Dépigmentation Cosmétique Volontaire (DCV) : enjeux sanitaires, pratiques, motivations et ébauches de solutions.

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  • Description

    Fatima LY

    Ancienne Interne des Hôpitaux, Dermatologue-Vénérologue
    Université Cheikh Anta Diop de Dakar

    Médecin-chef du service de Dermatologie
    EPS Institut d’Hygiéne Sociale de Dakar

    Référence électronique
    Ly F., (2018). « Dépigmentation Cosmétique Volontaire (DCV) : enjeux sanitaires, pratiques, motivations et ébauches de solutions. », [En ligne] La Peaulogie 1, mis en ligne le 01 juillet 2018, URL : https://lapeaulogie.fr/article/depigmentation-cosmetique-volontaire-dcv-enjeux-sanitaires-pratiques-motivations-et-ebauches-de-solutions//

    Résumé

    La DCV (Dépigmentation Cosmétique Volontaire), peut être définie comme l’ensemble des procédés visant à obtenir un éclaircissement de la peau sombre par l’utilisation à visée cosmétique de produits dépigmentant (PD) par voie topique ou par voie injectable. Les principaux PD sont les suivants : dermocorticoïdes, hydroquinone, sels de mercure et glutathion. Il s’agit d’une pratique universelle essentiellement féminine et dont les prévalences en Afrique subsaharienne varient de 32 à 74%. Les enjeux sanitaires de la DCV sont considérables ; en effet plus de la moitié des femmes qui consultent en dermatologie en zone tropicale présentent au moins une complication dermatologique. Toutes ces considérations en font une priorité de santé publique d’où la nécessité d’une prévention qui passe par le recueil des motivations auprès des pratiquantes. Il ressort des principales études socio-anthropologiques quantitatives menées en milieu hospitalier et qualitatives en population générale que la plupart des femmes qui s’adonnent à la pratique le font essentiellement pour des raisons esthétiques. Un certain mimétisme est egalement retrouvé parmi la gente féminine et la peau claire est considérée comme un objet de séduction. Partant de ces motivations, des ébauches de solution sont envisagées qui privilégient une approche multidisciplinaire non seulement médicale mais egalement socio-anthropologique.

    Mots-clés

    Dépigmentation Cosmétique Volontaire, Motivations, Approche socio-anthropologique, Prévention

    Introduction

    La DCV, encore appelée dépigmentation artificielle, peut être définie comme l’ensemble des procédés visant à obtenir un éclaircissement de la peau dite « noire » par l’utilisation à visée cosmétique de produits dont les propriétés dépigmentantes sont clairement établies. Ces derniers sont utilisés par voie topique ou par voie générale (injectable le plus souvent).

    Cette pratique de la DCV est retrouvée pratiquement sur tous les continents avec des fréquences variables. Les prévalences les plus élevées sont observées en Afrique subsaharienne et en Asie.

    Dans une étude menée par Peltzer K. et al (2017), la prévalence globale de la DCV dans plus d’une trentaine de pays était de 24,5%. Elle variait selon les pays, allant de 0% en Turquie à 83,8% en Thaïlande. La prévalence était plus élevée chez les femmes que chez les hommes, avec des fréquences respectives de 30% et 16,7%.

    En Afrique subsaharienne, les prévalences varient de 32 à 74%, en fonction du pays et de la méthodologie utilisée (Ly, 2006). Plusieurs termes locaux désignent la DCV : Akonti au Togo, Dorot au Niger et au Burkina Faso, Bojou au Bénin, Kobwakana ou Kopakola au Congo[1]. Au Mali, la DCV est connue sous le nom de tcha-tcho, et au Sénégal, sous celui de « xeesal[2] », qui dériverait du mot arabe signifiant décapage. Initialement considérée comme un phénomène de mode au début des années 1970, cette pratique est devenue au fil du temps un véritable modèle esthétique chez de nombreuses Africaines et Africains, dont l’impact socio-économique et sanitaire est considérable.

    En Afrique sub-saharienne, la DCV a longtemps fait l’objet de stigmatisation, en particulier par les mouvements intellectuels qui voyaient dans cette pratique un complexe d’infériorité vis-à-vis de la peau dite « blanche » du colonisateur. Pourtant, certaines études montrent que la principale motivation des acteurs était d’ordre esthétique (Mahé et al., 2004 ; Ly et al., 2007). En effet, la clarté de la peau ainsi que les rondeurs du corps font partie des canons de beauté de la femme noire africaine.

    A ce jour, aucune campagne de sensibilisation n’a été couronnée d’une baisse de la fréquence de cette pratique. En effet, à Dakar, la fréquence hospitalière des complications dermatologiques de la DCV a connu une hausse entre 2003 et 2017 (Hanen M’rabet, 2017). Ces campagnes de sensibilisation restent principalement axées sur l’information, l’éducation et la communication. Elles mettent l’accent sur la connaissance des complications médicales liées à la DCV. Ces dernières, de par leur fréquence, leur morbidité, la mortalité qu’elles engendrent et leur impact économique constituent un enjeu de santé publique.

    Dans cet article, après un bref rappel des enjeux sanitaires, nous ferons une description des procédés et produits utilisés par les adeptes de la DCV. Ensuite, nous nous intéresserons aux aspects épidémiologiques de ce phénomène, et enfin, nous procéderons à une analyse des motivations des sujets avant de proposer des pistes de solutions.

    1. Enjeux sanitaires

    La DCV a un impact négatif considérable sur la santé. Pratiquement toutes les spécialités médicales et chirurgicales sont, en effet, concernées par les complications de cette pratique.

    Les retentissements s’observent aussi bien sur la santé physique que sur la santé mentale, et affectent l’intégrité du schéma corporel (Ly et al., 2006). Cette pratique est à l’origine d’une véritable pathologie qui s’intègre dans ce qu’il est convenu d’appeler une pathologie liée aux comportements. Les complications les plus visibles sont bien évidemment dermatologiques et varient en fonction du climat ; en zone tropicale, ce sont les dermatoses infectieuses qui prédominent. Ces dernières sont variables : mycoses superficielles, gale, érysipèle et dermohypodermites bactériennes. Les dermatoses non infectieuses sont dominées par l’acné et les troubles pigmentaires[3]. Celles-ci, lorsqu’elles sont localisées sur le visage, ont un retentissement important sur le plan esthétique et sont responsables de conduites d’évitement social. Quant aux cancers cutanés, ils ont souvent été évoqués comme argument de dissuasion contre la dépigmentation cosmétique volontaire, mais ce n’est qu’en 2000 que le premier cas fut rapporté par ADDO au GHANA, suivi d’autres cas rapportés par des auteurs sénégalais et maliens. Actuellement, plus d’une dizaine de cas sont rapportés dans la littérature médicale (Ly et al., 2018). Les autres complications générales sont les suivantes : HTA, diabète, endocrinopathies ; des complications nuisibles à la santé et à la reproduction sont également rapportées (Mahé et al., 2005).

