Ethnique. Le tatouage traditionnel, un choix commercial ou un engagement politique ?

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  • Description

    Sarah ARIAS

    Chercheur indépendant en anthropologie culturelle et philosophie.

    Référence électronique
    Arias S., (2022), « Ethnique. Le tatouage traditionnel, un choix commercial ou un engagement politique ? », La Peaulogie 8, mis en ligne le 07 mars 2022, [En ligne] URL : https://lapeaulogie.fr/ethnique-tatouage-traditionnel

    Résumé

    Se faire tatouer n’est jamais un acte gratuit. Le motif, l’emplacement, le tatoueur ou encore la technique choisis participent à une mise en acte symptomatique de la vie d’un individu et de l’époque dont il est le témoin. C’est pourquoi les tatouages font partie de ces modalités d’expression historique qui ont une contemporanéité intéressante à étudier.

    À travers un tour d’horizon succinct du monde du tatouage contemporain du point de vue des patriciens, cet article offre à voir un panorama de différentes postures, individuelles et collectives, au sujet de la circulation des pratiques traditionnelles régionales.

    Mots-clés

    Tatoueurs, Tatouage, Tatouage Traditionnel, Tatouage Ethnique, Diffusion, Mode, Appropriation Culturelle, Sens Collectif, Identité, Communauté

    Abstract

    Getting a tattoo is never a free act. Patterns, body part,, tattoo artist or technique, all participate in an act that is symptomatic of an individual’s life and the era he or she is a part of. This is why tattoos are part of these historical modes of expression which have an interesting contemporaneity to study.

    Through a brief overview of the contemporary world of tattooing from the point of view of tattooists, this article offers to see a panorama of different individual and collective perspectives about the circulation of regional and traditional practices.

    Keywords

    Tattooists, Tattoo, Tradtional, Ethnic Tattoo, Ethnic, Cultural Appropriation, Dissemination, Trend, Collective Meaning, Identity, Community

    L’acte de tatouer et l’acte de porter un tatouage induisent‑ils, systématiquement, une affiliation « politique » ? Étymologiquement, le mot politique prend sa définition dans l’organisation de la vie de la cité. Il « concerne le gouvernement des hommes entre eux » (Oresme, ca. 1370). Pensé comme gestion des relations humaines et des dynamiques groupales, ce principe se déploie dans de multiples aspects inhérents aux structures sociétales. Le recours à la culture et aux vocabulaires symboliques s’inscrit dans cette dynamique de construction des sens collectifs et individuels. C’est en cela que la communauté relie à une historicité, à un passé et à un futur spécifiques, par des pratiques héritées du groupe, par le groupe, pour le groupe. Ce patrimoine culturel ne cesse de s’actualiser dans un jeu de confrontations au présent et aux nouvelles interprétations du passé qu’il génère.

    Dans le cas des communautés traditionnelles, de nombreux récits ethnographiques relatent que les symboles et les mythologies structurent et organisent le sens commun (Lévi‑Strauss, 1955 ; Schefold, 1990 ; Cayol, 2015). La recherche de stabilité semble coïncider avec celles du maintien des valeurs collectives et des traditions, et ce à travers les époques et malgré les éventuelles dispersions démographiques. Cette élaboration de signifiants et de signifiés prend effet notamment dans le langage, les pratiques cultuelles, culturelles et rituelles (Amselle, 2018 ; Geertz, 1973). Quelle expérience, les cultures « locales », font‑elles de la mondialisation ? Comment les réalités groupales vivent‑elles les confrontations à d’autres systèmes de pensée ? En cela, l’encre portée suscite le questionnement. Quelles sont les mécaniques acculturatives dévoilées par les peaux des Occidentaux (métissages, syncrétismes, spoliations, etc.) ?

    Le tatouage a une implication sociale et véhicule un imaginaire groupal pouvant être associé à une ou plusieurs communautés. Lorsque son lexique est ethnique, il interpelle. Que peut impliquer la circulation non contrôlée de références symboliques par des individus étrangers à une culture ? Si normaliser les pratiques culturelles et instituer des lois et des codes afin d’étouffer tout attentat à l’histoire patrimoniale d’un collectif semblent être des revendications raisonnables, sur quelle base légale cela peut‑il se concevoir et devenir effectif ? Pour certains, penser la circulation des flux culturels consiste avant tout à rendre public le morcellement de la géographie collective des imaginaires et les frontières qui en sont issues. Et si ce qui se perçoit de cette circulation des traditions est visuel, le combat pour la sauvegarde de l’intégrité intrinsèque à toute culture opèreraient notamment à la surface des peaux. Tatouer, alors compris comme mise en acte de l’affiliation d’un client à une communauté de principes, impliquerait la responsabilité des tatoueurs vis‑à‑vis du devenir des patrimoines culturels qu’ils font figurer dans leurs catalogues.

    Ces questionnements en tête, avec Quentin Roussel, tatoueur professionnel français, nous avons étudié l’histoire du tatouage depuis la découverte des Amériques par Christophe Colomb jusqu’à l’époque contemporaine. Nous nous sommes intéressés à ces populations que l’on nomme également peuples racines ou peuples premiers. Certaines de ces cultures intègrent des pratiques de tatouage dès les prémisses de leur histoire collective. Leur ritualisation et leur vocabulaire symbolique offrent des éléments parfois indispensables, souvent nécessaires, au maintien des liens et des principes inhérents aux membres d’une même communauté.

