Jean DA SILVA
Entre le 13 mai 2015 et le 12 septembre 2016 Hélène Guggenheim a réalisé une suite de performances en respectant un protocole rigoureusement fixé.
Chacune est filmée et visible sur le site de l’artiste.
Une personne entre dans le champ de la caméra, se déshabille totalement sans oublier ses bijoux, fait un quart de tour sur sa gauche en deux temps, puis laisse un ou une doreuse recouvrir scrupuleusement à la feuille ses cicatrices. Laissé-e ensuite seul-e pendant un temps il ou elle évolue à sa convenance avant que le ou la doreuse n’intervienne à nouveau pour retirer l’or qui sera déposé dans un flacon d’alcool qui lui sera remis.
Six personnes se sont succédées :
Marie qui a subi une mastectomie, Olivier qui atteint d’un angiome au visage a subi de nombreuses autogreffes, Clémentine dont le col du fémur a connu deux greffes, Antoine atteint de mucoviscidose qui a été greffé des poumons, du foie, et des reins ; Olivier qui, victime du syndrome Ehlers-Danlos qui affecte les artères, porte plusieurs cicatrices, et enfin, Hélène Guggenheim elle-même.
Les doreuses et doreurs furent successivement Manuela Paul-Cavallier, Louise Dumont, Isabelle Emmerique, Martine Rey, May Pham van suu, Thibauld Mazire.
Vous avez suivi des études à l’école du Louvre en histoire de l’art et arts contemporains, puis comme journaliste vous vous êtes spécialisée dans les métiers d’art. En 2015 vous avez aussi publié un Roman-Poème, Nuits, aux éditions Gaspard nocturne. Le titre de ce projet « Mes cicatrices, je suis d’elles, entièrement tissé-e » en est extrait. Or, vous initiez aujourd’hui des rituels que l’on peut rapprocher de certaines pratiques des arts plastiques. On pense en particulier aux explorations anthropologiques de Lygia Clark dans les années 1960 et qui dans les années 1980 se sont rapprochées de la psychothérapie.
Oui, il y a quelque chose de rituel dans ma pratique artistique (cela tient à la forme de la performance), je crée des cadres que des personnes sont invitées à investir. Avec ces performances, je cherche à transformer la perception que chacun a de son corps, de ses marques et singularités et plus globalement, de ce dont nous sommes faits et à travers quoi nous évoluons. Ma démarche reste artistique, jamais thérapeutique. Des personnes voient dans les images que j’ai produites des possibilités de résilience, mais cela ne m’appartient pas.
Je m’intéresse au corps vécu comme matière métamorphique, et puis j’ai tendance à regarder mon environnement comme un corps. Mais un corps au sens large, qui mêle matière organique et émotions. Je traque le merveilleux, le conte, j’apprécie l’imaginaire narratif de Jodorowsky et je me suis beaucoup intéressée aux cabinets de curiosités. Je m’attache à la dimension magique du quotidien, dans mon corps, dans celui des autres, dans mon environnement, et j’essaie de la révéler, avec de l’or ou avec des mots. Les corps marqués ou érotiques – qui occupent plutôt mon travail de performances poétiques – constituent aujourd’hui mes terrains privilégiés d’explorations, mais je suis persuadée que je pourrais trouver autant de richesses dans les corps digérant, par exemple.
Comment en êtes vous arrivé à ces rituels particuliers ?
Au départ, j’ai rencontré le corps de Marie. C’est la première fois qu’une mastectomie m’apparaissait, en vrai. J’ai trouvé ce corps très beau. Avec à la fois de la puissance et de la préciosité. Je me suis dit : « il faut dorer cette cicatrice ». C’était intuitif. La dorure s’est peut-être imposée en référence à la méthode japonaise du kintsugi, que je connaissais pour avoir travaillé plusieurs années auparavant sur les métiers d’art.
Ensuite seulement, j’ai réfléchi. Comment dorer ? Quel cadre ? Quels gestes ? Je me suis alors tournée – très consciemment cette fois – vers le kintsugi et la cérémonie du thé pour structurer un protocole. Les principes de vide et d’asymétrie m’intéressaient pour les possibilités de changement qu’ils offrent. J’ai analysé chaque moment de mon protocole – parfois a posteriori. Par exemple, le fait que la personne fasse un quart de tour sur elle-même au début de la performance est un clin d’œil à un geste particulier de la cérémonie du thé, une manière de rappeler l’inspiration formelle du kintsugi. Ou encore, lorsqu’elle se retrouve seule avec ses cicatrices dorées et que je lui demande de prendre le temps d’amples respirations, c’est pour marquer un nouveau commencement ou même, si on veut et sur un plan plus symbolique, une renaissance.
