Référence électronique
Pintossi E., (2021), « La reconstruction de la peau des patients grands brûlés », La Peaulogie 6, mis en ligne le 18 juin 2021, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/reconstruction-grands-brules
Elodie PINTOSSI
Diplômée d’un Master de Philosophie de la Médecine parcours Culture et Santé (Lyon 3), et d’un Master Approches Cliniques et Modélisations des Psychopathologies (Lyon2)
Référence électronique
Pintossi E., (2021), « La reconstruction de la peau des patients grands brûlés », La Peaulogie 6, mis en ligne le 18 juin 2021, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/reconstruction-grands-brules
Résumé
Lorsqu’un sujet voit son corps attaqué par les flammes, traversé par un choc électrique ou recouvert de produits chimiques, la peau — qui est le plus grand organe de l’être humain — ne peut plus constituer une enveloppe protectrice. L’épiderme brûle, fond, laisse place à une chair à vif, qui n’est plus en mesure d’assurer seule l’équilibre physiologique du corps.
Dans le domaine de la brûlure grave, diverses innovations et technologies médicales permettent de sauver des patients malgré le lourd traumatisme subi. Dans cet article sera décrit le long parcours de soin du patient grand brûlé, qui s’apparente aussi à un parcours du combattant ; puis on examinera l’impact que peuvent avoir sur lui ces technologies. Quels rôles jouent les peaux‑appareillages et les peaux‑pansements dans la réappropriation corporelle du patient grand brûlé, et sur son équilibre psychique.
Mots-clés
Clinique de la brûlure, corps, greffe de peau
Abstract
Within the clinical research in the field of burn injuries, medical innovations and technologies can ensure saving patients despite the serious damage suffered by the body. However, besides the observed benefits, we could question the impact of the medical profession on body reconstruction.
Keywords
Burns, body, skin graft
Quand on parle de technologie appliquée à l’être humain, viennent rapidement à l’esprit prothèses ou implants. Ces technologies sont chères aux théoriciens du transhumanisme. Mais la question que nous poserons ici est de savoir si la technologie peut, littéralement, « avoir la peau » de l’être humain : est‑il envisageable de percevoir la peau d’un sujet comme le résultat de prouesses médicales ? Peut‑on la concevoir comme un objet technologique ?
Pour commencer, nous allons explorer la clinique de la brûlure, terrain de recherche dans lequel viennent s’inscrire nos questionnements et hypothèses. Ensuite, nous examinerons les outils déployés par les soignants qui prennent en charge les patients brûlés. Dans une étape intermédiaire, nous poursuivrons nos pérégrinations entre un centre de grands brûlés et un centre de rééducation, où nous prêterons attention aux différentes peaux que peuvent revêtir les patients. Finalement, en allant au‑delà du parcours institutionnel de soin, nous questionnerons les effets des cicatrices couvrant et recouvrant le corps du patient brûlé.
Lorsqu’un sujet voit son corps attaqué par les flammes, traversé par un choc électrique ou recouvert de produits chimiques, la peau — qui est le plus grand organe de l’être humain — ne peut plus constituer une enveloppe protectrice. L’épiderme brûle, fond, laisse place à une chair à vif, qui n’est pas en mesure d’assurer seule l’équilibre physiologique du corps. Aussi la victime (dont la brûlure est dite grave si le risque vital est engagé, ou si le risque fonctionnel et esthétique est important) est‑elle transférée le plus rapidement possible dans un centre spécialisé, voire dans un service de réanimation, dont les chambres sont équipées de tous les appareils nécessaires au maintien en vie du patient. Un personnel pluridisciplinaire, le plus souvent formé aux particularités de la clinique de la brûlure, le prend en charge.