    2. Procédés

    En réalité, la plupart des produits dépigmentants sont des médicaments détournés de leur usage. Les principales substances utilisées sont les suivantes : hydroquinone, mercure, propionate de clobétasol et bétamethasone. Ces deux dernières sont des médicaments de la classe des dermocorticoïdes. Récemment, le glutathion est venu enrichir l’arsenal des produits dépigmentants.

    Ceux-ci sont commercialisés sous des appellations très suggestives : ainsi les qualificatifs tels que « Light » (clair), « White » (blanc) sont très souvent utilisés pour les nommer. Ces termes renvoient à un rêve de clarté, d’éclat, de luminosité et de radiance de la peau ; autant de qualités recherchées par les adeptes de la pratique (Mahé et al., 2003). Les produits dispensateurs de ces bienfaits se trouvent facilement sur le marché des cosmétiques en Afrique de l’Ouest, mais également en Europe et aux USA, dans les « ethnic shop », sous les dénominations de Skin light®, White express®, Caro white®, Fair white®. Parfois, ce sont des superlatifs comme « express » et « extrême » qui sont usités pour nommer des gammes de produits éclaircissants. Outre les caractéristiques susnommées, la rapidité d’action et la visibilité du résultat sont ciblées par les promoteurs de ces produits, conformément aux attentes des consommatrices, qui privilégient les « Extreme white® », « So white® », « White express® ».

    Les noms commerciaux des produits dépigmentants sont parfois adaptés de la langue régionale et renvoient alors à une symbolique ancrée dans l’inconscient collectif. Ainsi, il y a quelques années, une publicité a suscité un tollé au Sénégal en vantant les mérites d’une crème dénommée « Khess Petch[4] » qui promettait aux utilisatrices l’éclaircissement de leur peau en 15 jours ! (Ly, 2007). Il arrive aussi que le nom commercial soit choisi en raison de la symbolique à laquelle il renvoie, par exemple la crème Sira[5] qui évoque la peau claire de la femme peuhle. La mode, le titre d’une chanson en vogue ou le nom d’un artiste célèbre peuvent également inspirer les fabricants de produits dépigmentants quant au choix du nom commercial. Le caractère urbain de la clientèle, ainsi que la liberté de choix de la femme adepte de la dépigmentation cosmétique sont mis en exergue dans l’appellation de certains produits, comme c’est le cas pour « L’abidjanaise® » ou la « Femme libre® »

    Quant au glutathion, il est commercialisé sous forme de comprimés, de crèmes ou d’ampoules injectables utilisés par voie intramusculaire, mais surtout intraveineuse. Les noms tels que « Glutawhite® » et « Active white® » sont alors utilisés.

    Signalons qu’à côté des produits industriels, il existe des produits de fabrication artisanale concoctés par les femmes elles-mêmes, qui gardent jalousement leurs secrets de fabrication. Généralement, ces recettes sont à base de vaseline salicylée à des concentrations allant jusqu’à 50%, utilisée pour les zones réputées difficiles à dépigmenter comme les jointures, les dos des pieds, les coudes et genoux. Ces produits dépigmentants de fabrication artisanale peuvent prendre diverses dénominations comme celle de « Nguenteli [6]», par référence à la préparation du rite du paraître lors de la cérémonie du baptême.

    Les techniques de dépigmentation varient également en fonction de l’effet recherché – de la dépigmentation légère, comparée à un peeling superficiel, appelée « leeral » en wolof, au « Gnaral » (dépigmentation à outrance), en passant par le « xeesal » et le « Rothi » (enlevage de la peau). Ces différentes formes de dépigmentation correspondent à un échelonnage des nuances de peau obtenue par la dépigmentation et aboutissant au stade ultime, le plus radical, de la pratique appelée « Gnaral » en wolof, qui s’accompagne de brûlures. Au cours de cette phase intensive de la DCV, les usagères peuvent rester des jours sans prendre de douche et procéder à une occlusion de la peau au moyen de sachets en plastique ou de vêtements en nylon. Cette technique permet d’accélérer le processus de dépigmentation. Habituellement, les femmes ont recours à ce procédé en vue de la préparation d’un évènement festif (baptême, mariage, fête religieuse, fête de fin d’année…). Certains mélanges réputés blanchir la peau de manière intense dans un délai très court sont dénommés « 24H » ou « 72H », en raison de leur rapidité d’action. Les adeptes de la pratique radicale débordent d’imagination et sont prêtes à tous les sacrifices, y compris à supporter le supplice de douleurs corporelles, de brûlures cutanées et d’un inconfort majeur.

    3. Facteurs déterminants

    La DCV n’est pas l’apanage des femmes au teint noir, quel que soit le teint initial (clair, noir, intermédiaire), le recours aux produits dépigmentants est rapporté.

