux artificielles sont éloquentes, constituant des discours, porteuses de sens. Les films de Georges Franju et de Pedro Almodovar ont en commun la technique de la greffe de peau, afin de faire ressembler leur objet d’expérimentation à une image qu’ils cherchent à reconstruire (la petite fille idéale pour le docteur Genéssier, l’épouse disparue pour Robert Ledgard). Le docteur Généssier, chirurgien, tente de réparer le visage de sa fille (Christiane), défigurée par un accident. Pour ce faire, il enlève des jeunes filles, les opère, et prélève leur peau afin de la greffer sur Christiane. Tout au long du film, le visage mutilé de celle‑ci est caché par un masque blanc, où seuls ses yeux sont visibles. La Piel que habito, de Pedro Almodovar, présente une intertextualité avec le film de Georges Franju – même si le metteur en scène s’en défend, affirmant qu’il « n’ [avait] pas le film de Franju à l’esprit quand [il] en [a] écrit le scénario » (Almodovar, 2014). En effet, afin de se venger de la mort de sa fille, Norma, et du décès de son épouse, Gal (brûlée lors d’un accident de la voiture, elle mit fin à ses jours), Robert Ledgard, chirurgien plastique, séquestre Vicente (accusé d’avoir abusé de Norma) et le transforme, par transgénèse et greffe de peau créée in vitro, en Vera, une femme modelée à partir de Gal. La peau joue ici à la fois le rôle de masque et celui de révélateur : dans les deux films, l’objet de l’expérience, la peau, masque l’identité de la personne opérée et révèle la visée mimétique des chirurgiens. Vicente est caché par sa nouvelle peau de synthèse qui le transforme en Vera ; Christiane est cachée derrière un masque, son père tentant de la transformer en enfant au visage idéal.

    Franju G., (réalisateur), (1960), Les Yeux sans visage, Italie : Lux Film, France : Champs‑Elysées Productions.

    Dans notre corpus (Les Yeux sans visage, La Piel que habito, Ghost in the Shell, Altered Carbon), l’artificiel cherche à avoir ou à retrouver l’apparence du naturel : dans La Piel que habito, le chirurgien Robert Ledgard modèle Vera, à laquelle il greffe une peau crée in vitro, à l’image de sa défunte épouse. Dans chacune des œuvres, la ressemblance avec le corps humain est recherchée[3] ; ainsi le major de Ghost in the Shell cherche à toucher une peau naturelle, non synthétique, afin de sentir ce qu’est une enveloppe naturelle, non transformée. Dans Les Yeux sans visage, Christiane, défigurée, porte un masque blanc afin de ne pas montrer à autrui son apparence monstrueuse, tentant par ce biais de ressembler à ce qui est défini comme un visage de peau naturelle. La peau artificielle n’est pas une tension vers la robotisation du Cyborg, « câblage intrusif et invasif » (Hoquet, 2011, 57) ; au contraire, les peaux artificielles cherchent à donner l’impression visuelle du vivant. Cette aspiration à correspondre avec le réel se retrouve dans la scène d’opération des Yeux sans visage, filmée en temps réel (5 minutes 30). Cette aspiration mimétique, nous la retrouvons dans La Piel que habito, où la peau synthétique est figurée par un vêtement – une combinaison faisant office de seconde peau – que porte Vicente/Vera. Vicente/Vera a perdu son apparence première, sa structure corporelle et son visage, la combinaison seconde‑peau lui apporte un second corps. Les combinaisons utilisées dans le film ont été conçues par le couturier Jean‑Paul Gaultier, tels de véritables costumes, soulignant les formes et le dynamisme, n’entravant pas le mouvement. Le couturier explique sa démarche de la façon suivante : « il [Pedro Almodovar] m’a demandé des «peaux». Voilà. Et donc j’ai fait des peaux. Alors j’ai fait des peaux noires, j’ai fait des peaux «peau», des peaux couleur chair, et donc voilà un travail sur le corps puisque c’est un corps qui est en transformation. » (Gaultier, 2011). Cette création vestimentaire donne au corps une silhouette, elle comble l’angoisse d’altération. L’identité se renforce par l’apparence (vêtement, peau), visant à copier le réel, à reproduire la peau humaine à travers le costume.

