Image corporelle, estime de soi et usage de produits éclaircissants : Niveau de satisfaction corporelle et perception globale de soi chez 659 femmes dépigmentées à Korhogo (Côte d’Ivoire)

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  • Description

    Zagocky Euloge GUEHI

    Anthropologue biologiste,
    Chargé de recherche au département de sociologie et d’anthropologie, Université Péléforo Gon Coulibaly de Korhogo (Côte d’Ivoire)

    Jean-Cédric Wendtoin SAWADOGO

    Master en Anthropologie,
    Laboratoire interuniversitaire des sciences sociales et des organisations,
    Université Péléforo Gon Coulibaly de Korhogo

    Référence électronique
    Guehi Z.E., Sawadogo JC. W., (2018). « Image corporelle, estime de soi et usage de produits éclaircissants : Niveau de satisfaction corporelle et perception globale de soi chez 659 femmes dépigmentées à Korhogo (Côte d’Ivoire) », [En ligne] La Peaulogie 1, mis en ligne le 01 juillet 2018, URL : https://lapeaulogie.fr/image-corporelle-estime-de-soi-et-usage-de-produits-eclaircissants/

    Résumé

    En Côte d’Ivoire, la dépigmentation cosmétique volontaire chez les femmes en âge de procréer semble devenir un fait banal et ordinaire en raison de sa prévalence. Ses effets sur la santé de cette catégorie de la population inquiètent au regard de la multiplicité des produits toxiques utilisés. Ils justifient aujourd’hui l’intérêt qu’on lui porte et sa qualification en problème de santé publique majeur.

    Ce travail s’inscrit dans une perspective de l’anthropologie biologique et s’intéresse à l’évolution de l’image corporelle et de l’estime de soi chez des femmes se dépigmentant la peau. Il tente d’évaluer avec l’aide du Questionnaire de Satisfaction Corporelle et de Perception Globale de Soi (QSCPGS) et de discussions de groupe, le niveau de satisfaction corporelle et la perception globale de soi chez 659 femmes volontaires ayant déclaré se dépigmenter la peau et recrutées dans quinze espaces de vente de produits éclaircissants sélectionnés selon les méthodes de choix raisonné et de réseau à Korhogo durant la période allant du 02 septembre au 29 décembre 2017.

    L’analyse des résultats montre une insatisfaction corporelle générale et une perception globale négative de soi. Son évolution en fonction de l’âge révèle une perte de la satisfaction corporelle et de l’estime de soi à partir de l’âge de 20 ans et qui concerne encore plus les sujets ayant une expérience d’utilisation de produits éclaircissants de plus de deux années.

    Mots-clés

    Femme, Dépigmentation, Perception de soi, Satisfaction corporelle, Côte d’Ivoire

    Abstract

    In Ivory Coast, voluntary cosmetic depigmentation of woman of childbearing age seems to be a trivial and ordinary occurrence because of its prevalence. Its effects on the health of this category of the population worried about the multiplicity of toxic products used. Today, they justify the interest and their qualification as a major public health problem.

    This work is part of a perspective of biological anthropology and focuses on the evolution of body image and self-esteem in women depigmenting the skin. It attempts to evaluate with the help of the Questionnaire of Body Satisfaction and Global Perception of Self (QBSGPS) and focus group, the level of body satisfaction and the total perception of self in 659 volunteers women who declared depigmenting the skin and recruited in 15 sales areas of lightening products selected according to the reasoned choice and network method at Korogho during the period from 02 September to 29 December 2017.

    The analysis of the result shows a general body dissatisfaction and a negative overall perception of oneself. Its evolution as a function of age reveals a loss of body satisfaction and self-esteem from the age of twenty years and which concerns even more the subject having an experience of use of lightening products more than two years.