À la suite de nombreux travaux, notamment en éthologie (Bowlby, 1958), Didier Anzieu (1995) confirme l’importance du handling maternel, c’est‑à‑dire des soins procurés par la mère qui permettent à la peau d’envelopper tout le corps, à l’instar du Moi‑peau qui contient l’appareil psychique. Mais lorsqu’une brûlure survient, la peau et le corps subissent une multitude de traumatismes en raison des soins qu’on leur apporte. Ces soins entaillent la continuité de l’enveloppe du Moi‑peau : le corps est troué par les tuyaux, tubes et perfusions ; on le perfore pour permettre la libre circulation des fluides corporels, l’hydratation et l’alimentation du corps, ou pour mener l’oxygène jusqu’aux poumons, etc. La peau sera excisée et nettoyée pour que tous les morceaux épidermiques non viables soient détachés de ce qui pourrait rester de l’enveloppe corporelle du sujet ; il s’agit de contrer les nécroses et infections. Alors, le Moi‑peau passoire devient une étape nécessaire à la prise en charge de la brûlure grave, en attendant que l’enveloppe épidermique se reconstitue grâce aux greffes.
Tout d’abord, l’équipe médicale refroidit et enveloppe le corps, pour apporter rapidement des substituts aux fonctions de l’épiderme. Elle traite ensuite l’ensemble des fonctions biologiques, pour maintenir en vie le patient, en répondant aux besoins qu’il ne peut plus assumer seul. Selon l’étendue, la profondeur, la localisation des brûlures, et les pathologies associées, les patients grands brûlés seront pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, maintenus dans une sédation profonde. Temps durant lequel le corps brûlé semble appartenir davantage aux soignants qu’au patient. L’état de dépendance dans lequel il se trouve dans sa chambre stérilisée n’est pas sans rappeler l’environnement du ventre maternel, et la grande fragilité du nourrisson face au monde extérieur (Coudert, 2006). De plus les nombreux pansements utilisés évoquent les langes des nouveau‑nés. Même quand le patient pourra reprendre contact avec la réalité — une fois que ses fonctions vitales seront maîtrisées —, il continuera de flotter entre éveil et sommeil, les médications et morphiniques venant estomper la réalité chaque fois que le corps sera manipulé pour les soins.
De ce corps, on peut dire qu’il est habité par les technologies médicales plus que par la subjectivité du patient. Pendant son séjour en réanimation, un patient ayant subi des brûlures graves est contraint de se recroqueviller au fond de lui‑même : on met en place une multitude de protocoles analgésiques, la subjectivité du patient n’étant plus à même de s’exprimer pleinement. Alors le psychisme ne peut plus s’ouvrir face à une réalité qui fait effraction ; il ne peut concevoir et appréhender la perte des limites corporelles, et celles du Moi‑peau qui risquent de s’étioler. Katia Locatelli (2017) rappelle fort à propos que les patients grands brûlés peuvent passer par un sas où des mécanismes psychotiques émergent momentanément, du fait de la perte des limites corporelles et éventuellement psychiques.
Entre le corps‑objet et le corps‑sujet, pour reprendre la distinction que font certains auteurs (Marzano, 2017), il nous semble qu’un hiatus se crée. Un séjour en réanimation, notamment à la suite d’une brûlure grave, a pour conséquence que sur la scène partagée habituellement par ces deux corps ne figure plus que le corps‑objet. C’est pourquoi nous parlons d’une objectivation du corps du patient grand brûlé en réanimation, dès lors que le corps‑sujet se retranche loin de la réalité pour se préserver de l’impensable : la perte des limites.
Pour que soit pris en charge le malheureux excorié, les soignants vont faire en sorte que jour après jour une nouvelle peau se substitue à celle qui est détruite. Ainsi, les chairs à vif exposées et sans protection, vont‑elles être recouvertes d’une multitude de couches de pansements. Le patient recevra rapidement ces protections d’un blanc laiteux, ainsi que des produits et crèmes antiseptiques destinés à lutter contre les infections, suintements purulents ou nécroses.
Il faut se représenter ces corps étranges — dissimulés sous des couches de pansements, rendant la silhouette difforme ou l’effaçant —, ces corps que même les proches ne reconnaissent plus ! Chaque jour, ou parfois toutes les quarante‑huit heures, plusieurs soignants se munissent de blouses, de masques, de couvre‑chefs, de gants, pour pénétrer dans la chambre du patient sédaté afin de renouveler les pansements. Sans doute pourrions‑nous dire que les soignants pénètrent aussi dans le corps du patient, tant les soins apportés sont invasifs et perforants. Comme le rappelle Didier Anzieu (1995), la marge est étroite entre arracher les lambeaux de peau morte à quelqu’un pour son bien et l’écorcher vivant par cruauté. Ainsi les soins nécessaires à la prise en charge de la brûlure grave peuvent‑ils susciter des fantasmes d’écorchement (Godard, 2017 ; Allué, 1996).