    Sak Yan, tatouage en cours de réalisation par Matthieu Ajarn. Pran Buri, Thaïlande. Photographie transmise par Matthieu Ajarn.

    Sak Yan, tatouage en cours de réalisation par Matthieu Ajarn. Pran Buri, Thaïlande.
    Photographie transmise par Matthieu Ajarn.

    Cet article se pense comme un essai d’anthropologie philosophique qui analyse les motivations et les comportements de différents profils de tatoueurs ayant recours à l’ethnique dans la pratique de leur métier. L’offre de tatouage ethnique répondrait‑elle à un effet de mode ou à certaines tendances sociétales ? Par l’entretien avec des praticiens présents sur ce segment de marché, nous avons interrogé leurs parcours individuels, leurs choix de catalogue et avons cherché à contextualiser les témoignages obtenus dans leur contexte socioculturel. Ainsi, notre sujet d’étude a été la rencontre entre cette tendance de certains tatoueurs du marché occidental à proposer un catalogue de tatouage ethnique et le processus de construction identitaire individuel que cette tendance révèle. Le choix des témoins s’est fait par l’un d’entre eux, Quentin Roussel, tatoueur également spécialisé dans l’ethnique. Au cours d’une collaboration d’environ deux ans, nous avons interrogé ses contemporains sur la base d’un questionnaire élaboré à deux mains. Acteurs du maintien ou du renouveau de cultures confidentielles, de la relocalisation de pratiques et de motifs, ces artistes‑tatoueurs nous ont fait parvenir des témoignages des quatre coins du monde au sujet de l’accélération des contacts entre cultures régionales et culture‑monde. Nous avons également collecté des photographies inédites dont certaines sont présentées dans cet article[1].

    Dans le cadre de notre travail, nous nommons ethnique ou traditionnel les pratiques de tatouage et leurs vocabulaires esthétiques, en référence à l’utilisation faite dans le monde du tatouage contemporain et communément associé aux patrimoines culturels des peuples premiers (selon l’appellation admise en France (Clément, 2006)), et donc aux populations issues des Premières Nations (pour reprendre la formule canadienne). Les qualificatifs « ethnique » ou « traditionnel » réfèrent à un vocabulaire mystique et mythologique, fait de connexions aux dieux ou aux éléments naturels et de mythes fondateurs dont les transpositions graphiques sont un langage structurant pour la vie de la communauté[2]. L’une des caractéristiques invariables du tatouage traditionnel transmises par nos témoins, est cette marque qu’il porte du mystique. Pénétrant le corps qui le reçoit, le tatouage traditionnel vise à prolonger la vie de la pensée dans celle de l’âme via le recours à des symboles aux potentiels d’investissements multiples. Cette transcendance se déploie notamment chez les Sioux d’Amérique du Nord.

    « Nous autres Sioux passons beaucoup de temps à penser aux choses de chaque jour, qui à nos yeux sont mêlées au spirituel. Nous voyons dans le monde alentour de nombreux symboles qui nous enseignent le sens de la vie (…). Pour nous, ils sont une partie de la nature, une partie de nous‑mêmes ».

    Tahca Ushte

    (Erdoes, Ushte, 1972, 138)

    « De la naissance à la mort, nous Indiens sommes pris dans les plis des symboles comme dans une couverture ».

    Tahca Ushte

    (Erdoes, Ushte, 1972, 143)

    Lucas Manganelli, l’un des tatoueurs occidentaux que nous avons rencontré dans le cadre de notre étude nous a fait part de son engagement vis‑à‑vis de la culture Sioux Lakota et de la compréhension grandissante qu’il a développée à son sujet. Depuis 25 ans, il vit en communion avec des femmes et hommes médecine qui lui ont partagé et transmis le caractère sacré de leur culture et de la pratique du tatouage qui en est une composante essentielle.

    « Le tatouage traditionnel lakota est une cérémonie sacrée. Il est ici question de la Terre, du Ciel, d’ancêtres et d’esprits présents au quotidien. C’est une manière d’être au monde, à soi‑même et à l’autre. Il n’est pas simple d’en témoigner à l’écrit, car on ne parle presque jamais des rituels ou des esprits en dehors des temps de cérémonie. Les choses sacrées se transmettent de manière indirecte, sur une très longue période, par porosité, en observant, en expérimentant et en écoutant sans poser de question. »

    Lucas Manganelli

    S’il ne se résume pas à cette propension à relier les hommes aux hommes et aux éléments (sur) naturels, le tatouage ethnique se caractérise par ailleurs par ses pouvoirs fédérateurs et organisateurs (rites de passage, rites guerriers, etc.). C’est notamment sur ce point que les pratiques de tatouages dites traditionnelles font aujourd’hui l’objet de débats intenses autour de la notion d’appropriation culturelle. Lorsqu’une iconographie associée à un rite guerrier ou à une initiation spécifique, par exemple, devient une parure déchue de son sens premier, se pose la question de la perte de vitalité du patrimoine mis à contribution. Le corps tatoué est le moyen principal de la transmission de ces symboles, de ces rites, de ces biens immatériels. Il est porteur d’histoire groupale et de mythologie. À l’heure de la globalisation culturelle, les héritiers légitimes de patrimoines ancestraux cohabitent dans les processus de revitalisation de ces cultures millénaires, avec d’autres citoyens de la modernité aux peaux tatouées. C’est une réalité avec laquelle il faut composer. Est‑ce qu’un patrimoine local perd de son sens et de son essence face à la diffusion de son contenu hors de son territoire ? Comment et par qui s’élabore la frontière entre les ayants droit d’un patrimoine culturel et leurs « adversaires » ?