    Mots-clés

    Woman, Depigmentation, Perception of self, Body satisfaction, Ivory Coast

    Introduction

    En Côte d’Ivoire, il est ardu d’avoir des statistiques exposant avec précision la part d’individus utilisant des produits éclaircissants. Une étude (Augou, 2008) menée à Abidjan dans la capitale du pays, estime à presque 53% la prévalence de la dépigmentation dans cette ville. C’est un phénomène qui se manifeste essentiellement en milieu urbain et qui touche majoritairement les jeunes femmes en âge de procréer de diverses catégories sociodémographiques (Ly et al., 2007 ; Emeriau, 2010 ; Cohen, 2012 ; Kourouma et al., 2016).

    La dépigmentation de la peau par l’usage de produits éclaircissants s’inscrit dans une réalité à la fois sociale, mais aussi biologique (Boëtsch G.et al., 2006) et se retrouve limitée par la réaction du corps humain dont on fragilise la protection. Ces agressions ont des conséquences sur l’organisme humain et peuvent être à l’origine de pathologies dermatologiques diverses (Petit, 2006 ; Morand et al., 2007 ; Perret et al., 2001), du diabète, de l’hypertension artérielle, de l’insuffisance rénale (Raynaud et al., 2001), de complications au niveau de la procréation (Mahé et al., 2005 ; Al-Saleh et al., 2009), d’amincissement cutané rendant difficile une éventuelle opération chirurgicale et pouvant entrainer des surinfections cutanées ( Mahé et al, 2010), du « fish odor syndrome »[1] (Ajose, 2005 ; Olumide et al., 2008), d’une hyperpigmentation de la peau (Perret et al., 2001) conduisant à une dépendance aux produits de dépigmentation et l’installation du cercle vicieux de la recherche insatiable de produits toujours plus « forts » pour pallier à cette hyperpigmentation (Petit, 2007 ; Olumide et al., 2008).
    Les principales raisons de cette pratique sont prioritairement liées à la recherche de la beauté, la quête de l’esthétique, la soumission à une prescription ou demande sociale, la mode et la tendance, l’imitation de personnes convoitées, et dans une moindre mesure à l’automédication (Emeriau, 2010). Se conformer socialement aux normes de beauté représente on le sait un enjeu identitaire lié aux pratiques de modification corporelle volontaire (Mahé et al, 2005). La beauté crée une catégorisation des individus et facilite la vie sociale des personnes répondant aux critères esthétiques, que ce soit dans la vie professionnelle ou personnelle. À ce titre, elle est objet de prescriptions dont la nature recèle de nombreux stéréotypes : la peau doit être nette, sans imperfection, avoir un teint homogène, respectant une certaine gamme de tonalité (Emeriau, 2009). Ainsi, comme tout travail des apparences, l’éclaircissement de la peau constitue un fait social s’inscrivant dans un système de représentations propre à l’environnement socioculturel des acteurs qui la pratiquent (Andrieu, Boëtsch, 2008). En modifiant la teinte de leur peau, les femmes répondent à une logique sociale : elles matérialisent une quête identitaire s’inscrivant dans un référentiel socio-culturel et chromatique (Boëtsch et Chevé, 2006). Le corps perçu est alors l’objet de toute sorte de tiraillement oscillant entre quête individuelle et prescriptions sociales (Andrieu, 2007).

    Si les conséquences, les motivations visibles de la dépigmentation, tout comme celles insoupçonnées et logeant au niveau des structures mentales sont documentées dans la littérature scientifique, il faut noter qu’il n’existe pas encore en Côte d’Ivoire une étude spécifique ayant évalué dans le temps, l’évolution de l’image corporelle et l’estime de soi de ces femmes engagées dans cette quête esthétique de conformité sociale.

    L’objectif de ce travail est d’évaluer le niveau de satisfaction corporelle et la perception globale de soi chez des femmes dépigmentées à Korhogo.

    Méthodologie

    Site de l’étude

    Cette étude s’est déroulée dans la ville de Korhogo située dans la partie septentrionale de la Côte d’Ivoire. Cette ville se trouve à 635 Km d’Abidjan, capitale économique du pays. Elle est le chef lieu de la région du Poro et du district des Savanes au Nord. Selon le dernier recensement général de la population de 2014, le département de Korhogo compte 268.586 femmes pour 268.265 hommes et la commune 138.615 femmes pour 147.456 hommes (INS, 2014). La commune de Korhogo est à ce titre la quatrième plus grande ville de la Côte d’Ivoire en termes de population féminine.