Les brûlures sévères (2e et 3e degré) sont profondes, étendues, et couvrent des zones où peuvent se produire des complications et déchirures (cou, orifices, plis du coude, du genou, de l’aine, etc.). Alors plusieurs soignants mobilisent continuellement le corps inanimé du sujet brûlé ; ils le tournent, le plient, le soulèvent, le retournent. À chaque changement de pansements, le corps est dénudé des tissus blancs qui le recouvrent, de cette nouvelle peau qui a pu le protéger momentanément. On assiste au « déballage » du corps, comme disent les soignants réanimateurs. Quant au patient, pour que la douleur soit tolérable, et dans le cas où il ne serait pas sous sédation profonde, il se voit plongé dans un sommeil morphinique.
Ainsi, ce corps que le patient ne pouvait voir du fait des pansements, et de son horizontalité, échappe une nouvelle fois à son regard, puisque le « déballage » se passe quand son amarrage à la réalité est altéré. Ce qui signifie que le patient a un corps face auquel il ne peut plus éprouver aucun sentiment de familiarité, puisque sa dépendance et sa passivité face aux soins, ainsi que les bandages, le privent d’informations sur l’apparence de son enveloppe. Comme si finalement le patient et le corps ne pouvaient plus former une unité étant séparés par les traitements donnés au corps‑objet et le repli du corps‑sujet. Les soignants connaissent mieux les corps des patients, puisqu’ils savent ce qui est masqué sous la peau‑pansement éphémère ; quant aux patients dont le corps est rendu invisible par les bandages, les pansements, la position et les analgésiques, ils sont séparés de leur image du corps par un voile opaque. Alexandre Dubuis (2014) précise fort à propos qu’entre l’accident dont le patient a été victime et le moment de son réveil, « l’entourage proche a pu suivre “le rapiéçage du puzzle”, le rhabillage progressif de peau prélevée sur des parties saines puis greffées sur les zones brûlées » (p. 115). Les patients possèdent un corps exploré par les soignants, observé par leurs proches, mais méconnu de leur conscience.
Intéressons‑nous aux travaux de la pédiatre et psychanalyste Françoise Dolto (1984), qui utilise l’expression « image du corps », mais qui la relie avec ce qu’elle appelle le « schéma corporel ». Ce dernier est d’après elle « une réalité de fait, il est en quelque sorte notre vivre charnel au contact avec le monde physique » (p.18). Le schéma corporel et les potentiels troubles qu’il pourrait connaître précocement fourniraient l’assise sur laquelle peut se constituer l’image du corps. Françoise Dolto part du postulat que le schéma corporel est en principe le même pour tous les individus, qui se reconnaissent ainsi comme des semblables appartenant à la même espèce. De fait, le schéma corporel est le même pour tous, dès lors qu’il représente le fait de vivre au contact du monde physique ; il n’est donc guère affecté par un handicap ou une quelconque déficience. Sur lui se construit par ailleurs une image du corps empreinte de subjectivité et d’une historisation unique. L’auteure ajoute que « le schéma corporel est en partie inconscient, mais aussi préconscient et conscient, tandis que l’image du corps est éminemment inconsciente » (p. 22).