    Almodovar P., (réalisateur), (2011), La Piel que habito, Warner Bros. Pictures, Espagne : El deseo.

    La peau doit conserver son intégrité, car elle constitue un moyen de reconnaissance – et par conséquent, d’attachement affectif. Chez Almodovar, c’est par une tache de naissance que Zeca montre à la servante Marilia qu’il est son fils, lorsque Vicente, devenu Vera, tente de se suicider en coupant sa nouvelle peau – ce qui fait écho à l’une des premières scène de reconnaissance par le tégument que l’on retrouve dans l’Odyssée d’Homère, au chant XIX. Le chirurgien Robert Ledgard la rattrape à temps pour la soigner, pour panser les entailles, et commente : « Ta peau est plus tendre que ce que je croyais » (Almodovar, 2011). Dans ces deux extraits, la surface cutanée marque la constance identitaire en dépit des changements infligés : la tache marque l’unicité, elle différencie ; tandis que l’entaille met en péril. La peau se fait ainsi support identitaire et support vital par sa permanence et sa correspondance dans le temps.

    De la même façon, Altered Carbon met en scène l’importance identitaire et affective liée à la peau. Takeshi Kovacs porte l’enveloppe (l’apparence, la peau contenante) d’Elias Ryker (officier dont la pile corticale a été condamnée à être ôtée de son enveloppe), dont Kristin Ortega (lieutenant en charge de l’enquête) était la compagne : celle‑ci cherche à tout prix à protéger la peau de son amant, afin de ne pas la blesser ni risquer de la détruire – par ce biais, ce serait l’image du corps dans lequel elle a toujours connu Elias Ryker qui disparaîtrait. Dans l’épisode 4, Takeshi, face à Ortega (qui ne lui a pas encore révélé l’identité de sa nouvelle enveloppe ni le lien qu’elle entretenait avec elle, avant le réenveloppement), tente de faire émerger la vérité en entaillant son corps. Par cet acte, c’est l’enveloppe d’Elias Ryker qu’il abîme. Il scarifie son bras, sa poitrine, fait couler le sang avant de menacer de se trancher la gorge. Kristin Ortega l’en empêche, montrant ainsi son attachement à l’enveloppe de Ryker. Après avoir assimilé les raisons qu’a de la jeune femme de préserver son intégrité physique, Takeshi Kovacs, dans l’enveloppe d’Elias Ryker, énonce à plusieurs reprises l’injonction : « sauve cette enveloppe » (épisode 7). La peau est ainsi la métonymie de la personne, elle marque la permanence identitaire. Sauver l’enveloppe, c’est donc sauver la peau, sauver l’identité que cette peau a contenue.

    Un même souci de la peau d’autrui se manifeste dans La Piel que habito et Altered Carbon, lors de scène de reconnaissance qui identifie la peau avec la personne, dans un lien métonymique. La peau marque la persistance dans le temps, la cohésion, l’unicité de la personne. La peau devient alors un support affectif et mémoriel.