    Sélection des participantes à l’étude

    Le recrutement des participantes à cette étude a suivi et combiné plusieurs étapes et techniques d’échantillonnage : les techniques d’échantillonnage raisonné et par réseau ont d’abord permis de sélectionner quinze espaces de vente et approvisionnement de produits cosmétiques éclaircissants situés dans la zone commerciale de certains quartiers de la ville de Korhogo, en s’appuyant sur la fréquentation des lieux par la clientèle, la diversité des produits éclaircissants proposés, la référence au sein des populations et l’autorisation des propriétaires.

    Toutes les clientes des espaces sélectionnés qui ont reconnu se dépigmenter la peau par l’usage des produits éclaircissants et qui ont accepté volontairement de participer à cette étude ont été retenues.

    Ce travail a finalement porté sur un total de 659 femmes sélectionnées selon les deux critères d’éligibilités retenus de volontariat et de dépigmentation de la peau par des produits cosmétiques éclaircissants.

    Techniques et outils de collecte des données

    L’ensemble des données de cette étude a été collecté durant la période allant du 02 septembre au 29 décembre 2017 à partir du questionnaire de satisfaction corporelle et de perception globale de soi (QSCPGS) couplé avec une dizaine de discussions de groupe (focus groupes) comprenant cinq à neuf participantes.

    Le QSCPGS est un instrument développé et éprouvé par Evers et Verbanck (2010) qui permet de mesurer la perception de soi et l’insatisfaction envers le corps en général. Il est divisé en deux parties de 10 items portés, l’une sur l’image corporelle et l’autre sur l’estime globale de soi. Plus précisément, la première série d’items a pour but de définir comment l’individu perçoit son corps et la seconde s’intéresse à mettre en lumière les sentiments qu’il a de lui-même de manière plus globale. Avec l’aide des enquêteurs et des interprètes, les participantes devaient renseigner complètement et correctement tous les 20 items du QSCPGS.

    Les discussions de groupe ont permis aux participantes d’interagir entre elles et d’avoir des avis sur : le contexte socio-culturel et les idéaux corporels présents au sein de la population ; la manière dont les participantes se classent, évaluent leur corps et les sentiments qu’elles ont d’elles-mêmes.

    Toutes les participantes ont signé préalablement un formulaire de consentement après avoir été informées sur les objectifs, la finalité, les résultats attendus de l’étude et leur dissémination.

    Techniques de Traitement et Analyse des données

    Le dépouillement des résultats du QSCPGS s’est fait avec SPSS 20 selon la méthode quantitative et la cotation décrite par Evers, L. et Verbanck, P. (2010).Cette méthode de dépouillement permet d’avoir le score total du QSCPGS à partir de la somme des 20 valeurs des items. Elle envisage aussi l’association d’un « facteur corporel » pour les dix premiers items, et un facteur « perception globale de soi » pour les dix derniers.

    La valeur totale du QSCPGS va faire l’objet de description et de comparaison. L’analyse va porter sur la distribution du score total du QSCPGS en fonction des deux facteurs ; Elle va aussi s’intéresser à l’évolution de la valeur totale du QSCPGS en fonction de l’âge, et de la durée de l’usage de produits éclaircissants.

    Le traitement des informations des discussions de groupe s’est basé essentiellement sur l’analyse de contenu thématique des discours recueillis (Paillé et Mucchielli, 2008).

    Résultats

    Description des participantes

    Il ressort de l’enquête que l’âge moyen des participantes à cette étude est de 20 ans. La distribution par tranche d’âge (la figure I) indique que 14% des participantes sont des femmes de moins de 20 ans ; 42% des femmes sont âgées de 20 à 24 ans ; 24% des femmes dans la tranche de 25 à 29 ans et 20% sont âgées de plus de 30 ans.