Il est possible de s’interroger sur les modifications corporelles subies après l’établissement du schéma corporel. Ce dernier n’est alors plus en adéquation avec le nouveau corps du sujet, ce qui implique qu’il reste, comme le précise Françoise Dolto, évolutif dans le temps et l’espace. L’image du corps quant à elle resterait une construction exclusivement inconsciente et correspondrait à la mémoire ineffaçable des sensations les plus prégnantes de l’enfance. Nous pourrions alors nous demander si l’invisibilisation du corps du sujet brûlé, affectant sa silhouette et son apparence, ainsi que ses sensations ou les soins apportés, ne pourrait pas priver le patient d’une partie de son travail de réappropriation corporelle. On peut en effet supposer qu’un sujet brûlé verra son image du corps évoluer pour poursuivre la synthèse « vivante de [ses] expériences émotionnelles » (p. 22). Processus qui semble devoir être conscientisé, au moins en partie, pour que le schéma corporel puisse être articulé à cette nouvelle image du corps grâce au narcissisme du patient brûlé, en vue de la re‑subjectivation et de la réappropriation de son nouveau corps.
Face à ces observations, nous nous sommes demandé ce qui serait le plus bénéfique pour un patient. Ne serait‑il pas préférable pour enclencher au mieux un mouvement de réappropriation corporelle, que le patient voie et perçoive son corps au fur et à mesure que les soins progressent ? Marta Allué (1996) donne des éléments de réponse en parlant des conséquences de sa curiosité. Cette patiente grande brûlée tente de récolter des indices sur son état corporel lors des soins effectués dans le bain : « j’ai pu voir — trop bien voir — le moignon de ma main droite. Il m’a semblé identique à une cuisse de poulet cru sans la peau. J’étais si horrifiée que j’ai décidé de ne plus jamais me regarder pendant mes bains » (p. 51).
Ainsi, il est un temps où le besoin de rester dans l’ignorance prévaudrait sur le désir de voir. Il est des patients qui chercheront à s’enquérir de leur état, et d’autres qui préfèreront l’invisibilité. Dans le premier cas, on peut déceler le désir de retrouver un statut actif dans le soin, en faisant partie des sachants. Pourtant, si un centre de grands brulés ne place pas de miroirs dans les chambres, c’est sûrement pour les préserver d’une vision par trop violente de leur corps. L’invisibilisation, au contraire, pourrait favoriser la réappropriation de leur corps, puisque quand ils seront prêts à s’appréhender, il aura connu des cicatrisations, leur permettant de découvrir un corps certes modifié, mais se rapprochant de l’état antérieur à l’accident.
L’invisibilisation active permet de masquer les étapes par lesquelles le corps passe, alors qu’il est visuellement trop marqué par la brûlure pour être perçu par le patient comme sien. Les couches de pansements couvrant et recouvrant les corps peuvent alors nous apparaître comme la nouvelle peau que les soignants n’ôtent que pour la remplacer promptement. Il n’est pas encore temps pour le corps de se dévoiler, et c’est à la médecine que revient le devoir d’apporter une enveloppe faite de bandages et de gazes : une peau‑pansement.
Cependant, le moment arrivera où il faudra ôter les pansements afin de permettre des greffes, lesquelles finiront par les remplacer complètement. Cette étape est cruciale pour le patient brûlé, chez qui une nouvelle peau doit venir occuper l’espace laissé par la destruction de l’ancienne. Quel est ce processus qui, au bout de quelques mois, substitue un nouveau tissu épidermique à la peau‑pansement ?
Pour que les greffes s’effectuent dans de bonnes conditions, ce sont les zones dites saines, futurs sites de prélèvement, qui devront être sauvegardées. De ce fait, chaque infection ou bactérie compromettant la récupération du corps enclenchera le report d’une greffe, ou diminuera les chances de cicatrisation naturelle de la zone de prélèvement. Les greffes interviennent alors que les plaies ont un potentiel cicatriciel satisfaisant, la corrélation entre un corps sain et une prise de greffe n’étant plus à démontrer.
Une greffe doit s’effectuer sur une zone que les médecins et les chirurgiens estiment suffisamment vascularisée pour accepter le morceau de peau entièrement détaché d’une autre zone. La nécessité de ces greffes s’impose lorsque les brûlures graves entament les tissus épidermiques et empêchent le corps de cicatriser seul. C’est pour soutenir ses efforts, qu’une parcelle de peau saine, c’est‑à‑dire non lésée par la brûlure, est agrafée au niveau des parties cutanées brûlées. Pour récolter la peau, les chirurgiens utilisent des rasoirs ou des dermatones : instruments permettant de prélever des couches épidermiques fines. Ces dernières serviront de greffons pour les zones brûlées ; les sites de prélèvements à vif seront pansés et pourront cicatriser grâce au potentiel récupérateur naturel du corps.