    Le principe communautaire est fortement lié à la notion d’identité. Imaginée par les esprits individuels en quête de structuration personnelle ou bien construite par les tenants d’une ambition politique, la notion de communauté a des définitions multiples (Anderson, 1983 ; Appadurai, 1996 ; Fanon, 1961). Néanmoins, on remarque que l’idée communautaire se concrétise généralement par la délimitation de ses propres frontières, la catégorisation de ce qu’elle intègre dans sa définition et de ce qui lui est exclu. La communauté reconnaît ses membres, leur donne voix et codifie leur mode d’existence. Ce processus de catégorisation sociale répond à une nécessité première d’organiser l’environnement immédiat de chacun et permet la spontanéité quotidienne. La simplification du réel induite et la consolidation de frontières symboliques ainsi érigée entre des identités hermétiques laissent libre cours aux interprétations et peuvent créer des clivages.

    Notre conviction est que dans l’encrage réside un ancrage plus ou moins conscient à une communauté de principes et que les phénomènes culturels sont indissociables des circulations et des emprunts extracommunautaires. L’attrait des cultures ethniques se réduit‑il aux seules qualités ornementales de ses motifs (patterns) constituant ainsi un potentiel commercial attrayant pour les tatoueurs occidentaux ? Ou, le développement d’une offre ethnique correspondrait‑il à l’évolution des attentes des individus issus de sociétés capitalistes et en quête de nouveaux référentiels culturels ?

    L’essence socio structurante des pratiques liées au tatouage

    La culture permet le sens en augmentant les potentialités du réel, elle les illustre et organise les relations interindividuelles. Tout comme le tintement des clochers et le calendrier agricole faisaient le rythme des communes françaises jusqu’aux bouleversements des révolutions industrielles au XIXème siècle, la ritualisation des pratiques traditionnelles permet de dompter le temps quotidien (Corbin, 1993 ; Morin, 1967 ; Van Gennep, 1909). Elle Mana‑Festin, artiste tatoueur d’origine philippine, s’est confié au sujet du rôle structurant des rites liés au tatouage et des conventions et hiérarchisations sociales induites :

    « L’un des aspects importants des Philippines est le nombre de castes. Un combattant de classe élevée peut obtenir un Chaklag (un tatouage guerrier sur la poitrine), mais quelqu’un d’une classe inférieure doit le gagner. Les riches peuvent tout simplement payer pour en avoir un. De plus, il y a des centaines de cérémonies différentes qui vont de pair avec la réception d’un tatouage, mais l’une de mes pratiques préférées est la danse de guerre. Le village se réunit avant et après une bataille pour reconstituer le combat où ils ont pris la tête de leur ennemi. Toute la tribu danse autour de la tête lors de la victoire avant que le guerrier reçoive l’honneur de son tatouage. »

    Elle Mana‑Festin

    La mise en mouvement par les traditions et par les rites, forme un cadre commun de conduites à adopter et de signifiants à faire siens. Les coutumes sont une illustration de cette nécessité humaine de prendre possession de ses espaces — intérieurs et extérieurs — en les organisant collectivement. Les rites et les croyances permettent aux individus, non seulement de se positionner les uns vis‑à‑vis des autres, mais également vis‑à‑vis de leur environnement. Pour Elle Mana‑Festin, co‑fondateur de la tribu des Quatre Vagues (Tatak Ng Apat Na Alon), la fédération des héritiers des cultures ancestrales philippines construites en dialogue avec la pratique du tatouage fait également l’objet d’une stratégie qui dépasse son humble condition d’homme moderne. La tribu des Quatre vagues est un groupement associatif qui vise la revalorisation de plusieurs cultures philippines ancestrales (Kalingas, Visayas, Ifugaos, Bontoc, Gad’Dang)[3] ‑ le nom, Quatre vagues, a été choisi en référence aux vagues d’immigrations des Philippins vers les pays européens et nord‑américains et dont les membres de cette communauté sont issus.

    Fondé en 1998, ce collectif s’investit dans la compréhension de ses racines culturelles, ce qui demanda dans un premier temps de faire l’apprentissage de l’histoire des spécificités régionales des Philippines. Le recueil et la transmission de ce patrimoine continuent de faire l’objet de recherches théoriques (étude de la littérature existante, compilation de documents d’archives et de témoignages). Le retour sur les terres d’origine et la rencontre avec ceux qui sont restés sur place et qui sont les porteurs du patrimoine collectif, souvent en péril, constituent également l’une des mises en lien primordiales pour les membres de cette diaspora philippine.

    « Le tatouage m’a aidé à me rapprocher davantage de ceux qui nous ont précédés, mes ancêtres. Non seulement c’est un lien spirituel, mais en tant qu’artiste, cela a été une façon incroyable de m’exprimer et, heureusement, à travers ce mouvement, nous avons inspiré beaucoup de gens à entrer en contact avec leurs racines ».