    Figure I : Répartition des participantes selon les tranches d’âge

    La durée d’utilisation moyenne de produits de dépigmentation de la peau par les sujets de cette étude est de deux années (figure II).

    Figure II : Répartition des participantes selon la durée d’utilisation de produits éclaircissants

    29% des femmes ont débuté cette pratique il y a moins d’une année, 32% des femmes ont entre une et deux années de pratique, 23% entre deux et cinq années de pratique. Finalement, seulement 16% des femmes rencontrées ont plus de cinq années de pratique de la dépigmentation de la peau.

    Satisfaction corporelle et perception globale de soi

    Le score total des 20 items du QSCPGS donne pour l’ensemble de l’échantillon une valeur moyenne de -13.4 avec un écart type de 4.9. La valeur moyenne du facteur « perception globale de soi » est de -6,2 tandis que celui de la « satisfaction corporelle » est de -7,23.

    Ces données montrent une insatisfaction corporelle générale et une perception globale négative de soi.

    Au cours des discussions de groupes, les participantes ont témoigné de la « pression corporelle » exercée par l’entourage masculin et la société, avec un idéal corporel représenté par un teint uniforme qu’il soit noir ou clair, mais éclatant et surtout naturel permettant de distinguer selon nos informateurs la femme « au milieu de plusieurs personnes » et justifié par sa fonction de « vitrine (dixit) », de « fierté de l’époux et même de la belle famille ». La difficulté de répondre à ces exigences par une parfaite résonnance entre le corps perçu et le corps désiré produit chez ces femmes une insatisfaction corporelle avec une altération de l’estime de soi comme le témoignent ces propos : « j’ai essayé suffisamment de produits éclaircissants pour plaire aux hommes. J’ai eu la couleur de la peau toute proche de celle des européens, mais les hommes savent toujours faire la différence avec le teint naturel. Je n’ai reçu aucune demande en mariage jusque là avec mon âge. J’ai même l’impression que les hommes m’évitent maintenant ». Elles ont entre autre exprimé, leur désarroi pour certaines et leur regret pour d’autres : « Il n’y a que la nuit que je me permets de porter des tenues décolletées. J’ai l’impression que tout le monde autour parle de moi. J’ai maintenant le contact difficile » ou encore « je ne savais pas qu’un teint naturel même noir et bien entretenu pouvait plaire à la plupart des hommes ».

    L’analyse par items du QSCPGS présente la même situation. Elle révèle que 59% des femmes interrogées sont insatisfaites de leur corps, elles ne se sentent pas « attirantes » (62,7%), « sexy » (68,7%), « jeunes » (59,7%), « pures » (68,7%). 43% des participantes aspirent à retrouver leur teint « naturel » d’origine et seulement 13% souhaiteraient avoir une peau encore « plus claire et sans tâche ».Les données quantitatives montrent aussi que 62,8% des femmes ont une perception négative globale d’elles-mêmes et elles se sentent « pas intégrées » (77,6%), « négligées » (69%), « pas valorisées » (67,3%).

    Ces résultats varient en fonction de l’âge des usagers et de la durée d’utilisation de produits éclaircissants.

    Evolution de la satisfaction corporelle et de la perception globale de soi en fonction de l’âge et de la durée d’utilisation de produits éclaircissants

    Les analyses de comparaison de moyennes des scores montrent des écarts entre les valeurs du score total des différentes tranches d’âges de l’échantillon (Figure III). Les femmes des tranches d’âge les plus âgées sont les plus insatisfaites de leur corps avec une estime relativement négative d’elles mêmes. Contrairement à elles, celles appartenant à la tranche d’âge inferieur à 20 ans présentent les pics de satisfaction corporelle les plus élevés et une perception positive d’elles-mêmes. Les résultats mettent aussi en exergue une différence significative entre les différentes tranches d’âge pour le score total du QSCPGS (p < 0,04), ainsi que pour le facteur de satisfaction corporelle (p < 0,01) et pour le facteur de perception globale de soi (p < 0,03).

