Épidémiologie de la dépigmentation cosmétique volontaire en Afrique sub-saharienne

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  • Description

    Julienne TECLESSOU

    Séfako AKAKPO

    Vincent Palokinam PITCHE

    Service de dermatologie, CHU Sylvanus Olympio,

    Faculté des sciences de la santé, Université de Lomé, Togo

    Référence électronique

    Teclessou J., Akakpo S., Pitche V.P., (2018). « Épidémiologie de la dépigmentation cosmétique volontaire en Afrique sub-saharienne », [En ligne] La Peaulogie 1, mis en ligne le 01 juillet 2018, URL : https://lapeaulogie.fr/epidemiologie-depigmentation-cosmetique-volontaire-afrique-sub-saharienne/

    Résumé

    La dépigmentation volontaire est une pratique couramment observée chez les noirs africains depuis plus de quatre décennies. En Afrique subsaharienne, cette pratique prédomine largement chez les femmes, quel que soit leur statut socio-professionnel, avec une prévalence comprise entre 25% et 77,3% selon les différentes études. Les produits les plus utilisés lors de cette pratique sont principalement à base d’hydroquinone, de corticoïdes et de dérivés mercuriels. Les motivations sont diverses et restent dominées par la recherche de peau claire comme canon de beauté. La peau claire et les cheveux défrisés constituent le modèle de beauté de la femme occidentale à suivre résolument ; le modèle traditionnel africain n’est pas valorisé. Les utilisatrices de ces produits sont exposées aux pressions publicitaires des médias classiques (radios, télévisions, affiches publicitaires, journaux papiers) ou de proximités (entourage social, pression des pairs). Des complications cutanées surviennent chez 60% à 96% des utilisateurs de produits cosmétiques dépigmentants en Afrique subsaharienne. Ces complications cutanées sont dominées par les troubles pigmentaires et trophiques. Ces complications ne sont pas nécessairement un frein pour l’utilisation de ces produits mais peuvent constituer un levier important de sensibilisation de la population générale

    Mots-clés

    Dépigmentation cosmétique volontaire, Canons de beauté, Expositions publicitaires, Cosmétologie traditionnelle, Afrique

    Introduction

    La Dépigmentation Cosmétique Volontaire (DCV) peut être définie comme l’ensemble des pratiques conduisant à une dépigmentation cosmétique de la peau. C’est une pratique par laquelle une personne par sa propre initiative s’emploie à réduire ou à faire disparaitre la pigmentation physiologique de sa peau. Il s’agit d’une pratique très répandue en Afrique sub-saharienne (Marchand et al., 1976 ; Mahé et al., 1993). La DCV est également décrite dans les populations noires en Europe ou aux États-Unis, mais aussi dans les populations en Asie (Petit et al., 2006).

    En Afrique, depuis la fin des années soixante, la cosmétologie traditionnelle a fait place progressivement à la cosmétique moderne. Ainsi, dans les grandes villes africaines sous la pression de la publicité des grands médias avoir la peau claire s’est imposée comme le principal canon de beauté pour la femme. La dépigmentation, telle que décrite de nos jours, s’est amplifiée avec la commercialisation de corticoïdes locaux et des produits à base d’hydroquinone en vente libre sur les marchés locaux. Ce sont les premières publications dans les années soixante-dix sur les complications cutanées survenant au cours de la DCV qui ont permis de documenter ce phénomène (Marchand et al., 1976 ; Findlay et al., 1975). Il existe depuis plus de 40 ans une littérature scientifique assez fournie provenant de différents pays d’Afrique sub-saharienne et d’Europe portant sur les différentes complications de la DCV. Le but de notre étude était de faire une synthèse sur les données épidémiologiques et les principales motivations de la DCV en Afrique sub-saharienne.

    1. Fréquence de la DCV et profils des utilisateurs des produits dépigmentants (Tab. I)

    Tableau I Prévalence de la pratique cosmétique dépigmentant dans les différents pays.

    Les différentes études sur la DCV en Afrique sub-saharienne indiquent une prévalence comprise entre 25% (Mahé et al., 1993) et 77,3% (Adebajo et al., 2005). La pratique est plus fréquente dans la population relativement jeune et surtout féminine (Wone et al., 2000 ; Traore et al., 2005 ; Pitche et al., 1998). Il s’agit de la tranche d’âge souvent influencée par les publicités des entreprises cosmétiques et les séries télévisées qui mettent en avant les canons de beauté véhiculés par le modèle occidental.

    La DCV en Afrique sub-saharienne est un phénomène principalement mais non exclusivement féminin. Elle a été retrouvée chez respectivement 23% et 26,7% des hommes au Rwanda et au Nigeria (Kamagaju et al., 2016 ; Adjose et al., 2005). Globalement, la fréquence de la DCV est plus faible chez les hommes que chez les femmes.