    L’aspiration mimétique, lorsqu’elle ne peut pas se concrétiser directement sur la peau, s’applique sur le recouvrement de celle‑ci. Dans Les Yeux sans visage et dans La Piel que habito, des masques recouvrent les visages de Christiane et de Vera. Le masque a un statut particulier car il relève plus de la seconde peau que du masque carnavalesque, rigide, qui appose une identité secondaire. Dans Les Yeux sans visage, il épouse les traits de la jeune fille et semble mouvant ; il lui colle littéralement à la peau. Ce masque blanc, inexpressif, neutre, ressemble à un visage, à la frontière entre animé et inanimé, vivant et mort. Le spectateur ne fera pas de différence entre le visage du masque et le visage de Christiane après l’opération de greffe, celle‑ci étant finalement toujours absente – la peau de l’autre, le greffon, ne lui correspondant pas, elle ne retrouvera pas son identité à travers lui. Le masque seconde‑peau est une déclinaison de la persona[4] qui permet de per‑sonare[5], de parler à travers une nouvelle strate d’identité. Le masque post‑chirurgical que porte Vicente/Vera est du même type que celui de Christiane, il vise à cacher la peau encore instable qui se dissimule en‑dessous. La seconde peau de silicone qu’est le masque post‑opératoire, permet de maintenir la surface, encore à vif, afin que celle‑ci devienne présentable au monde, au regard d’autrui, et qu’elle ne soit pas une vision écorchée monstrueuse. Le but de la seconde‑peau est donc de modeler le visage reconstruit sur le modèle des visages humains, afin de ne pas sortir de la norme esthétique. L’incarnation mimétique soulève également la question du choix d’un acteur pour incarner un personnage (plutôt que de passer uniquement par des images de synthèses). Le Major dans Ghost in the Shell est incarné par l’actrice Scarlett Johansson, qui lui prête ses traits. Le mélange entre carnation humaine de l’actrice et images de synthèses de la peau‑cyborg crée un corps hybride, figuré par des prises de vues réelles, mais aussi avec des images de synthèse[6]. La peau devient un latex numérique, lisse, recouvrant des organes synthétiques. Cette hybridité est exploitée par l’usage d’animatroniques, créatures robotisées animées à distance (c’est le cas pour les geishas du film). Ghost in the Shell est toujours à l’interface, entre le réel et le numérique, jouant avec la perception du spectateur. Ghost in the Shell interprète le mimétisme et la ressemblance avec la réalité en recourant à des solidgrams (technique de capture utilisée exclusivement pour ce film, qui produit un hologramme amélioré à partir de quatre‑vingt captures d’une figure par caméras). Ceux‑ci reconstituent la texture, le volume, la surface des peaux. À cette technologie s’en ajoute une autre : la photogrammétrie de mouvement, qui crée une version en volume des déplacements, grâce à quatre‑vingt caméras situées autour de l’acteur, et permettant de le réintégrer a posteriori dans un environnement de synthèse tout en ayant récupéré la peau : « We are trying to capture the skin, the hair, the cloth, the performance » (Zakarian, 2017). Les techniques multimodales cherchent ainsi à rejoindre la réalité en reconstituant son grain. En effet, les caméras vidéos et les caméras numériques utilisent des sensors comme éléments digitaux pour faire une image avec de la lumière. Ce mot récent (apparu dans les années 1930) vient du sense anglais, terme utilisé pour désigner la sensorialité : la vue, le toucher, l’ouïe, le goût et l’odorat. Le sensor se veut donc un organe du sens, agissant avec sensation, pour faire une image (Vandenbussche, 2015, 15).

    Sanders R., (réalisateur), (2017), Ghost in the Shell, États‑Unis : Paramount Pictures.

    Les peaux artificielles : Vers un corps décharge de sa dimension organique

    Le Major de Ghost in the Shell n’éprouve pas de sensation concernant son corps ; Vera dans La Piel que habito ne ressent pas les brûlures. Ces deux exemples montrent que la capacité sensitive manque aux peaux artificielles. Mais quel est le prix à payer, quel est l’envers de ces peaux invulnérables ?

