Bordeleau (2012) note que l’entourage social – les membres des différents cercles sociaux – est l’une des sources d’influence qui peut déclencher chez un sujet le désir de blanchir la peau et de franchir le cap qui mène à l’utilisation de produits éclaircissants. Aussi, il y a des personnes qui se dépigmentent par « imitation » ou sur les « conseils d’une amie, ou de cousines », à la « demande d’un partenaire sentimental » dans une « envie de séduire, etc.».
Pour interroger les facteurs susceptibles d’expliquer pourquoi des personnes noires sont prêtes à mettre leur santé en danger par l’usage de cosmétiques et d’autres moyens visant à éclaircir leur peau en Haïti. Nous analyserons, dans ce point, un reportage d’émission produit dans un programme télévisé, ainsi que des articles de journaux rapportant l’opinion de journalistes, de dermatologues, de professeurs sur la problématique de blanchiment dans la société haïtienne.
Concernant le reportage télévisé, la présentatrice interviewe une jeune utilisatrice de produits de dépigmentation et un dermatologue haïtien. La jeune femme, qui avait 20 ans au moment de l’interview, rapporte qu’elle a commencé à utiliser ces produits à l’âge de 17 ans. Afin de comprendre ses motivations, nous retranscrivons une partie de l’interview (traduction du créole au français par l’auteur) :
– La présentatrice : Qui vous a encouragé à initier cette pratique ? Quelqu’un vous a encouragé ? Quelques amis ou un parent ? Comment avez-vous commencé ?
– La jeune femme : En fait, j’avais une tante qui utilisait des produits de dépigmentation. Je la trouvais très belle. Aussi, quand je vois quelqu’un à la peau claire, je la trouve belle. J’ai donc décidé d’utiliser des produits pour que je puisse devenir comme elle. Quand j’ai commencé, je cherchais à être belle et demwazèl – demoiselle.
– La présentatrice : Tu voulais être plus belle, plus élégante, plus attirante… c’était ça ?
– La jeune femme : Oui, je voulais avoir l’air plus jolie, plus extravagante. Parce qu’à 17 ans, je n’étais pas encore demwazèl, mais j’essayais de l’être. C’était ma tante qui utilisait des produits, je la trouvais belle, alors je voulais juste être belle comme elle.
Bien que le témoignage de cette jeune femme ne représente qu’un avis parmi tant d’autres, mais il exprime une dimension sociale importante. Elle poursuit en disant : « En Haïti, il y a une tendance où les hommes préfèrent les femmes qui ont la peau claire, les trouvant plus attrayantes et plus belles. Donc, dans ma tête, si une femme n’a pas une peau claire, elle ne va pas pouvoir attirer des hommes » (On dit tout, YouTube 2017).
Autrement dit, les femmes à peau sombre auraient moins de valeur sur le marché de la séduction, et donc moins d’opportunité d’être choisies pour former des unions et se marier. Les discriminations qui les touchent sont donc proprement « raciales » et sexistes, et rendent difficile leur intégration sociale.
L’idée selon laquelle les hommes préfèraient les femmes à peau claire, semble courante dans plusieurs sociétés anciennement colonisées. En effet, « selon la croyance populaire, les hommes Noirs préfèrent les femmes à la peau claire. Ainsi le désir des femmes noires de faire plaisir à leurs partenaires noirs les conduit à se dépigmenter », affirme Hunter cité par Bordeleau (2012, 15). Dans ce même ordre d’idée, Emeriau (2009, 115) souligne qu’au sein de certaines populations africaines, la peau claire sert de référence esthétique. M’bemba N’doumba (2004, 11), pour sa part, ne laisse aucun doute sur le fait que certains hommes encouragent leurs femmes à utiliser des produits dépigmentants. Il illustre cela à travers le témoignage du dermatologue français, Eric David Aumjaud, spécialiste en peau noire à Paris : de nombreuses femmes noires qui cherchent à se blanchir expliquent que ce sont leurs époux qui les forcent à éclaircir leur peau parce qu’ils préfèrent les femmes à la peau claire. Dans le cas d’Haïti, le docteur Yolène Bijoux cité par Le Nouvelliste (2012) souligne que la justification fondée sur la préférence des hommes pour les femmes à peau claire est récurrente.
En effet, on constate que la quête d’une peau claire chez la jeune femme interviewée est motivée non seulement par l’idée fixe qu’il existerait un lien entre couleur de peau et beauté, mais également par l’idée que son désir de séduire ou d’attirer des partenaires masculins se trouverait comblé du seul fait d’exhiber une peau claire. Sur ce point, l’analyse d’Emeriau, qui a mené une enquête à Marseille auprès de femmes d’origine africaine, se trouverait confortée, elle qui écrit qu’« avoir une belle peau claire, c’est se faire remarquer », « briller en société », posséder le « prestige d’une beauté lumineuse », donc correspond à une façon d’exister par le regard des autres. Pour séduire, être remarquées, regardées, être respectées et maintenir leur rang social, les femmes sont prêtes à s’endetter » (Emeriau, 2009, 115).