Aussitôt après la brûlure ou lors de soins, on arrache donc aux brûlés des lambeaux de peau : les tissus partiellement nécrosés, les tissus morts, doivent être retirés pour nettoyer le corps des morceaux épidermiques non viables. On excisera même une part de peau saine afin de prélever les greffons, en respectant un degré de profondeur qui permette au corps de cicatriser seul au niveau des zones de prélèvements.
Le don de greffe ne peut être fait que par le patient lui‑même, mais des techniques médicales permettent d’exploiter le tissu épidermique au maximum. Le plus souvent, pour les greffes sur les patients adultes, les médecins privilégient la peau du devant des cuisses, car cette zone est lisse et étendue. Pour les enfants, il arrive que les prélèvements se fassent au niveau du crâne : cette zone pourra guérir et les cheveux pourront y repousser, masquant les cicatrices. Dans certains cas de brûlure, il reste trop peu de peau saine pour envisager des prélèvements conséquents. Des cultures cellulaires peuvent être mises en place à partir d’un morceau de peau de la taille d’un ongle, les cellules se reproduisant au sein d’un laboratoire pour donner lieu à de futurs greffons. Bien que les cultures puissent voir leur potentiel cicatriciel amoindri par rapport aux réelles capacités du corps, elles sont un concentré de kératinocytes matures, cellules de l’épiderme. Alors la médecine, allant au‑delà du simple maintien à niveau des fonctions vitales du corps du patient brûlé, va pouvoir cultiver de la peau servant de greffons. Parallèlement à la peau‑pansement provisoire, les soignants feront en sorte qu’une nouvelle enveloppe épidermique se constitue.
Grâce aux technologies qui évoluent sans cesse, nombre d’appareils peuvent venir pallier les manquements des organes et des systèmes biologiques. Les prouesses médicales nous permettent de maintenir en vie des patients grands brûlés, dans l’attente des greffes, des cultures cellulaires, ou la mise en place d’alternatives tel le derme artificiel.
Il pourrait être bénéfique pour les patients, disions‑nous plus haut, de se redécouvrir après l’hospitalisation — leur corps cicatrisé étant le plus susceptible de ressembler à ce qu’il était avant l’accident (alors que pendant les soins, il est déformé, perforé, mutilé). Pourtant, il est des patients qui éprouvent le besoin de se voir évoluer, changer, pour se retrouver à chaque étape du parcours de soin ; ils veulent conserver un peu de contrôle en fuyant l’ignorance. Certains ne peuvent se contenter d’une peau‑pansement comme seul substitut épidermique, mais cherchent à retrouver ce qui se cache sous des bandages.
C’est le cas d’Anne Godard, écrivaine française, qui dans son autobiographie explique que son parcours de vie s’est construit autour de la brûlure qu’elle a subie à trois ans. Alors qu’on s’apprête à lui faire une greffe, il faut la maintenir de force allongée au milieu du bloc opératoire : « C’est si simple, si facile, quand on ne sent plus rien, on n’a qu’à se laisser aller. Pas moi, je veux être là, réveillée, je veux assister à ce qui m’arrive, je ne veux pas fermer les yeux, je résiste » (p. 85).
Elle aurait aimé rester consciente des moindres changements que son corps connaissait, pour briser l’asymétrie entre ceux qui voient le corps du grand brûlé et ceux pour qui il demeure invisible. Ne pas se contenter de regarder la peau‑pansement pour voir son corps, ce pourrait être un moyen de lutter contre l’appropriation du corps‑objet par le corps médical, en s’orientant davantage vers l’exploration et la réappropriation du corps‑sujet. En suivant le rapiéçage de son corps, le patient grand brûlé pourrait être amené à acquérir sur celui‑ci un savoir qui lui permette de le resubjectiver, en liant corps‑sujet et corps‑objet. Sa passivité dans les soins est ainsi estompée en même temps que l’asymétrie du savoir entre lui et les soignants.