    Elle Mana‑Festin

    Pour notre témoin philippin, le partage et la transmission de ce qui est particulier et singulier permettent à chacun de se découvrir et de s’apprendre. L’« identification à » d’une part, et la « différenciation de » d’autre part, par le médium culturel, façonnent le positionnement de chacun dans l’espace social et dans une temporalité historique longue. Cette confrontation au similaire et au distinct forge l’individu dans sa spécificité et dans son être et lui permet de redonner nuances et colorations à l’histoire de son pays d’origine, de sa région, et du patrimoine de sens des générations qui l’ont précédé. L’importance des symboliques culturelles s’observe dans la prégnance, et la rigidité qui l’accompagne parfois, de certaines traditions. L’attachement à certains rites, aux Philippines par exemple, impliquerait de laisser des savoir‑faire disparaître (comme le tatouage) plutôt que de manquer aux principes de transmission qui lui étaient associés traditionnellement.

    « À l’époque, les enfants du Mambabatok (tatoueur) apprenaient à fabriquer les outils et à respecter la tradition, mais si le Mambabatok n’avait pas d’enfant, il était enterré avec ses outils et la lignée mourrait avec lui. »

    Elle Mana‑Festin

    Elle Mana-Festin, tatoué sur tout le corps.

    Elle Mana-Festin. Philippines. Photographie transmise par Elle Mana-Festin.

    L’apprentissage des pratiques héritées du passé et l’appropriation de codes culturels s’accompagnent parfois de la nécessité d’en modifier certaines modalités. Le maintien de certaines coutumes, selon Elle Mana‑Festin, freinerait la résurgence de tel ou tel phénomène culturel en perte de vitalité. Mais si pour certains il semble indispensable de faire évoluer la réalité culturelle à laquelle ils se réfèrent, ce n’est pas une conviction universelle. Combat politique d’une vie, c’est le sens donné aux multiples gestes quotidiens qui sont alors au centre des intentions et des motivations de cette autre catégorie de défenseurs patrimoniaux. Pour eux, le maintien de l’intégrité d’une culture impose la cristallisation, au moins ponctuelle, de ce qui a été, afin d’assurer la sauvegarde et la permanence d’une essence régionale en prise avec sa propre fin.

    La culture inuite expérimente en ce sens, et ce depuis quelques années, un projet de revitalisation de ses pratiques disparues. Peuples de l’Arctique, les Inuits font partie des peuples premiers victimes des mécanismes coloniaux s’étant déployés au XIXème siècle dans le nord des Amériques. La propagation du diktat religieux des missionnaires catholiques était incompatible avec la sauvegarde des croyances inuites préexistantes[4]. Le tatouage, pratique courante au sein des collectivités arctiques, devint symptomatique d’un mode de vie à convertir à la nouvelle norme. En 2005, la dernière femme tatouée originaire de la région Nuvanut (Canada), Mary Talhu, est décédée. Peur de voir les traditions culturelles dont elle est issue disparaître, Angela Hovak Johnston, une chanteuse et musicienne inuite s’empare de son histoire culturelle, effectue des recherches approfondies et engage un mouvement de relance des pratiques de tatouage traditionnel en sommeil depuis le début du XXème siècle (Hovak Johnston, 2017). Pour ce leader et pour l’ensemble des participants de son mouvement, l’élan de revitalisation engagée pour restaurer certains tenants disparus, ou mis à mal, de leur patrimoine culturel, ne peut se faire sans la mise sous cloche de ce processus. La reconstitution de cette culture ancestrale ne saurait faire face aux contacts avec des cultures extérieures à ce stade de son histoire.

    Les peuples inuits n’ont pas été les seuls peuples nord‑américains à subir l’invasion des missionnaires européens à l’époque des conquêtes de territoires du Nouveau Monde. Né à Cardenas (Mexique), Samuel Olman, l’un des témoins interrogés au cours de notre enquête, nous a fait part du peu d’informations aujourd’hui disponibles sur les pratiques de tatouage du Mexique précolonial. À l’époque de la conquête espagnole (XVIème siècle), le franciscain Diego de Landa, fut envoyé dans le Yucatan pour convertir les peuples indigènes, notamment les Mayas, au catholicisme. Particulièrement cruel, il fit brûler et détruire le patrimoine local, frein à l’établissement de la domination coloniale et du modèle de civilisation européen, et n’hésita pas à recourir à la torture pour arriver à l’extinction de toute forme d’expression culturelle païenne (rites, traditions, pratiques dont le tatouage)[5]

    « Par‑delà les affrontements militaires, politiques, sociaux, économiques, l’aspect le plus déroutant de la conquête espagnole est probablement l’irruption d’autres saisies du réel qui n’étaient pas plus celles des Indigènes qu’elles ne sont aujourd’hui tout à fait les nôtres. À vrai dire les écarts (…) relevaient d’un clivage, plus global, sous‑jacent et latent, lié à la façon dont les sociétés affrontées se représentaient, reconnaissaient, communiquaient ce qu’elles concevaient comme étant la, ou plutôt leur réalité. »

    (Gruzinski, 1988, 239)