    Les films évacuent la dimension organique inhérente à tout processus de modification de la chair. Le sang, les fluides, la découpe des organes n’est pas visible. Cette distanciation (l’œil du spectateur ne doit pas « toucher » l’envers des corps montrés, il doit rester à la surface), est matérialisée par le port de gants : le chirurgien doit porter une seconde peau pour opérer. La scène d’opération de Vicente dans le film d’Almodovar souligne ce rituel du recouvrement avant l’acte de perforation du corps : les mains ne doivent rien toucher avant d’être munies de gants. Nous ne voyons jamais à l’écran le cisèlement du corps de Vicente/Vera dans La Piel que habito, l’ablation de sa peau ou de son sexe : tout est clinique, blanc, froid, distancié, aseptisé. Dans Ghost in the Shell (Sanders, 2017), l’héroïne veut voir et toucher une véritable peau humaine, non modifiée[7]. C’est la peau noire et constellée de taches de rousseur d’une prostituée qui s’offre à elle : la propriété de la peau humaine, c’est la polychromie, l’imperfection, la variante, le fait de n’être ni lisse, ni neutre, ni immaculée comme l’est le Cyborg. Le grain est humain, la tache est signe du vivant, du vécu. La peau est la marque tangible du vieillissement du corps, du processus de destruction cellulaire qui se manifeste par les rides, le relâchement cutané. Recouvrir la peau par une strate artificielle revient à poser un voile sur le passage du temps dans le but de conserver son apparence grâce à une fixité graphique. Le « Shell » du titre Ghost in the Shell désigne l’enveloppe cybernétique recouverte d’une peau artificielle dont sont dotés les androïdes. Dans Les Yeux sans visage, le docteur Génessier est en quête d’une jeunesse éternelle par le moyen de la transplantation, afin que sa fille reste éternellement une enfant (on le constate à travers la garde‑robe de Christiane, qui la cantonne au rôle de petite fille et non pas de femme).

    L’ouverture du corps, sa béance, fait alors acte de profanation. Le corps fragmentaire, devenu addition de parties, n’est plus un tout, mais un corps à remplir, une masse informe, dénuée de barrière entre le dedans et le dehors. Dans La Piel que habito, la blancheur et la transparence des décors (miroirs, vitres, parois, surfaces réfléchissantes sont des leitmotivs) feignent d’estomper la souillure mais ne la suppriment pas. On représente habituellement le corps étranger avec des couleurs (le bleu, le vert[8]) ; ici les peaux sont blanches. Dans nos quatre œuvres, le mimétisme prime : les peaux sont blanches, neutres, sans relief ni aspérités. Cet aspect clinique, aseptisé, questionne la représentation des corps à l’écran, leur mise en abyme. À partir de quel moment les corps aliénés, artificialisés, prennent‑ils conscience de leur condition ?

    Almodovar P., (réalisateur), (2011), La Piel que habito, Warner Bros. Pictures, Espagne : El deseo.

    Sanders R., (réalisateur), (2017), Ghost in the Shell, États‑Unis : Paramount Pictures.

    Déstabilisation identitaire. Représentations et transfigurations

    Les surfaces de représentation

    Les Yeux sans visage et La Piel que habito mêlent une aspiration clinique, documentaire, à une esthétique expressionniste où le noir du sang est représenté comme de l’encre. Durant l’opération du visage de Christiane, le sang se fait encre, l’écorché devient surface recouverte de projections. Le trait devient une ligne noire que l’incision va suivre. Cette ligne noire figure ainsi le désir de soulever la peau, d’en faire émerger le continent sous‑jacent, de la transgresser pour saisir ce qui se passe en‑deçà. Les Yeux sans visage réserve le paroxysme de l’horreur lors de la scène d’opération, lorsque la peau d’un visage est lentement découpée au scalpel puis soigneusement décollée de la chair d’une victime anesthésiée. Pas de cris, pas d’effets : ce sont la froideur médicale et la précision du geste qui rendent cette séquence inquiétante et non une surenchère de sang ou de cris qui ne ferait que répondre à des codes cinématographiques connus et rassurants. Cette volonté panoptique et intrusive est à l’œuvre dans le cinéma d’Almodovar, où Robert Ledgard surveille Vera à travers des dispositifs de caméra cachée. À de nombreuses reprises, son corps apparaît par des mises en abyme, sur l’écran de surveillance surdimensionné, présent dans le bureau du chirurgien.

    Les Yeux sans visage, La Piel que habito et Ghost in the Shell inventent ou réinventent une esthétique de la peau à l’écran. Georges Franju, dans Les Yeux sans visage, fait du masque blanc de Christiane un topos cinématographique (Léo Carax lui rendra hommage dans Holy Motors) que Pedro Almodovar investit. L’adaptation du manga Ghost in the Shell inaugure un cinéma hybride, où les prises de vue réelles sont infiltrées par le numérique. Le cinéma est l’image du corps, abolissant les dichotomie entre l’artifice (le numérique) et l’organique (le réel).