Une fois que le corps‑objet est parvenu à se passer des machines et que les brûlures sont entrées en voie de cicatrisation, ne nécessitant plus de greffes, les patients grands brûlés sont transférés dans un service servant de passerelle entre la réanimation et la prochaine institution. À mesure que baissent les doses de morphiniques, ils reprennent peu à peu contact avec la réalité et affrontent les répercussions de la brûlure. Une dépendance, inhérente aux limites fonctionnelles de leur corps en convalescence, s’exprime dans la moindre de leurs actions : quand ils respirent, parlent, se nourrissent, ou plus tard se remettent à marcher. Autant de gestes à réapprendre, alors qu’ils les ont accomplis pendant des années de façon naturelle.
Mais c’est seulement ensuite, lors de leur hospitalisation dans un centre de rééducation spécialisé dans la prise en charge des patients brûlés, qu’ils pourront réellement envisager de se voir et de se percevoir à nouveau. Leur corps ne répond plus de la même manière aux sollicitations motrices ou fonctionnelles. Leurs membres se replient sur eux‑mêmes et la peau se rétracte. Chez eux l’enveloppe épidermique étouffe le corps‑sujet, qui ne reconnaît plus le corps‑objet dans lequel il évoluait jusqu’alors. Alors, la peau‑pansement ayant laissé place aux greffes, nous retrouvons une nouvelle peau superficielle venant se greffer au corps du patient brûlé.
En effet, une fois que les cicatrices remplacent les plaies, le corps ne cesse pas de produire un tissu épidermique rugueux et cartonné, causant ainsi des rétractations. Pour lutter contre elles, les patients sont confiés à des professionnels qui rééduquent le corps en l’incitant à résister au repli sur lui‑même causé par des cicatrices.
En fin de compte, le centre de grands brûlés peut être schématiquement défini comme un lieu de soin où sont pansées les brûlures les plus vives, le contrôle de la douleur étant primordial pour éviter qu’elle ne marque le corps. Car si les cicatrices le marquent de façon visible, la douleur peut aussi y laisser sa trace, en raison des influx nerveux. Même lorsque le patient est sous sédation profonde, les informations douloureuses sont véhiculées par les nerfs sensitifs en direction de la moelle épinière. Lors de cette première étape du parcours de soin d’un grand brûlé, la médecine maintient les patients en vie, le temps de leur reconstituer une enveloppe épidermique suffisamment fiable pour préserver les organes internes.
Ensuite, le centre de rééducation a pour vocation, quant à lui, d’empêcher les cicatrices de rigidifier le corps : elles ne possèdent aucune élasticité. Aussi met‑on en place un accompagnement personnalisé pour chaque patient en fonction de ses besoins de rééducation. Outre les médecins, infirmiers(‑ières), et aides‑soignants(‑es), ce sont les psychomotriciens(‑iennes), les ergothérapeutes, et les kinésithérapeutes qui seront chargés de rendre au corps ses potentialités motrices, en empêchant les cicatrices de priver les patients de leur liberté de mouvement. Et comme une atteinte de la peau n’affecte pas seulement le fonctionnement biologique, ainsi que nous le verrons, des psychiatres et des psychologues seront sollicités pour accompagner les patients au cours de leurs épreuves et souffrances psychiques.
Nous pourrions donc envisager le corps du patient brûlé comme investi par les soins de deux manières différentes : d’une part il est rendu invisible par les pansements, l’immobilisme, et les morphiniques, d’autre part il est rendu à la visibilité par la quête de réappropriation corporelle qu’appellent les exercices de rééducation. Une place différente est ainsi donnée au corps du patient brûlé selon le cadre institutionnel et les objectifs de soins — encore que le corps rendu à la visibilité par les exercices de rééducation demeure couvert de plusieurs couches. Car les greffes ne peuvent prendre immédiatement le relais des bandages ; pour permettre à la nouvelle peau de cicatriser pleinement, il faut recourir à une longue rééducation, ainsi qu’au port éventuel de différents types d’appareillages.