Et puis il y avait ce lieu auquel j’avais accès, l’atelier Lardeur, rue du Cherche Midi. C’est un ancien atelier de vitrailliste, un lieu longtemps dédié à la transformation de la matière et aujourd’hui vide, calme et serein. Ses murs sont marqués – comme une peau, avec ses cicatrices. Et puis, il est dallé de pierres posées à même la terre, si bien qu’il y faisait trop froid l’hiver et que je ne pouvais programmer les performances qu’aux beaux jours. Au début, ça m’a frustrée mais c’était une bonne chose. D’attendre, d’avoir à regarder passer l’automne et l’hiver pour recommencer à dorer à la fin du printemps, à l’été. Tout ce projet s’est mis en place comme cela, ma volonté se tissant à ce que me renvoyait la matière du monde.
Mais le protocole que vous avez élaboré est assez complexe et exige la collaboration d’une équipe : doreur, caméraman, preneur de son, photographe. Aussi à l’exception de la dernière performance où vous devenez participante vous n’intervenez pas au cours de ces actions qui ne sont pas publiques mais enregistrées.
Ce sont des performances sans public ; je trouve l’expérience suffisamment exposante pour la personne cicatrisée. Et puis je recherchais l’intimité que chacun entretient avec son corps, plutôt que la représentation de soi. Il s’agit d’aménager un moment extra-ordinaire dans le quotidien. Peu m’importe que j’y sois physiquement impliquée ou pas, ce qui m’importe c’est qu’il ait lieu.
J’ai donc réuni des gens pour faire ça. Ça me paraissait très simple et c’est dans la répétition je me suis aperçue que j’avais mis en place une production assez lourde… Aussi je n’avais pas projeté de faire une série. Ce n’est que lorsque j’ai reçu des messages de gens qui me parlaient de leurs propres cicatrices et de leur envie de vivre cette expérience que j’ai décidé de faire une série. C’est comme si mes images avaient permis l’expression d’histoires non dites jusque là. Parce qu’il y a toujours une histoire de la blessure qui est racontée, le plus souvent par le corps médical, mais celle de la cicatrisation – plus longue plus subtile aussi peut-être – est souvent tue.
D’une manière générale ce travail s’est développé de façon assez organique, presque autonome. Je n’avais pas prévu de changer de doreur à chaque performance ; ça s’est passé comme ça. Et comme cette rencontre de deux inconnus qui expérimentaient cette étrange situation, qui se confiaient si intimement l’un à l’autre, était très émouvante, j’ai adopté ce principe pour la suite. Ainsi, on voit différentes manières de dorer, différents rapports aux corps de l’autre, et puis une certaine fluidité des rôles. Parfois la doreuse est blessée, comme Martine Rey qui était sur béquilles lorsqu’elle a doré Antoine. Une autre porte elle-même une cicatrice bien visible. Il peut aussi arriver que la personne cicatrisée se retrouve derrière la caméra. Rien n’est figé. Parfois, je suis celle qui fait dorer et parfois je suis celle qui cicatrise…
Je voulais clore le cycle sur une cicatrice que nous portons tous et qui est positivement perçue : le nombril. Et puis, j’avais observé lors de la réception de mon travail une tendance à fétichiser l’or alors que c’est que la cicatrice qui est précieuse, la dorure n’est qu’une façon de le souligner. Et il se trouve que j’ai une cicatrice au pubis. Je me suis donc fait dorer le nombril en omettant ostensiblement cette seconde cicatrice, laissant le soin au spectateur de transformer lui-même son regard sur cette seconde cicatrice… et sur toutes celles qui ne sont pas dorées !
Suite à la mise en ligne de votre première vidéo vous avez été sollicitée par courriel. Des personnes que vous ne connaissiez pas souhaitaient participer à cette expérience.
J’ai reçu plusieurs dizaines de demandes venues de France, mais aussi d’Europe du Nord et des Etats-Unis. Je n’en ai écarté aucune a priori. La sélection s’est faite d’elle même. Soit parce que la distance était trop importante, soit parce qu’elles n’étaient pas prêtes à se retrouver nues sur Internet – ce que je peux comprendre, soit parce que leur seul désir était simplement de confier leur histoire.
Le protocole que vous avez mis en place peut être rapproché du projet Scarred for Life Veterans Project inclus dans le Scarred for Life, Monoprints of Human Scars de l’artiste américain Ted Meyer. Il a réalisé de grands montages où l’empreinte des cicatrices de personnes mutilées – le plus souvent d’anciens militaires – est juxtaposée à leur photographie habillée. Mais alors que Ted Meyer cherche à établir une relation entre la personne qui a subi un trauma et chaque membre du public de ses expositions, il semble que votre projet est davantage centré sur le rituel. En tant que spectateurs des vidéos et photographies on est avant tout convoqué comme témoin et éventuellement comme participant potentiel. C’est d’ailleurs en répondant à cette attente que vous avez adapté votre protocole lorsque vous êtes intervenue dans le cadre de la programmation associée de la 66ème édition de Jeune création à la galerie Thaddaeus Ropac, Paris Pantin ; expérience reprise lors de la 8ème édition des Jeudis Arty du 3 novembre en faisant dorer par Camille Moncomble, les cicatrices du public de la galerie Résidences.
