Stéphane HÉAS
Sociologue, MCU HDR Rennes
Une approche historique rappelle que la peau reste l’objet d’innombrables attentions et intérêts socioéconomiques à mesure notamment de l’avancée vers la « civilisation des loisirs » (Dumazedier, 1962), la balnéarisation des sociétés (Bodin et al., 2009 ; Andrieu, 2008) et les avancées en termes de connaissances biochimiques, dermatologiques ou cosmétologiques. Des produits et des services sont vendus soulignant les bénéfices escomptés pour la peau. Des activités éducatives, thérapeutiques, ludiques ou récréatives sont préconisées ou au contraire proscrites : relaxation, massages, bains et natation, sports nautiques, jeux de plage, sports de combat, etc. Les critères de prè/pro-scription sont adossés parfois à des connaissances scientifiques, parfois à des ficelles marketing ou à des croyances et présupposés plus ou moins fallacieux… Le marché du bien-être ne se dément pas ces dernières décennies, et la peau constitue un organe particulièrement choyé. Mais l’ambivalence est le maitre-mot de la vie humaine comme David Le Breton par exemple le démontre (1990).
Le soleil par exemple induit des effets paradoxaux sur la peau et plus largement sur la vie humaine : apports vitaminiques d’un côté et risques cancéreux des surexpositions de l’autre. Sans même le support des références déistes, le soleil est valorisé vs. démonisé d’une manière plus ou moins irrationnelle. Les professions et catégories sociales supérieures se distinguent par l’attirance ou la répulsion, variable au cours du temps, pour le bronzage ou au contraire l’épiderme protégé des rayons solaires (Granger, 2009 ; Grand-Clément, 2007). D’un côté la noirceur, de l’autre la blancheur épidermique, la sémantique et la dynamique des représentations sociales renforcent cette dualité symbolique. Rappelons que cette partition mélanique n’est pas neutre socialement ou politiquement (Fanon, 1952). Selon les contextes et les époques, le bronzage est censé bonifier l’apparence, valoriser la personne ou au contraire la dégrader socialement, dans les cas les plus discriminants la réduire à l’état d’esclave, parfois à l’éliminer physiquement. Le bronzage peut symboliser une vie de labeur en extérieur (travail dans les champs par exemple, sur les toits, etc.) ou une vie de loisir et de plein air, dans des contrées plaisantes et prisées… ou au contraire au milieu des pollutions et des activités humaines. Cette dynamique est complexe avec la connaissance de l’exposition « solaire » (naturelle ou non) comme accélérateur patenté du vieillissement de la peau. Le marché des cabines de bronzage participe de cet engouement comme de cet apeurement.
Ces variations, ces contradictions et ces paradoxes, enrichissent un commerce croissant et multiplient les échanges humains. Surtout, ils nous permettent de souligner l’importance des dermatologiques doublée ou non de trichologiques, aujourd’hui comme hier (Bromberger, 2010 ; Héas, 2011). La peau humaine est de part en part culturalisée. Les habitudes alimentaires, les usages vestimentaires, les formes de soin (lotions, onguents, massages, etc.) et d’exercices corporels, l’ensemble des usages quotidiens transforment les (épi)dermes. Que dire de l’impact souvent retardé des polluants environnementaux sur notre peau, et plus largement sur notre vie (Jouzel, 2012) ? En outre, des pratiques culturelles plus ou moins spectaculaires mettent en scène la peau humaine : branding, piercing, tatouage, suspension, fakirisme, etc.