    La pratique de la DCV était plus fréquente chez les femmes ayant un niveau d›instruction élevé (Sylla et al., 1994 ; Pitche et al., 1998 ; Nnoruka et al., 2006 ; Kouotou et al.,2017) ; chez les célibataires (Pitche et al., 1998 ; Nnoruka et al., 2006), les femmes ayant un emploi (Traoré et al., 2005). Le fait qu’on retrouve ces différentes catégories socio-professionnelles lors des études montre que le phénomène touche toutes les couches de la société féminine notamment en milieu urbain. La DCV constitue un canon de beauté, la mode à suivre pour les femmes et c’est en général celles qui les moyens qui la pratiquent plus facilement (del Guidice et al., 2002). En effet, cette pratique coûte chère, et toutes les femmes notamment les femmes pauvres ou vivant en milieu rural n’ont pas les moyens financiers pour s’offrir ces produits cosmétiques qui s’utilisent sur de longues durées. En Afrique, le pouvoir d’achat faible des populations en zones rurales constitue un obstacle à l’accès à ces types de produits cosmétiques dont le coût moyen au Sénégal a été estimé à 6 USD (dollars américains) par mois alors que le salaire moyen mensuel est de 80 USD (del Guidice et al., 2002).

    2. Motivations

    Plusieurs raisons ont été évoquées pour débuter l’utilisation des produits cosmétiques dépigmentants. La pratique dans un but esthétique reste le principal motif documenté dans les différentes publications (Pitche et al., 1998 ; Mahé et al., 2004 ; Adebajo et al., 2002 ; Sylla et al., 1994 ; Kouotou et al., 2017).

    Tableau II Motivations de la pratique cosmétique dépigmentant en Afrique subsaharienne.

    En pratique depuis plusieurs années, la cosmétologie traditionnelle a fait place à la cosmétologie moderne avec l’achat des produits « occidentaux », venus des pays du Nord, dont les publicités vont orienter le modèle de consommation des femmes en zone urbaine (abandon des cheveux crépus et de tressages classiques au profit des défrisages des cheveux et port de perruques ; les crèmes éclaircissantes remplacent les produits à base de beurre karité et noix de coco). Certains journaux féminins spécialisés (Femme actuelle, Amina, Nous-deux pour ce ne citer ceux en langue française) largement diffusés pendant plusieurs années dans les villes africaines ont servis et continuent de servir de canaux de diffusion des canons de beauté parmi la population féminine en milieu urbain. Ces journaux sont depuis quelques années largement concurrencés par les sites internet qui font la promotion et la vente de produits de beauté de tout genre sans contrôle.

    En effet, les utilisatrices des produits cosmétiques dépigmentants vont considérer comme modèle de beauté la « peau claire » qu’elles vont rechercher par tous les moyens en utilisant ces produits. En effet, pour la population urbaine en Afrique le canon de beauté de la femme occidentale « peau claire, cheveux longs et défrisés » est vendu par les médias comme le modèle à suivre pour être à la mode (Mahe et al. 2004 ; Fall, 1998 ; Bonniol, 1995) et dont la consommation est fortement calquée sur celle des pays du Nord. Dans les pays africains l’organisation des évènements mettant en valeur la beauté féminine type « miss » confortent ce modèle pour les jeunes filles et jeunes hommes, car ces évènements sont sponsorisés par les produits cosmétiques pour vendre un modèle esthétique de la femme qui n’est pas le prototype de la femme africaine. Comme le montre les profils de filles choisies lors de ces concours de « miss » c’est le type occidental qui est plébiscité (peau claire, cheveux longs et lisses, « poids et taille mannequins »). Cette globalisation de la beauté portant sur le modèle occidental a été bien documentée par Assayag (Assayag, 1999).