    Expériences et transfigurations

    « L’homme ne veut pas rester tel que la nature l’a fait ». Cette formule, que nous lisons chez Hegel, préfigure le geste de transformation de soi, de transfiguration que l’esprit inflige à la matière‑peau, afin de la dénaturer.

    Les transformations des personnages s’actualisent par le reflet dans le regard du spectateur, mais aussi par leur propre reflet dans les surfaces réfléchissantes. Qu’ils soient abolis ou brisés, les miroirs, dans notre corpus, sont fragmentés. Ceux‑ci renvoient une vérité que les personnages ne veulent pas entendre ni concevoir. Dans La Piel que habito et Les Yeux sans visage, les miroirs ont été interdits après l’accident de voiture de Gal, afin que celle‑ci ne puisse pas constater l’ampleur des dégâts sur son visage. Elle contournera cette interdiction en se reflétant dans une vitre de fenêtre, et mettra fin à ses jours, dans un ultime geste transgressif. Le morcellement de soi à l’issue d’une vision d’horreur est représenté dans le premier épisode d’Altered Carbon, lorsque Takeshi Kovacs, encore enveloppé dans son corps premier, est assassiné et tombe à terre : nous voyons son visage se refléter dans un miroir brisé, signal anticipateur de l’identité fragmentée qui va être la sienne dans une nouvelle enveloppe. Sur cette surface apparaît – horrible vision – une chair devenue étrangère, lors de la renaissance de Takeshi Kovacs qui, en reprenant conscience dans une nouvelle enveloppe, ne se reconnaît pas. Il voit tout d’abord l’image de lui‑même à laquelle il était habitué, puis, par un fondu enchaîné, celle‑ci se déforme pour lui montrer son nouveau visage. Le fondu enchaîné a la même valeur de métamorphose fluide chez Almodovar, puisque nous voyons Vicente devenir Vera dans un fondu enchaîné de leurs visages. Outre cette technique de montage, la figure de l’éclatement du miroir est significative de l’éclatement de soi : à plusieurs reprises, on voit dans Ghost in the Shell le major traverser des vitres, qui tombent en éclats, indiquant la désagrégation identitaire qu’elle subit. Dans les quatre œuvres, le miroir est donc un topos récurrent, représenté de deux façons : par l’interdiction qui pousse à la transgression dans Les Yeux sans visage et La Piel que habito ; par la fragmentation et la fracture dans Altered Carbon et Ghost in the Shell.

    Dans La Piel que habito, le chirurgien tente de créer une nouvelle peau, résistante au feu, afin d’exorciser le décès de son épouse. Ses tentatives le conduisent à la transgression, par le recours à la transgenèse usant de cellules porcines (souche porcine greffée sur le code génétique humain). La transgenèse est une expérience‑limite, car constituée d’une xénogreffe (transplantation entre deux espèces) pour créer « [une] peau artificielle […] plus dure que la peau humaine. Elle a une odeur différente » (Almodovar, 2011) Robert Ledgard transgresse les interdits pour aller au terme de son expérience, pour créer cet « exoderme », une couche de peau supplémentaire qui fait carapace, enveloppe le corps, le recouvre pour le protéger et compenser les défauts de la peau humaine. Les corps faits de peaux artificielles sont exploités pour devenir autres, pour réaliser les idéaux de leur concepteurs : devenir une arme (Ghost in the Shell, Altered Carbon), ou devenir un fantasme dans le cas des Yeux sans visage et de La Piel que habito. Dans ces deux derniers films, l’objet de l’expérience (Christiane et Vera) est réifié, suivant un désir démiurgique de possession qui anime les chirurgiens. À travers le médecin ou le généticien, c’est une figure démiurgique qui apparaît, un homme cherchant à dépasser les lois de la nature. L’identité se construit sur l’apparence par l’ajout d’artifices (cosmétiques, vêtements, peau artificielle), comme le souligne Emanuele Coccia au cours de sa réflexion sur la dimension sensible de l’existence : « Nous nous confondons avec quelque chose qui ne nous appartient pas (Coccia, 2010, 141). Ces corps, hybrides, deviennent des « chimères biologiques » (Ascher et al., 2004, 11) : l’image de la chimère désigne le fait de ne pas être tout à fait soi sans être tout à fait un autre, renvoyant aux variations de l’identité subjective. Ainsi, les peaux artificielles entraînent une non‑reconnaissance de soi. Lorsque Takeshi Kovacs reprend conscience dans sa nouvelle enveloppe, il est incapable de se reconnaître dans le nouveau corps qu’il incarne : « Lever les yeux vers un miroir et voir un total inconnu me regarder en retour est toujours un sacré choc. C’est comme visualiser un autostéréogramme. Durant les premières secondes, on ne voit qu’un étranger qui vous dévisage derrière la fenêtre. Puis, en faisant le point, on se sent flotter derrière le masque et y adhérer avec un choc presque physique » (Richard, 2020, 20).