En un premier temps, les prothèses tentent une association techniquement difficile entre le positionnement qui prévient les rétractions et la compression qui lutte contre l’hypertrophie. Le même principe est appliqué à chaque membre ou jonction (aisselles, zone de l’aine, orifices, etc.). Ainsi, une prothèse de main pourrait maintenir le pouce contre la paume pour étirer la peau à la base du doigt, ou bien les doigts pourraient être maintenus en arrière par la résine afin de contrer la rétractation de la paume. De plus, la prothèse appuie sur certaines zones pour redessiner des creux, redéfinir une silhouette, quand les tissus cicatriciels ont pu gonfler.
Ces appareillages, faits de résines, de mousse, de scratch ou d’autres matériaux sont fabriqués sur mesure pour chaque patient, pour chaque partie du corps nécessitant cette approche ; ils peuvent être modifiés ou reconstruits à chaque évolution. De jour comme de nuit, ils complètent le travail des soignants en rééducation. La peau n’a pas le loisir de se rétracter ; ces peaux‑appareillages contraignent le corps à adopter certaines postures qui ne sont pas naturelles pour des tissus cartonnés comme les cicatrices. Une fois encore, les outils du corps médical, issus de technologies en constante évolution, viennent pallier le déficit épidermique du patient brûlé, dont le corps reste marqué — sinon constitué — par ces éléments technologiques.
La brûlure grave implique un bouleversement dont les conséquences seront présentes à vie. Alexandre Dubuis (2014) parle de temps zéro pour signifier la césure que produit un accident grave : « déshabillé de sa peau, réduit dans la période initiale à sa chair, son corps [du grand brûlé] a nécessairement besoin d’une reconstruction et d’un apprivoisement » (p. 36). C’est après le port de vêtements compressifs 23 heures sur 24, pendant dix‑huit mois environ, que les cicatrices finiront par se stabiliser.
Les vêtements compressifs, élastiques et extensibles, favorisent localement une pression en continu. Ils sont réalisés sur mesure par des couturiers(‑ières) qui prennent soigneusement en compte la position des cicatrices, pour éviter le contact avec les coutures, fermetures et ourlets. Leur fonction est de réduire les signes de l’inflammation (douleur, démangeaisons, prurit, érythème) et de limiter l’apparition de cicatrices hypertrophiques ou de brides rétractiles entravant la mobilité ; collant à la peau du patient et épousant parfaitement son corps modifié par la brûlure grave, ils sont indispensables, puisque le tissu cicatriciel résultant de la guérison et des greffes ne possède pas les mêmes potentialités élastiques que l’épiderme. Si la technologie peut se targuer « d’avoir la peau » du patient brûlé, c’est dans la mesure où elle se substitue à elle pour pallier ses déficiences.
Quand il n’est plus besoin de peau‑pansement pour protéger une chair à vif, ni de peau‑appareillage pour soutenir une enveloppe dont les cicatrises sont enfin stabilisées, le corps s’émancipe‑t‑il des technologies médicales ? Force est de constater que le regard des tiers rappelle sans cesse au patient ses brûlures et son écart par rapport à la norme. Car le tissu cicatriciel — bien que la rééducation l’ait soumis à des étirements, des pressions, des postures forcées — conserve les particularités qui lui sont propres ; il n’a plus d’élasticité, il forme une couverture épidermique particulière. Les patients eux‑mêmes éprouvent leur corps comme nouveau, puisque son apparence contraste avec celle qu’ils ont connue pendant parfois des décennies. Pour se le réapproprier, ils doivent effectuer un véritable travail de déconstruction et de reconstruction, alors même que des tiers extérieurs à la Clinique posent sur eux des regards déstabilisants. Comme si le corps des brûlés était trop marqué pour être envisagé comme un semblable par les autres.