    Le traitement par items du QSCPGS par rapport à l’âge des participantes montre que 89% des femmes de moins de vingt ans se sentent « sexy », 82,9% se trouvent « attirantes », « pures » (62%) « valorisées » (74%), « intégrées » (87%), et « en joie » (76%).

    Comparativement aux femmes de moins de vingt ans, celles âgées de plus de vingt ans se sentent « moins intégrées » (84%), « négligées » (75%), « non valorisées » (83%), « pas attirantes » (69%) et « pas sexy » (71%).

    Les discussions de groupe ont aussi révélé ces différences de satisfaction corporelle et de perception globale de soi en fonction de l’âge. Les jeunes participantes sont apparues au cours des discussions de groupe plus sûres d’elles-mêmes que les plus âgées avec bien souvent un sentiment de bien-être physique et psychologique. Elles ont déclaré pour la plupart : « se sentir belle, attirante, être en couple, mais surtout avoir plusieurs autres atouts vestimentaires et physiques comme la jeunesse, l’endurance, les fesses et les seins ». A l’inverse, les femmes âgées se sentent selon leurs propres termes « moins désirées, moins éclatantes et délaissées », « moins attirantes », « fanées et lessivées (dixit) ».

    Figure III : distribution des scores du QSCPGS en fonction de l’âge des participants

    La comparaison des scores au QSCPGS en fonction de la durée d’utilisation de produits éclaircissants révèle aussi une différence significative pour le score total (p < 0,00), pour le facteur de satisfaction corporelle (p < 0,03) et une tendance significative pour le facteur de perception globale de soi (p < 0,05).

    Les femmes qui ont au plus une année de dépigmentation présentent des pics de satisfaction corporelle et une estime positive d’elles-mêmes (Figure IV). Chez les enquêtées ayant deux à cinq années d’utilisation de produits éclaircissants, s’observent une insatisfaction corporelle et une estime négative de soi. Cette insatisfaction corporelle et l’estime négative de soi atteignent des proportions négativement élevées avec les sujets comptabilisant plus de cinq années de pratique de dépigmentation.

    L’analyse par items du QSCPGS en fonction de la durée d’utilisation de produits éclaircissants montre aussi que les femmes qui ont au plus une année de dépigmentation se trouvent « attirantes » (71%), « sexy » (77%), « pures » (65%), « intégrées » (73%), « valorisées » (63%). Les participantes qui ont plus de deux années d’expériences de dépigmentation se sentent « négligées » (87%), « non intégrées » (75%), « non valorisées » (91%), « pas attirantes » (89%), « pas sexy » (92%),

    Les femmes qui commencent à utiliser des produits de dépigmentation et qui se trouvent être pour la plupart de jeunes femmes comme les discussions de groupe l’ont relevé, découvrent les transformations des produits éclaircissants et elles estiment qu’il y a une amélioration de l’apparence de leur peau : « la peau est plus éclatante, lisse, elle attire le regard et ne passe pas inaperçue » ; l’effet instantané semble plaire et produire une satisfaction corporelle et de l’estime de soi comme l’évoquent ces propos : « ces produits ont mis en relief le teint de ma peau. Il est plus net, présentable et attirant. À l’école je me sens vraiment très bien dans ma peau ».

    Les femmes totalisant deux à cinq années et voire plus de dépigmentation de la peau ont confié subir pour la plupart les conséquences de cette pratique. Elles se plaignent de l’aspect de leur peau, de dermatoses multiples, mais encore plus du regard accusateur des autres et de la communauté sur elles. Les utilisatrices de longues durées vivent davantage de sentiments négatifs liés à l’état de dégradation de leur corps et à la stigmatisation dont elles sont l’objet comme exprimés dans ces propos : « les boutons et les tâches sur le corps font partie de mon quotidien. Mon époux éprouve de la gêne en ma présence. J’ai peur d’arrêter la dépigmentation car je ne sais pas à quoi m’attendre ».