    La mort hante La Piel que habito, qui partage avec Les Yeux sans visage une scène de suicide par défenestration, comme ultime geste de révolte (qui restera à l’état de tentative pour Christiane, contrairement à l’épouse du chirurgien). Mettre fin à son existence, pour ces personnages, résout l’impossibilité de vivre sans sa propre peau, la dépersonnalisation infligée par le chirurgien, et l’impossibilité de vivre dans la peau d’un autre : « Elle n’a plus de figure humaine » (Almodovar, 2011). En se voyant dans le reflet d’une vitre, Gal, l’épouse de Robert au corps carbonisé, se jette par la fenêtre. Le schéma se répète avec Vicente/Vera qui, après une première tentative de suicide par scarification, se demande : « Tout ça va durer longtemps ? […] Si tu n’en finis pas, je le ferai ». L’investissement subjectif volontaire du corps par l’utilisation des technologies de genre, les traitements hormonaux ou de modifications chirurgicales de réassignation sexuelle, le conditionnent et viennent le hanter de l’intérieur.

    Kalogridis L., (réalisatrice), (2018), Altered Carbon [série, saison 1, 10 épisodes],
    États‑Unis : Skydance Media, Mythology Entertainment.

    Conclusion

    Que nous apprend la peau artificielle au cinéma ? La volonté de créer une peau artificielle met à l’épreuve une nouvelle définition de l’humanité : quête dont les quatre œuvres cinématographiques font état en interrogeant les limites d’un corps qui serait invulnérable. L’artifice vient actualiser ses potentialités en puissance, dans la recherche d’une nouvelle définition de l’humain. Si le cinéma n’est pas techniquement en mesure de convoquer le sens du toucher, il fait de l’œil une interface conduisant les sensations cutanées. Plutôt que l’immédiateté de la sensation, le cinéma propose la médiation du regard, la distance réflexive. Ces fictions constatent les limites du corps artificiel : impossible appropriation (Les Yeux sans visage, La Piel que habito), pessimisme technologique, où la peau devient un enjeu capitaliste et politique (Altered Carbon, Ghost in the Shell), où les enveloppes deviennent disponibles, monnayables. La peau manque, dans sa dimension sensible : les surfaces artificielles manquent d’incarnation, de sensation (Ghost in the Shell), d’individuation (Altered Carbon). Le médium cinématographique, par sa puissance de dévoilement, choisit le grain montré à l’écran ; or, nous constatons que les peaux artificielles sont dépersonnalisées, impossibles à assimiler, à s’approprier, et qu’elles deviennent des outils aux mains des pouvoirs dominants (pouvoir patriarcal dans Les Yeux sans visage et La Piel que habito ; pouvoir capitaliste dans Altered Carbon et Ghost in the Shell).

    Références bibliographiques

    Almodovar P., (2014), Le cinéma qui est en moi, Institut‑lumiere.org. http://www.institut‑lumiere.org/actualités/le‑cinéma‑qui‑est‑en‑moi.html

    Anzieu D., (1985), Le Moi‑peau, Paris : Dunod, coll. Psychismes.

    Hoquet T., (2011), Cyborg Philosophie, Paris : Seuil, coll. L’ordre philosophique.