    Concernant la distribution de la pratique, il est admis une fréquence plus élevée en zone urbaine qu’en zone rurale. Ainsi, généralement, la migration des zones rurales vers les zones urbaines marque le début du recours à la DCV, et l’un des premiers changements noté concerne un éclaircissement de la couleur de la peau des « migrants ». En effet, la DCV a d’abord été considérée comme une pratique d’essence essentiellement urbaine, comme le laisse suggérer une étude effectuée à Dakar (Mahé et al., 2004) qui montre que si plus de la moitié des femmes étaient des natives de Dakar, une proportion non négligeable d’entre elles (39,5%) était originaire des zones intérieures du pays. C’est comme si la mode s’impulsait de la capitale vers les autres régions (Boussana, Didillon, 1986). Dans cette même étude dakaroise, les auteurs ont dégagé le « profil-type » suivant de la femme adepte de la DCV : âgée de 20 à 40 ans, mariée ou faisant état de fréquentation masculine, ayant été scolarisée, disposant d’un certain niveau de vie, disposant volontiers d’une activité professionnelle. Ce profil-type recouvrait environ la moitié des utilisatrices de l’échantillon. Toutefois, il faut signaler que ce phénomène est également observé chez le genre masculin, que ce soit à Dakar, au Congo ou au Nigeria (Ajose, 2005). Signalons qu’au Sénégal, l’usage de produits dépigmentants chez les hommes est marginal, relevé essentiellement dans le milieu des homosexuels ou chez les artistes, tandis qu’au Nigeria ou au Congo, la pratique est plus fréquente chez les hommes, et le terme utilisé est celui de maquillage, grâce auquel est atténuée toute la connotation négative associée à la DCV. Concernant les autres déterminants, toutes les couches sociales semblent concernées et ceci, indépendamment du niveau d’instruction des sujets. Les femmes d’un niveau d’instruction supérieur constituaient plus du 1/3 de l’échantillon de ٣٠٢ patientes venues consulter pour une dermatose faciale (M’rabet, 2017). Malgré un niveau d’instruction élevé, la pratique est toujours prégnante, confirmant que la connaissance des risques sanitaires encourus par l’utilisation des produits dépigmentants ne constitue pas un frein à ce phénomène. Il en est de même du niveau socio-économique élevé et de la possession de bien de consommation tels que le téléviseur, le téléphone et la voiture. Le niveau socio-économique est un discriminant dans le type de produit utilisé : les plus aisées portent le choix sur des produits chers censés être de meilleure qualité, tandis que les plus modestes se rabattent sur les produits bon marché. Dans tous les cas, les femmes allouent un budget substantiel à l’achat des produits dépigmentants. C’est ainsi qu’une étude réalisée en 2013, dans un service de dermatologie à Dakar, révélait qu’environ ١٩٪ du revenu des ménages était consacré à l’achat de ces produits et à la prise en charge des complications dermatologiques liées à cette pratique (Diongue, 2013). Cette estimation n’avait pas pris en compte les nouveaux produits tel le glutathion, beaucoup plus onéreux, puisque la somme totale dépensée pour obtenir l’éclaircissement souhaité varie de 250 mille à 450 mille F CFA (533 à 686 euros). La pratique d’une activité salariée ou des contacts avec une clientèle, dans le cadre d’activités commerciales, étaient relevées chez plus de la moitié des femmes qui utilisaient des produits dépigmentants. Ces activités professionnelles ont pu être considérées comme des facteurs favorisant l’usage des dépigmentants (Boussana, Didillon, 1986).

    D’autres déterminants tels que la lecture de magazines féminins comme Amina[7] étaient identifiés (Mahé et al., 2004). Ce magazine fait en effet la promotion à outrance de nombreuses marques de produits éclaircissant. D’une manière plus générale, la publicité des produits dépigmentants a fini par envahir l’espace public. En effet, dans de nombreuses capitales africaines et leurs banlieues, le regard est constamment attiré par de larges panneaux publicitaires qui vantent les mérites des produits dépigmentants, au mépris des règles élémentaires de la déontologie qui régit la publicité. L’agression publicitaire ne se limite pas aux magazines, mais pénètrent au sein même des foyers aux heures de grande écoute, participant au brouillage des normes esthétiques traditionnelles des adultes comme des enfants. Tout se passe comme si, « les puissants prédateurs de l’économie néolibérale exploitaient la vulnérabilité psychologique, les incertitudes, les frustrations et les angoisses des populations pour s’enrichir » (Bonniol, 1995). En effet, les retombées financières de l’industrie des cosmétiques dépigmentant constituent une véritable manne : les produits blanchissants représentaient 10% du marché cosmétique, soit 2 milliards euros en 2007 (Le Monde[8] du 30 Août 2008). Abusant du label peaux noires et métissées, les spécialistes de produits cosmétiques mettent sur le marché des produits dépigmentants contenant le plus souvent les mêmes principes actifs que ceux retrouvés dans les médicaments.

    4. Motivations

    Les motivations de la DCV ne sauraient être univoques. Ainsi, plusieurs théories sont développées pour tenter d’expliquer le phénomène de la dépigmentation de la peau noire. D’une part les tenants de la théorie raciale qui stipulent que cette pratique relève d’un complexe d’infériorité des adeptes, et d’autre part, ceux qui voient dans cette pratique un phénomène de mode, qui s’inscrit dans une logique esthétique. Pour comprendre les motivations réelles de ce phénomène un petit rappel historique s’impose.

    a) Rappel historique, Esthétique et couleur de peau

    Sur le plan historique, il est intéressant de signaler que la dépigmentation de la peau est une pratique très ancienne qui remonte à l’antiquité. Durant cette période, des femmes originaires d’une partie de l’Europe, de la Méditerranée et de l’Asie utilisaient des produits éclaircissants (Ly t al., 2012). Paradoxalement, à cette époque en Egypte, la peau noire symbolisait la beauté et la représentation du Noir ne se faisait pas par les présumés attributs que seraient le ridicule ou la laideur (Diop,1987). Cette tendance s’est inversée lors des contacts entre l’Europe et l’Afrique. Ainsi, Pol Gossiaux en reprenant Sméralda (2002) considère qu’il a existé une hiérarchie des « races » et des cultures dans laquelle figurait, au bas de l’échelle, l’homme noir.

    De son côté, la civilisation musulmane a également été marquée par la connotation dépréciative de la peau noire, comme l’ont mis en exergue des poètes noirs des VIIe et VIIIe siècles[9]. Toutefois, le premier muezzin de l’histoire de l’Islam fut un Noir, et cet argument est souvent avancé pour démontrer l’égalité entre les différentes races et il est utilisé tant par les femmes qui utilisent les produits dépigmentants, que par celles qui refusent la DCV (Ly et al., 2006, 2008). Actuellement, avec les avancées de la biologie en général et de la génétique moléculaire en particulier, la notion de race est reléguée aux oubliettes, aussi bien par les biologistes que par les anthropologues. En effet, le déchiffrement du génome humain établit l’unité de l’homme (avec une similitude du patrimoine génétique de tous les humains équivalent à ٩٩,٩٪). Cette similitude génétique de tous les hommes peut mener à une remise en cause des idées tenaces sur la différence raciale.