Malheureusement nous ne disposons pas de données sur la dépigmentation en Haïti, encore moins des données sur les caractéristiques sociales des personnes qui recourent à cette pratique (ton de la peau, statut matrimonial, origine sociale). Données par lesquelles qu’on aurait pu se vérifier que les femmes noires ne trouvent pas de partenaires tant qu’elles restent « noires », mais que leur situation change après la dépigmentation qui leur permet de se trouver un partenaire. En d’autres termes, il s’agirait également d’observer si la dépigmentation intervient en vue de trouver un partenaire.
Des similitudes entre les femmes noires en Haïti et celles de la France peuvent toutefois être tirées, notamment grâce au témoignage du spécialiste français en dermatologie, le Dr. Eric David. Dans le cas de la jeune femme haïtienne, c’est la quête d’un bon parti (un mari ou un petit ami) qui pousse à la DV :
– La présentatrice : Vous dites parce que vous voudriez être plus belle, avoir une peau claire, avez-vous déjà rencontré quelqu’un (petit ami par exemple) qui vous a demandé de vous dépigmenter ?
– La jeune femme : Je n’ai trouvé personne qui m’obligeait à le faire, mais en Haïti, beaucoup de gens aiment les gens à la peau claire, les trouvant plus attirants et plus jolis »
(On dit tout, Youtube 2017).
Bien que la jeune femme dise que personne ne lui a demandé de se dépigmenter, mais on ne peut pas rejeter la possibilité pour qu’il y ait une relation entre le désir de séduire et l’acte de se dépigmenter dans la société haïtienne. Car, dans des rapports sociaux de sexe qui assignent les femmes à la sphère de la reproduction (faire des enfants) et impliquent donc, pour elle, de trouver un bon parti en mettant en avant un capital beauté et en étant attirantes (avoir une belle peau claire). Alors que pour les hommes, qui sont assignés à la sphère productive (gagner le salaire de la famille), il s’agit d’assurer et de conforter un statut social en ayant une peau claire. Comme constatent Labelle (1987 [1978]) et Jean-Pierre (2005) avoir la peau plus claire en Haïti, c’est être situé plus haut dans les hiérarchies de prestige social et avoir une femme à peau claire en est un signe ostentatoire.
Interviewé par Le Nouvelliste (2014) sur ce phénomène, le journaliste haïtien, Gaspard Dorélien jette un regard critique sur le rôle des médias dans la propagation d’une beauté idéale qui exclut les Noir.e.s, les émissions diffusées sur les chaînes de télévision étant remarquables par l’absence de héros noirs :
« Nous singeons les modèles blancs. Brad Pitt est beau gosse, et pour être belle, il faut être blonde La permanente, les greffes, la dépigmentation de la peau entre dans cette dynamique d’aliénation, de rejet de soi, explique-t-il, ajoutant que même le Haïtien noir discrimine l’autre Haïtienne dont la peau est plus foncée. Pour se faire accepter, éviter les mots blessants comme ‘’Shaba, Kalibous, diable baka’’ des gens qui ne s’acceptent pas, qui n’ont pas de soutien psychologique dépigmentent sa peau. » (Gaspard Dorélien cité par Le Nouvelliste, 2014).
Au-delà de la question de la beauté qui apparaît dans l’analyse du journaliste, il y a une autre dimension, qui est celle de la discrimination entre les Haïtiens. Il existerait corrélation entre le fait d’être foncé de peau et être plus exposé aux discriminations. Plus haut, nous avons mentionné le fait qu’il existait une hiérarchisation basée sur la couleur de peau remarquable dans les sociétés coloniales. Cette hiérarchisation semble s’être naturalisée dans le monde mais singulièrement dans les ex-colonies. Ce passage de l’interview en témoigne :
– La présentatrice : Donc, voulez-vous dire que votre peau était plus noire ?
– La jeune femme : Oui, exactement.
– La présentatrice : Avant de se dépigmenter vous n’aimiez pas votre couleur de peau ?
– La jeune de 20 ans : La couleur noire ?
– La présentatrice : Oui.
– La jeune de 20 ans : Ce n’est pas moi qui ai choisi d’être noir, je suis née ainsi, mais…
– La présentatrice : Si tu pouvais choisir ?
– La jeune de 20 ans : Je choisirais sûrement la peau claire,
(On dit tout , Youtube, 2017).
Suite à ses éléments, on comprend que l’association entre la clarté de la peau au prestige socioéconomique et à la beauté sans discriminé le Noir est loin d’être déconstruite.