    Figure IV : Évolution du score au QSCPGS en fonction de la durée d’utilisation

    Discussion

    Cette recherche visait à évaluer le niveau de satisfaction corporelle et la perception globale de soi chez des femmes dépigmentées à Korhogo. À la lecture des résultats, deux éléments essentiels de discussion semblent importants à interroger davantage sous l’éclairage de travaux pertinents : l’insatisfaction corporelle générale et la perception globale négative de soi des sujets de cette étude (1). La perte de la satisfaction corporelle et de l’estime de soi avec l’âge (à partir de vingt ans) et la durée d’utilisation de produits éclaircissants (à partir de plus de deux années) (2).

    1) Sur l’insatisfaction corporelle générale et la perception globale négative de soi des femmes dépigmentées

    La littérature scientifique souligne déjà que les femmes sont pour la plupart insatisfaites de leur corps, (Hurd, 2000 ; Bedford et Shanthi, 2006). Cette insatisfaction est étendue et constante au cours de l’âge adulte (Halliwell et Dittmar, 2003).

    Il est aussi connu que les femmes africaines se dépigmentent la peau à cause de la négation de soi, du rejet de leur corps (Emeriau, 2009 ; Emeriau, 2010 ; Bordeleau, 2002) et « pour se débarrasser de ce qui fait honte, la perte de l’estime de soi conduisant à la haine de soi » (Kouassi, 2016).

    Les résultats de ce travail montrent plutôt que ces femmes poursuivent un idéal corporel dicté par le contexte socioculturel et matérialisé par une peau avec un teint uniforme et éclatant. Ces femmes se dépigmentent la peau pour s’intégrer à ce contexte et améliorer la perception de leur corps et les sentiments qu’elles ont d’elles-mêmes.

    Les données de l’étude rapportent que ces femmes pratiquant la dépigmentation présentent encore paradoxalement à l’objectif recherché, pour la plupart d’entre elles, un sentiment d’insatisfaction corporelle et une perception globale négative de soi.

    Cela peut se comprendre par le fait que la prise de conscience de la possibilité d’amélioration de la teinte de la peau de la femme appelée « tchatcho » dans le langage populaire aurait complexifié les idéaux corporels présents au sein de la société par la stigmatisation des femmes dépigmentées et l’introduction du critère esthétique de teint naturel.

    Dorénavant l’on accorde beaucoup plus d’audience aux femmes avec un teint naturel, bien entretenu et éclatant qu’il soit noir ou clair. Les femmes qui se sont « tchatcho » la peau sont comparées à des salamandres, cet amphibien au corps luisant, tacheté qui se nourrit principalement la nuit. Cette analogie pour insister sur la multicoloration de la peau mais aussi pour insinuer que ces femmes ne sortent qu’à la tombée de la nuit. Elles ont la réputation dans l’imaginaire populaire d’avoir les mœurs légères.

    Les femmes dépigmentées n’ont finalement pas tout compte fait la satisfaction corporelle et l’amélioration de l’estime de soi escomptée. Elles ne se sentent comme l’ont montré les résultats : « pas valorisées », « pas intégrées », « négligées », « pas attirantes », « pas sexy » et certaines vivent cette situation comme une trahison de la société.

    Cette négation de soi et de son apparence chez les femmes dépigmentées ont aussi été évoquées dans certains travaux (Kourouma et al., 2016) en Côte d’Ivoire, mais il faut le préciser avec des sujets en consultation ou admis en hospitalisation pour dermatoses liées à la pratique de dépigmentation. La majorité de ces femmes (3/4) ont avoué leur regret de s’être dépigmentées, la plupart à cause de l’apparition de dermatoses qui altèrent l’apparence et constituent de fait un effet contraire au but initial visé.

    2) Sur la perte de la satisfaction corporelle et de l’estime de soi avec l’âge et la durée d’utilisation de produits éclaircissants

    Les analyses des résultats ont pu révéler une perte de la satisfaction corporelle et de l’estime de soi à partir de l’âge de vingt ans. Cette insatisfaction corporelle et mal être global concernent les sujets ayant une expérience de dépigmentation de plus de deux années. Les données mettent ainsi en évidence que les femmes les plus âgées et les utilisatrices de produits éclaircissants de longues durées vivent davantage de sentiments négatifs liés à leur corps que les plus jeunes et les nouvelles usagères.