    Sur le plan esthétique, depuis les Lumières, le Blanc semble avoir été associé au beau, contrairement à ce qu’il en a été du Noir, qui s’est vu affublé de tous les termes péjoratifs imaginables. Cette stigmatisation systématique et unilatérale a eu un impact négatif sur l’inconscient de nombre de Noirs, qui ont intériorisé le préjugé racial, et ce que Bonniol a appelé la « cascade du mépris » (Bonniol, 1995). Pourtant, des auteurs tels que Diop et Snowden (1987) ont montré que les représentations positives associées au Noir ont prévalu en Afrique précoloniale. En effet, rappelons que dans l’Afrique précoloniale, la peau noire et lustrée était signe et symbole de beauté, le teint sombre ou lustré était considéré comme un signe de beauté en Afrique. Le renversement de valeurs opéré dans les canons esthétiques serait lié au processus colonial, avec notamment l’érection de nouvelles classes sociales, le métissage et la hiérarchisation des couleurs de la peau qui s’en est suivi. Il est intéressant de citer en exemple les « signares » de St Louis et de Gorée au Sénégal qui symbolisait la beauté en partie pour la clarté de la peau pour les métisses.

    Let le préjugé portant sur la couleur sombre de la peau aurait été renforcé par les Noirs eux-mêmes, avec comme conséquence majeure la dévalorisation de leur propre image. Partant de là, Frantz Fanon évoque, la thèse de « malédiction corporelle » et prédit la mise au point d’un sérum de dénégrification : « Depuis quelques années, des laboratoires ont projeté de découvrir un sérum de dénégrification ; des laboratoires, le plus sérieusement du monde, ont rincé leurs éprouvettes, réglé leurs balances et entamé des recherches qui permettront aux malheureux nègres de se blanchir et ainsi de ne plus supporter le poids de cette malédiction corporelle ». Ce texte de Fanon est paru en 1952, mais c’est en 2016 que la presse en ligne relayait une information, peu crédible du reste, qui rapportait la découverte par un laboratoire russe d’une technique qui permettait aux Noirs de se défaire de la couche noire de leur peau. Cette information, fondée ou non, témoigne du malaise provoqué par le phénomène de la DCV et relance le vieux débat concernant ce que Fanon stigmatisait en termes de « honte de la peau noire » (Ondongo, 1989). Partant de ce postulat, la plupart des mouvements intellectuels « noirs » ont stigmatisé la pratique de la dépigmentation cosmétique assimilée à une pratique qui trahit un complexe d’infériorité vis à vis de la peau blanche de l’ancien colonisateur. Des mouvements comme celui de la Négritude[10], mais aussi plusieurs auteurs africains, ont repris à leur compte la thèse du complexe d’infériorité. Pour Memmi (1957), « la première tentative du colonisé est de changer de condition en changeant de peau ». Il voit dans la pratique de la dépigmentation « le complexe d’infériorité du colonisé, dont les sentiments vont de la honte à la haine de soi » ainsi qu’il le décrit dans son Portrait du Colonisé. Selon lui, la négrophobie du Nègre s’observerait dans la propension qu’ont les négresses à se défriser les cheveux et à s’éclaircir la peau pour « blanchir un peu » (Dlova et al., 2015). Quant à Ndri Kouassi (2016), il considère que cette pratique s’apparente à une négation de soi et au renoncement de ses caractéristiques morphologiques.

    b) Début de la DCV

    Très peu de données sont disponibles sur l’historique de la DCV, les débuts de ce phénomène, tel qu’il est connu actuellement se situerait en 1951, en Afrique du Sud (Dlova, 2015). Dans ce pays en proie à l’apartheid, le commerce des produits dépigmentants qui s’est développé concomitamment, s’est révélé très lucratif. À partir du milieu des années 1970,, le gouvernement commença à règlementer les ingrédients actifs contenus dans la fabrication des produits qui servaient à cet usage, interdisant d’abord le mercure ammoniacal et, plus tard, limitant le taux d’hydroquinone autorisé à 2%. Au cours des années 1980, l’opposition aux agents servant au blanchiment de la peau devint un corollaire du mouvement antiapartheid ; les professionnels de la santé et les activistes de la Conscience noire réclamant leur interdiction complète, pour des raisons à la fois sanitaires et politiques. En 1990, la réglementation sud-africaine interdit l’utilisation d’hydroquinone dans la fabrication des cosmétiques. D’ailleurs, l’Afrique du Sud est devenu le premier – et est toujours le seul – pays au monde à interdire la publicité des éclaircissants et des messages contenant des mots tels que blanchir ou éclaircir (Westerhof, 1997). C’est sans doute dans ce contexte que la DCV a été interprétée comme un complexe d’infériorité vis à vis de la peau blanche et une tentative d’uniformisation des « races » (Ondongo, 1989). Dans d’autres pays francophones comme anglophones d’Afrique subsaharienne, l’usage de produits dépigmentant remonterait aux années 1970. A titre indicatif, il est rapporté au Sénégal une mesure gouvernementale qui encourageait la répression et la stigmatisation des femmes dépigmentées.

    c) Motivations

    Les motivations recueillies auprès de la majorité des adeptes de la dépigmentation sont d’ordre esthétique, un mimétisme est également retrouvé pour obéir aux normes esthétiques véhiculées par la société. Ainsi, la clarté de la peau est très appréciée contrairement à la blancheur de la peau qui n’attire que très peu d’adeptes de la DCV. A notre connaissance, il n’a été rapporté que de manière exceptionnelle un attrait pour la peau blanche pour justifier cette pratique. D’ailleurs le terme utilisé par la plupart des femmes qui se dépigmentent est le teint plutôt que la couleur de la peau (Ly et al., 2006).