    Si le tatouage a disparu au moment de la conquête espagnole, Samuel, de descendances olmèques et mayas, se base sur ses propres recherches pour raviver des motifs et des croyances culturelles auxquelles il s’identifie. La mobilisation collective autour d’intérêts culturels communs permet cette projection dans une généalogie revitalisée et dynamique. Une revanche sur l’histoire dont l’actualité se fait d’ailleurs l’écho. En janvier 2016, débutent les manifestations contre la construction de l’oléoduc Dakota Access. Le projet visait la construction d’un pipeline sur les territoires des réserves indiennes et sa cartographie prévoyait la destruction de certains sites funéraires sacrés. La révolte des populations autochtones se constitua en un mouvement organisé, celui du Standing Rock Project. Dans ce contexte éprouvant, Stephanie Big Eagle, artiste tatoueur dakota et lakota vivant dans la réserve menacée de Tuttle Island, créa et diffusa un motif d’inspiration traditionnelle, un oiseau‑tonnerre s’élevant symboliquement pour protéger les âmes réunies dans ce combat collectif[6]. Mis au service d’une levée des fonds visant le soutien et la promotion des actions des manifestants, cette initiative, parmi d’autres élans fédérateurs, permit de sensibiliser à la mise en danger des modes de vie de plusieurs tribus indiennes par le projet de construction de l’oléoduc Dakota Access. Une bataille toujours en cours.

    « Lors des manifestations de Standing Rock contre le Dakota Access Pipeline (DAPL), j’ai créé un motif de tatouage appelé Standing Rock Tattoo, utilisé comme outil de collecte de fonds et comme symbole de participation et de soutien à notre mouvement. Ce motif m’est apparu et il incarnait ce que le Standing Rock signifiait pour moi, ainsi que pour des milliers d’autres. Le motif a été tatoué sur la peau de milliers de personnes, des tatoueurs du monde entier participant à la campagne pour montrer leur soutien, à la fois spirituellement et financièrement, à notre lutte contre DAPL. »

    Stephanie Big Eagle

    La diffusion maitrisée d’un élément culturel, comme dans l’exemple relaté par Stephanie Big Eagle, côtoie de nombreux exemples de propagations délétères, de détournement d’une action solidaire à des fins commerciales. Stephanie nous confia que de nombreux tatoueurs commercialisèrent son pattern sans en faire bénéficier le projet du Standing Rock. Par ailleurs, il est courant de voir l’utilisation et la diffusion de certains motifs ou de certaines coutumes, par‑delà leurs frontières d’origine, sans qu’aucune parentalité culturelle ne soit établie. L’idée d’appropriation culturelle questionne cette « légitimité » universelle à pratiquer ou se référer à toutes les cultures, sans égard pour leur territorialité, mettant alors en péril la richesse et la subtilité de leurs lexiques. Cette tendance contemporaine fait écho aux théories énoncées par Samuel Huntington au sujet des chocs culturels fomentés par notre époque.

    « Le monde devient plus petit. Les interactions entre peuples appartenant à des civilisations différentes se multiplient ; cette multiplication intensifie la conscience de civilisation et la perception des différences entre civilisations et entre communautés se situant à l’intérieur de ces civilisations. (…) Les interactions entre peuples de civilisations différentes renforcent la conscience de civilisation qui, à son tour, accentue des différences et des animosités qui plongent ou sont censées plonger leurs racines dans la profondeur de l’histoire. »

    (Huntington, 1994)

    Stephanie Big Eagle portant un t-shirt à l’effigie du Standing Rock Protest Project. Le pattern créé par Stephanie Big Eagle est visible au centre du t-shirt qu’elle porte sur cette photographie.

    Stephanie Big Eagle portant un t-shirt à l’effigie du Standing Rock Protest Project. Indianapolis, Indiana, Etats-Unis d’Amérique. Photographie transmise par Stephanie Big Eagle.
    Le pattern créé par Stephanie Big Eagle est visible au centre du t-shirt qu’elle porte sur cette photographie.

    Le débat sur les appropriations culturelles ravive les douleurs héritées du passé. La mémoire de confrontations historiques justifierait, aux yeux de certains, de rebâtir des murs derrière lesquels protéger les identités collectives. La quête de structuration et de consolidation d’un quotidien évanescent semble en inadéquation avec le caractère mouvant et changeant de la modernité, caractères partagés avec les phénomènes culturels. La légitimité se négocie publiquement, politiquement et historiquement, car, elle s’articule autour d’héritages meurtris par des contextes de domination dont l’abrogation n’est pas également résolue dans les esprits et dans les textes de loi[7]. L’enjeu est symbolique et oppose bien souvent l’individu aux groupes dans leur combat contre la marchandisation généralisée des cultures — ethniques, entre autres — et de leurs biens symboliques. Face à ce mouvement se maintient une tradition artistique de création et d’expressions subjectives qui milite pour le droit de l’art à transcender toutes les frontières, géographiques et historiques, imaginaires ou réelles. Pour ce dernier, la culture se maintient dans une tension permanente entre tradition et modernité et se déploie dans les récréations, sans égard pour les limitations imaginées par l’Homme. Elle suit son propre mouvement.