Risque d’intervenir ici, comme dans tout handicap qui rend les corps difformes et méconnaissables, la notion de « monstrueux ». Appliquer ce terme à autrui, c’est lui ôter ce qui fait de lui un semblable ; et comme s’identifier au monstrueux serait se rendre monstrueux soi‑même, afin de se protéger de toute assimilation on retire à l’autre son statut de sujet. Le philosophe Pierre Ancet (2006) montre que la monstruosité n’est pas à chercher dans le corps difforme, mais dans regard que l’autre lui adresse ; elle vient de l’observateur dont le regard se pose sur un élément qui tout à la fois le révulse et le fascine. Or, la tentative de mettre la monstruosité à distance en la nommant ainsi aboutit nécessairement à l’échec : car c’est justement l’emploi de ce terme qui révèle l’autre comme semblable dans sa difformité. Paradoxe qu’avait déjà souligné Georges Canguilhem (1965). On pourrait aussi s’interroger, comme Simone Korff‑Sausse (2010), sur les raisons qui incitent un sujet à regarder un autre défini comme monstrueux ; ce peut être parce que ce sujet normé a été blessé par l’anormal. Son regard blessé se voudra alors blessant. Quoi qu’il en soit, le patient brûlé ne ressort jamais réellement de la clinique ; la brûlure laisse sa trace, elle marque les corps, et les cicatrices viennent raconter cette histoire d’une façon unique pour chaque individu.
Dans certains cas, elles étirent les traits du visage, c’est‑à‑dire la scène d’expression privilégiée de la subjectivité (Marin, 2013). Porteuse de l’identité culturelle, générationnelle, généalogique, la face peut être profondément altérée par les modifications du corps, et lorsque les brûlures ont impacté le visage, ses expressions mêmes s’en trouvent modifiées. Au point que certains grands brûlés « perçoivent, ou comprennent à travers certaines réactions, que leur présence suscite des doutes chez les autres sur leur statut d’être humain » (Nicollier, 2014, 19). Perte du statut de semblable, monstruosité, exclusion du domaine de l’humain…
Ainsi donc, au cours de son parcours de soins, le patient brûlé revêt plusieurs peaux non‑organiques, mécaniques, éphémères ; et au sortir de l’institution, quand il est libéré des derniers appareillages, il semble que son corps continue d’être désinvesti en tant que corps‑sujet, du fait des différences qu’il présente par rapport à la norme. En ce sens, la technologie qui permet de sauver de nombreux patients brûlés graves pourrait être perçue comme « ayant la peau de l’être humain ».
D’abord au sens littéral, puisqu’une seconde peau technologique (Bick, 1998) vient contenir le sujet quand son épiderme n’a pu résister aux flammes ; son psychisme aussi est contenu, grâce à la « pensée‑pansement » que déploie l’équipe soignante (Locatelli, 2017) pendant la phase de régression au début du parcours. L’expression « avoir la peau » peut s’entendre ensuite en un second sens, lorsque la technologie produit des cicatrices et vient marquer à jamais l’enveloppe épidermique.
La présence et les gestes des soignants, les regards et expressions de son entourage contraindront le patient brûlé à se confronter continuellement aux modifications que son corps a subies ; il devra à chaque étape du parcours s’appréhender visuellement, tester ses nouvelles sensations physiques, proprioceptives, motrices, fonctionnelles, et sous le regard de l’autre connaître de nouvelles relations intersubjectives.
Car si la technologie remplace momentanément le plus grand organe de l’être humain, en construisant une nouvelle peau, celle‑ci reste empreinte de subjectivité. Chaque cicatrice vient témoigner de l’historicité du patient, de ses combats, des aléas des soins, des prouesses accomplies pour dépasser le traumatisme. Sans doute la peau‑pansement appartient‑elle au corps médical, puisque le patient perd contact avec la réalité lors de son séjour en réanimation ; mais il se réapproprie la peau‑appareillage durant le séjour en rééducation. La technologie lui sert à redéfinir son corps, jusqu’au moment où il pourra se passer de médiateurs pour s’habiter de nouveau et se reconnaître. Redevenant actif, participant aux exercices, parfois même confectionnant ses prothèses, il retrouve aussi un statut de « sachant », qu’il avait perdu lors de son entrée en clinique : son parcours de soins est ponctué de nouveaux apprentissages, qu’il transmettra à son tour aux autres patients et à ses proches.
Allué M., (1996), Sauver sa peau : un pari sur la vie que tout le monde croyait perdue d’avance, Paris : Série Arslan.
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