    Logique d’esthétique

    Les principales motivations déclarées par les femmes adeptes de la dépigmentation montrent qu’elles se situent dans une logique esthétique. En effet, au cours d’une enquête qualitative menée à Dakar en 2006, l’analyse du corpus révélait que la femme sénégalaise construit son identité féminine sur la beauté et les rites du paraître. Pour illustrer les résultats de cette étude (Ly et al., 2006), voici certains propos recueillis auprès des femmes interrogées: celles-ci déclaraient de manière unanime que la femme est associée à la beauté, et affirmaient également que si les femmes se dépigmentent c’est pour « se rendre belles ». Ici, la peau comme enveloppe corporelle naturelle semble occuper une place de choix. Le fait de s’enduire le corps d’un produit (crème, onguent), qu’il contienne ou pas des composés éclaircissants, suppose que la femme consacre du temps à sa personne au moins une fois par jour ; qu’elle dispose du temps pour le faire ; qu’elle prenne le temps de se masser ; d’avoir ce geste récursif par lequel elle connaît ses formes, sa silhouette, sa peau, et peut ainsi contrôler sa beauté. Il est intéressant de resituer l’objet « peau » dans cette logique d’esthétique. Les femmes s’intéressent à leur peau au même titre qu’elles se coiffent, se maquillent, se parfument et s’habillent. C’est dans cette dynamique qu’un grand nombre d’entre elles entreprennent un travail sur leur peau et en arrivent à la dépigmentation cosmétique volontaire. Elles rationalisent leur pratique, à l’instar de cette participante au focus group : « …tout ce qu’une femme peut faire pour être belle, n’est pas illicite. C’est pourquoi les femmes utilisent des mèches [pour allonger les cheveux] et font du Xeesal ».

    Notons ici les nombreux bouleversements sociaux intervenus pour ériger la peau claire en norme esthétique

    La qualité de la peau répond à un certain nombre de caractéristiques qui positionnent la femme selon une norme de beauté : clarté de la peau, embonpoint. Les femmes interviewées définissent la peau par son teint, terme qui vaut aussi pour sa « couleur » (claire), son aspect et sa luminosité. L’homogénéité du teint, son élasticité et sa consistance sont autant de caractéristiques que la femme prend en compte dans les critères de beauté de la peau. Dans cette logique, la dépigmentation artificielle devient un outil d’apparat dans une société où se développe de plus en plus le culte de l’apparence (Amadieu). Il apparaît ici une certaine « liberté de choix» des femmes qui s’adonnent à la dépigmentation cosmétique. Juliette Sméralda voit dans cette liberté de choix le « prolongement d’un système de domination occidentale relayée par une esthétique exogène inspirée des canons occidentaux ». Ce qui semble paradoxal, c’est que la plupart de ces femmes, surtout celles originaires des banlieues, recherchent une silhouette aux formes rebondies (Verstraeten et al., 2014), contraire aux canons occidentaux, s’habillent de manière quasi exclusive avec des tenues traditionnelles (Ly et al., 2007). Notons que la teinte initiale de la peau ne conditionne pas nécessairement le passage à la dépigmentation. Ainsi, dans une étude quantitative menée en 2006 dans un service de dermatologie, les auteurs avaient trouvé que parmi les femmes qui utilisaient des produits dépigmentant, le teint initial était variable : noir dans 41.5% des cas, clair dans 32.9%, et intermédiaire dans 25.6% (Ly et al., 2008). Le désir de modifier le teint initial est souvent un motif d’initiation de la pratique : « Moi j’étais trop noire, pour me rendre belle et avoir un teint clair, je me suis enduit le corps qui a commencé à s’éclaircir. Alors les gens me disaient : « Tu es devenue très belle ». Mon intention était de m’éclaircir un peu ». Malgré la clarté naturelle de la peau, certaines femmes n’hésitent pas à recourir à l’usage des produits dépigmentants.

    « La femme de mon frère est (Portugaise), pourtant elle est déjà claire et elle fait le xeesal »,

    « Une copine métissée (Portugaise – Bambara), qui a un joli teint clair … fait le « xeesal ».

    Ce phénomène laisse penser qu’influer sur la teinte de la carnation n’est pas l’unique caractéristique sur laquelle les utilisatrices souhaitent agir. Elles accordent également de l’importance à l’aspect de la peau et l’objectif recherché est malheureusement très différent du résultat obtenu. Ainsi, s’installe un cercle vicieux entre la quête d’une peau parfaite, claire, et l’apparition des complications dermatologiques qui rendent la peau dépigmentée aux antipodes des caractéristiques suscitées. Cette dimension esthétique de l’éclaircissement de la peau a été également mise au jour par les auteurs congolais Didillon et Bounsana, sur un échantillon de 420 individus (Didillon et Bounsana, 1984). Quel que soit le pays considéré, les mêmes motivations sont avancées, rendant compte de la comparabilité des motivations au sein de la population des dépigmentées, et cela, au-delà des frontières géographiques. Notons que les fonctions réparatrices et thérapeutiques des produits dépigmentants sont également recherchées par de nombreuses femmes. Il faut rappeler que la peau noire de par sa richesse en mélanine est particulièrement sujette à l’hyperpigmentation post inflammatoire[11] qui se manifeste par une augmentation de la pigmentation qui est localisée au site de l’inflammation quel qu’en soit la cause. La correction de cet aspect bigarré au niveau de la peau est également une des motivations avancées par les femmes qui s’adonnent à la pratique. Dans une étude quantitative menée à Dakar, 11% des femmes déclaraient que l’initiation de la pratique était motivée par la volonté de corriger les troubles pigmentaires (taches) faisant suite à certaines affections dermatologiques (M’Rabet, 2016). Tout se passe comme si la gent féminine cherchait la peau idéale : claire, homogène, lumineuse et sans tache. La peau est ainsi choyée considérée comme un alter ego qu’on cajole pour reprendre les termes David Le Breton (2008) même si ce dernier ne faisait pas allusion à la peau dépigmentée. Malheureusement cette quête de peau idéale se solde le plus souvent par un échec. En effet, l’application répétée de produits dépigmentants s’accompagne constamment de complications dermatologiques que les adeptes de la pratique tentent de camoufler par moult astuces qui s’avèrent inefficaces. Il s’installe un cercle vicieux car plus les femmes appliquent les produits dépigmentants, plus apparents sont les méfaits sur la santé avec un résultat désastreux sur le plan esthétique et retentissement psychologique très important et l’installation à la longue d’un mal-être.