    « Nous marchons souvent sur la corde raide avec notre liberté d’expression. L’échange culturel ne doit pas être confondu avec l’idée d’appropriation culturelle. Les tatouages sont quelque chose qui sont donnés et qui ne peuvent être pris. Sans corps pour les enfiler, ils n’existent pas. “Appropriation” est un terme désignant des objets matériels qui ont été pris en temps de guerre ou sous occupation. Les tatouages ne font pas l’objet d’une propriété, les tatouages sont un art vivant ».

    Colin Dale

    Cet artiste‑tatoueur, Colin Dale, Canadien d’origine scandinave qui « re‑immigra » au Danemark pour y ouvrir un salon de tatouage au début des années 1990, fait corps avec le principe selon lequel la culture échapperait aux prédicats restrictifs du concept de propriété. Spécialisé dans le tatouage viking et dans le design nordique, il incorpore des motifs traditionnels aux origines ethniques diverses dans son catalogue. Ancien étudiant aux Beaux‑arts et en archéologie, dans un premier temps, Colin Dale a considéré le tatouage comme un vestige de civilisations ancestrales aux qualités esthétiques surprenantes.

    « Au départ, mon intérêt pour le tatouage était l’art et l’archéologie. Mon objectif était donc plus académique que spirituel. J’avais une curiosité naturelle et je voulais apprendre comment ces outils fonctionnaient… comment ces motifs étaient fabriqués. »

    Colin Dale

    Non seulement son intérêt se porta sur la richesse iconographique découverte au cours de ses études, mais également sur l’histoire des techniques qui étaient associées aux développements de ces pratiques. Instinctivement, les recherches de Colin Dale le menèrent à s’essayer à la pratique du tatouage, puis à professionnaliser son activité. Si certains crient à son appropriation culturelle du patrimoine nordique, Colin Dale est aussi considéré par d’autres comme l’un de ses défenseurs les plus engagés.

    Le tatouage ethnique. Plus qu’une action marketing, un acte de ralliement ?

    Avant l’expansion massive des réseaux de communication, la collectivité s’articulait autour de la maîtrise d’un répertoire de références communes. Le partage d’un lexique homogène constitué de croyances, savoirs, valeurs, coutumes, et rites, servait le bon fonctionnement d’entités groupales clairement définies. Ce socle catégoriel permettait de déterminer ce qui était admis par l’usage et ce qui était au contraire débouté par le collectif, la communauté. Dans notre monde globalisé, l’Homme est toujours habité par un même besoin de structuration symbolique. Il a besoin de faire partie d’un tout qui le dépasse et donne sens aux conditions de son humanité. Néanmoins, l’individu a gagné en autonomie dans l’élaboration de son système de références et de valeurs et oscille entre son héritage immédiat, proche dans le temps et dans l’espace, et la revitalisation et la sauvegarde d’un patrimoine culturel plus lointain, mais constitutif de l’histoire universelle à laquelle il appartient.

    Il manque, dans un monde où les frontières ne cessent d’être redéfinies, à l’individuel pour s’intégrer au collectif, un système de pensée structuré et structurant. Le tatouage pratiqué de manière traditionnelle et commercialisé en Occident avec succès questionne. Apporte‑t‑il les ressources nécessaires à l’individu lui permettant de gagner en harmonisation intérieure et en inclusion sociale ? La mondialisation réduit artificiellement les distances, notamment en imagination, et les transformations incessantes d’un environnement déstructuré, au mouvement incessant, impliquent des points de collision nouveaux et changeants qu’il revient à chacun de considérer et d’apprivoiser[8].

    « Le transfert de responsabilité sur l’individu, le brouillage des repères et l’effacement des balises, ainsi que l’indifférence croissante de la part des autorités quant à la nature des choix opérés et à leurs applications, telles sont les tendances qui ont lancé le défi de l’identité ».

    (Bauman, 2010, 72)

    L’industrialisation du monde, l’éclatement des grandes idéologies politiques et le mouvement perpétuel d’un réel insaisissable meurtrissent un individu qui multiplie les tentatives d’ancrage. Par des mots, des idées, des pensées, des symboles — dont l’exotisme peut être celui des autres — il se projette au monde, notamment par son corps et par sa peau. Basée sur un dictionnaire de références partagées, la culture facilite le dialogue et la compréhension entre les êtres (Baumeister, 1986) ; Malesha‑Peyre, 2000). Les variantes régionales et les multiples dialectes existants donnent à chacun la possibilité et la responsabilité de choisir les outils à utiliser pour se positionner et agir au quotidien. Par‑delà les effets de mode et les parades sociales de ralliement consuméristes, des philosophies syncrétiques élaborées individuellement semblent se développer dans les sociétés capitalistes. Les mécanismes mimétiques groupaux gagnent pour certains une profondeur qui s’arrime à l’histoire d’une humanité décloisonnée. C’est ce qu’il est advenu à Lucas Manganelli, l’un des témoins de notre enquête déjà mentionné précédemment. Tatoueur, acupuncteur, danseur, Lucas s’est construit et a élaboré son parcours de vie en incorporant les préceptes lakota qu’on lui a enseignés et qu’il a faits siens. Bien au‑delà d’une simple reproduction esthétique, son rapport au marquage traditionnel sioux révèle une incorporation holistique.