    Comme le confirme la littérature, les notions de satisfaction corporelle ne sont pas les mêmes selon l’âge. Les auteurs comme Bariaud et al. (1999), Evers et Verbanck (2010), Alaphilippe (2008) ont montré que les plus jeunes ou ceux qui « se sentent jeunes » ont une perception plutôt bonne de leur corps contrairement aux plus âgées qui ont un sentiment d’insatisfaction corporelle associé à la dégradation de la peau.

    Les adolescentes de moins de vingt ans abordent la question de la perception du corps dans une perspective plus globale, incluant on l’a déjà mentionné les performances et les accessoires de ceux-ci comme les vêtements, coiffures, maquillages, chaussures, etc. À la différence de leur ainée, le teint de la peau est un élément parmi tant d’autres permettant d’évaluer l’image corporelle. Fort de cela, elles décrivent leur corps comme étant beau, se sentent bien et parfaitement à l’aise dans leur corps.

    L’image corporelle se modifie au cours du temps et avec les expériences. En prenant de l’âge, les femmes restent essentiellement préoccupées par les menaces à l’apparence. L’expérience de la dépigmentation avec le temps va laissée transparaitre les conséquences souvent irréversibles sur la peau. Du fait des modifications dans l’apparence dues au temps et aux expériences, elles s’éloignent de l’idéal socioculturel de la beauté (Halliwell et Dittmar, 2003 ; Stokes et Frederick-Recascino, 2003, Hurd, 2001), ce qui peut être difficile à réaliser pour les femmes et qui pourrait entamer l’estime de soi (Saucier, 2004) comme l’étude l’a montré ou les conduire à être plus dépressives (Marcotte et al., 2002 ; Seiffge-Krenke, Stemmler, 2002 ; Wischtrom, 1999, Spielberger et al., 1983).

    Le processus de dépigmentation qui est en cours dans la durée confronte le sujet d’une telle expérience dans le temps à la réalité organique d’une peau lessivée ou encore vieillie. L’on est ainsi rattrapé par une peau qui ne répond plus correctement à l’agression cutanée, alors la perception du corps devient négative parce que ressentie selon les termes de Kouassi (2016) comme une « régression esthétique » qui va se traduire par une insatisfaction corporelle et une perte de l’estime de soi.

    Conclusion

    La société ivoirienne, comme d’autres, exerce une forte pression sur la femme. Cette emprise sur elle va jusqu’à lui faire croire qu’atteindre l’idéal de beauté inculqué par l’environnement socioculturel au risque de porter atteinte à sa santé, aura une influence directe sur sa satisfaction corporelle ou son bien-être physique et affectif, sur sa santé ou, encore, l’estime de soi (Thompson et al.,1999). Les résultats de ce travail d’évaluation portant sur le niveau de satisfaction corporelle et la perception globale de soi chez des femmes dépigmentées à Korhogo montrent le contraire. Ils mettent en exergue chez ces femmes engagées dans la pratique de la dépigmentation depuis un certain temps, une insatisfaction corporelle générale et une perception globale négative de soi qui évolue avec l’âge et la durée d’utilisation.

    L’intérêt de telles données pour la sensibilisation et la prévention auprès des populations et précisément des jeunes femmes est indéniable. Les futurs candidats pour la dépigmentation de la peau doivent être informés que ce processus ne pourra améliorer leur vécu corporel et leur estime de soi, si ce n’est que momentanément.

    Références bibliographiques

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    Andrieu B., Boëtsch G. et al. (éds), 2008, La peau, enjeu de société, CNRS Editions, Paris.

    Augou H., (2008). Les pratiques de dépigmentation cutanée a visée cosmétique : épidémiologie et complications, à propos de 115 cas observes au centre de Dermatologie Vénérologie du CHU de Treichville. Thèse Médecine n°4742/08.UFR des Sciences Médicales. Université de Cocody-Abidjan.

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    [1]  . Odeur particulière, nauséabonde et forte connue sous le nom de trimethylaminuria.