    Un principe de socialisation

    Ce teint clair tant recherché par tous les temps et sous tous les cieux permet de se conformer à un groupe social celui des « femmes dépigmentées ». On note une évolution dans la démarche. Une enquête qualitative réalisée à Dakar auprès de groupe de femmes âgées entre 23 et 45 ans, nous a permis d’établir que la première utilisation de produits dépigmentants relevait le plus souvent d’un conseil esthétique et était empreinte d’une certaine naïveté (Ly et al., 2006). Les propos de participantes aux focus-group abondent dans ce sens : « C’est ma grande sœur qui faisait le xessal. De temps en temps il m’arrivait de voler un peu de ses produits. Avec ce que j’ai dérobé je m’enduisais le corps ». « Moi c’est ma grand-mère qui m’a influencée, car je l’ai fait très tôt, à l’âge de ١٤ ans. Une fois je suis partie lui rendre visite et elle m’a dit qu’ici c’est le Xessal qui est à la mode mais pas le teint sombre. Mon premier tube c’est elle qui me l’a acheté ».

    La démarche mimétique est largement prépondérante, et ce mimétisme est favorisé par la médiatisation. Pratiquement tous les auteurs s’accordent sur cette conclusion (Mahé et al., 2004). « Quand elles voient la beauté des mauresques ou des femmes de teint clair à la télé, elles veulent devenir comme elles ». La finalité des usagères, comme nous l’avons vu précédemment semble être le rite du paraître surtout lors d’évènements festifs (baptême, mariage, cérémonies religieuses). « Moi c’est lorsque j’étais en état de grossesse que j’ai commencé à faire le Xessal, car ce sont mes copines qui me disaient de m’éclaircir la peau pour que le jour du baptême je sois remarquée » ou encore « Les baptêmes, mariages, gamous (fêtes religieuses), magal (commémoration religieuse) et autres cérémonies se préparent pendant 2 mois, pour cela, il nous faut, lors de ces cérémonies, se préparer pour être belle en étant le plus clair possible ». Ces propos rappellent la thèse de Jean François Amadieu sur le poids des apparences (2012). La pratique participe également de la valorisation statutaire et s’inscrit dans une logique corporatiste. C’est ainsi que de façon unanime, selon les personnes interviewées, « être claire » signifie avoir une position sociale respectable et être encline à affecter une certaine condescendance envers la catégorie des femmes non dépigmentées. « Le Xeesal te donne une certaine classe parmi tes amies. Tu te crois plus belle que toutes » ou encore « Dans les cérémonies on sert les femmes sombres en dernier tandis que les teints clairs sont considérés comme les VIP ». Cette valorisation statutaire comporte des revers, puisqu’elle enferme la femme dépigmentée dans une prison la condamnant à continuer inlassablement les applications de produits dépigmentants, au risque de perdre l’éclat et la clarté de sa peau obtenue au bout de rudes et épiques combats. En effet toute variation du gradient de pigmentation dans le sens d’un assombrissement du teint sera interprétée par l’entourage en termes de perte, perte de revenus, baisse du niveau socio-économique, perte de l’harmonie au sein de son ménage : « …si tu abandonnes et que ton visage s’assombrit, on dit que tu as des difficultés, des problèmes au niveau du foyer. Et on dit aussi que tu n’as plus d’argent… ».

    Il est intéressant de remarquer une certaine évolution dans l’attitude des usagères au fil des années : d’un sentiment de honte et de culpabilité, qui se manifestait par un déni formel, on assiste actuellement à l’adoption d’une posture plus décomplexée qui revendique la pratique et l’assume. Elles ont dépassé leur gêne à nommer la pratique qui les poussait à user des expressions telles que « mettre des produits », « enlever des taches », « soigner des boutons ». Actuellement, elles assument franchement leurs choix. Tout se passe comme si le corps devenait un moyen d’afficher son bonheur (Ly, 2006), d’être libre de ses choix esthétiques, de son habillement, de sa coiffure, sans que personne n’y trouve quelque chose à redire. Ce choix clairement assumé laisse transparaitre une forte personnalité. C’est ce qui semble ressortir d’une étude qualitative comparant le degré d’affirmation de soi par l’échelle de Rathus[12] entre deux groupes de femmes dont l’un pratiquait la DCV. Les femmes qui pratiquaient la DCV avaient un degré d’affirmation de soi plus élevé (Ba, 2011).

    Une arme de séduction

    La Dépigmentation cosmétique rentre dans le cadre d’une stratégie de séduction d’abord à l’égard des femmes et ensuite à l’égard des hommes. Ces résultats sont récurrents dans toutes les études qui s’intéressent à la pratique. « Les hommes n’aiment que les belles femmes. Donc pour les attirer, nous nous éclaircissons le corps pour nous rendre belles » ou encore « Pour être belle et que les hommes soient toujours contents quand ils nous regardent ».

    Cette stratégie dévoile la complexité des rapports sociaux de sexe qui régissent les relations entre hommes et femmes. Il ne semble pas faire de doute que l’homme joue un rôle important dans le phénomène. En tant que mari ou partenaire, il peut apprécier et cautionner la pratique en achetant les produits ou bien en fournissant le budget mensuel nécessaire à leur achat. La polygamie alimente cette rivalité sororale : « Oui bien sûr pour ne pas être prise de court, on est obligé de faire du Xessal, car c’est un déshonneur pour la femme s’il arrivait que sa coépouse rejoigne le domicile conjugal, la trouvant toute noire ». De nombreuses femmes noires initient ou radicalisent la pratique lorsque leur mari épouse une seconde voire une troisième épouse. Dans une étude réalisée à Dakar, 7% des utilisatrices de produits dépigmentants déclaraient que leur pratique était encouragée par leur mari ou motivée par la préparation du mariage (Hanen M’rabet, 2016). Ainsi, les fabricants de produits cosmétiques ont mis sur le marché un produits dépigmentants appelé « 7 jours avant le mariage». Pour les jeunes filles, la dépigmentation s’inscrit dans la logique de la quête d’un mari qui selon elles n’ont de yeux que pour les femmes claires : « Les hommes n’aiment que les belles femmes. Donc pour les attirer, nous nous éclaircissons le corps pour nous rendre belles ». Toutefois, certaines femmes, malgré une opposition franche de leur conjoint, continuent les applications des produits dépigmentants. Ces femmes afficheraient de la sorte leur liberté de choix, censée être indépendante de toute influence masculine.