    « Mon lien avec le tatouage est spirituel, mystique et artistique. Il n’y a pas de tatouage Lakota sans avoir expérimenté dans son corps et son esprit Mitàkuye oyàs’in. Cette phrase est au cœur de notre tradition,

    Mitàkuye oyàs’in signifie “Nous sommes tous reliés, nous sommes tous parents”. On pourrait dire que tous les rituels ont pour fonction de faire et refaire du lien : avec soi‑même, avec l’autre, avec toutes les forces de vie qui nous entourent, avec les esprits. Le tatouage remplit cette fonction. Il permet de se relier à soi‑même, à ses lignées, à des décisions, à des actions accomplies et parfois à un esprit. »

    Lucas Manganelli

    Patiti Dereku. Rob Henry en train de se tatouer (en compagnie de Mentawais). Siberut Indonésie.

    Patiti Dereku. Rob Henry en train de se tatouer (en compagnie de Mentawais). Siberut Indonésie.
    Photographie transmise par Rob Henry

    Les tatoueurs interviewés compris non plus comme des professionnels du marché, mais comme de simples tatoués, nous donnent aussi à voir des parcours d’expériences révélateurs de notre époque et d’un contexte social prédéterminant. À la relation développée par Lucas Manganelli avec les Lakotas, peut être adossée celle que Rob Henry a construite avec les Mentawais, peuple indonésien vivant sur l’île de Sumatra[9]. Anthropologue, réalisateur, ou encore tatoueur, cet Australien attiré par le Titik, l’une des plus anciennes cultures du tatouage du monde, visita l’île des Mentawais en 2008. Sur place, il fut initié aux coutumes locales au cours de cérémonies traditionnelles et son corps fut recouvert des marques de son clan adoptif. Vivant principalement en Indonésie depuis ce premier séjour, Rob Henry travaille main dans la main avec les Mentawais. Il collecte les savoirs collectifs (connaissances et savoir‑faire traditionnels, littérature orale, rites et croyances) et cherche à comprendre les raisons de l’extinction progressive de cette culture indonésienne. En 2014, il fonde une association de soutien aux Mentawais et aux autres peuples premiers à travers le monde (Indigenous Education Foundation) et en 2017, il produit et réalise un film documentaire As Worlds Divide, pour diffuser les questionnements anthropologiques qui le préoccupent depuis son initiation à la culture mentawai[10].

    Le témoignage de Rob Henry est fort. Le recours au tatouage d’une région spécifique et à ses rites peut lier à la communauté dont il est l’une des expressions patrimoniales. Par l’intermédiaire du corps et de la permanence du marquage, il inclut l’individu dans un ensemble structuré, lui donne une place et un rôle à endosser. Le tatouage rend cette liaison effective et elle la rend visible et reconnaissable par les co‑initiés. Les exemples donnés dans cet article montrent que la culture est une arme efficace contre l’invisibilité sociale. Quand les processus d’autonomisation du citoyen opèrent au détriment de la gestion et de l’organisation du sens commun, c’est une grille d’évaluation du réel qui manque, un mode d’emploi interprétatif. Cette mise en dialogue est indispensable pour permettre à chacun de prendre la mesure la plus juste de sa compréhension du réel.

    « Je pense que les gens recherchent quelque chose de permanent dans un monde impermanent. Une connexion au passé peut vous donner la force de faire face à l’avenir. »

    Colin Dale

    Faire « corps‑accord » avec une communauté permettrait‑il de recouvrer l’universalité originelle d’avec laquelle l’individualité s’est dissociée ? Le particulier est enfermant. Il l’est dans les frontières corporelles de l’individualité et il l’est dans les limites de l’intelligibilité du monde réel. L’adéquation du corps avec une esthétique patrimoniale semble permettre le dépassement de l’isolement subjectif et semble faciliter l’accès à une certaine transcendance[11]. Proposer un tatouage traditionnel correspondrait‑il alors à une réponse du marché et de ses acteurs à la demande, dans les salons de tatouage, de marquages culturels et identitaires ? Des tatouages qui « re‑lient », « re‑connectent » ? Le recours au tatouage ethnique peut‑il être l’expression d’un engagement nécessaire à une communauté d’idées et à une grille de lecture du réel élargie ?

    « Nous ne pouvons faire l’économie d’une conception du monde et de l’homme, c’est‑à‑dire d’une philosophie. Nous ne pouvons faire l’économie non seulement des idées, mais aussi des poésies, musiques, romans, pour appréhender notre être‑dans‑le‑monde, c’est‑à‑dire connaître. »

    (Morin, 1991, 371)

    Les coutumes sacrées constituant le Sak Yan, le tatouage traditionnel thaïlandais, forment un autre exemple captivant, riche et complexe de cette caractéristique de reliance du tatouage. Elles démontrent avec force la place centrale qu’il peut revêtir dans l’organisation d’un quotidien, parfois d’une vie. Né en France, Matthieu Ajarn a développé assez jeune une passion tenace pour le tatouage thaïlandais. Après une vingtaine d’années de recherche, il part à la rencontre de maîtres thaïlandais et se fait alors tatouer par près de 25 d’entre eux en moins de trois ans. C’est de cette façon que débute, pour le français, une initiation au Sak Yan, initiation possible seulement par les déplacements en Thaïlande et par l’enseignement des maîtres de tatouage traditionnel dont il devient l’élève. En 2013, après quatre années d’apprentissage, Matthieu décide de consacrer sa vie à l’étude et à la pratique du Sak Yan et de la magie blanche qui lui est indissociable. Il s’installe définitivement en Thaïlande et parcourt depuis le monde en vue de diffuser le savoir‑faire de la culture qu’il a adopté. La commercialisation de son savoir‑faire, bien qu’indispensable au maintien de son activité, n’est néanmoins pas l’épicentre des relations qu’il entretient avec sa clientèle :