Par conséquent, les rapports à la peau humaine ne sont ni linéaires ni unidimensionnels. Notamment parce que la peau n’est pas seulement un marqueur social positif. Les effractions en lien avec les activités quotidiennes (brûlures, coupures, écorchures, etc.) se doublent des affections et des accidents avec des séquelles durables à même la peau. La surface corporelle altérée peut devenir un véritable acteur de la vie des personnes concernées comme nous l’analysons depuis plusieurs années avec les infections ou les inflammations chroniques de type VIH ou Pemphigus (Héas et al., 2015). Il est classique et sans doute très insuffisant de distinguer comme nous avons pu le faire par le passé entre les marques corporelles volontaires et involontaires (Le Hénaff et al., 2007, Liotard, 2003). En effet, cette évocation-distinction impacte directement le paradigme théorique mobilisé ou non par le « regard sociologique » (Hughes, 1997). Qu’est-ce qui relève véritablement de la volonté d’un individu, a fortiori d’un groupe ? Surtout dans un contexte contemporain où les conceptions scientifiques du vivant sont totalement bouleversées. Par exemple, l’autonomie physiologique de l’être humain est, ainsi, largement battue en brèche depuis 15 ans au moins. Des virus, des bactéries, des champignons, etc., vivent en symbiose (ou non) autour, avec et à l’intérieur même des êtres humains (Enders, 2015 ; Preston, 2003). Cette part invisible de la vie, reconnue récemment comme primordiale et presque vertigineuse de complexité, n’est pas l’objet de ce numéro même si insidieusement elle y participe. Nous avons voulu poursuivre notre focalisation sur les marques corporelles tégumentaires visibles (Héas, Dargère, 2014 ; Dargère, Héas, 2015)… telles qu’elles peuvent être exprimées, verbalisées par les porteurs de ces marques mais aussi par celles et ceux qui les accompagnent, qui s’occupent d’eux (éducateurs, aidants, soignants). Car, les vies-expressions humaines mobilisent des symboliques à la fois corporelles et psychiques, largement enchevêtrées qui sont l’objet de ce numéro. In fine, les cicatrices naviguent entre « significations inconscientes, sociales, culturelles et individuelles » (Le Breton, 1995, 45)
En raison de leur plus ou moins grande visibilité, les cicatrices participent des interactions quotidiennes. Les différentes contributions précisent quelques volets de cette importance cicatricielle dans la vie humaine. Les situations présentées sont variées : torture, blessure de guerre, maladie, accident, vieillesse, performance esthétique. Toutes revisitent l’antienne de la vulnérabilité humaine fondamentale. Les processus de valorisation versus de dégradation sont précisés que cela soit sous un regard médical, esthétique, philosophique, historique, sociologique…
Chacun de nous peut se retrouver dans l’une ou plusieurs de ces contributions, en questionnant le souvenir expérientiel et finalement l’impact sur sa propre vie de telle ou telle cicatrice. Au-delà de la connaissance partagée, l’ambition de cette collection hétéroclite est de réfléchir à ses propres cicatrices… réelles et/ou symboliques.
Bernard Andrieu, Bronzage. Une petite histoire du Soleil et de la peau, Paris, CNRS Editions, 2008.
Bodin Dominique, Héas Stéphane, Robène Luc, Javerlhiac Sophie, « De l’émergence des stations balnéaires au tourisme sportif : le mélange des genres à la lueur de l’exemple de la région Bretagne en France », Téoros, 28/2, Automne 2009, p. 29-36.
Bromberger Christian, Trichologiques. Une anthropologie des cheveux et des poils, Paris, Bayard, 2010.
Dargère C ., Héas S., (2015). La chute des masques. De la construction à la révélation du stigmate, Grenoble, PUG.
Dumazedier Joffre, Vers la civilisation des loisirs ?, Paris, Seuil, 1962.
Enders Giulia, Le charme discret de l’intestin : Tout sur un organe mal aimé, Arles, Acte Sud, 2015.
Fanon Frantz, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
Grand-Clément Adeline, « Blancheur et altérité : le corps des femmes et des vieillards en Grèce ancienne », Corps, 2007, n°2/3, p. 33-39.
Granger Christophe, Les corps d’été XXe siècle. Naissance d’une variation saisonnière, Paris, Autrement, 2009.
Héas Stéphane, « Sports et publicités magazines en France : la focale trichologique », in Bertrand Lançon, Marie-Hélène Delavaud (dir.), Anthropologie, mythologies et histoire de la chevelure et de la pilosité. Le sens du poil, Paris, L’Harmattan, mars 2011, p. 267-283.
Héas Stéphane, Dargère Claude (dir.), Les porteurs de stigmate, Paris, L’Harmattan, 2014.
Héas Stéphane, Ferez Sylvain, Le Hénaff Yannick, « Investiguer et objectiver le terrain des maladies “rares” avec l’exemple des Pemphigus et de l’infection au VIH », in Mohamed Mebtoul, Les sciences sociales à l’épreuve du terrain, Oran, Editions GRAS, 2015, p. 97-110.
Hughes Everett C, Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, EHESS, 1997.
Jouzel Jean-Noël, Des toxiques invisibles. Sociologie d’une affaire sanitaire oubliée, Paris, EHESS, 2012.
Le Breton David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990.
Le Breton David, Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, 1995.
Le Hénaff Yannick, Héas Stéphane, Misery Laurent, « Les Marques corporelles involontaires chez les rugbywomen », in Corps. Revue interdisciplinaire (« Corps sportifs »), 2007, n° 2, p. 111-116.
Liotard Philippe, « Le poinçon, la lame et le feu : la chair ciselée », Quasimodo, n° 7 (« Modifications corporelles »), printemps 2003, Montpellier, p. 21-36.
Preston Richard, Les nouveaux fléaux. Ces virus qui nous menacent, Paris, Plon, 2003.