    Ambivalence dans le discours des hommes

    Pourtant le discours des hommes est ambivalent. Si 49% des hommes émettent des avis négatifs sur la pratique (Boussana, Didillon, 1986), nombreuses sont les femmes qui affirment que c’est leur époux qui finance l’achat des produits dépigmentants et encourage la pratique, en partie dans le cadre de l’érotisation du corps de la femme. « Si elle refuse de continuer son « xeesal », il est prêt à prendre une autre épouse de teint clair parce qu’il ne peut pas vivre avec une femme de teint noir ».

    En outre, du côté des guides religieux, essentiellement des hommes, on n’entend guère un discours condamnant avec fermeté la pratique. Il est pourtant admis que le changement de pigmentation ou de tout autre attribut corporel n’est toléré par aucune des religions révélées.

    Ambivalence dans le discours des femmes

    Nous avons également pu constater, grâce à autre une autre enquête qualitative menée à Dakar que certaines femmes qui refusaient la dépigmentation cosmétique volontaire et considéraient la peau noire comme marqueur identitaire appréciaient parfois une DCV réussie (Ly et al., 2008).

    La dimension narcissique et addictive de la pratique : la quête d’un idéal

    La dimension narcissique est largement observée dans le groupe des dépigmentées. Le changement de teint leur confère un regain de confiance en elles-mêmes et une augmentation de l’estime de soi. La plupart des femmes reconnaissent le caractère avantageux d’une peau claire : « Si tu te mets devant le miroir ou bien si tu es bien vue dans le quartier… Vous savez, nous les femmes nous aimons être belles. Si on est dans un tel état, nous nous sentons très fortes croyant qu’on peut supporter le ciel sur nos deux mains. Le Xeesal nous flatte ».

    Les témoignages de femmes dépigmentées mettent en lumière leur désir constant d’aller toujours plus loin dans le processus d’éclaircissement: « Et aussi même étant claire, si tu vois quelqu’une qui a le visage clair, cela te pousse à devenir plus claire encore pour être au-dessus d’elle. Il y a des femmes qui veulent vraiment être remarquées ».

    Par la répétition de la gestuelle quotidienne qui consiste à s’enduire le corps de produits dépigmentant, la femme retrouve confiance en soi. A la longue, s’installe une addiction rapportée par de nombreuses pratiquantes : « C’est un feeling de femme, c’est le sel dans la vie. Une femme, il faut qu’elle fasse quelque chose pour charmer son homme. Moi si j’arrête, j’ai peur de fréquenter les gens…C’est comme s’il me manquait quelque chose, comme si tu avais porté des habits sales ou déchirés, tu le sens, tu deviens faible. Maintenant si tu es bien habillée, bien présentable, tu deviens courageuse, tu peux affronter n’importe qui ».

    L’addiction à la DCV a déjà été rapportée par Antoine Petit (2007) qui voit dans la dépigmentation certains attributs de l’addiction en tant phénomène de dépendance psychoaffectif : l’impossibilité d’arrêter, le caractère illégal, les pratiques extrêmes et la dissimulation. Le témoignage d’une femme adepte de la DCV recueilli lors d’une enquête qualitative menée à Dakar (Ly et al., 2006) conforte son analyse :« Si tu es habituée à faire du « Xeesal », tu deviens esclave, si tu restes deux jours sans enduit, tu es en manque, et aussi si tu disposes d’un peu d’argent, au lieu d’aller chercher de quoi manger, tu vas t’offrir des produits au marché. C’est comme un fumeur qui a envie et qui n’as pas de cigarettes » (extraits d’un entretien individuel).

    Ces différentes caractéristiques sont également retrouvées chez les adeptes du bronzage, ce qui laisse présumer que cette pratique du brunissement de la peau blanche serait le pendant de la DCV. La finalité du bronzage est en effet la quête d’une peau brune (Scalbert et al., 2015), très proche du teint idéal -, teint marron -, recherchée par la plupart des femmes interviewées à Dakar (Ly et al., 2006). Serions-nous à l’ère du métissage universel dans le sillage de la mondialisation ?

    Au bout, après de nombreuses souffrances, un corps transformé

    Comme nous l’avons vu plus haut, dans la description des différents processus, le corps de la femme passe par de nombreuses étapes avant d’aboutir au résultat esthétique escompté. Dans le cas de la DVC, ces différentes étapes sont marquées par des souffrances corporelles résultant de la toxicité des mélanges appliqués directement sur la peau. Rien ne semble arrêter ces adeptes de la peau claire : ni la douleur cutanée ni les brûlures, encore moins les complications médicales. Ainsi, Juliette Sméralda (2004), dans son ouvrage Peau noire cheveu crépu. L’histoire d’une aliénation (Sméralda, 2004) postule que pour cadrer avec l’idéal en vigueur, aucun sacrifice n’est trop grand, aucune douleur insupportable, la peau est soumise à des formes d’agression caractérisée. Au bout du compte, le corps subit de nombreuses transformations concernant non seulement la couleur mais également l’aspect, avec la survenue de complications et de séquelles inévitables. La conversion chromatique et la métamorphose physique s’accompagnent parfois d’un changement de personnalité. Il est connu que les produits à base de corticoïdes peuvent induire une accoutumance et entretenir une excitation psychomotrice responsable d’une certaine désinhibition des femmes qui s’adonnent à la DCV. Certaines femmes affirment éprouver un certain malaise en observant l’image que leur renvoie leur miroir. Ne sont-ce pas là les prémisses de troubles de la personnalité ? Ces cas présentent une certaine analogie avec ceux de femmes qui ont présenté des troubles de la personnalité – telle qu’une dépression -, après avoir subi une intervention en chirurgie esthétique (Le Gouès, 2004).

    L’étude des motivations profondes de la DCV dévoilées par les consommatrices de produits dépigmentants permet de mettre en place des stratégies de prévention de cette pratique qui constitue une priorité de santé publique.