    « Nous sommes en tant que maîtres de Sak Yan les dépositaires des millénaires de transmission d’un savoir au service des gens dans le besoin, des sortes de chamans qui véhiculent notre magie à travers nos tatouages pour soigner ou apaiser les souffrances morales, psychologiques et parfois physiques de nos disciples. Car une personne qui vient se faire tatouer est un disciple et non pas juste un client. Il existe un lien à vie entre nous.

    L’énorme majorité vient à nous, car ils sont à la recherche de spiritualité et d’une aide qu’ils n’ont pu trouver ailleurs. Que ce soit pour des problèmes de santé, d’argent, d’amour, de chance, de sécurité, de confiance en soi… tous espèrent trouver dans le Sak Yan une solution, un apaisement que rien ni personne n’a pu leur apporter jusque‑là. C’est une énorme responsabilité. Il faut savoir être à l’écoute et avoir beaucoup d’empathie. Parfois il faut aussi savoir bousculer, car en définitive il est rare que nos tatouages ne provoquent pas des chamboulements dans la vie des gens. C’est pour cela qu’ils viennent, pour déclencher quelque chose. »

    Matthieu Ajarn

    Si certains tatoueurs conçoivent leur pratique comme étant une médecine de l’âme, nous ne pouvons penser qu’il en est de même de l’ensemble des praticiens qui opèrent sur le marché du tatouage ethnique. Motivations politiques, culturelles, esthétiques ou marchandes, l’offre existante crée autant qu’elle répond à une demande, qui de fait est bien réelle. Cette rencontre interpelle par son actualité. Elle reflète les mouvements identitaires individuels et collectifs qui animent actuellement le monde de la culture, et plus vastement, celui des interactions identitaires globalisées. La définition des territoires collectifs combattent sur les barricades de frontières réelles ou imaginaires, souvent à déconstruire, tout au moins à repenser en accord avec l’époque en cours. Façonnés par un temps long, ces remparts culturels révèlent la complexité de l’histoire, de ses échelles individuelles et collectives, des politiques d’oppression subies par les uns, des mouvements d’idées révolutionnaires célébrés par les autres.

    Dans ce contexte tendu, offrir un catalogue de patterns issus de cultures ethniques, utiliser des méthodes et des outils de tatouage traditionnel, que ce soit par adhésion patrimoniale ou par sens marketing, a nécessairement une résonnance qui dépasse le simple positionnement individuel. La reproduction graphique de variations esthétiques à la charge culturelle incontestable participe à leur relocalisation et à leur revitalisation. Cette présence dans les esprits non‑initiés et l’impossible contrôle de leur diffusion sont justement au cœur des débats très politisés sur les emprunts et les appropriations culturels.

    Matthieu Ajarn. Pran Buri, Thaïlande.

    Matthieu Ajarn. Pran Buri, Thaïlande. Photographie transmise par Matthieu Ajarn.

    Références bibliographiques

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    [1]. L’ensemble des témoignages rassemblés sont présentés dans Arias (2020).

    [2]. Nous avons complété les informations récoltées sur le terrain par un corpus d’œuvres comprenant Caruchet (1976), Deter — Wolf. & Diaz‑Granados (2013), Hesselt Van Dinter (2007), Lacassagne (1912) et Rainer (2006).

    [3]. Sur la culture kalinga, on peut lire Krutak (2010) et Versoza (2017).

    [4]. Sur la culture inuite, ses croyances et ses traditions, les recherches menées par Dupré (2014) sont très instructives.

    [5]. Source : Medina (1912 – 1913).

    [6]. Pour en savoir plus sur l’histoire des territoires dakotas, on peut lire Marienstras (1991).

    [7]. Les droits culturels et la diversité qu’ils défendent sont au centre des débats internationaux comme en témoignent les documents suivants : Meyer‑Bisch (2008), Onu (2007), Unesco (2001/2005). Sur le plan socio‑historique et la définition du culturel, les lectures de Saïd (1980) et Wachtel (1983) sont incontournables.

    [8]. Sur les conséquences culturelles de la mondialisation et de l’industrialisatio des sociétés occidentales, les lectures de Baudrillard (1970), Farchy & Tardif (2006), Giddenns (1990), Harvey (1989), et Robertson (1992) sont éclairantes.

    [9]. Sur le peuple Mentawai, on peut lire Forestier, Guillard, Meyers & Simanjuntak (2008).

    [10]. Le film As Worlds Divide de Rob Henry est disponible sur internet. http://www.asworldsdivide.com/

    [11]. Sur la question du corps, l’historien Georges Vigarello a écrit plusieurs livres particulièrement intéressants (2004/2014). Pour un approfondissement philosophique de la thématique corporelle, nous conseillons Plotin (205 ‑ 270 apr. J.‑C).