    Par ailleurs la pression est exercée par les publicités des médias de masse mais aussi la société (entourage, imitation ou suivi des pratiques par les pairs) constitue l’un des ressorts de la pérennisation de ces pratiques. Ainsi, au Sénégal et au Mali, les femmes après l’accouchement veulent harmoniser leur teint avant le jour de baptême en utilisant des produits dépigmentants (Wone et al., 2000 ;Mahé et al., 2004). Dans la majorité des pays en Afrique, les hommes tout en condamnant cette pratique chez les femmes, préfèrent avoir une femme claire comme conjointe ou épouse. Pour certaines femmes ou filles avoir un teint clair constitue un puissant mode de séduction des hommes (Fall, 1998). Certains auteurs ont évoqué le complexe de l’homme noir colonisé par rapport aux Blancs (Didillon et al., 1986 ; Odongo, 1984). Cette évolution de la cosmétologie traditionnelle vers la cosmétique moderne fortement préemptée par la dépigmentation a été amplifiée par la vente libre des produits sur les marchés. Mais il important de souligner dans la population générale il y a une désapprobation de la DCV aussi bien des hommes que des femmes non utilisatrices. Il y a même des jugements moraux parfois sévères des utilisatrices du genre : « ce sont des diablesses ; elles sont complexées, elles veulent ressembler aux blancs mais ne le seront jamais ; elles ont une odeur particulière ; je vais jamais me marier avec une fille ou femme qui pratique la DCV : ce sont les femmes qui ont plusieurs couleurs de peau : femme à peau léopard » (Mahé et al., 2004 ; Traoré et al., 2005 ; Pitche et al., 1998). La désapprobation de cette pratique par une majorité de la population associée aux complications observées chez les utilisatrices de ces produits ont conduit à la création des associations de lutte contre la dépigmentation d’une part et d’autres part les autorités de certains pays à interdire ces pratiques par des actes administratifs même si ces actes n’ont pas encore d’impact pratique sur le terrain.

    3. Produits utilisés

    Trois principaux types de produits sont couramment utilisés au cours de la DCV : les dermocorticoïdes quelle que soit la classe, les composés phénoliques dont principalement l’hydroquinone et les dérivés mercuriels (Marchand et al., 1976 ; Findlay et al., 1975 ; Traoré et al., 2005). Il s’agit souvent de produits à usage médical, mais disponibles dans plusieurs points de vente non pharmaceutiques de certains pays africains. Pour rester dans les normes internationales de concentration autorisées, les fabricants de ces produits inscrivent parfois sur les étiquettes de fausses concentrations de principes actifs.

    Sur le plan sociologique toutes les catégories de femmes utilisent ces types de produits qu’elles soient instruites ou pas. Le phénomène est fortement associé au lieu résidence (urbain versus rural) ; les femmes et filles en milieu urbain étant plus exposées aux phénomènes de modes et aux publicités. Ainsi, dans les grandes villes des pays en Afrique au sud du Sahara, des séries de télévision ayant pour cible les femmes sont sponsorisées officiellement par les produits de beauté, comme les matchs de football (dont les hommes sont la cible prioritaire) sont sponsorisés à la télévision par les marques de bière. Cet état de fait montre l’ampleur du problème dans nos sociétés et la prise en compte des besoins de consommation par les industries de cosmétiques. Par ailleurs, dans les pays du Nord certaines firmes cosmétiques ont intégré ces besoins spécifiques des femmes noires en fabriquant des produits pour éclaircir la peau avec des produits non toxiques sans hydroquinone et sans corticoïde. Ces produits sont disponibles dans les pharmacies et parapharmacies dans les rubriques pudiquement nommées « peau ethnique » ou « peau foncée », « peau mate », « produits exotiques ». Ce genre de produits fabriqués au Nord pour orienter la consommation des femmes noires entretient une forme d’aliénation de la population noire (Sméralda, 2005).

    4. Complications

    Les complications survenant lors de la DCV peuvent être cutanées ou systémiques.

    Les complications cutanées sont des affections induites ou aggravées par la DCV et présentes chez 60% à 96% des utilisateurs de produits de cosmétiques dépigmentant en Afrique sub-saharienne (Sylla et al., 1994 ; Pitche et al., 1998 ; Nnoruka et al., 2006). Ces complications sont fonctions du type de produit utilisé ; leur fréquence et leur gravité variant d’une étude à l›autre. Il s’agit des hyperpigmentations localisées. L’utilisation de produits cosmétiques dépigmentants à base de corticoïde peut être à l’origine de survenue de troubles trophiques (vergetures, atrophie de la peau, avec une peau mince se pliant comme un papier de cigarette).

    Des cas cancers cutanés ont été rapportés chez des femmes pratiquant la DA au Sénégal et au Mali (Ly et al., 2010 ; Faye et al., 2017). En dehors des complications cutanées qui sont les plus fréquentes il a été documenté la survenue des complications systémiques au cours de la dépigmentation comme le diabète et l’hypertension ont été documentés au cours de la DCV (Akakpo et al., 2016).

    Les complications de la DCV malgré leurs connaissances par les utilisatrices et parfois par la population générale n’empêchent pas certaines femmes de continuer cette pratique car les effets recherchés sur le court terme semblent être leurs priorités (comme les fumeurs de cigarettes qui connaissent l’effet délétère du tabac à long terme mais préfèrent le plaisir du court terme). Mais ces complications constituent un des leviers importants pour les associations de consommateurs et le personnel soignant pour sensibiliser la population afin de réduire cette pratique dans les pays africains notamment à moyen et long terme.

    Références

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