C’est amusant que vous me parliez de Ted Meyer car nous sommes actuellement exposés face à face à la Cathédrale St John The Divine à New-York ! Je crois que les images de mes performances fonctionnent comme des miroirs où chacun peut se projeter de façon introspective. Les vidéos sont suffisamment longues pour induire un état méditatif. Quelles cicatrices est-ce que je porte ? Comment est-ce qu’elles m’ont construit-e ? Cela me permet d’ailleurs de répondre à l’envie que j’avais au départ : dorer aussi les cicatrices qui ne se voient pas, celles qui sont causées par des injustices, des chagrins d’amour…
Ce retour vers soi est une démarche que je prolonge à travers ma série Icônes dans laquelle je propose – suivant les points saillants du protocole original – de me confier par email l’histoire d’une cicatrice accompagnée d’une photographie. Je prends alors un temps pour écrire ce qui devient une Icône, c’est à dire que sur cette photographie, je dore à la feuille la cicatrice avant de la retourner signée et datée du jour de la dorure. Cette Icône joue un rôle similaire au flacon contenant les restes d’or qui dans le protocole original est remis à la personne cicatrisée.
Quelle serait la fonction des temps « morts » que vous avez ménagés dans ces rituels ?
Ce serait sûrement d’être disponible pour qu’y entre de la vie… Ces temps improductifs sont ménagés pour être habités par une autre volonté, une autre envie que la mienne. La personne se déshabille puis fait un signe quand elle est prête à laisser intervenir le ou la doreuse. Elle reste seule à la fin de l’opération, prend le temps de respirer et enfin, fait… ce qu’elle veut ! Marie s’est maquillée, Olivier a eu un retrait intérieur, Clémentine a réalisé ce qui semblait être un rituel personnel, Antoine s’est mis à écrire, Olivier a éprouvé son corps dans l’espace, moi j’ai choisi de m’observer.
Un autre temps qui peut apparaître comme « mort » se trouve à la fin des vidéos, quand la caméra continue de filmer alors que la personne cicatrisée est sortie du cadre. C’est le moment où je mets les restes d’or utilisés pour la performance dans un flacon sur lequel j’inscris la date du jour et le nom de la personne avant de le lui donner ; la camera s’arrête alors. Il s’agit de valoriser le hors champs, toutes ces choses qui existent indépendamment du fait qu’on puisse les percevoir.
Votre travail évolue actuellement en prenant une dimension davantage publique et sociale.
De mon point de vue, il y a déjà une dimension sociale dans les performances autour des cicatrices. Je crois que c’est important de donner à voir des corps non maquillés, non retouchés, en éclairage naturel, asymétriques, diversement marqués par la vie.
Il est bien sûr question d’histoires individuelles : celles de Marie, Olivier, Clémentine, Antoine, Olivier, la mienne. Mais, mon souhait est de montrer les liens que la cicatrisation crée entre nous. Si intime soit elle, nous vivons tous cette expérience car nous avons tous un corps, assez fragile pour être blessé, assez résilient pour cicatriser.
C’est pour montrer cela que je crée actuellement une pièce sonore à partir de lectures dirigées des emails que j’ai reçus. Je travaille avec Théo Harfoush sur la composition d’une pièce qui devrait être une sorte de chant bruissant de ces voix qui vont se répondre, se fondre, se détacher, se chevaucher par moments…
1- « Mes cicatrices Je suis d’elles, entièrement tissé. », Hélène Guggenheim. Marie Albatrice, 13 mai 2015. Dorure : Manuela Paul-Cavallier. Photo : Aurélien Mole.
2 – « Mes cicatrices Je suis d’elles, entièrement tissé. », Hélène Guggenheim. Olivier, 15 septembre 2015. Dorure : Louise Dumont. Photo : Florent Mulot.
3 – « Mes cicatrices Je suis d’elles, entièrement tissé. », Hélène Guggenheim. Clémentine, 5 mai 2016. Dorure : Isabelle Emmerique. Photo : Florent Mulot.
4 – « Mes cicatrices Je suis d’elles, entièrement tissé. », Hélène Guggenheim. Antoine, 14 juin 2016. Dorure : Martine Rey. Photo : Florent Mulot.
5 – « Mes cicatrices Je suis d’elles, entièrement tissé. », Hélène Guggenheim. Olivier, 29 juin 2016. Dorure : May Pham van suu. Photo : Florent Mulot.
6 – « Mes cicatrices Je suis d’elles, entièrement tissé. », Hélène Guggenheim. Hélène, 12 septembre 2016. Dorure : Thibauld Mazire. Photo : Florent Mulot.