    5. Ebauches de solutions

    La prévention de la DCV s’articule autour de trois axes : la prévention primaire, la prévention secondaire et la prévention tertiaire. Concernant la prévention primaire, il s’agira de dissuader l’initiation de la pratique chez les jeunes filles et les jeunes femmes grâce à une sensibilisation. Les arguments sont basés sur les motivations recueillies auprès des pratiquantes. Les méthodes utilisées sont variables : il s’agit d’organiser des séances d’IEC (Information Education Communication), de CCC (Communication pour le changement de Comportement) et d’ICC (Information pour le changement de Comportement). Cette sensibilisation aurait un impact majeur si elle passait par des actions populaires assorties de campagnes d’information ; l’organisation de débats ; la sensibilisation des leaders d’opinion, etc. L’utilisation de supports tels que les magazines de beauté, les panneaux publicitaires, les publireportages radiotélévisés aux heures de grande écoute pourrait être d’un apport certain. Au-delà de ces activités classiques de prévention médicale, une approche transdisciplinaire, socio-anthropologique, s’avère indispensable. En effet, la sublimation de la peau noire passe par la réconciliation de la femme avec sa peau noire en particulier, en utilisant les arguments suivants avancés par les femmes qui refusent la DCV: peau noire comme marqueur identitaire, fonctions protectrices de la peau noire, plus grande résistance au vieillissement intrinsèque… (Fanon, 1971). Il serait intéressant de ré-initier le dialogue en puisant les ressources dans les repères historiques et intellectuels et en évitant la stigmatisation des femmes atteintes de pathologies liées aux comportements (DCV et anorexie). Pour une meilleure efficience de ces stratégies, il conviendrait de les mettre en place dès le plus jeune âge. En effet, ce type de stratégie a montré des résultats probants dans le cadre de l’exposition solaire pour la prévention des cancers cutanés chez des sujets de phototypes clairs (Stoebner-Delbarre et al., 2005). Le combat pour le respect de l’intégrité de la peau humaine quelle que soit sa couleur est un combat qui mérite d’être gagné. Ce combat est à mener non seulement contre les prédateurs de l’économie néolibérale qui inondent les marchés de produits cosmétiques bas de gamme destinées aux peaux pigmentées, mais également contre les medias qui amplifient les messages de banalisation de la DCV et enfin contre les pouvoirs publics qui cautionnent cette pratique. En somme, il s’agirait de développer une ethno-cosmétologie éthique reposant sur les ressources locales, gage d’un développement durable. Ceci permettra la mise sur le marché de produits cosmétiques de qualité et d’innocuité prouvée, financièrement accessibles, en mesure de répondre aux attentes des consommateurs. Parallèlement, un système de cosméto-vigilance fiable permettrait de répertorier les effets secondaires des produits après leur mise sur le marché.

    En outre, une protection des consommateurs devrait être assurée par les pouvoirs publics. Il ne s’agit pas d’interdire la pratique comme l’ont fait certains pays telle que la Gambie, sans résultats probants, mais plutôt d’appliquer la réglementation concernant la publicité des médicaments détournés de leur usage tels que les dermocorticoïdes et l’hydroquinone. C’est dans cette optique qu’une association dénommée A.I.I.D.A (Association d’Information sur la Dépigmentation Artificielle) a été créée en Janvier 2001 à Dakar. Les objectifs de cette association sont : la sensibilisation et l’information (sans la stigmatisation) sur les méfaits de la dépigmentation cosmétique volontaire, l’élaboration de messages pertinents en vue de faire cesser la pratique de la dépigmentation artificielle et enfin la prise en charge adaptée des complications.

    Quant à la prévention secondaire, elle permettrait d’éviter la survenue des complications chez les personnes ayant recours aux produits dépigmentants à visée cosmétique. Ceci implique une accessibilité géographique et financière aux structures sanitaires pour l’initiation d’un traitement précoce. Un accompagnement psychologique serait indispensable dans le processus de sevrage des consommatrices. Un suivi sanitaire rapproché serait le gage d’un dépistage de certaines complications ou d’un diagnostic précoce. De plus ce suivi médical pourrait permettre d’éviter le retentissement psychologique souvent observé en cas d’arrêt de la pratique.

    Enfin la prévention tertiaire consisterait en un accompagnement psychosocial des femmes qui ont des séquelles très affichantes (préjudice esthétique) consécutives à la pratique de la DCV.

    Conclusion

    La dépigmentation cosmétique volontaire est une pratique retrouvée pratiquement sur tous les continents et intéressant presque tous les phototypes. Il est un fait qu’elle est très répandue en Afrique subsaharienne. Les produits utilisés sont variables et le circuit de production et de vente n’est pas bien réglementé. Son coût économique ainsi que son impact sur la santé physique et mentale constituent une entrave certaine aux objectifs de développement durable, d’où la nécessité d’une prévention. Cette prévention devra s’articuler autour de différents axes, basée sur les motivations déclarées, et impliquer les pouvoirs publics qui sont incontournables mais surtout privilégier une approche trans disciplinaire socio-anthropologique. Cette approche inclusive globale et intégrée à l’échelle sous régionale voire mondiale serait un gage de réussite des politiques de prévention.

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    Références médiatiques


    [1] Site Grioo. 29/11/2006.

    [2] Xessal : mot d’origine arabe désignant une terre argileuse que les femmes arabes emploient au hammam pour nettoyer l’épiderme.

    [3] . Les troubles pigmentaires peuvent se manifester soit par une accentuation de la pigmentation (hyperpigmentation) ou au contraire une diminution de la pigmentation.

    [4] « Khess Petch» signifie littéralement « toute claire » en langue wolof.

    [5] . Sira est le prénom attribuée généralement à la première fille de la fratrie.

    [6] . Nguenteli signifie en wolof le « Baptême » qui a lieu 7 jours après la naissance du nouveau-né. Il y a généralement un renforcement de la pratique chez la femme enceinte pour préparer la cérémonie du baptême.

    [7] . Amina est un magazine féminin, mensuel caractérisé par la publicité à outrance des produits éclaircissants et des produits défrisants.

    [8] . Journal quotidien d’information générale français.

    [9] . Lewis. B. Cité dans Bonniol 1995), Race et Couleur en pays d’Islam, Paris, Payot, 1982, p. 29et p.31.

    [10] . La Négritude est un mouvement de libération culturelle et politique de l’homme noir crée vers les années 1930 par le Martiniquais Aimé Césaire, le Sénégalais Léopold Sedar Senghor et le Guyanais Léon-Gontran Damas.

    [11] . Hyperpigmentation post inflammatoire est une réaction secondaire.

    [12] . L’échelle de Rathus permet de mesurer le degré d’affirmation de soi et comprend 30 items qui correspondent à différentes situations sociales courantes. Pour chaque item une note était attribuée en fonction de la réponse du comportement. Le score total était calculé, il variait de -90 à +90.