    Ascher J., Jouet P., (2004), Préface à La Greffe entre biologie et psychanalyse, Paris : PUF.

    Barthes R., (1974), Théorie du texte, Encyclopedia Universalis. http://asl.univ‑montp3.fr/e41slym/Barthes_THEORIE_DU_TEXTE.pdf

    Coccia E., (2010), La vie sensible, Paris : Payot‑Rivages, coll. Rivages Poches.

    Gaultier J.P., (2011), Présentation du dernier film de Pedro Almodovar à Cannes, Fresques.ina.fr. https://fresques.ina.fr/festival‑de‑cannes‑fr/fiche‑media/Cannes00528/la‑piel‑que‑habito‑de‑pedro‑almodovar.html

    Le Breton D., (2015), Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Paris : Métailié, coll. Traversées.

    Lecourt D., (1996), Prométhée, Faust, Frankenstein : les fondements imaginaires de l’éthique, Paris : Synthélabo, coll. Les Empêcheurs de tourner en rond.

    Morgan R., (2002), Altered Carbon, (traduit par Ange), Paris : Bragelonne.

    Nancy J.L., (2000), Corpus. Paris : Métailié, coll. Sciences humaines.

    Vandenbussche R., (2015), La peau en cinéma numérique [mémoire de fin d’études, La Fémis]. La Fémis. https://www.femis.fr/IMG/pdf/la_femis_memoire_vandenbussche_2015.pdf

    Zakarin J., (2017), Ghost in the Shell’ pioneered a brand‑new motion capture system, Inverse.com. https://www.inverse.com/article/29642‑ghost‑in‑the‑shell‑visual‑effects‑3d‑printing‑motion‑capture

    Filmographie

    Almodovar P., (réalisateur), (2011), La Piel que habito, Warner Bros. Pictures, Espagne : El deseo.

    Franju G., (réalisateur), (1960), Les Yeux sans visage, Italie : Lux Film, France : Champs‑Elysées Productions.

    Kalogridis L., (réalisatrice), (2018), Altered Carbon [série, saison 1, 10 épisodes], États‑Unis : Skydance Media, Mythology Entertainment.

    Raimi S., (réalisateur), (1990), Darkman, États‑Unis : Universal Pictures.

    Sanders R., (réalisateur), (2017), Ghost in the Shell, États‑Unis : Paramount Pictures.

    Viola B., (2001), Angels for the Millenium [installation vidéo]. Paris : Centre Pompidou. https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/c5e84ak/rd5ogL


    [1]. Adaptation en prises de vue réelles et numériques du manga créé par Masamune Shirow en 1989, et déjà adapté une première fois en film d’animation par Mamoru Oshii (1995).

    [2]. Il s’agit de la série, adaptée du roman de Richard Morgan (2002). Nous avons choisi de favoriser le support numérique de cette production afin de comparer les images de la peau avec les trois œuvres précédemment citées.

    [3]. Dans le film Darkman de Sam Raimi (1990), la reconstitution synthétique de tissus endommagés est envisagée à partir d’une photographie, qu’il suffit de scanner pour recomposer une main, un nez, un visage, afin de reconstituer une enveloppe, simulacre de son modèle initial. Un corps reconstitué doit l’être par mimétisme, ressemblance par rapport à une photographie de l’état initial du corps.

    [4]. En latin, persona désigne le masque de théâtre, le rôle de l’acteur.

    [5]. Per signifie « à travers » et sonare « faire entendre ».

    [6]. Dans la première version de Ghost in the Shell, la création de la peau du major à l’écran mêle plusieurs inspirations culturelles et techniques, entre mécanique robotique de précision, écorchés anatomiques de la Renaissance, et images de la reproduction humaine (liquide amniotique, position fœtale).

    [7]. On notera que cette scène n’était pas présente dans la version créée par Mamoru Oshii de Ghost in the Shell.

    [8]. On pensera à Hulk (créé par Stan Lee), à The Mask (Dark Horse Comic, adapté au cinéma par Chuck Russell en 1994).